CHAPITRE I

IDÉES DANGEREUSES

Pour contrôler pleinement un homme, il faut canaliser ses pensées. Il est inutile de vous préoccuper de la loyauté d’un vassal incapable d’envisager la moindre trahison.

L’empereur Zul-torac, quant à l’importance de renforcer le catéchisme wyrmling auprès des jeunes

Cullossax le tourmenteur arpentait les noirs souterrains de Rugassa, écartant sans ménagements les wyrmlings de moindre statut qui se dressaient sur son chemin. Nul n’osait grogner ou lever la main contre lui. Bien au contraire, les créatures blêmes reculaient en tremblant de peur.

S’il les impressionnait autant, c’était en partie grâce à sa taille. Avec ses deux mètres soixante-dix, Cullossax comptait parmi les plus grands des wyrmlings. La plaque osseuse de son front était anormalement épaisse, et les petites bosses sur sa tête saillaient davantage que chez la moyenne des individus. Il avait la poitrine large et des canines qui descendaient bien plus bas que sa lèvre inférieure. Aux yeux de ses semblables, tous ces signes le désignaient comme quelqu’un de potentiellement violent.

Mais son apparente brutalité n’était pas la seule chose qui lui valait la déférence générale. Les robes noires de son office inspiraient une crainte respectueuse aux autres wyrmlings, tout comme ses mains souillées par le sang de ses victimes.

Ce jour-là, une excitation presque palpable planait dans les couloirs du labyrinthe. Elle coulait dans les veines de Cullossax et vibrait dans chacun de ses muscles tendus. Le tourmenteur la lisait sur le visage de ceux qu’il croisait et l’entendait dans leur voix nerveuse. Les traits de certains exprimaient une simple peur, tandis que d’autres exsudaient une angoisse profonde. Mais quelques-uns brillaient d’émerveillement, d’espoir, de convoitise ou d’exultation. C’était un mélange rare et enivrant. Un bien beau moment pour être en vie, décida Cullossax.

Quatre jours plus tôt, une monstrueuse armée avait quitté Rugassa pour écraser les humains de Caer Luciare. L’attaque aurait dû être lancée cette nuit même. Ainsi certains wyrmlings espéraient-ils oblitérer enfin leurs derniers ennemis, après une guerre qui faisait rage depuis trois mille ans.

Mais deux jours auparavant, tout avait changé. Un monde entier était tombé du ciel. La collision n’avait pas fait voler les deux mondes en éclats : au lieu de ça, elle les avait combinés pour former un monde nouveau et différent, un monde qui mariait deux peuples et deux types de magie d’une façon parfois inattendue.

Des montagnes s’étaient écroulées ; des fleuves avaient débordé. Des forêts antiques avaient soudain jailli dans la plaine aux portes du château. On racontait que des créatures étranges arpentaient la campagne, et que partout c’était le chaos.

Des rapports arrivaient depuis tous les avant-postes wyrmlings. Une nouvelle race avait fait son apparition : des humains plus petits que ceux de Caer Luciare. Apparemment, ils étaient des millions dans toutes les directions. On racontait que c’était un de leurs propres magiciens qui avait lié les deux mondes.

Un tel pouvoir était une cause d’appréhension pour les wyrmlings, mais aussi une source de réjouissance. Depuis quelques heures, des rumeurs se propageaient au sein de la hiérarchie, des rumeurs selon lesquelles le Grand Ver en personne aurait revêtu une nouvelle incarnation et arpentait désormais le labyrinthe, usant de pouvoirs sans précédent y compris dans les légendes wyrmlings.

Oui, nous vivons une époque bien étrange, songea Cullossax.

L’ultime bataille contre les clans de guerriers humains avait été livrée. Caer Luciare était tombé. Ses défenseurs avaient été massacrés et mis en déroute.

C’était une nouvelle glorieuse. Pourtant, les wyrmlings demeuraient sur le qui-vive, incertains de ce qui allait suivre. Rassemblés en petits groupes, ils discutaient au lieu de travailler. Certains désobéissaient aux ordres et devaient être remis dans le droit chemin.

Aussi Cullossax le tourmenteur était-il particulièrement occupé.

Dans des couloirs sombres où seuls des vers lumineux éclairaient son chemin, il traversa la crèche où l’odeur des petits se mélangeait au parfum minéral des souterrains, et s’arrêta enfin devant une salle de classe à la porte surmontée de trois étoiles en argent.

Il fit irruption dans la pièce sans frapper. Un dogmatiste se tenait contre le mur du fond avec ses élèves, des wyrmlings âgés de quinze ou seize ans. Peu d’entre eux arboraient déjà de petites bosses sur les tempes. Ils avaient l’air si frêles, si efféminés !

Au centre de la pièce, une jeune fille était enchaînée par la cheville à un anneau de fer scellé dans le sol. Elle avait un bureau : quelques planches de bois posées sur un cadre métallique. Mais au lieu d’être assise devant, elle s’était accroupie dessous et gémissait, le regard perdu dans le vague, en se balançant d’avant en arrière sur ses talons.

Selon les critères de sa race, elle était jolie. Tous les wyrmlings avaient la peau légèrement bioluminescente. En raison de leur surplus d’énergie, les enfants brillaient très fort, tandis que les vieillards à l’épiderme tanné comme du cuir n’émettaient plus qu’une faible lueur. Cette fille avait beaucoup d’éclat, des cheveux blancs soyeux, des yeux innocents, un visage encore rond et plein et une poitrine déjà complètement formée.

— Elle refuse de s’asseoir, expliquait le dogmatiste, un vieil homme sévère d’une soixantaine d’années. Quand nous récitons le catéchisme, elle se contente de remuer les lèvres sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche. Quand nous débattons des préceptes, elle refuse de répondre à mes questions.

— Depuis combien de temps se conduit-elle ainsi ? interrogea Cullossax.

— Ça fait deux jours maintenant. Je l’ai réprimandée et battue, mais elle refuse toujours de coopérer.

— Pourtant, elle n’avait jamais causé de problème avant ?

— Aucun.

Le travail du tourmenteur était de délivrer les châtiments de façon méthodique et dénuée d’émotion. Peu importait qu’il s’agisse de strangulation publique, de démembrement ou d’une quelconque autre torture.

Il ne pouvait pas laisser passer une telle insubordination.

Cullossax s’agenouilla près de la fille et l’étudia. Il devait la punir. Mais pas nécessairement de façon fatale.

— Tu dois obéir, dit-il d’une voix douce bien que menaçante. La société a le droit de se protéger contre les individus déviants. Le comprends-tu ?

La fille leva les yeux au ciel et regarda sur le côté, comme transportée en un lieu lointain qui n’existait que dans son imagination. Elle se gratta machinalement la gorge. Elle portait un crâne de souris en pendentif.

Au cours des deux derniers jours, Cullossax n’avait vu que trop de gens comme elle, des gens qui choisissaient de tourner leur visage vers le mur et de mourir. Battre cette fille ne la forcerait pas à se soumettre. En vérité, rien n’y parviendrait. Cullossax serait sans doute obligé de la tuer, ce qui était vraiment regrettable. Elle fréquentait une école à trois étoiles, le niveau le plus élevé. Elle avait donc du potentiel. Aussi Cullossax tenta-t-il d’abord de la raisonner.

— À quoi penses-tu ? lui demanda-t-il. Tu te souviens de quelque chose ? Un autre endroit, peut-être ?

Il avait réussi à attirer l’attention de la fille. Lentement, elle tourna la tête vers lui et plongea son regard dans celui du tourmenteur.

— Oui, geignit-elle.

Elle laissa échapper un petit sanglot, puis se mit à trembler de peur.

— De quoi te souviens-tu ? l’encouragea Cullossax.

— De ma vie d’avant, répondit la fille. Je me vois marcher dans des champs verdoyants sous un ciel étoilé. J’habitais avec ma mère et mes deux sœurs. Nous élevions des cochons, et nous avions un jardin potager. L’endroit où nous vivions s’appelait Inkarra.

C’était la troisième personne qui prononçait ce nom ce jour-là, qui le prononçait comme si Inkarra était un endroit merveilleux et qu’après y avoir vécu, on ne pouvait supporter de se retrouver à Rugassa.

Tout cela, c’était à cause de la fusion des deux mondes. Cullossax commençait seulement à comprendre, mais de toute évidence, beaucoup de choses avaient changé quand le magicien avait lié son monde et celui des wyrmlings.

Des tas de jeunes comme cette fille affirmaient se souvenir d’une autre vie dans un autre monde où les enfants n’étaient pas gardés en cage, un monde où des maîtres sévères n’exigeaient rien d’eux. Et ils rêvaient tous d’y retourner.

— Ce n’est qu’un songe, affirma Cullossax, espérant convaincre la fille. Une vision. Ce n’est pas réel. Il n’existe nul endroit où les enfants sont libres de jouer et où ils ne connaissent pas la peur. Il n’existe qu’ici et maintenant. Tu dois apprendre à te comporter en individu responsable, à renoncer à tes désirs égoïstes.

« Si tu t’obstines à résister, tu sais ce que je devrai faire. En rejetant les règles de la société, tu t’exclus toi-même de ses rangs. Cela ne peut être toléré. Si tu ne contribues pas à l’enrichissement de la société, tu deviens un chancre qui l’appauvrit. La société a le droit – et le devoir – de se protéger contre les individus déviants.

En principe, à ce stade-là, les insoumis perdaient courage face à Cullossax. La menace du châtiment les effrayait assez pour qu’ils se rétractent et soient prêts à tout afin de prouver leur obéissance. Mais durant ces deux derniers jours, Cullossax avait découvert que les jeunes comme cette fille refusaient obstinément de plier.

— Que vais-je faire de toi ? demanda le tourmenteur.

La fille continuait à trembler de tous ses membres. La terreur la rendait muette.

— C’est quoi, la société ? lança-t-elle brusquement, comme si elle avait conçu un plan pour obtenir la clémence de Cullossax.

— La société est l’ensemble des individus qui forment le tout, répondit Cullossax, citant le catéchisme que les jeunes wyrmlings étudiaient.

— Mais lequel de ces individus édicte les règles ? interrogea la fille. Lequel d’entre eux me condamne à mourir si je ne lui obéis pas ?

— Tous, affirma Cullossax sur un ton raisonnable, même s’il savait que ça n’était pas vrai.

La fille ne se laissa pas prendre à ce mensonge.

— Selon notre catéchisme, « une pensée juste entraîne un acte juste ». Mais « la jeunesse et l’idiotie sont des obstacles à la clairvoyance. Voilà pourquoi nous devons obéir à nos aînés : ils sont plus sages que nous ». « Et l’empereur, par la vertu du grand ver immortel qui l’habite, est le plus sage de tous. »

L’éducation des jeunes wyrmlings ne consistait pas à apprendre la lecture et l’écriture, mais à étudier le catéchisme jusqu’à pouvoir le restituer mot pour mot. Cela exerçait leur esprit et développait chez eux une mémoire quasi infaillible. Cette fille venait d’accoler plusieurs extraits du catéchisme wyrmling pour former un raisonnement, un argument.

— Si l’empereur est le plus sage d’entre nous, conclut-elle, n’est-ce pas lui qui édicte les règles plutôt que l’ensemble du groupe ?

— Certains pourraient le penser, admit Cullossax.

— Selon le catéchisme, « l’homme existe pour servir l’empire », ajouta la fille. Mais il me semble que les enseignements de l’empereur nous conduisent seulement à le servir, lui.

Cullossax était capable de reconnaître un blasphème lorsqu’il en entendait un.

— « Chacun sert la société au mieux de ses capacités, de l’empereur jusqu’au serf le plus humble », répliqua-t-il. « En servant l’empereur, nous servons le grand ver qui réside en lui. » Et si nous nous en montrons dignes, nous serons récompensés. « Menez une existence digne, et il se peut qu’un jour, un ver vous choisisse pour hôte, vous conférant une part de son immortalité. »

La fille parut réfléchir soigneusement.

Cullossax n’avait déjà perdu que trop de temps avec elle. Il était très occupé. Une grande bataille venait d’avoir lieu dans le sud ; les troupes ne tarderaient plus à revenir. Quand tous les rapports auraient été examinés, Cullossax devrait prendre en charge les guerriers qui ne s’étaient pas distingués durant l’affrontement. Il devait affûter ses nombreux couteaux afin de prélever des portions de chair à ceux dont la vaillance s’était révélée insuffisante. Avec leur peau, il tresserait des fouets dont il se servirait pour leur cingler le dos.

Et puis, il y avait les gens comme cette fille, ceux qui avaient bizarrement acquis des souvenirs d’une autre vie et désiraient maintenant échapper à la horde. Il fallait faire un exemple d’eux.

Glissant une main à l’intérieur de son col, Cullossax en sortit le talisman qui symbolisait son office : un poing écarlate. La loi exigeait qu’il le produise avant d’administrer toute torture.

— À ton avis, quelle devrait être ta punition ? demanda Cullossax.

Incapable de cesser de trembler, la fille tourna lentement la tête vers lui et le regarda par en dessous.

— Un individu n’a-t-il pas le droit de se protéger contre les déviances de la société ?

C’était une question qui n’était jamais venue à l’esprit de Cullossax, une question infantile et indigne de sa considération.

— Non, répondit-il simplement.

En temps normal, il aurait administré une raclée à la fille ; peut-être lui aurait-il cassé quelques os. Mais il soupçonnait que ça ne servirait à rien.

— Si je te fais suffisamment mal, écouteras-tu ton dogmatiste ? Accepteras-tu ses enseignements ?

La fille baissa les yeux, ce qui chez les wyrmlings était une façon de dire « non ».

— Dans ce cas, tu ne me laisses pas le choix.

Cullossax aurait dû étrangler cette enfant. Et il aurait dû le faire devant les autres, afin qu’ils voient de leurs propres yeux quel châtiment entraînait la désobéissance. Pourtant, il voulait épargner cette indignité à la fille.

— Viens avec moi, lui dit-il. Ta chair servira à nourrir tes camarades.

Il se baissa pour défaire les entraves de la fille et la libérer de l’anneau de fer scellé dans le sol.

La fille ne se débattit pas. Elle ne tenta pas de se dégager, ni de le frapper, et encore moins de s’enfuir. Au lieu de ça, elle rassembla son courage et suivit Cullossax qui la tenait fermement par le poignet. Tout en elle semblait dire : « Je préfère mourir plutôt que vivre ici. » Et Cullossax était disposé à lui donner satisfaction.

Ils sortirent de la pièce tandis que les camarades de la fille l’accablaient d’injures et de quolibets, comme il se devait. Une fois dans le couloir, le pas de la fille se fit plus vif et plus léger, comme si elle avait hâte d’en finir.

— Où allons-nous ? demanda-t-elle.

Cullossax ne connaissait pas son nom, et il ne voulait pas le connaître.

— Chez les moissonneurs.

C’était ainsi que la société wyrmling mettait à profit l’existence des faibles, des malades et des idiots. Les moissonneurs récupéraient certaines de leurs glandes – surrénales, pinéale et quelques autres – pour confectionner des extraits à utiliser pendant un combat. Le reste de leur corps était débité en morceaux. Viande, os, peau, cheveux : rien ne se perdait. Les chasseurs de Rugassa s’aventuraient très loin pour rapporter de la nourriture à la horde, mais leurs efforts ne suffisaient jamais.

— Est-ce que ça va faire mal ?

— Je crois, répondit franchement Cullossax, que la mort n’est jamais agréable. Mais je m’efforcerai d’adoucir la tienne.

Il ne lui était pas facile de faire une telle promesse. En tant que tourmenteur, il devait délivrer le châtiment prévu par la loi sans compassion ni compromis.

La fille parut satisfaite par sa réponse. Elle se laissa entraîner docilement le long des couloirs tortueux, dont les vers lumineux constituaient le seul éclairage. Très peu d’entre eux portaient des indications, mais Cullossax avait mémorisé le chemin depuis bien longtemps.

Ils traversèrent les tunnels encombrés du quartier marchand où des vendeurs proposaient des colifichets taillés dans de l’os et des vêtements cousus dans du cuir de wyrmling. Près de l’arène, qui était vide pour le moment, ils longèrent des passages déserts où les murs de pierre leur renvoyèrent l’écho de leurs pas. Des criquets de feu jaillissaient sous leurs pieds en émettant des éclairs de lumière rouge, pareils à des étincelles vivantes. Une fois, Cullossax aperçut un jeune garçon muni d’un sac rempli de vers lumineux, qu’il fixait sur les parois pour assurer l’éclairage du labyrinthe.

Cullossax se demanda pourquoi il voulait faire preuve de compassion envers cette fille. C’était le milieu de l’été ; d’ici quelques semaines, il entamerait son musth. Déjà, il éprouvait la nervosité, l’excitation et les prémisses de la rage folle qui l’assaillait à cette période de l’année. Bien que trop jeune pour entrer en chaleur, la fille était déjà assez désirable…

Elle marchait vers la mort sans que son visage trahisse la moindre émotion. Cullossax avait souvent contemplé le même masque d’impassibilité chez ses futures victimes.

— À quoi penses-tu ? demanda-t-il, sachant que c’était toujours plus facile quand il les faisait parler.

— Il existe tant de mondes, souffla la fille d’une voix remplie d’émerveillement. Deux d’entre eux ont fusionné, et ce faisant, deux de mes incarnations se sont fondues en une seule. C’est comme si j’avais vécu deux vies. (Elle garda le silence un instant, puis demanda :) Vous avez déjà vu les étoiles ? La plupart des wyrmlings du labyrinthe ne sont jamais sortis à la surface.

— Une ou deux fois, oui, répondit Cullossax.

— En Inkarra, ma grand-mère était la sage de notre village. Elle m’a appris que toutes les étoiles sont des ombres de la Seule et Unique Étoile, qu’un Monde d’Ombres tourne autour de chacune d’elles, et qu’il en existe un million de millions.

— Ah, lâcha Cullossax, intrigué.

Jamais il n’avait rien entendu de pareil, et cette cosmologie étrange éveillait son intérêt.

— Réfléchissez, l’exhorta la fille. Deux mondes ont fusionné, et c’est comme si deux morceaux de moi avaient été réunis pour former un tout supérieur. Je me sens plus forte que jamais, plus vivante, plus complète. Ici, au sein de la horde, j’étais féroce et rusée. Mais dans l’autre monde, j’apprenais à être sage et à profiter de la vie.

Elle laissa à Cullossax quelques instants pour méditer cette révélation, puis reprit :

— Et s’il existait d’autres morceaux de moi quelque part dans l’univers ? Et si j’avais un million de millions d’autres incarnations, et qu’elles se combinaient toutes en une seule et même personne ? À quoi ressemblerais-je ? Quelle somme de connaissances posséderais-je ? Ce serait comme si j’avais vécu un milliard de vies à la fois. Sur quelques milliers de ces mondes, j’aurais peut-être appris une discipline parfaite ; sur d’autres, j’aurais passé tout mon temps à étudier les moyens de ramener la paix entre des nations en guerre. Imaginez ce que donnerait la combinaison de toutes ces compétences !

Cette pensée fit tourner la tête de Cullossax.

— On dit que c’est un magicien qui a fait fusionner nos deux mondes, et qu’il est enfermé dans le donjon.

J’aimerais avoir l’honneur de le tourmenter, songea-t-il.

— Peut-être devrions-nous l’aider, suggéra la fille. Peut-être a-t-il le pouvoir de réunir tous les mondes de la création pour n’en faire plus qu’un seul.

Quel bien cela me ferait-il ? s’interrogea Cullossax. Si ça se trouve, je n’ai pas d’alter ego dans d’autres mondes.

Il réfléchissait encore quand la fille frappa – si vite qu’elle parvint presque à le tuer. Une seconde plus tôt, elle marchait docilement à côté de lui, quand soudain, elle sortit une dague de sa manche et se jeta sur Cullossax en visant son œil.

Mais elle fut gênée par la haute taille de sa cible. Cullossax se rejeta en arrière, et la pointe de la lame érafla à peine sa joue. Du sang jaillit de la petite plaie, donnant l’impression qu’il pleurait des larmes écarlates.

Aussi rapide qu’une mante religieuse ayant jeté son dévolu sur un criquet des cavernes, la fille frappa de nouveau. Cette fois, elle visait la gorge de Cullossax, qui leva un bras pour parer le coup.

Elle pivota sur le côté et voulut abattre sa dague vers les reins du tourmenteur. C’était une manœuvre que celui-ci avait apprise dans sa jeunesse, et à laquelle il s’attendait. Saisissant le bras de la fille, il la projeta brutalement contre le mur.

Elle poussa un hurlement et lui bondit dessus, brandissant ses pouces pour les lui enfoncer dans les yeux. Cullossax leva un genou qui la cueillit au plexus et lui coupa le souffle.

Malgré sa blessure et ses grognements, la fille ne renonça pas. Mais Cullossax l’attrapa par la peau du cou, la cloua contre le mur et l’étrangla jusqu’à ce qu’elle se calme.

C’était un effort méritoire de la part d’une enfant aussi fluette, bien planifié et bien exécuté. Cette fille n’était pas juste une victime se laissant conduire à l’abattoir. Elle avait tout calculé depuis le début. Elle avait attendu qu’ils soient dans une zone déserte du labyrinthe, puis elle avait donné tout ce qu’elle avait dans le ventre pour laisser Cullossax à terre dans une mare de son propre sang.

Sans doute avait-elle conçu quelque plan d’évasion.

Cullossax se mit à rire. Il admirait l’esprit indomptable de cette fille. Alors qu’elle était à peine consciente, il la fouilla en quête d’autres armes. Sous sa tunique, il ne trouva que de la chair tiède, mais dans son autre botte, il découvrit une seconde dague.

Il jeta les deux armes plus loin dans le couloir. Puis, comme la fille reprenait peu à peu ses esprits, il lui tordit douloureusement le poignet, la força à se relever et la poussa vers le lieu de son exécution tandis qu’elle gémissait et suppliait.

— Je vous déteste, cria-t-elle en pleurant des larmes amères. Je déteste le monde que vous avez créé. Je vais le détruire et en rebâtir un meilleur à la place.

Une fillette wyrmling remodelant la création. C’était une idée si grandiose et si ridicule que Cullossax s’esclaffa.

— Ce n’est pas moi qui ai créé ce monde.

— Mais vous l’aidez à se perpétuer, répliqua la fille sur un ton accusateur. Vous êtes aussi coupable que les autres !

Il en allait parfois ainsi. Les wyrmlings sur le point de mourir cherchaient quelqu’un à blâmer au lieu d’accepter que leur propre imbécilité ou leur propre faiblesse fût responsable de leur sort.

Mais ce n’était pas Cullossax qui avait créé ce monde. C’était le Grand Ver, dont certains affirmaient qu’il avait fini par s’incarner de nouveau et qu’il arpentait désormais les couloirs de Rugassa.

En descendant un escalier, ils croisèrent un autre tourmenteur qui héla Cullossax et le poussa à s’arrêter.

— Tu as entendu la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ?

Cullossax connaissait à peine cet homme, mais tous les tourmenteurs appartenaient à une fraternité secrète dont les membres avaient juré sur leur sang de se protéger les uns les autres, de se soutenir et de servir leurs intérêts mutuels, dussent-ils pour cela en arriver au meurtre. Ainsi tous les tourmenteurs étaient-ils frères.

— Le Désespoir s’est réincarné. Il arpente désormais le labyrinthe en faisant la démonstration de pouvoirs miraculeux. Un de ses premiers gestes a été d’inventer une nouvelle forme de torture qui surpasse les plus raffinées des nôtres. Tu devrais voir ça !

Bouleversé, Cullossax mit un moment à réagir. Le Grand Ver marchait parmi eux ? Il n’arrivait toujours pas à le croire. De toute évidence, suite à la fusion des mondes, le Désespoir éprouvait le besoin de confirmer sa suprématie. Cette pensée emplit Cullossax d’émerveillement. Oui, c’était un bien beau moment pour être en vie, se répéta-t-il.

— Tu crois qu’il veut nous prendre notre boulot ? plaisanta-t-il.

L’autre tourmenteur rit de bon cœur. Puis il parut avoir une idée.

— Tu emmènes cette fille aux moissonneurs ?

— Oui.

— Conduis-la plutôt aux donjons. Vulgnash, le Chevalier Éternel, se trouve actuellement dans la Cellule Noire. Il a volé très longtemps, et il a besoin de se nourrir. La vie de cette fille devrait étancher agréablement sa soif.

La fille terrifiée tenta alors d’échapper à la poigne de Cullossax, car se faire consumer par un Chevalier Éternel était un sort bien pire que la mort. Cullossax la prit par les poignets pour l’immobiliser. Elle le mordit et le griffa, mais il ne lui prêta aucune attention.

Cullossax hésitait. Un Chevalier Éternel n’avait pas de vie propre. Les monstres comme lui n’avaient pas besoin de respirer, de manger ou de boire au sens habituel du terme. Vulgnash ne pouvait pas s’alimenter en consommant de la chair. Au lieu de ça, il aspirait l’essence des autres, se repaissait de leurs espoirs et de leurs chagrins.

Cullossax avait déjà fourni des enfants à Vulgnash. Le regarder se nourrir, c’était comme regarder une vipère avaler un rat. Il se souvenait d’un repas en particulier, cinq ans plus tôt. Il avait amené à Vulgnash un petit garçon qui, lui aussi, avait hurlé et s’était débattu de plus en plus férocement comme ils approchaient de l’antre du Chevalier Éternel.

— Ah, avait soufflé celui-ci, drapé dans ses robes écarlates, à la vue de l’enfant. Juste à temps.

Ses ailes avaient frémi avidement tandis qu’il se tournait vers sa victime. Il ne semblait pas se soucier le moins du monde que Cullossax l’observe.

L’enfant avait hurlé et reculé dans un coin. Tous les muscles de Vulgnash s’étaient tendus. Le Chevalier Éternel se tenait prêt à bondir si le petit garçon tentait de s’enfuir. Et il avait bel et bien voulu s’élancer vers la sortie, mais rapide comme l’éclair, Vulgnash avait tendu un bras pour le repousser dans le coin. Puis il avait posé sa main sur le visage de l’enfant : le majeur sur son front, le pouce et l’auriculaire sur ses mandibules, l’index et l’annulaire dans ses yeux.

En principe, les gens que Vulgnash touchait de la sorte cessaient de résister. Telle une souris dans les veines de laquelle s’est répandu le poison du scorpion, ils mollissaient et s’affaissaient. Mais le petit garçon, lui, avait continué à se débattre.

Saisissant le poignet de Vulgnash, il avait tenté de le repousser. Vulgnash l’avait pris à la gorge de sa main gauche tout en maintenant la droite en position sur son visage. L’enfant l’avait vaillamment mordu au poignet.

— Enfin quelqu’un de digne ! s’était réjoui Vulgnash.

Le petit garçon s’était tortillé dans son étreinte et mis à hurler. Il avait même failli réussir à échapper au Chevalier Éternel. Toute la panique du monde se lisait dans ses yeux.

— Pourquoi ? avait-il glapi. Pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi ?

— Parce que j’ai faim, avait répondu Vulgnash en le plaquant plus fermement contre le mur.

Lorsqu’il avait commencé à drainer l’essence du petit garçon, celui-ci avait hurlé de plus belle et secoué la tête comme pour se débarrasser de la main de son bourreau. Toute lumière et tout espoir s’étaient évaporés de son visage, remplacés par un désespoir sans fond. Ses cris de terreur s’étaient mués en gémissement rauque. Il avait continué à ruer et à lutter un long moment encore tandis que Vulgnash se contentait de le tenir à bout de bras contre le mur.

Puis le Chevalier Éternel s’était penché vers le petit garçon et, la bouche à quelques centimètres de la sienne, s’était mis à inhaler avec un sifflement. Cullossax avait vu une sorte de brume lumineuse s’échapper entre les lèvres de l’enfant et être aspirée par Vulgnash.

Les mouvements du petit garçon s’étaient faits plus lents, plus faibles, jusqu’à ce que ses jambes pendent mollement sous lui. Son repas terminé, le Chevalier Éternel l’avait lâché, et son corps s’était affaissé sur le sol. L’enfant respirait encore, mais à peine. Immobile, le regard vitreux, il semblait contempler une horreur intime pire que n’importe quel cauchemar.

— Délicieux, avait commenté Vulgnash. C’est rare de tomber sur une âme aussi forte.

Cullossax était resté planté là, sans savoir quoi faire. Du menton, Vulgnash lui avait désigné l’enfant.

— Débarrasse-toi de la carcasse.

Alors, Cullossax avait empoigné la silhouette inerte et l’avait traînée dans le couloir. Le petit garçon respirait toujours, et il poussait des gémissements pitoyables. Saisissant sa tête, Cullossax lui avait imprimé une rapide rotation pour lui briser la nuque et mettre fin à ses tourments.

Aussi savait-il comment se déroulerait ce nouveau repas. Le Chevalier Éternel poserait une main sur le joli visage de la fille ; il se pencherait comme pour l’embrasser, et il aspirerait sa vie avec un sifflement. Il s’approprierait tous ses espoirs et ses aspirations, toute sa joie et sa sérénité.

Comprenant le sort qui l’attendait, la fille luttait pour se dégager. Elle tirait désespérément sur sa main. Agacé, Cullossax plia le pouce et en appuya la jointure dans les ganglions du poignet de la fille jusqu’à ce que la douleur fasse plier ses genoux. Il avait très envie de voir cette nouvelle forme de torture ; aussi traîna-t-il sa prisonnière vers le donjon.

— Pitié ! cria la fille. Ramenez-moi à la crèche ! J’écouterai le dogmatiste ! Je ferai n’importe quoi, je vous le promets !

Mais il était trop tard. La fille avait choisi son destin. Elle laissa ses jambes céder sous elle, refusant de marcher davantage. Cullossax dut la traîner, enfonçant ses ongles dans la chair de sa victime qui gémissait, suppliait et tentait de se raccrocher aux jambes des passants.

— Nous ne sommes pas obligés de vivre ainsi ! Inkarra existe !

Cullossax hésita. Se pouvait-il réellement qu’il existe un royaume où l’empereur et les Seigneurs de la Mort ne régnaient pas, où les gens menaient une vie agréable et sans soucis ? Qu’une personne l’affirme, et on pouvait qualifier ça de folie. Que deux personnes l’affirment, et on pouvait prendra ça pour une coïncidence. Mais cette fille était la troisième en une seule journée. Un motif récurrent commençait à apparaître.

Et puis, il y avait la question des petites gens. Depuis la fusion, Cullossax avait entendu dire qu’ils seraient des millions à travers le monde.

— Qui dirige la contrée dont tu parles ? demanda-t-il à la fille.

— Là-bas, il n’y avait pas d’empereur. Je servais le Roi de la Terre Gaborn Val Orden, qui régnait avec douceur et compassion. Quand j’étais enfant, il m’a dit : « Un jour viendra où les petites gens de ce monde devront se dresser contre les grands. » Il m’a dit aussi que quand ce moment arriverait, je le saurais. Gaborn Val Orden servait son peuple et le protégeait. Notre empereur ne fait que se nourrir du sien.

Cullossax avait déjà entendu le nom d’Orden, qui sonnait bizarrement aux oreilles d’un wyrmling et que sa langue avait du mal à prononcer. En tant que tourmenteur, il était le dépositaire de bien des secrets. Peu après l’aube, un prisonnier avait été conduit au donjon, un puissant magicien nommé Fallion Orden. On disait que c’était le fils d’un grand roi dans son monde d’origine, et que c’était lui qui avait fusionné les deux mondes à l’aide de ses immenses pouvoirs.

Et voilà que le grand Vulgnash en personne avait reçu pour mission de le surveiller.

— Où se trouve ce royaume d’Inkarra ? s’enquit Cullossax.

— Dans le sud, répondit la fille. Ses souterrains s’étendent au-delà des montagnes. Libérez-moi, et je vous montrerai. Je vous conduirai là-bas.

C’était une offre intrigante. Mais Cullossax avait un travail à faire.

Il continua à entraîner la fille dans les profondeurs du labyrinthe, dépassant les gardes qui lui barraient le chemin, jusqu’aux donjons où la lumière du jour ne pénétrait jamais.

Sa prisonnière se débattit, se tordit dans son étreinte et lui griffa la main. Au final, il lui donna un coup de poing assez brutal pour l’assommer à demi. Elle s’affaissa et cessa de lutter. Sa bouche s’ouvrit, révélant ses canines énormes. De petits rubis taillés en forme de serpent avaient été sertis dans chacune d’elles. Ils marquaient son appartenance à l’élite intellectuelle des wyrmlings.

Tu es tombée de très haut, petite, songea Cullossax avec regret.

Arrivé devant la porte du donjon, il prit la clé qu’il portait autour du cou et s’en servit pour entrer. Puis il se dirigea vers la Cellule Noire, la mieux surveillée de toutes. Mais avant qu’il puisse l’ouvrir, deux gardes s’interposèrent.

Une petite fenêtre munie de barreaux se découpait dans la porte. De l’autre côté, une vive lumière révélait Vulgnash dans sa robe à capuche écarlate. Ses ailes artificielles rouges s’agitaient faiblement dans son dos. Il toisait un petit humain aux cheveux noirs, portant lui aussi une paire d’ailes. Le sol de la cellule était couvert de givre, et le souffle de Cullossax formait un nuage devant sa bouche.

Une troisième personne se tenait à l’intérieur de la pièce : un capitaine vêtu de noir, dont les mains décharnées indiquaient qu’il avait presque renoncé à sa chair et s’apprêtait à devenir un Seigneur de la Mort. Il examinait le magicien Fallion Orden à la lumière d’une pouceline.

Cullossax ne voyait nulle trace de la merveilleuse nouvelle torture dont lui avait parlé son confrère. Il s’était attendu à découvrir quelque instrument inédit, peut-être une version améliorée de la cage de cristal qui restait à ce jour le plus efficace d’entre tous.

Le Seigneur de la Mort parla tout bas. Sa voix ressemblait à un sifflement. Cullossax n’était probablement pas censé entendre, mais les wyrmlings ont une ouïe très développée, et la sienne l’était plus encore que la moyenne.

— Nous devons prendre garde, chuchota le Seigneur de la Mort. Le Seigneur Désespoir sent approcher un grand péril – un péril encore vague, mais qui nous hante néanmoins. Il m’a dit de vous prévenir.

— Un péril pour qui ? demanda Vulgnash.

— Les défenseurs de notre forteresse. Le Seigneur Désespoir soupçonne que des humains arrivent, une force de petite taille, mais puissante. Ils veulent libérer Fallion Orden.

— Dans ce cas, je les attendrai de pied ferme.

— Nous devons tous les attendre de pied ferme. Les humains nous envoient leurs plus grands héros. Faisons en sorte qu’ils soient reçus comme ils le méritent. Nous avons déjà réclamé des forceps supplémentaires. Lorsque nous les aurons reçus, vous devrez prendre davantage d’attributs. (Le Seigneur de la Mort détailla Vulgnash.) Vous avez l’air faible. Avez-vous besoin d’une âme pour vous nourrir ?

— J’ai déjà demandé qu’on m’en apporte une.

Le Seigneur de la Mort partit d’un petit rire moqueur, comme si Vulgnash venait de faire une plaisanterie qu’il était le seul à pouvoir comprendre. Il se moquait de la future victime du Chevalier Éternel, réalisa Cullossax.

Le tourmenteur fit un pas en arrière et baissa les yeux vers la fille prostrée à ses pieds. À cet instant, il fut saisi par une certitude indiscutable. Ils se nourrissent de nous. Elle avait raison. L’empereur Zul-torac, les Chevaliers Éternels, les Seigneurs de la Mort… Nous ne comptons pas davantage pour eux que le rat pour la vipère. À leurs yeux, nos vies ne valent rien.

Alors, la question de la fille résonna de nouveau dans sa tête : « Un individu n’a-t-il pas le droit de se protéger contre les déviances de la société ? »

Il était très rare que Cullossax s’autorise des pensées aussi séditieuses. Pourtant… Nous ne sommes pas obligés de vivre ainsi. Quelque part dans le sud, très loin d’ici, il existe une contrée appelée Inkarra. Il tenta d’imaginer un monde qui mériterait qu’on se sacrifie pour lui.

La facilité avec laquelle l’esprit humain peut craquer est une chose étrange. Après toute une vie au service de l’empire, Cullossax se surprit à sourire comme un dément. Et si je privais le Chevalier Éternel de son repas ? songea-t-il en saisissant le poignet de la fille inerte.

Si je me fais prendre, ils me tueront.

Il lui sembla alors qu’il n’avait plus le choix. Se détournant, il rebroussa chemin en traînant la fille derrière lui.

— Qu’est-ce que vous faites ? protesta un des gardes. Revenez ici !

— Elle est morte, mentit Cullossax. Je l’ai frappée trop fort. Je vais en ramener une autre.

Un des gardes eut un ricanement dégoûté, un ricanement qui signifiait : « Je ne voudrais pas être à votre place quand Vulgnash aura vent de votre maladresse. » Mais Cullossax continua à s’éloigner, le front ruisselant de sueur.

Alors qu’il enfilait rapidement les couloirs, la fille se mit à gémir de douleur, puis se réveilla en aboyant et, dans sa fureur, tenta à nouveau de le griffer. Il continua à la traîner sans rien dire vers la surface.

Enfin, il atteignit le portail qui barrait la sortie sud de Rugassa. Dehors, le soleil dardait ses horribles rayons maléfiques dans le ciel. C’était le milieu de la matinée.

— Ouvrez, ordonna Cullossax aux gardes. J’ai à faire au-dehors.

— Vous avez à faire quoi ? aboya l’un des hommes.

La fille gémissait et se débattait, tentant de s’échapper. Elle planta ses canines dans le poignet de Cullossax.

— Elle veut partir, dit le tourmenteur en la désignant du menton. Il me plaît de la laisser faire – et de la chasser ensuite. Je pendrai sa peau sur les murs du labyrinthe. Ça servira d’avertissement aux autres.

Les gardes éclatèrent de rire. Tant de gens tentaient de fuir la cité que cela semblait une idée raisonnable.

— Vous allez la relâcher en plein jour ? s’étonna quand même l’un d’eux.

— Pour que la lumière lui brûle les yeux. Je me mettrai à sa poursuite ce soir, lorsqu’elle n’y verra plus rien et ne pourra se déplacer qu’à tâtons.

Les gardes s’esclaffèrent de plus belle, et Cullossax laissa partir la fille.

Tremblante de peur, celle-ci s’écarta de lui en se traînant à quatre pattes. Elle était aveuglée par sa panique, et plus encore par le soleil.

Soudain, elle parut retrouver son courage. Elle se leva d’un bond et s’élança le long de la route, une main en visière pour se protéger les yeux tandis qu’elle se dirigeait vers le couvert de la forêt.

Cullossax n’avait plus qu’à attendre. Et pendant qu’il attendait, sa résolution vacilla. Il voulait voir le monde des rêves de la fille, mais il ne voulait pas se faire prendre. Peut-être vaudrait-il mieux la tuer, en fin de compte. Il ne pouvait pas en être certain. À chaque minute qui passait, il craignait qu’on envoie des soldats pour l’appréhender.

Il resta en compagnie des gardes tout l’après-midi, glanant les dernières nouvelles de l’extérieur tandis que le soleil entamait sa descente vers l’horizon. La nuit précédente, les wyrmlings avaient remporté la bataille contre les hommes de Caer Luciare, lui assurait-on, et selon la rumeur, le clan guerrier avait été effacé de la surface de la Terre.

Ces nouvelles contredisaient celles que Cullossax avait reçues par ailleurs, et aucun des gardes n’avait entendu dire que le Grand Ver s’était réincarné pour faire montre de pouvoirs merveilleux. Mais après tout, ce n’étaient que de simples sentinelles. Il était peu probable qu’elles sachent quelque chose de vraiment important.

En revanche, elles parlaient de choses avérées – notamment, le fait que des petites gens avaient été découverts dans toutes les directions. Elles le tenaient de la bouche des éclaireurs en personne, et elles avaient vu passer des petites gens prisonniers que l’on conduisait au donjon.

D’immenses cités avaient été découvertes seulement cinquante lieues à l’est ; les deux nuits précédentes, des troupes avaient été envoyées pour attaquer les petites gens, réduire les hommes en esclavage et dévorer les femmes et les enfants.

Leur connaissance des runes n’aiderait pas les petites gens, assuraient les gardes. L’empereur s’était déjà approprié leur savoir, et il avait surpassé leur niveau de maîtrise. En ce moment même, il dépêchait ses propres Seigneurs des Runes wyrmlings au combat.

La forteresse se vidait peu à peu. Tant de guerriers étaient déjà partis… et dans leur sillage, au sommet des hautes tours, d’étranges créatures inconnues jusque-là prenaient leur place.

L’espace d’un instant, cette déclaration alarma Cullossax. La forteresse se vidait ? Il osa se demander combien de gens il croiserait dehors. Il y aurait forcément des patrouilles de wyrmlings, et peut-être aussi des groupes d’humains en colère, avides de vengeance, qui pourraient se révéler tout aussi dangereux.

— C’est un bien beau moment pour être en vie, affirmèrent tous les gardes. L’histoire est en train de s’écrire sous nos yeux.

— Absolument, approuva Cullossax.

Mais il ne put s’empêcher de se demander : Alors, pourquoi ai-je l’impression que c’est la fin du monde ?

Parce que je sais que mes maîtres ne tarderont pas à s’apercevoir de ma disparition, et à découvrir ce que j’ai fait. Peut-être l’ont-ils déjà fait. Ils soupçonneront une trahison et feront fouiller le labyrinthe. Ils trouveront le couteau taché de sang de la fille ; peut-être même me croiront-ils mort.

La surface est le dernier endroit où ils me chercheront.

Mais ils finiront quand même par m’y chercher.