LA FUITE
Ainsi parla le Grand Ver : « Je suis votre Dieu. Il n’est personne au-dessus de moi. Servez-moi ou périssez. L’idiot cherche à désobéir ; l’imbécile cherche à prendre la fuite. »
Du coin de l’œil, Rhianna vit les spectres se précipiter vers elle. Poussant un cri pour avertir les autres, elle bondit dans les airs et battit frénétiquement des ailes pour prendre de l’altitude. L’arène mesurait environ cent cinquante mètres de diamètre, et son plafond était si haut qu’il se perdait dans l’obscurité.
Rhianna baissa les yeux. Une vague de spectres déferlait sur les talons de Vulgnash. Serre fit volte-face pour les affronter, mais en vain : l’un d’eux n’eut qu’à lui prendre la main pour que son contact paralysant mette la jeune fille à terre.
Daylan du Marteau Noir s’élança en brandissant son marteau de guerre. Il fit pleuvoir les coups sur le Seigneur Désespoir tel un cyclone humain. Mais son adversaire se contenta de parer et d’esquiver en reculant avec la grâce d’un danseur. Au bout d’un moment, un spectre s’avança derrière Daylan, le saisit par la gorge et le mit également à terre de force.
Tous les compagnons de Rhianna étaient morts ou neutralisés. La jeune femme n’avait pas d’autre solution que la fuite.
Elle prit de l’altitude, décrivant des cercles au-dessus de l’arène tel un oiseau entré dans une maison par une fenêtre ouverte et qui peine à en ressortir. Comme elle s’élevait toujours plus haut, sa tête finit par heurter le plafond, et le choc fut si violent que Rhianna manqua faire une chute mortelle.
Malgré ses Dons de Vue, elle n’y voyait pas grand-chose dans l’obscurité. Les wyrmlings n’avaient pas mis de vers luminescents au plafond, et ces derniers n’étaient pas montés d’eux-mêmes. Sans doute n’y avait-il pas grand-chose à manger pour eux sur la pierre.
Rhianna distinguait des portes aux deux extrémités de l’arène, sans doute celles qui permettaient aux spectateurs d’accéder aux gradins. Mais les formes brumeuses des spectres entraient par là, bloquant la fuite de la jeune femme : les ouvertures n’étaient pas assez larges pour qu’elle puisse passer sans toucher les Seigneurs de la Mort.
Comme elle volait de-ci, de-là, indécise, les spectres levèrent un regard affamé vers elle.
— Emparez-vous d’elle ! cria le Seigneur Désespoir.
Vulgnash s’élança dans les airs. L’Éclat Ténébreux rugit sa joie.
Rhianna ne pouvait que voler désespérément en cercle ; elle n’aurait pas assez de place pour éviter le Chevalier Éternel bien longtemps. Et elle ne pouvait pas non plus se battre contre lui, réalisa-t-elle. Il était sous la protection d’un Roi de la Terre – un Roi de la Terre corrompu, mais un Roi de la Terre quand même.
Son cœur terrorisé battait à tout rompre. Rhianna avait si peur qu’elle faillit ne pas sentir le courant d’air qui l’effleura brusquement.
Un conduit d’aération ! Il s’ouvrait au milieu du plafond de l’arène.
Vulgnash avait presque rattrapé Rhianna. Celle-ci battit des ailes plus fort et parvint à lui reprendre quelques mètres. Je suis plus rapide que lui, comprit-elle. Était-ce parce qu’elle avait pris plus de Dons de Métabolisme ou de Force ? Elle ne pouvait pas en être certaine. L’important, c’est qu’elle commençait à le distancer.
Rhianna vira brusquement, puis replia ses ailes et piqua vers l’arène. Elle redressa au dernier moment, rasa la tête des spectres en dégainant son épée comme pour en frapper un au passage, et remonta en flèche.
Du regard, elle chercha l’ouverture du conduit d’aération et finit par la repérer, cercle grisâtre se découpant dans la pierre. Un peu de lumière devait filtrer depuis la surface le long du puits étroit.
Rhianna battit vigoureusement des ailes pour se propulser jusqu’à l’ouverture. Vulgnash vira en poussant un cri d’alarme et fonça vers elle, tentant de lui barrer le chemin.
Le trou sera-t-il assez large pour me laisser passer ? se demanda Rhianna, anxieuse. Il le faudra bien…
Jaillissant vers le plafond, elle replia étroitement ses ailes contre son corps et laissa son élan la propulser à l’intérieur du conduit.
La cheminée ne mesurait pas plus de soixante centimètres de diamètre. Les épaules de Rhianna étaient si larges qu’elle passait à peine. Au-dessus d’elle, à moins de vingt mètres, la jeune femme distinguait de la lumière. Je suis un Seigneur des Runes. Je peux y arriver.
Lâchant son épée, elle rapprocha ses épaules l’une de l’autre d’une façon dont aucun humain n’aurait dû être capable. Mais avec une douzaine de Dons d’Agilité, Rhianna y parvint sans peine. Puis elle se servit de ses mains pour se hisser vers la sortie aussi vite que possible.
Vulgnash lui saisit un pied. Rhianna envisagea de lui donner un coup de talon, mais quelque instinct aveugle la poussait vers le haut.
Des griffes d’acier semblaient s’être enroulées autour de sa cheville. La jeune femme rua pour tenter de se dégager. Les griffes glissèrent, l’entaillant au passage, et tout à coup, Vulgnash lâcha prise.
Avec la rapidité d’une anguille, Rhianna ondula jusqu’en haut du conduit.
Vulgnash poussa un rugissement de colère comme la jeune femme atteignait la lumière du jour, empoignait les bords de la cheminée et s’extirpait du conduit au moment où une lance de flammes fusait derrière elle.
Un instant, elle demeura plantée au soleil, se demandant si Vulgnash arriverait à passer dans le conduit et s’il existait le moindre moyen de retourner chercher ses amis.
Mais elle n’arrivait pas à se concentrer. Des grognements résonnaient dans la cheminée, accompagnés de grattements furieux. Vulgnash la poursuivait. Lui aussi avait reçu des Dons d’Agilité, et même s’il était plus large qu’elle, il arrivait apparemment à passer.
Rhianna réalisa que d’une façon ou d’une autre, il ne tarderait pas à la rejoindre, et une panique aveugle la submergea. Battant follement des ailes, elle s’élança dans les airs.
Lorsqu’elle eut pris assez d’altitude, elle regarda vers le bas par-dessus son épaule. Vulgnash avait jailli de la cheminée et fusait vers elle en agitant furieusement ses grandes ailes écarlates. Le regard braqué sur Rhianna, il la poursuivait en clignant des yeux. Bien qu’à demi aveuglé par le soleil, il ne renonçait pas. Sa persévérance était horrible, inhumaine.
Je suis plus rapide que lui, se dit Rhianna. Il faut que je le sème. Et elle accéléra pour s’éloigner de Rugassa le plus vite possible.
Vulgnash ne décrochait pas. On aurait dit un corbeau pourchassant un étourneau, songea Rhianna. Il est plus gros et plus massif que moi. Il ne pourra pas soutenir cette allure bien longtemps, surtout avec le soleil dans les yeux.
Puis une seconde forme émergea de la cheminée en contrebas, une forme noire et sinistre. L’Éclat Ténébreux venait en renfort.
Terrifiée, Rhianna redoubla d’ardeur. Elle n’avait jamais affronté semblable créature, ne savait même pas comment celle-ci avait réussi à passer dans l’étroit conduit. À quelle vitesse vole-t-elle ? Y voit-elle correctement en plein jour ?
Soudain, le ciel s’assombrit d’un bord à l’autre de l’horizon.
C’était un phénomène dont Rhianna n’avait entendu parler que dans les légendes, les histoires du temps de sa mère. Seuls les plus puissants Tisseurs de Flammes pouvaient le provoquer. Fallion était capable d’aspirer la chaleur d’un feu, mais pas encore de plier la lumière même à sa volonté.
Est-ce Vulgnash qui fait ça, ou l’Éclat Ténébreux ? se demanda Rhianna.
Un coup d’œil lui révéla que c’était Vulgnash.
Des cordes de lumière commencèrent à se tordre au-dessus de la jeune femme, descendant du ciel dans des torrents de feu, des tourbillons de flammes blanches incendiaires. Rhianna vira sur l’aile pour en éviter un.
Vulgnash rassemble la lumière dans sa main, réalisa-t-elle. Il va essayer de m’incinérer en plein vol. Il va viser et me lancer une boule de flammes. À cet instant précis, je devrai infléchir ma trajectoire.
L’obscurité se dissipa. Rhianna baissa les yeux mais ne vit pas grand-chose. Sous elle planait une brume noire impénétrable pour l’œil humain. À l’intérieur, la jeune femme ne distinguait qu’une partie de la silhouette des deux créatures qui fonçaient vers elle.
Soudain, une boule de feu jaillit de la brume. Rhianna vira brusquement sur la gauche et replia ses ailes avant de piquer à la verticale. Le projectile enflammé passa au-dessus de sa tête en rugissant, laissant derrière lui un sillage de chaleur qui fit frémir la jeune femme : c’était comme se tenir trop près d’une forge.
Rhianna étendit ses ailes, redressa et accéléra désespérément.
Elle regarda derrière elle. La brume noire la suivait, mais ne parvenait pas à soutenir son allure. Rhianna vira à droite, de crainte que Vulgnash lui décoche une seconde boule de feu, et augmenta la distance entre elle et ses poursuivants. Puis elle fusa à la verticale, en direction du soleil.
Lorsqu’elle eut pris assez d’altitude, elle infléchit de nouveau sa trajectoire. Son instinct la poussait à filer vers le sud – vers les cavalières de Fleeds qui pourraient lui porter secours. Mais il eût été dangereux de révéler la position de ses troupes, Rhianna en avait conscience. Mieux valait au contraire entraîner ses poursuivants très loin d’elles.
Aussi la jeune femme vira-t-elle vers l’ouest, afin que le Chevalier Éternel et l’Éclat Ténébreux aient le soleil dans les yeux.
Elle consulta sa carte mentale. Dans cette région, il n’y avait quasiment pas de communautés humaines sur de nombreuses lieues.
Lentement, ses poursuivants perdaient du terrain et se changeaient en une vague traînée sombre derrière Rhianna. L’Éclat Ténébreux finit par abandonner. Mais Vulgnash, lui, continua à s’accrocher. Peut-être craignait-il le courroux de son maître ; peut-être était-ce la peur plutôt que l’obstination qui le mouvait. Ou peut-être se prenait-il pour un chien de chasse, et pensait-il que Rhianna était un renard qu’il pouvait épuiser à la longue.
Rhianna survolait ce qui avait autrefois été Mystarria : des terres fertiles aux collines en pente douce, aux rivières bordées de fermes et de villages, aux forêts verdoyantes et aux champs prodigues. Mais à présent, tout était en ruine. Des cités entières avaient été éventrées et rasées.
À cette destruction se superposait le paysage du Monde d’Ombres des wyrmlings : des vestiges de cités fabuleuses qui avaient autrefois abrité une population humaine, et qui étaient désormais rongées par les intempéries ; des tours et des colonnes monolithiques, toutes blanches comme de l’os et couvertes de graffitis obscènes.
Vingt-cinq lieues plus loin, Rhianna commença à distinguer des signes intéressants. Un contingent de troupes de la reine Lowicker marchait le long de la route. Peut-être ignorait-il que sa souveraine avait été vaincue, ou peut-être n’en avait-il cure. Quoi qu’il en soit, une longue colonne de chevaliers en armes et armure se dirigeait vers Rugassa, lances fièrement dressées.
Il n’y avait pourtant personne à combattre dans les parages. Les wyrmlings avaient déjà pillé leurs villes avant de se retirer sous terre pour la journée. Jusqu’au coucher du soleil, ils resteraient tapis dans quelque trou obscur où nul destrier de guerre ne pourrait les atteindre.
Rhianna continua à survoler la région dévastée tandis que le soleil déclinait peu à peu vers l’horizon. Un peu plus loin, elle aperçut un désert de sable et de roche qui n’aurait pas dû se trouver là, et à sa lisière, des troupeaux d’éléphants poilus pistés par des meutes de loups funestes et de grands prédateurs.
À cent cinquante lieues de Rugassa, sa vision perçante lui fit distinguer quelque chose d’intéressant : un nuage de poussière en direction du sud. Rhianna crut d’abord que c’était un autre troupeau d’éléphants poilus, mais la formation était trop dense. Il ne pouvait s’agir que d’une grande armée qui traversait le désert. Mais l’armée de qui ?
Rhianna infléchit légèrement sa trajectoire pour en avoir le cœur net. Deux lieues et demie plus loin, elle vit enfin de quel genre de troupes il s’agissait.
Des maraudeurs. Des dizaines de milliers de maraudeurs marchaient dans sa direction.
Vus de loin, ils ressemblaient à de gros scarabées noirs, même si Rhianna savait que chacun d’eux pesait plus lourd qu’un éléphant. Le bruit de leurs pattes faisait trembler et grogner la terre ; le fracas de leur carapace heurtant le sol évoquait celui de milliers de lames frappant autant de boucliers.
Rhianna n’avait encore jamais contemplé de maraudeurs. C’étaient des créatures de légende qui vivaient dans les profondeurs du Monde du Dessous. Elle voulait les examiner de plus près, et si Vulgnash la suivait encore, elle voulait qu’il les voie le mieux possible, lui aussi.
Ils marchent presque dans la bonne direction, réalisa-t-elle. D’ici demain à la même heure, ils pourraient être aux portes de Rugassa. Comment réagiraient les wyrmlings face à cette menace ?
Rhianna descendit jusqu’à une trentaine de mètres du sol en se dirigeant vers les maraudeurs. Le nuage qui montait vers elle sentait la poussière et une étrange odeur musquée.
Chaque maraudeur possédait quatre pattes antérieures pour marcher, et deux pattes antérieures semblables à des bras dont il se servait pour tenir ses armes : de grands crochets appelés « broches à chevaliers », ainsi que des épées assez monstrueuses pour abattre un homme et sa monture du premier coup. La plupart d’entre eux étaient gris foncé, et leur couleur les désignait comme des guerriers ordinaires. Mais çà et là, au milieu de l’essaim, Rhianna aperçut des créatures plus petites que les autres, rougeâtres et munies de bâtons de cristal. On les appelait « sorcières écarlates ».
Vers la fin de la colonne venaient d’énormes arachnoïdes qui portaient un paquetage sur leur dos, et de non moins énormes larves blanches que Rhianna identifia comme des baveurs.
Les maraudeurs sont sur le sentier de la guerre, songea Rhianna.
Ces créatures lui inspiraient une peur quasi primitive. C’était à cause d’elles que ses ancêtres avaient initialement développé la runologie et construit leurs forteresses les plus massives. Et c’était le récit de leurs déprédations qui lui avait donné des cauchemars quand elle était enfant.
Aussi Rhianna survola-t-elle l’essaim à basse altitude, et ainsi les vit-elle lever la tête en sifflant sur son passage.
Les maraudeurs n’avaient pas d’yeux, mais ça ne signifiait pas qu’ils n’y voyaient rien. Les philia qui pendaient de leur menton et de leurs plaques osseuses leur permettaient de sentir la présence de Rhianna, à l’odeur et au mouvement. Le sifflement se produisait lorsqu’ils levaient l’abdomen pour répandre leur propre odeur dans l’air et l’utiliser afin de se prévenir les uns les autres.
Rhianna redoubla de vitesse pour les survoler. La colonne se poursuivait sur environ sept lieues et demie. Rhianna estima à cinquante mille le nombre des créatures qui la composaient.
Je me demande bien comment Vulgnash va réagir…
Rhianna continua à voler en regardant par-dessus son épaule. Le Chevalier Éternel la suivait toujours, agitant vigoureusement ses ailes. Mais arrivé en vue de l’essaim, il ralentit, se mit à planer et ne tarda pas à faire demi-tour. Même si ce n’était encore que le milieu de l’après-midi, il rebroussa chemin vers Rugassa à tire-d’aile. Il abandonnait la poursuite.
Pendant l’heure qui suivit – selon la position du soleil, car pour sa part, elle eut l’impression qu’il s’écoulait six fois plus de temps que ça –, Rhianna continua à filer dans la direction opposée de crainte que Vulgnash change d’avis. Enfin, elle arriva en vue des Monts Alcair et se dirigea vers le large pin blanc que la foudre avait frappé.
Au-dessus d’elle, le ciel avait le bleu parfait d’un après-midi estival, et le monde semblait tel qu’il aurait toujours dû être. Les étourneaux et les pigeons sauvages qui s’envolaient depuis les branches des arbres chantaient à tue-tête, sans se soucier du désespoir de Rhianna.
Que vais-je faire ? se demandait la jeune femme. Mon amour est toujours prisonnier du donjon de Rugassa, aux mains des wyrmlings. Elle en était malade d’angoisse.
Elle ne voyait qu’une chose à faire : rejoindre les cavalières de Fleeds. Mais en quoi celles-ci pourraient-elles l’aider ? En lui cédant davantage d’attributs ? Le Seigneur Désespoir en aurait toujours plus qu’elle, et il disposait en outre des pouvoirs d’un Roi de la Terre. Rhianna ne pouvait pas le tuer. Elle n’osait même pas essayer.
Le doute la submergea.
Le magicien Sisel pourrait peut-être l’aider ? Daylan lui avait dit qu’il était revenu en ce monde, et qu’il se dirigeait vers le Seul et Unique Arbre afin de communier avec lui.
Il a eu toute la journée pour le trouver, raisonna Rhianna. Mais c’était un long voyage. En courant, les membres du clan guerrier pouvaient généralement parcourir cinquante lieues par jour. Si Sisel avait quitté Cantular à l’aube, il atteindrait son but au coucher du soleil.
La perspective de le rejoindre séduisait Rhianna. La jeune femme aurait bien voulu se rendre à Château Coorm, se réfugier au pied du Seul et Unique Arbre et se décharger de ses problèmes sur Sisel et le visiteur des limbes. Mais que pourront-ils bien faire ?
Quand Rhianna était jeune, les Éclats n’avaient jamais manifesté la moindre gentillesse envers elle. Leurs lois leur interdisaient de se mêler des affaires des créatures inférieures, les soi-disant « êtres d’ombres ». Aussi, réclamer l’aide d’Erringale ne servirait à rien, et même si Sisel disposait d’une magie défensive puissante, il ne s’était jamais battu.
Mais surtout, Rhianna n’avait pas le temps d’aller le chercher. Les maraudeurs marchaient sur Rugassa. Ils l’atteindraient sans doute d’ici le lendemain à la même heure. S’ils attaquaient la forteresse, ils risquaient de tuer Fallion, raisonnait Rhianna.
Je dois le faire sortir de là avant qu’ils arrivent. Mais comment faire pour tuer un Roi de la Terre ? Ou au minimum, pour le vaincre ? Quelles sont ses faiblesses ?
Rhianna repensa au jour de la mort du Roi de la Terre Gaborn Val Orden. Il ne l’avait jamais choisie, ne l’avait pas prise sous sa protection. Mais Fallion et Jaz faisaient partie de ses Élus. Plusieurs fois, ils avaient récité les paroles entendues dans leur tête au moment du décès de leur père. « Apprends à aimer les gens cupides comme les gens généreux, les pauvres comme les riches, les méchants comme les bons. Et pour autant qu’il te soit possible en cette vie, lorsque tu seras assailli, rends une bénédiction pour chaque coup. »
À cet instant, Rhianna eut presque l’impression que Gaborn se tenait près d’elle et qu’il la réconfortait. Elle pensa à Kirissa. Était-il vraiment possible qu’il ait su qu’une gamine inkarrane devrait un jour se dresser contre l’empire wyrmling ? Rhianna était persuadée que oui.
Elle s’interrogea au sujet du Roi de la Terre. D’après Borenson, sa compassion était sa plus grande faiblesse – un problème que le Seigneur Désespoir n’avait probablement pas.
Soudain, la réponse s’imposa à Rhianna. Gaborn lui-même la lui avait fournie.
Je ne peux pas affronter un Roi de la Terre. Je ne dois même pas essayer. Grâce à son pouvoir, il sentira le danger. Ce qui ne me laisse qu’une possibilité : rendre une bénédiction pour chaque coup.
Tant que je ne le menace pas, le Seigneur Désespoir ne me sentira pas venir.
Pourrait-elle vraiment délivrer Fallion sans faire de mal à quiconque ? C’était une stratégie si audacieuse que son ennemi ne l’envisagerait même pas. Sans doute en était-il incapable. « Un intrus massacrera forcément mes gardes », voilà ce qu’il avait pensé, et voilà ce qu’il continuerait à penser.
Mais Rhianna connaissait au moins un conduit d’aération qui n’était pas surveillé. Elle avait la force ; elle avait la rapidité, et elle avait la clé du donjon de Rugassa, qu’elle portait autour du cou sur une lanière de cuir. Je dois essayer, se dit-elle.
Sur cette pensée, elle s’envola et prit la direction de Beldinook où elle envisageait de faire un bref arrêt.