CHAPITRE XX

LE DÉSESPOIR

Le Grand Ver fauchera tous ses ennemis. Nulle arme créée par la main d’un homme ne saurait prévaloir contre lui.

Extrait du catéchisme wyrmling

Dans les entrailles de la forteresse de Rugassa, des gardes wyrmlings traînaient furtivement les prisonniers du Désespoir sur le sol de l’arène et les allongeaient côte à côte, sur le dos, du plus grand au plus petit – un peu comme des pêcheurs auraient disposé sur un étal les saumons qu’ils venaient de prendre.

Les gardes étaient terrifiés. Les Seigneurs de la Mort flottaient au-dessus des corps, créatures d’ombres vêtues de robes noires si minces qu’elles semblaient presque dénuées de substance. Un simple contact de leur part anéantissait même les plus puissants Seigneurs des Runes, les laissant paralysés et à demi morts.

Les spectres irradiaient une aura glaciale qui semblait transpercer même l’épaisse cape du Seigneur Désespoir, car c’était un froid qui gelait l’âme plutôt que le corps.

Le contact des Seigneurs de la Mort était celui de la tombe. S’ils l’avaient voulu, ils auraient pu tuer tous les prisonniers en les effleurant. Mais le Désespoir leur avait bien ordonné de ne pas les toucher : il avait besoin d’eux vivants.

Pourtant, les spectres étaient tentés par la proximité de tant d’âmes succulentes. Ils mouraient d’envie de se nourrir. Ils étaient comme des chiens de chasse qui ont senti l’odeur du sang et qui, pris de frénésie, sont incapables de se contenir lorsque le cerf s’écroule, le flanc transpercé par une lance.

Aussi les gardes wyrmlings se recroquevillaient-ils sur eux-mêmes de crainte de frôler les spectres assoiffés de sang. De leur côté, les Seigneurs de la Mort flottaient au-dessus des prisonniers en frémissant de convoitise.

— Qu’allons-nous faire d’eux, Grand Ver ? interrogea un spectre d’une voix sifflante.

En temps normal, leur appétit ravissait le Seigneur Désespoir, car il le servait bien. Mais aujourd’hui…

— Vous allez me les laisser, répondit-il.

— Mais… nous avons faim, geignit le spectre.

En touchant la chair des intrus, les Seigneurs de la Mort avaient goûté à leur âme. Toutes ces victimes potentielles étaient pour eux comme un gigantesque festin de viande juteuse, de miches de pain encore tièdes et d’appétissants desserts auquel on leur aurait interdit de toucher après la première bouchée. C’était une vision qui les torturait.

— Vous m’avez bien servi, les félicita le Seigneur Désespoir. Retournez dans vos appartements. Nos chasseurs viennent de ramener des petites gens qu’ils ont capturés dans la nature. Leur âme sera plus tendre que celle de n’importe quel wyrmling. Je vous en fais apporter tout de suite.

Calmés par cette promesse, les spectres s’éparpillèrent. Un courant d’air parut se lever et les emporter en faisant onduler leurs robes noires.

Le Désespoir se pencha vers ses victimes pour les étudier. Chacune d’elles était devenue aussi blanche que les crocs d’un loup. Chacune d’elles arborait une seule plaie à l’endroit où un Seigneur de la Mort l’avait touchée. Chacune d’elles respirait faiblement et pouvait mourir d’un instant à l’autre.

Mais toutes étaient jeunes et robustes, et toutes avaient reçu des Dons d’Endurance par-dessus le marché. Difficile de dire si cela suffirait à les maintenir en vie, car le contact d’un Seigneur de la Mort blessait l’âme plus que le corps.

Le plus probable, décida le Seigneur Désespoir, c’est qu’ils se réveillent dans quelques heures avec l’impression d’être plus morts que vifs. Mais au fil du temps, même les blessures de l’esprit finissent par guérir.

— Seigneur, demanda un garde. Faut-il en exécuter quelques-uns ?

Le Désespoir scruta ses prisonniers en s’interrogeant sur le meilleur usage qu’il pouvait en faire. Il reconnaissait certains d’entre eux : puisqu’il occupait le corps d’Areth Sul Urstone, il avait accès à ses souvenirs.

L’Émir Tuul Ra était autrefois le meilleur ami du prince. Son peuple ayant été éradiqué des années auparavant, il n’avait que peu de valeur en tant que prisonnier politique. Mais on ne sait jamais. Qui dirige les survivants de Caer Luciare à présent ?

Vulgnash avait tué leur roi, et Areth était son héritier. Cela signifiait que les réfugiés n’avaient pas de souverain pour le moment. Ils auraient pu choisir l’émir comme régent. Ça aurait été une sage décision de leur part, songea le Seigneur Désespoir. Donc, l’émir avait peut-être une certaine valeur en tant que prisonnier politique, en fin de compte. Les humains seraient peut-être prêts à payer une rançon pour le récupérer.

Mais ce n’était pas là la question qui préoccupait le plus le Seigneur Désespoir. Pourquoi l’émir était-il venu ? Pour délivrer Areth Sul Urstone, et lui seulement ? Ou était-il possible que, dans le bref laps de temps où il l’avait côtoyé, il ait forgé un lien spécifique avec Fallion Orden ?

Telle était la véritable question : auquel de ces prisonniers Fallion accordait-il le plus de valeur ? Lequel d’entre eux voudrait-il sauver par-dessus tout ?

Bien entendu, Daylan du Marteau Noir avait vécu une éternité. Le Seigneur Désespoir l’avait tué à maintes reprises, mais son esprit était fort, et il se réincarnait systématiquement au bout de quelques jours. Qu’avait-il eu le temps d’apprendre à Fallion ? Quel genre de lien les unissait ?

Le Seigneur Désespoir reporta son attention sur la fille que ses serviteurs avaient capturée. Il se pencha pour mieux la voir. Elle semblait petite pour une descendante du clan guerrier, et elle avait les cheveux plus foncés que la moyenne – auburn, alors que la plupart des habitants de Caer Luciare étaient roux.

Le Désespoir tendit une main vers le col de sa tunique et l’écarta légèrement. Des runes de pouvoir étaient inscrites dans sa chair, juste sous sa clavicule.

Vulgnash avait dit que Fallion voyageait en compagnie de deux filles et d’un autre jeune homme, appartenant lui aussi aux petites gens. Le Désespoir s’était attendu à ce qu’un de ses amis tente de le délivrer, mais il pensait plutôt que ce serait le garçon.

Quelle chance, se réjouit-il. Je tiens l’une des filles, et Vulgnash va capturer l’autre. Fallion doit bien être amoureux de l’une des deux – voire des deux. À quoi accepterait-il de renoncer pour ne pas que je les livre aux tourmenteurs ?

Il caressa la joue de la fille. Quelle jolie petite chose.

— Gardez-les en vie jusqu’à ce que j’aie pu les interroger, ordonna le Désespoir.

— Même elle ? demanda un garde en décochant un coup de pied à la wyrmling, que ses geôliers avaient lâchée juste un instant pour permettre à un spectre de la toucher.

Le Désespoir réfléchit. De tous les prisonniers, c’était celle qui avait le moins de chances d’avoir forgé un lien significatif avec Fallion. Mais il ne pouvait pas en être certain. Suite à la fusion des deux mondes, beaucoup de gens s’étaient combinés avec leur double, les humains aussi bien que les wyrmlings. Fallion avait-il connu l’alter ego de cette fille sur son monde d’origine ? Était-ce pour cette raison qu’elle s’était rebellée contre les siens ?

— Elle aussi, répondit le Désespoir.

— Notre donjon saura-t-il les contenir ? s’inquiéta le garde.

— Les cellules ont été construites pour résister aux assauts des guerriers wyrmlings les plus puissants. Et même s’ils ont la force de dix hommes, leurs os sont aussi fragiles que les nôtres. Ils n’arriveront pas à défoncer une porte en métal, et même les plus menus ne pourront pas se glisser entre les barreaux.

« Néanmoins, que chacun d’eux soit enfermé seul. Fouillez-les soigneusement, et confisquez toutes leurs armes. Puis enchaînez-les, et interdisez aux geôliers d’approcher de leur cellule. Vulgnash sera le seul à s’occuper d’eux.

Le Seigneur Désespoir hésita. Vulgnash était parti à la poursuite de la femme ailée ; avec ou sans elle, il reviendrait bientôt. C’était dommage de lui confier une tâche aussi subalterne que surveiller des prisonniers. Mais ce n’étaient pas des prisonniers ordinaires : c’étaient de puissants Seigneurs des Runes. Un Chevalier Éternel doublé d’un Tisseur de Flammes ne serait pas de trop pour les empêcher de s’évader.

Malgré tout… le Désespoir avait d’autres missions à confier à Vulgnash. La garnison de Caer Luciare s’était soulevée, et ces imbéciles de Gardes-Crocs prenaient des Dons de leurs semblables. Ils croyaient pouvoir se dresser contre le Désespoir. Ils devaient être punis avec toute la sévérité qui s’imposait.

Le Seigneur Désespoir envisagea de leur envoyer ses meilleurs guerriers, parmi lesquels quelques-uns de ses Élus. Mais la Terre le mit en garde. Aucun de ses émissaires ne ferait le poids face aux occupants de Caer Luciare – aucun, excepté Vulgnash.

Donc, le Seigneur Désespoir devrait l’envoyer là-bas. Il avait grand besoin de reprendre le contrôle des mines de sang-métal, car il sentait venir un nouveau danger. Pas pour le lendemain, ni même le surlendemain. Pas avant une semaine, peut-être. Mais Rugassa subirait une autre attaque.

Vulgnash devrait se charger des deux missions à la fois.

Les gardes soulevèrent les prisonniers et les emportèrent dans le donjon. Le Seigneur Désespoir les suivit pour s’assurer qu’aucun des captifs ne se réveillait ni ne tentait de s’échapper.

Lorsqu’ils eurent été privés de leurs armes et enchaînés chacun dans une cellule, le Seigneur Désespoir rendit une petite visite à Fallion. Celui-ci dormait d’un sommeil de mort, les lèvres toujours ourlées de givre. Un froid glacial régnait dans la pièce.

— Non, pas ça ! cria Fallion, en proie à quelque cauchemar.

Le Seigneur Désespoir sourit en imaginant ce que ses tourmenteurs étaient en train de faire. Fallion avait reçu une centaine de Dons d’Empathie supplémentaires. En ce moment même, les tourmenteurs s’affairaient à ôter toutes les parties excédentaires du corps de ses Dédiés. Le Seigneur Désespoir leur en avait donné l’ordre, en précisant bien que de son point de vue, aucune partie du corps d’un Dédié n’était indispensable.

— Dors, mon jeune ami, chuchota-t-il. Nous t’arracherons toujours trop tôt à ton sommeil.

Abandonnant les prisonniers dans leurs cellules glaciales, il prit une pouceline. La tête baissée et les sourcils froncés, il se dirigea vers sa salle du trône pour y attendre le retour de Vulgnash. Les vers luminescents qui ornaient le plafond et les murs n’émettaient pas assez de lumière pour ses yeux trop humains.

Une fois dans sa salle du trône, il écouta les rapports de ses officiants. Il avait reçu le millier d’attributs réclamé en même temps que Fallion avait reçu les siens. On avait effectué un test sur un wyrmling pour voir s’il supporterait la lumière du jour avec un Don de Vue humain. Le résultat était encourageant, mais pas parfait.

Cette nouvelle procura une grande satisfaction au Seigneur Désespoir. Il réclama d’autres attributs, mais son chef officiant l’informa que sa réserve de sang-métal était épuisée. Le Seigneur Désespoir le renvoya avec la promesse d’un nouveau chargement dès que possible.

Après ça, il se rendit dans sa salle des cartes pour ruminer.

Si mes ennemis ont pris des attributs, ils doivent avoir des Dédiés, raisonna-t-il. Pour diminuer le danger, il me suffit d’envoyer mes troupes les massacrer.

Il étudia le plan de la région, mais celui-ci était devenu obsolète : trop de choses avaient changé suite à la fusion des deux mondes. En revenant de leurs expéditions nocturnes, ses éclaireurs rapportaient que de nouvelles cités avaient jailli là où il n’y en avait aucune auparavant. Ses troupes avaient déjà mis à sac toutes celles qu’elles avaient trouvées. Mais au-delà d’un rayon de cinquante lieues autour de Rugassa, le terrain leur restait inconnu.

Le Seigneur Désespoir n’avait pas assez d’éclaireurs pour explorer les contrées voisines. Scathain m’aidera, songea-t-il. Il me prêtera des Éclats Ténébreux. Quelques milliers devraient suffire.

Ses Pouvoirs de la Terre le mettaient en garde contre des périls encore lointains – ce dont il se réjouissait. Rien ne viendrait perturber ses préparatifs avant plusieurs jours. Du moins, si l’avertissement reçu était fiable…

En sacrifiant un de ses Élus, le Seigneur Désespoir avait déçu la Terre. Il le savait. Il avait senti son esprit se retirer de lui, et le moment venu, il avait eu du mal à prévenir Vulgnash qu’un danger le guettait.

La Terre lui avait adressé un avertissement. S’il ne se soumettait pas à ses désirs, elle le priverait de ses pouvoirs protecteurs. Le Seigneur Désespoir ne pouvait pas permettre qu’une telle chose arrive.

À l’avenir, je ne dois plus laisser mourir mes Élus, décida-t-il. Jusqu’à nouvel ordre, je dois satisfaire tous les caprices de la Terre afin de regagner sa confiance. Je dois me comporter en bon Roi de la Terre.

Mais cela l’irritait. Il était sur le point de prendre le contrôle de l’univers. Qui était donc l’Esprit de la Terre pour oser lui donner des ordres ?

 

L’après-midi touchait à sa fin lorsque Vulgnash revint, accompagné par Scathain. Ils avaient l’air de bien s’entendre tous les deux. En silence, ils s’approchèrent du trône du Seigneur Désespoir.

C’était un siège massif, dont le dossier culminait à trois mètres de hauteur. Sculpté dans les os d’un ver du monde, il avait la couleur ivoirine des dents vieillies.

Vulgnash s’avança, tête baissée. Il avait écarté ses ailes pour saluer son maître, mais le Seigneur Désespoir nota qu’il ne les avait pas déployées complètement. Il semblait faible, presque soumis. Derrière lui, les yeux de l’Éclat Ténébreux lançaient des éclairs.

— J’ai échoué, maître, annonça Vulgnash. La fille s’est échappée. Je l’ai suivie le plus loin possible, jusqu’à ce que la lumière du jour commence à m’aveugler.

Un long moment, le Seigneur Désespoir demeura muet de stupeur. Il était certain que Vulgnash rattraperait la fille : d’une part parce qu’il avait toute confiance en les capacités du Chevalier Éternel, d’autre part parce qu’il n’avait perçu aucune menace liée à la fuyarde.

Il étendit ses perceptions et, une fois de plus, eu le sentiment que son empire était en sécurité. Personne ne l’attaquerait avant plusieurs jours.

— Ne t’en fais pas, dit-il à Vulgnash. Il n’y a pas de mal.

— Cette fille pourrait être dangereuse, insista le Chevalier Éternel. C’est un puissant Seigneur des Runes. Elle pourrait lever une armée et revenir.

— Dans ce cas, nous tiendrons une deuxième chance de la capturer, répliqua le Seigneur Désespoir sans se démonter.

Vulgnash leva vers lui un regard pensif.

— Elle n’attaquera pas dans les jours à venir, lui assura le Seigneur Désespoir. De cela, je suis certain. Elle nous craint.

— Mais… elle a reçu tellement d’attributs…

— Évidemment. Et elle tentera de s’en procurer davantage. Donc, il est d’autant plus important que nous reprenions le contrôle de la mine de sang-métal. Pour l’heure, c’est ma plus grande préoccupation. Les Gardes-Crocs de Caer Luciare se sont rebellés ; ils refusent de m’envoyer davantage de forceps. Je veux que tu les punisses d’une manière exemplaire et définitive.

— Je partirai au crépuscule, promit Vulgnash.

Le Seigneur Désespoir grimaça.

— J’ai une meilleure idée. Il te reste des forceps ?

Pendant qu’il gardait Fallion dans la Cellule Noire, Vulgnash s’était amusé à créer de nouvelles runes pour son maître. La rune d’Empathie était son œuvre.

— Une poignée, c’est tout.

— Fabrique deux forceps de Vue, et force les petites gens à vous faire un Don, à Kryssidia et à toi.

— Seigneur ?

— Les petites gens y voient très bien en plein jour. Durant ton absence, j’ai fait effectuer un test par un officiant. Avec un Don de Vue humain, nos wyrmlings parviennent à supporter la lumière du soleil, annonça le Seigneur Désespoir.

Vulgnash eut un sourire qui découvrit ses canines monstrueuses.

— Merci, maître. (Mais au lieu de s’en aller, il mit un genou en terre.) Il y a autre chose.

— Quoi donc ?

— Pendant que je poursuivais la fille, j’ai vu des maraudeurs, une horde immense. Ils se trouvent à un peu plus d’une centaine de lieues d’ici. S’ils ne dévient pas de leur trajectoire, ils pourraient atteindre Rugassa ce soir.

— Ils ne constituent pas un danger, affirma le Seigneur Désespoir. La Terre ne me met pas en garde contre eux. Ils passeront sans doute à côté de la forteresse sans nous attaquer. (Il en avait assez de s’inquiéter.) Avant de partir, descends dans le donjon et vérifie une dernière fois que les prisonniers ne risquent pas de s’enfuir.

— Entendu.

Vulgnash se releva et sortit à grandes enjambées, ses ailes déployées plus fièrement. Seul Scathain demeura face au trône.

— Allons dîner, mon ami, lui lança le Seigneur Désespoir. Et profitons-en pour chercher le meilleur moyen de conquérir un million de millions de Mondes d’Ombres.