CHAPITRE XXII

LE SEUL ET UNIQUE ARBRE

Dans le monde à venir, les arbres seront abattus jusqu’au dernier, et la nature elle-même s’inclinera devant le Grand Ver.

Extrait du catéchisme wyrmling

La soirée était déjà bien avancée quand le magicien Sisel et le seigneur Erringale atteignirent le Seul et Unique Arbre.

Ils avaient marché toute la journée, si bien qu’Erringale avait pu prendre la mesure de la décrépitude du Monde d’Ombres. Il avait contemplé les effets de la nielle qui tuait la végétation, et les nombreuses maisons en ruine abandonnées par le clan guerrier. Il avait senti l’odeur âcre de la mort.

Jamais encore il n’avait été témoin de semblables horreurs.

— Je trouvais que les limbes avaient beaucoup souffert, dit-il à un moment où Sisel et lui se reposaient dans les décombres d’une ancienne auberge. J’avais déjà vu des endroits dévastés dans les Ravagines, mais jamais de destruction aussi systématique ni aussi étendue.

— Ce monde entier est en ruine, acquiesça tristement Sisel. Au-delà des montagnes, dans le sud, les plantes rampantes de la jungle les ont presque englouties. Mais à l’est d’ici, elles sont plus récentes : de vastes forteresses élégantes et solides, changées en tombeaux remplis des ossements de leurs défenseurs.

« La guerre contre les wyrmlings dure depuis cinq millénaires. Parfois, il nous est arrivé d’avoir le dessus pendant quelques siècles. Mais nous finissions toujours par relâcher notre vigilance, et les wyrmlings en profitaient pour frapper toujours plus nombreux. D’autres fois, nous avons perdu des territoires immenses, et nous n’avons jamais réussi à les leur reprendre.

Le seigneur Erringale écoutait, l’air grave.

— Daylan m’a dit que le Grand Ver avait fait venir d’infâmes créatures issues d’autres mondes pour grossir son armée. Que pouvez-vous me dire d’elles ?

Le magicien Sisel lui décrivit ce qu’il avait vu. Les habitants des limbes connaissaient déjà certains de ces monstres – les Éclats Ténébreux étaient leurs ennemis mortels –, mais Erringale fut horrifié d’apprendre l’existence des strengi-saats qui implantaient leurs œufs dans le ventre de jeunes humaines afin que leurs petits aient de la viande fraîche pour se nourrir quand ils écloraient.

— Où le Grand Ver a-t-il bien pu trouver ces monstres ? se demanda-t-il à voix haute.

— Je l’ignore, répondit Sisel. Puis-je me permettre une remarque ? Je suis très surpris que votre peuple ait refusé de nous prêter des armes.

— Si nous vous donnions des armes supérieures à celles que vous possédez actuellement, les wyrmlings s’en empareraient, et votre sort deviendrait encore pire, se justifia Erringale.

— Ah. Voilà donc pourquoi vous tentez de dissimuler votre savoir aux populations des Mondes d’Ombres. Dites-moi, si un de vos semblables mourrait de soif, votre loi vous interdirait-elle de lui indiquer l’oasis la plus proche ?

— Bien sûr que non.

— Quelle différence ? Certains hommes ont besoin d’eau pour survivre ; d’autres ont besoin d’armes.

Erringale ne répondit pas. Pendant plusieurs lieues, il marcha en silence, la tête baissée et l’air pensif.

Le soleil se couchait derrière les collines telle une perle rouge tombant dans un lit de pétales de rose. Les palombes roucoulaient, et les cigales chantaient dans les chênes.

Le magicien Sisel traversait une prairie, flanqué par le seigneur Erringale. Il se sentait parfaitement détendu. En tant que Gardien de la Terre, il pouvait se déplacer dans les bois comme dans les champs sans que personne, ami ou ennemi, ne le remarque s’il désirait qu’il en soit ainsi.

Et pour l’heure, il le désirait. Un lapin arrêté sur le bord du chemin ne lui prêta pas plus d’attention qu’à une mouche qui se serait posée sur son oreille. Un cerf buvait dans le ruisseau tout proche ; il ne leva même pas la tête sur le passage des deux hommes.

En atteignant Château Coorm au coucher du soleil, ils trouvèrent le pont-levis baissé. Ils n’entendaient pas de chiens aboyer à l’intérieur de la forteresse, pas d’enfants jouer dans ses rues, pas de lavandières chanter en travaillant ni de parents criant que le dîner était prêt.

De toute évidence, Château Coorm était désert. Ses habitants avaient fui.

Sisel et Erringale traversèrent le pont-levis. Leurs pieds ne faisaient presque pas de bruit en heurtant les planches, et même leur ombre à la surface de l’eau ne suffit pas à effrayer la truite qui nageait non loin de là dans les douves.

De l’autre côté du mur d’enceinte, ils découvrirent l’objet de leur pèlerinage. Un chemin circulaire faisait le tour de la cour pour permettre aux marchands de manœuvrer leur chariot. En son centre se dressait un muret de pierre d’environ un mètre vingt de haut. Il était rempli de terre et de cailloux telle une jardinière géante.

Une gargouille se dressait là, un homme dont les ailes repliées couvraient le haut de son visage. De l’eau jaillissait de sa bouche ouverte à la langue tirée.

Au-dessus de cette gargouille, le Seul et Unique Arbre étendait ses branches nues à la beauté surnaturelle, qui formaient des motifs aussi complexes que ceux d’un morceau de corail.

Jamais le magicien Sisel n’avait vu un arbre si ravagé. C’était tout bonnement stupéfiant. Ses feuilles étaient tombées jusqu’à la dernière. Des champignons crème et jaune poussaient sur son écorce en couche si épaisse qu’on l’aurait cru recouvert de neige. Le soleil couchant le baignait d’une lumière rose.

Une forte odeur de décomposition planait dans la cour, si intense que Sisel se couvrit le nez de sa manche pendant qu’Erringale étudiait l’arbre.

— Ainsi, c’était vrai, finit-il par lâcher. Le Seul et Unique Arbre est réapparu sur un Monde d’Ombres. Mais il est mort maintenant, pourri jusqu’à la moelle.

— Oui, acquiesça Sisel. Toutefois, il ne s’agit pas d’une pourriture ordinaire, mais d’une puissante malédiction.

Pris de vertige à la vue d’une telle profanation, Erringale bondit sur le muret de pierre, s’avança sous les branches de l’arbre et se laissa tomber à genoux devant lui, la tête en l’air.

— Il est mort, se lamenta-t-il. J’espérais communier avec lui, mais sa voix s’est tue.

Il baissa les yeux vers les feuilles mortes qui jonchaient le sol. À cet endroit, la terre était noircie, comme brûlée.

— Il reste peut-être un gland, dit Erringale, plein d’espoir.

Et il se mit à fouiller les cendres qui entouraient le pied de l’arbre.

— Cet arbre ressemble beaucoup à un chêne. Et un chêne ne commence à donner de glands qu’au bout d’une vingtaine de saisons, l’informa Sisel. Ça m’étonnerait que vous en trouviez un. Je suis venu en visite à Château Coorm il y a douze ans, et cet arbre n’avait pas encore jailli de terre.

Erringale crut que son cœur allait se briser. Il se redressa et tira sur une brindille jusqu’à ce que celle-ci craque et se détache de l’arbre.

— Une branche du Seul et Unique Arbre. Mon peuple la vénérera.

— Peut-être est-il encore possible de découvrir quelque trace de vie dans cet arbre, murmura Sisel en l’observant avec attention. D’après les légendes, il possède des pouvoirs de guérison remarquable. On ne sait jamais…

Erringale le regarda par-dessus son épaule comme si le magicien venait de proférer une idiotie de la plus belle eau.

— Comment pourrait-il rester de la vie là-dedans ?

— Lorsqu’un homme tombe dans de l’eau glacée, il prend l’apparence de la mort. Son étincelle de vie se replie au plus profond de lui-même. Son cœur cesse de battre et ses poumons de fonctionner. Mais il reste quand même de la vie en lui, et avec un peu de patience, il est possible de le ranimer.

« C’est la même chose avec les arbres. Chaque hiver, ils meurent un peu. Leurs pensées se font lentes et souterraines. Celui-ci souffre comme s’il avait été frappé par le gel. Il se peut néanmoins qu’il reste de la vie en lui – pas dans ses feuilles, ses branches ni même son tronc, mais dans ses racines.

Sisel leva son bâton, souffla sur l’arbre et chuchota une bénédiction :

— Racine, tronc, branches et feuilles, retrouvez force et vigueur.

Il recula et leva les yeux vers l’arbre comme s’il s’attendait à ce que des bourgeons jaillissent du bois mort.

— Là, soupira-t-il. Ça devrait arrêter la pourriture et l’empêcher de faire plus de dégâts. Maintenant, voyons si nous pouvons déceler des signes de vie.

Les deux hommes explorèrent les rues de la ville jusqu’à ce qu’ils trouvent les instruments dont ils avaient besoin : une pioche et une pelle. Ensemble, ils se mirent à creuser.

— Sisel, demanda Erringale lorsqu’ils eurent ouvert un trou d’un mètre de profondeur. Pourquoi les wyrmlings ont-ils essayé de tuer l’arbre ?

— Parce qu’il était beau ? suggéra le magicien.

— Ce n’est pas une raison suffisante, contra Erringale. Les wyrmlings sont infestés par des vers. Ce sont eux qui guident leur main. Or, le Grand Ver doit avoir besoin de l’arbre autant que nous, s’il espère réunir tous les mondes en un seul.

Sisel s’interrompit et réfléchit un long moment.

— Vous avez raison : il y a là un mystère, finit-il par admettre. Le Grand Ver compte peut-être procéder à la Reconstitution sans l’arbre. Ce serait bien son genre, d’essayer de plier les Puissances à sa volonté.

— À moins qu’il ait peur de l’arbre, avança Erringale. Peur de ses pouvoirs protecteurs, ou peur de l’influence qu’il exerce sur les hommes en les incitant à devenir meilleurs et à rechercher la perfection en tout.

Sisel poussa le raisonnement plus loin.

— L’arbre appelle également les hommes à le servir. Et en échange du peu qu’il leur demande, il leur confère espoir et sagesse. Vous avez peut-être raison. Le Grand Ver considère l’arbre comme son ennemi, son rival dans le cœur du peuple.

— Et ce que le Désespoir ne peut contrôler, il cherche à le détruire.

— En tout cas, c’est ce qu’il fait avec nous !

— Et si… si le problème, c’était plutôt que le Grand Ver lui-même a du mal à résister à l’influence de l’arbre ? lança Erringale.

Cette pensée fit sourire Sisel.

— Aaaaah. Je vois plusieurs raisons potentielles qui auraient pu le pousser à détruire l’arbre, mais c’est bien celle-ci qui sonne le plus juste.

Erringale hésita.

— Je ne sais pas. Quelque chose cloche dans toute cette histoire. Le Grand Ver a tenté de tuer l’arbre, et maintenant, il détient le Porteur de Torche – le seul homme possédant peut-être la capacité de lier tous les mondes entre eux. On dirait presque qu’il veut l’empêcher d’agir.

Sisel ne sut pas quoi répondre à ça. Difficile de comprendre ce qui se passait dans la tête du Désespoir.

Les deux hommes se remirent à creuser, Erringale avec sa pioche et Sisel avec sa pelle.

Peu de temps après, Sisel se pencha et sortit son butin de terre : un minuscule nœud d’écorce provenant de la racine-maîtresse. Tordu et difforme, il tenait sans problème dans le creux de sa main.

Sisel l’emporta jusqu’à la fontaine et le nettoya sous l’eau limpide. Puis il le leva dans la lumière des étoiles pour l’examiner.

— La pourriture est partout, constata-t-il, atterré.

Erringale jeta un regard dubitatif au nœud d’écorce.

— Vous en êtes sûr ?

— Certain, répondit Sisel, l’air sombre. Le sorcier qui a lancé ce sort était très puissant. Il ne reste rien à sauver.

Laissant tomber le nœud d’écorce, il l’enfouit dans la terre avec son talon et leva les yeux vers l’arbre.

Erringale resta planté là, les bras ballants et le cœur brisé.

— Ne pouvez-vous rien faire ?

— J’imagine que l’Esprit de la Terre nous fournira un nouvel arbre le moment venu. Nous ne pouvons qu’attendre.

— Mais nous avons déjà attendu mille fois mille ans que l’arbre renaisse, dit doucement Erringale.

— Il faudra continuer à prendre votre mal en patience, répliqua Sisel. Et puis, même si un autre arbre se manifestait, qui vous dit qu’il ne serait pas détruit de la même façon ?

Erringale scruta les yeux du magicien dans la douce lueur des étoiles et de la lune montante. Dans les prunelles de l’Éclat, Sisel vit une dureté nouvelle.

Je me demande ce que ça donnerait s’il partait en guerre. À quelles puissances commanderait-il ? De quelles armes disposerait-il ? Quels alliés parviendrait-il à rassembler ?

— Ici couve un mal qui dépasse l’entendement humain, affirma Erringale. Mais j’ai bien l’intention de découvrir de quoi il retourne.