CHAPITRE XXIII

DANS LE DONJON DU DÉSESPOIR

Tout homme naît dans une cage. La taille de celle-ci est déterminée par l’étendue de ses ambitions.

Extrait du catéchisme wyrmling

Rhianna filait à toute allure. Elle dévorait les lieues en continuant à guetter Vulgnash et son nuage gris à l’horizon.

Peu avant le crépuscule, elle atteignit Beldinook. Les tours et les remparts blancs du château étincelaient comme du corail enflammé dans la lumière du couchant.

Rhianna se dirigea droit vers le palais. Elle y trouva les officiantes des cavalières de Fleeds en train de prendre leurs derniers attributs : elles avaient presque épuisé le millier de forceps apporté par Rhianna.

Plantée au milieu de la foule sur la grand-place de la ville, la jeune femme lança un appel vibrant.

— Peuple de Beldinook. Je dois me rendre à Rugassa en toute hâte. Je vous supplie de me donner votre rapidité, non pour mon salut ou celui de l’homme que j’aime, mais pour le vôtre – pour vos enfants, votre famille et votre royaume. Si j’échoue, votre sacrifice n’aura pas duré plus d’une heure. Mais si je réussis, les ménestrels chanteront vos louanges à jamais.

Rhianna n’eut pas besoin d’en dire davantage. Elle avait pris tellement de Dons de Charisme qu’elle aurait sans doute pu se dispenser d’ouvrir la bouche. Avec tous ses Dons de Voix, ses paroles frappèrent les Dédiés potentiels en plein cœur.

— J’en serai ravi, milady, cria un jeune homme.

Et bientôt, une douzaine d’autres personnes lui firent écho.

Rhianna n’eut pas besoin d’assister à la cérémonie : ses nouveaux Dédiés lui transmettraient leurs attributs à travers ses vecteurs. Saluant les officiantes d’un signe de tête, elle se rendit dans la salle à manger pour dîner.

La jeune femme était affamée. Elle venait de parcourir deux cents lieues en quelques heures, et même si elle disposait de la force, de l’endurance et du métabolisme nécessaires pour accomplir un tel exploit, son corps devait en payer le prix. Il lui semblait avoir perdu dix kilos depuis le matin. De la sueur, essentiellement, mais elle voyait les os de ses poignets saillir à travers sa peau.

Aussi but-elle et mangea-t-elle jusqu’à ce que son estomac menace d’exploser. Puis elle s’envola de nouveau et se dirigea vers Rugassa à une allure plus modérée.

Elle avait un problème, un problème nommé Vulgnash.

Comment vais-je franchir son barrage ? se demandait-elle. Avec les Dons de Métabolisme supplémentaires qu’elle s’apprêtait à recevoir, elle serait plus rapide que lui. Mais le serait-elle suffisamment ?

Elle n’avait pas d’autre choix que de tenter le coup.

Battant des ailes à un rythme régulier, Rhianna filait au-dessus du paysage qui s’assombrissait peu à peu. Elle traversa une rivière que les étoiles paraient d’un éclat argenté. D’innombrables chauves-souris jaillirent des arbres alentour et piquèrent vers la surface, qu’elles rasèrent en buvant avant de redresser.

Rhianna tenta de les imiter. Elle fut surprise de sentir de l’eau éclabousser son visage et le devant de sa tunique, et plus encore de sentir de la terre et des moucherons dans sa bouche.

Je suis devenue une chauve-souris, songea-t-elle.

Puis elle poursuivit son vol en direction de Rugassa, et le monde sembla ralentir encore davantage comme ses vecteurs lui transmettaient de nouveaux Dons de Métabolisme.

Enfin, le clair de lune découpa la silhouette menaçante du volcan noir. À cette heure-ci, les wyrmlings seront réveillés et en alerte, raisonna Rhianna. Je devrais peut-être attendre jusqu’à demain.

Mais elle n’osait pas retarder son assaut. À chaque minute écoulée, l’ennemi devait prendre davantage de Dons et devenir plus difficile à battre.

Aussi Rhianna vira-t-elle au-dessus des plaines qui entouraient Rugassa. Des centaines de milliers de wyrmlings s’agitaient là : soldats marchant à la guerre, expéditions de chasseurs qui partaient avec des chariots pour ramener la viande nécessaire au ravitaillement de la cité, bûcherons, mineurs et les Puissances seules savaient quoi d’autre.

Rhianna fonça vers la forteresse à cent lieues de l’heure. Les wyrmlings qui levèrent la tête à ce moment-là ne virent qu’un éclair rouge dans le ciel nocturne – les ailes et la robe d’un Chevalier Éternel qui regagnait sa tour. C’était un spectacle qu’ils avaient déjà contemplé un millier de fois.

Rhianna avait reçu assez de Dons d’Intelligence pour se rappeler parfaitement où se trouvait le conduit d’aération par lequel elle s’était échappée un peu plus tôt. Elle y plongea tête la première, et dès qu’elle jaillit de la cheminée, elle écarta ses ailes pour freiner sa descente vers le sol de l’arène.

Les wyrmlings qui s’affairaient là ouvrirent de grands yeux stupéfaits, mais Rhianna avait rabattu sa capuche sur son front pour qu’ils ne puissent pas voir son visage. Dès que ses pieds eurent touché le sol, elle s’élança dans le tunnel où Kirissa avait laissé un sillage parfumé au santal.

Avec ses vingt Dons de Métabolisme, la jeune femme n’était qu’une traînée floue qui filait dans le labyrinthe à cinquante lieues de l’heure. J’ai signé mon arrêt de mort en prenant autant d’attributs de rapidité, songea-t-elle. Si je ne me fais pas tuer ce soir, je mourrai de vieillesse d’ici quatre saisons.

Mais Rhianna ne voulait pas se lamenter sur son sort. Elle avait fait son choix, et c’était pour elle le seul moyen de délivrer Fallion.

Elle aurait pu aller encore plus vite si elle n’avait pas eu de virages à négocier. Plutôt que de se rompre le cou en percutant un mur, elle préférait modérer son allure.

La jeune femme fut surprise par le peu de wyrmlings qu’elle croisa dans les couloirs du labyrinthe. Peut-être était-il encore trop tôt pour certains d’entre eux, ou peut-être étaient-ils déjà au travail quelque part. Quoi qu’il en soit, elle prit bien garde à faire un écart ou à bondir par-dessus la tête de chacun d’eux pour l’éviter. Elle ne pouvait pas se permettre d’en blesser un seul, et ceux qui la voyaient foncer vers eux n’avaient pas le temps de réagir.

Plusieurs fois, des rugissements outrés s’élevèrent sur son passage. Mais Kirissa lui avait appris quelques jurons dans sa langue. Il suffisait que Rhianna écarte ses ailes en aboyant des imprécations pour que les wyrmlings s’écartent précipitamment devant elle. Avec ses Dons de Voix pour perfectionner l’illusion, ils ne devaient même pas se rendre compte qu’elle était une intruse.

Ainsi Rhianna continua-t-elle à filer dans les tunnels dont le plafond piqueté de vers luminescents ressemblait à un ciel étoilé. Enfin, elle atteignit l’escalier en colimaçon et entama sa longue descente vers le donjon, une clé d’os à la main.

 

Serre fut la première à se réveiller – peut-être parce qu’elle avait reçu plus de Dons d’Endurance que les autres, ou peut-être parce que le spectre avait à peine effleuré sa main. En revenant à elle, tremblante et choquée, elle découvrit Rhianna plantée à l’entrée de sa cellule.

— Debout, lui lança sa sœur adoptive. Vite ! Lève-toi, sinon tu vas mourir !

De l’eau coulait sur le visage de Serre, de l’eau sale. De toute évidence, c’était ce qui l’avait arrachée à sa torpeur.

— Où… où suis-je ? balbutia-t-elle.

Mais Rhianna était trop occupée pour lui répondre. Elle avait saisi un garde par la gorge et le poussait vers le mur pour l’enchaîner.

Serre leva la tête en clignant des yeux. Son bras droit lui faisait mal. Elle sentait de la glace couler dans ses veines et filer droit jusqu’à son cœur, menaçant d’en arrêter les battements d’une seconde à l’autre.

— Aide-moi, réclama Rhianna. Les autres dorment tous, et je n’arrive pas à les réveiller. Je suis venue vous délivrer. Vulgnash n’était pas là quand je suis arrivée, mais il pourrait revenir d’une seconde à l’autre.

La jeune femme se mouvait avec une rapidité stupéfiante, au moins deux fois plus vite que Serre elle-même. Elle se précipita hors de la cellule et revint un instant plus tard avec un deuxième garde, une brute massive qui hurlait et se débattait tandis qu’elle la traînait sur le sol.

Serre se mit debout. Elle avait reçu tant de Dons de Force qu’elle avait l’impression de ne pas peser plus lourd qu’une plume. Pourtant, elle était blessée dans les tréfonds de son âme, et elle se sentait terriblement mal.

Rhianna la poussa dehors. Ensemble, elles verrouillèrent la lourde porte métallique, enfermant les gardes à l’intérieur.

En un clin d’œil, Rhianna ouvrit la cellule de Fallion. Le jeune homme gisait inconscient sur une paillasse, les bras et les jambes étroitement ligotés. Un froid surnaturel régnait dans la pièce. Les lèvres de Fallion avaient viré au bleu ; les barreaux étaient couverts de givre, et des congères s’étaient formées sur les murs de pierre.

— Essaie de le réchauffer, ordonna Rhianna à Serre. Je ne crois pas qu’il ait été touché par un spectre. Vulgnash a seulement aspiré toute sa chaleur corporelle.

Et elle entreprit de détacher Fallion.

Serre envisagea de s’allonger près de son frère adoptif pour lui communiquer la chaleur de son propre corps. Puis elle se souvint de la soleille cachée dans sa botte. Les wyrmlings lui avaient confisqué ses dagues, sa ceinture et sa veste en cuir, mais ils lui avaient laissé ses bottes.

Serre ôta celle de gauche et la retourna pour faire tomber la pierre brillante. Elle ramassa celle-ci, la pinça très fort et l’approcha de la joue de Fallion.

L’espace d’une seconde, le jeune homme demeura immobile, respirant à peine. Sa vie semblait suspendue à un fil, et tout à coup, il hoqueta comme la chaleur dégagée par la soleille le faisait instantanément revenir à lui.

Il leva la main droite, tâtonnant à l’aveuglette en quête de la pierre. Il ne parvint pas à la saisir, mais lorsque sa main passa à côté, la lumière s’intensifia en réponse à son besoin, et un torrent de feu doré comme un champ de blé se déversa de la soleille.

Celle-ci devint si chaude que Serre la lâcha, les doigts déjà barrés par une brûlure blanche. Mais le feu qui s’engouffrait dans le corps de Fallion ne semblait lui faire aucun mal.

Le jeune homme ouvrit les yeux. Des flammes dansaient dans ses prunelles radieuses. Il dévisagea Rhianna et Serre. Même s’il était de nouveau parfaitement conscient et plein d’énergie, la douleur creusait toujours ses joues, et il avait l’air hagard.

Rhianna acheva de le détacher, puis utilisa les clés prises aux gardes pour défaire ses chaînes. Cela fait, elle se précipita vers les autres cellules. Des grincements signalèrent que plusieurs portes s’ouvraient en rapide succession. Rhianna prononça le nom de Daylan du Marteau Noir, de l’Émir Tuul Ra et de la wyrmling Kirissa.

Un instant plus tard, elle revint dans la Cellule Noire.

— Je n’arrive pas à les réveiller, se lamenta-t-elle. C’est à peine s’ils respirent encore.

Fallion s’était redressé en position assise, mais il se mouvait avec une lenteur infinie, comme un vieillard accablé par le fardeau des ans.

— Que… que se passe-t-il ?

— Daylan du Marteau Noir et l’Émir Tuul Ra sont ici avec nous, répondit Rhianna avant que Serre puisse ouvrir la bouche. Ils ont été touchés par des spectres.

Serre tenait toujours sa main droite brûlée contre sa poitrine. Elle ne sentait plus ses doigts, et craignait de s’évanouir d’un instant à l’autre.

— Je vois, dit Fallion. (Il réfléchit un moment, comme s’il était encore hébété, avant de déclarer :) Il est des blessures que seul le Feu peut guérir.

Il ramassa la soleille, la déposa dans sa paume ouverte et en tira une flamme brillante. Soudain, de la lumière parut jaillir de chacun de ses pores. Il se changea en un être radieux. Alors, il regarda à travers Serre et prit la main blessée de la jeune fille.

Celle-ci l’observait comme si elle le voyait pour la première fois. Il y avait tant de compassion et tant de chagrin sur son visage ! Et il était en train de la soigner tel un Éclat tout droit sorti d’une légende.

Il est l’un d’eux, réalisa-t-elle. Il est bien davantage qu’un simple mortel.

Serre avait toujours considéré Fallion comme son frère. Enfant, elle s’était chamaillée avec lui ; elle avait joué avec lui, appris avec lui, travaillé avec lui. Mais jamais elle ne l’avait vu sous ce jour. Jamais elle n’avait imaginé qu’il puisse être ainsi.

Son cœur, qui jusque-là était glacé et battait de manière anarchique, commença à se réchauffer. Une douce tiédeur enfla dans la poitrine de Serre, comme si des rayons de soleil caressaient sa peau nue, et le pouls de la jeune fille se stabilisa. Puis la sensation de bien-être et de vigueur se propagea à ses extrémités, remontant jusqu’à ses épaules et descendant le long de ses bras.

En vingt secondes, Fallion eut guéri la main de Serre. Il continua à fixer la jeune fille dans les yeux comme s’il regardait en elle, cherchant d’autres maux éventuels à soigner.

Lorsqu’il eut terminé, il la lâcha, se détourna d’elle et passa dans une des cellules voisines.

Serre le rejoignit. Toujours radieux, il se pencha vers l’émir en brandissant la soleille ainsi qu’un talisman. La pierre s’embrasa de nouveau. Une lumière dorée, plus douce que la blancheur aveuglante qui émanait de Fallion, emplit la petite pièce. Elle semblait former un noyau plus dense au niveau de la poitrine de l’émir.

Pendant un long moment, Fallion resta planté au-dessus du corps inerte de Tuul Ra. Serre se mit à compter pour voir combien de temps il mettrait à réveiller ce dernier, pendant que Rhianna passait son trousseau de clés en revue et déverrouillait les fers du prisonnier.

Trois minutes entières s’écoulèrent avant que l’émir se mette à tousser et griffe l’air de ses mains comme pour se raccrocher à quelque chose. La radiance de Fallion s’intensifia.

— Il a reçu une grave blessure, commenta le jeune homme en se concentrant pour guérir l’émir.

Tuul Ra toussa de nouveau et se redressa sur les coudes. Encore sonné, il regarda autour de lui en essayant de reprendre ses esprits.

— Que s’est-il passé ? croassa-t-il.

— Nous avons été capturés, répondit Serre. Rhianna est venue nous délivrer.

— Nous ne devons pas traîner ici, ajouta la jeune femme en jetant un coup d’œil vers le couloir. J’ai réussi à entrer sans tuer personne, mais j’entends sonner des cloches. Les wyrmlings doivent être à ma recherche.

Serre tendit l’oreille. Aucun son de cloche ne lui parvenait. Rhianna avait sans doute pris plus de Dons d’Ouïe qu’elle. La jeune fille traduisit son avertissement à l’émir.

— Dis-lui de prendre Fallion et de s’en aller. (Tuul Ra tenta de se mettre debout, mais tituba et perdit l’équilibre. Levant les yeux, il vit que personne n’avait bougé.) Allez-y ! Je vous suis dès que possible. Il faut sauver Fallion, c’est tout ce qui compte.

— C’est faux, contra Serre.

Elle voyait très bien ce que l’émir était en train de faire. Il avait l’intention de rendre leurs attributs à ses Dédiés, et notamment à sa fille. Il espérait mourir noblement.

L’émir la dévisagea.

— Évidemment, concéda-t-il en regardant autour de lui. Il faut également sauver Daylan et la fille wyrmling.

Fallion se dirigea vers la cellule de l’immortel pour s’occuper de lui. L’émir se releva maladroitement et, du menton, désigna Rhianna.

— Ton amie ailée est la plus rapide de nous tous. C’est elle qui a la meilleure chance de s’échapper, et notre mission est plus importante que notre survie. Je t’en prie, Serre, dis-lui d’y aller. Je ne peux pas sauver le père, mais nous pouvons peut-être aider à sauver le fils.

Serre traduisit les paroles de l’émir. Le temps qu’elle finisse, Daylan du Marteau Noir avait commencé à tousser et à gémir dans sa cellule.

Mais soudain, la lumière dorée de la soleille déclina comme si elle se mourait. Fallion réapparut, examinant la pierre qui ne brillait plus que comme une braise agonisante.

— Son feu est presque épuisé, dit-il. Vous en avez une autre ?

Rhianna jeta un coup d’œil à Serre. Sa propre pierre avait été détruite, et les wyrmlings avaient confisqué celles de Daylan et de l’émir.

— Non, c’était la dernière, répondit Serre. (Elle se tourna vers Rhianna.) Vas-y. Emmène Fallion avec toi. Il ne peut plus rien faire ici, et nous ne ferions que vous ralentir. Nous vous rejoindrons dehors dès que possible.

— Ça ne sera pas facile de porter Kirissa inconsciente, la prévint Rhianna. On devrait peut-être la laisser ici.

— Pas question, contra Serre. De toute façon, même si elle était réveillée, nous devrions la porter : sans Dons, elle n’arriverait pas à nous suivre.

Rhianna hésita comme si elle cherchait une bonne raison de rester avec eux. Elle finit par hocher la tête à contrecœur : elle partirait en emmenant Fallion.

— Souvenez-vous de ne tuer personne. Tant que nous ne constituerons pas une menace, leur faux Roi de la Terre ne pourra pas nous localiser.

— Ce sera peut-être plus facile à dire qu’à faire, objecta Serre.

Puis elle se précipita dans la cellule de Kirissa et la souleva doucement. Avec ses huit Dons de Force, la wyrmling lui paraissait encombrante mais pas vraiment lourde. Serre ne craignait pas de se fatiguer ; par contre, il était possible qu’un de ses os se brise sous le poids de son fardeau, et qu’elle ne soit plus en état de porter la wyrmling.

Elle laissa Daylan du Marteau Noir et l’émir se soutenir mutuellement.

Ils s’élancèrent, remontant l’escalier en colimaçon et enfilant les tunnels du labyrinthe aussi vite que possible. L’émir ouvrait la marche, suivi par Rhianna qui avait pris Fallion sur son dos. Sans Dons de Métabolisme, lui non plus n’aurait pas pu suivre leur allure.

La clameur lointaine des cloches poussait les wyrmlings à sortir dans les couloirs. Les compagnons en rencontraient presque à tous les coins. Chaque fois, Rhianna poussait un cri de bataille à la façon des Chevaliers Éternels – avec sa mémoire parfaite, elle n’avait aucun mal à s’en souvenir, et avec ses Dons de Voix, elle pouvait le reproduire à la perfection.

L’émir repoussait tous les wyrmlings qui ne s’écartaient pas assez vite de leur chemin. Avec sa force et sa rapidité, il lui suffisait d’une chiquenaude pour les faire partir à la renverse.

Tandis qu’ils filaient dans les passages à la moiteur étouffante, Fallion acheva de recouvrer ses forces. Il aspira la chaleur de l’air et, très vite, se mit à briller d’un éclat assez vif pour que les wyrmlings qui le voyaient rugissent de douleur avant de reculer en toute hâte.

En atteignant le niveau supérieur de la forteresse, Rhianna chargea dans un large couloir. Désormais, Serre entendait elle aussi la clameur des gongs.

Des gardes wyrmlings marchaient sur les compagnons. Ils étaient une trentaine environ et s’avançaient à quatre de front, les yeux plissés pour se protéger contre la lumière. Rhianna poussa un rugissement, mais ne leur laissa pas le temps de battre en retraite.

Ouvrant ses ailes, la jeune femme bondit dans les airs et survola les gardes. Une partie des wyrmlings se retourna pour tenter de l’arrêter. Daylan du Marteau Noir et l’émir en profitèrent pour se jeter sur les autres.

Visiblement, aucun des gardes ne possédait d’attributs supplémentaires. Daylan et l’émir les écartèrent d’une bourrade, une moitié sur la gauche et l’autre sur la droite. Les wyrmlings s’écroulèrent en tas, ouvrant un passage à Serre. La jeune fille s’élança dans la trouée, piétinant au passage ceux qui tentaient de se relever.

Nous avons de la chance qu’il n’y ait pas de Seigneurs de la Mort parmi eux, songea-t-elle. Mais elle espérait que les spectres mettraient du temps à réagir.

Au passage, l’émir déroba des armes aux gardes tombés à terre : quelques dagues et une paire de haches lourdes.

Bientôt, une grande arche se découpa devant les compagnons. Serre devina où ils étaient : ils avaient atteint l’Arène du Grand Ver, comme en témoignait l’odeur fétide qui s’échappait par l’ouverture. Mais Rhianna dédaigna celle-ci pour s’engager dans le tunnel qui conduisait vers la porte sud.

Serre se remémora la herse de fer qui était tombée derrière eux un peu plus tôt, et elle craignit qu’ils n’arrivent pas à sortir. Les cloches sonnaient de plus en plus fort, faisant vibrer les murs des tunnels à chaque coup.

Les compagnons accélérèrent. Devant eux, Serre vit la lourde herse recommencer à descendre. Rhianna plongea dessous avant qu’elle se referme, mais ralentie par la wyrmling qu’elle portait, Serre ne pouvait pas réagir aussi vite.

Je n’y arriverai pas, songea-t-elle.

L’émir atteignit la herse et roula dessus, pendant que Daylan se jetait à plat ventre et rampait de l’autre côté. Un instant, Serre craignait qu’ils l’aient abandonnée.

Puis la herse s’immobilisa brusquement, et la jeune fille comprit. Deux haches wyrmlings avaient été placées sous la grille pour la bloquer, leur pommeau enfoncé dans le sol et leurs lames formant un T. L’émir avait ménagé un passage à Serre.

La jeune fille atteignit la herse, lâcha son fardeau et se glissa sous la grille. Le temps qu’elle se relève, Daylan et l’émir avaient tiré Kirissa jusqu’à eux.

— Passe devant, dit Tuul Ra à Serre. Je te relaie.

Serre comprit son raisonnement. Elle avait beaucoup plus de Dons que lui. Ses compagnons auraient besoin de ses attributs en cas de combat. Elle ne pouvait pas gaspiller son énergie à servir de mule.

Aussi s’élança-t-elle devant Rhianna.

À présent, les couloirs de la forteresse grouillaient de troupes wyrmlings que Serre devait repousser tout doucement sur les côtés, comme si elle ne faisait que s’entraîner à se battre.

Soudain, elle sentit l’odeur des champs et des pins. La sortie !

Serre déboula à l’extérieur, où la nuit était tombée. Le ciel saupoudré d’étoiles semblait béer au-dessus d’elle. Loin à l’est, le mince croissant de la nouvelle lune s’élevait derrière les montagnes.

Et en contrebas, des dizaines de milliers de wyrmlings grouillaient dans la cour de la forteresse.

 

Dans ses quartiers privés, le Seigneur Désespoir dînait avec Scathain et faisait des projets d’avenir lorsqu’il entendit les gongs sonner leur avertissement.

Scathain haussa un sourcil en lui jetant un regard interrogateur, et le Seigneur Désespoir se demanda ce qui était arrivé. Il regarda en lui, quêtant les conseils du Roi de la Terre. Mais personne ne l’attaquait. Ses Élus et lui ne couraient pas le moindre danger, il en était certain.

— Un des tunnels a dû s’effondrer, dit-il à son invité. C’est un risque perpétuel quand on vit sous terre. Le sol a été déstabilisé par la fusion des deux mondes. Des éboulements mineurs se sont déjà produits ces deux derniers jours. Ce n’est probablement rien de grave.

Quelques longues minutes plus tard, le capitaine de la garde vint interrompre leur dîner.

— Seigneur, s’écria-t-il dès qu’il eut franchi le seuil de la pièce, les prisonniers se sont échappés !

L’espace d’une demi-seconde, le Désespoir le fixa sans réagir. Il n’en croyait pas ses oreilles. C’était terriblement embarrassant.

— Impossible, protesta-t-il.

Les gardes du donjon sont mes Élus. La Terre m’aurait prévenu s’ils avaient été tués.

De nouveau, il sonda son cœur en quête des geôliers, que ses Pouvoirs de la Terre lui permettaient de localiser. Ils étaient en vie, et indemnes. Ils n’avaient pas quitté leur poste.

Soudain, le Seigneur Désespoir se mit à rire de sa propre sottise.

— Cette fille est maligne, dit-il à Scathain. Elle s’est introduite ici sous notre nez, et elle a emmené mes prisonniers sans prendre une seule vie. Mais ça ne lui servira à rien. J’ai choisi Fallion Orden. Je sens où il est.

En ce moment même, le jeune homme s’éloignait de la forteresse à tire-d’aile.

Le Seigneur Désespoir se précipita sur le balcon de sa tour. Il sauta sur la tête d’une de ses gargouilles de pierre et, depuis ce perchoir, baissa les yeux. Scathain, qui l’avait suivi, se jucha sur une autre statue pour regarder lui aussi.

En contrebas, les prisonniers filaient à travers la plaine obscure. Fallion irradiait une lumière blanche à l’éclat surnaturel. Ses compagnons et lui s’éloignaient si vite que le jeune homme ressemblait à une comète.

Rhianna rugissait des avertissements. Les wyrmlings aveuglés et effrayés s’écartaient précipitamment sur le passage des fuyards, ouvrant une trouée à ceux-ci parmi leurs rangs.

En quelques secondes, les prisonniers eurent franchi le mur extérieur et s’enfoncèrent entre les pins qui entouraient désormais la forteresse. Alors seulement, Fallion laissa sa lumière s’estomper.

La Source de Lumière a bien mérité son nom, songea le Seigneur Désespoir.

Il envisagea de se lancer à la poursuite des fugitifs. Il n’avait pas peur des champions humains. La Terre ne le mettait pas en garde contre eux, et le Désespoir savait qu’ils ne pourraient pas tuer son hôte.

Mais Fallion disposait d’un pouvoir qu’aucun Tisseur de Flammes n’avait manifesté avant lui. Il brillait assez fort pour tuer un locus en l’incinérant.

L’Esprit de la Terre me préviendrait-il de cela ? se demanda le Désespoir. Non, sans doute pas. Un locus n’est pas un humain. Sa vie n’a aucune valeur pour lui.

Je n’ose pas affronter ces champions tout seul, décida-t-il. J’ai besoin de Vulgnash.

Mais ce dernier se trouvait à plusieurs heures de vol, en train de remplir une mission capitale. Il devait reprendre le contrôle des mines de sang-métal ; tant qu’il n’aurait pas fini, le Seigneur Désespoir ne pourrait pas se permettre de le rappeler ni même de le distraire.

Et puis, qu’importe si je les laisse s’enfuir ? Ils n’ont tué aucun de mes serviteurs. Ils croient qu’ils ont délivré Fallion Orden, et ils ne se rendent pas compte que leur ami ne pourra jamais m’échapper.

Le capitaine des gardes s’était rué sur le balcon derrière son maître.

— Dois-je les faire poursuivre ?

— Vous ne les rattraperiez pas, répondit le Seigneur Désespoir. Et même si vous y parveniez, il ne serait pas en votre pouvoir de les capturer.

En revanche, ce serait en le pouvoir d’un autre de ses serviteurs. Le Désespoir envoya un message mental à Vulgnash. Quand tu auras fini de châtier les traîtres, reviens en toute hâte. Et ramène du sang-métal pour fabriquer des forceps.

— Vous voulez de l’aide ? s’enquit Scathain. Je peux faire venir un escadron d’Éclats Ténébreux en quelques minutes.

Le Seigneur Désespoir sourit.

— Oui, vas-y. Donnons à ces imbéciles un petit avant-goût de ce qui les attend.

Au lieu de rentrer dans la forteresse, Scathain bondit depuis la tête de la gargouille et vola vers le sommet du volcan, à l’endroit où s’ouvrait la porte vers les limbes.

Le Seigneur Désespoir reporta son attention sur le capitaine de la garde.

— Dis à mes tourmenteurs de se mettre au travail sur les Dédiés de Fallion Orden. Je veux que la douleur le rende fou.