CRÉPUSCULE
À la Fin des Temps, les ténèbres recouvriront le monde, et l’obscurité envahira le cœur des hommes.
À l’extérieur des murs de Rugassa, l’Émir Tuul Ra s’arrêta pour voler un véhicule. C’était une simple charrette à bras : deux roues, un plateau et deux longues perches en guise de brancards. Elle était vide, et la wyrmling qui la tirait n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Une simple tape dans le dos la fit s’étaler sur la route poussiéreuse et permit à l’émir de s’emparer de sa charrette.
L’émir maîtrisait bien la langue des wyrmlings. Il ne voulait pas de mal à cette femme. Comme il n’existait pas de mots pour s’excuser chez ces créatures brutales, il lança :
— Nous en avions grand besoin. Portez-vous bien.
Il déposa Kirissa toujours inerte dans la charrette, et Rhianna fit de même avec Fallion. Puis ils se remirent en route, fonçant à trente lieues de l’heure sur la route. Le temps que la wyrmling recouvre ses esprits, se relève et lance quelques imprécations, sa charrette était déjà loin.
Rhianna avait pris la tête du groupe pour déblayer le terrain. L’émir tirait la charrette, et Serre la poussait par-derrière. Daylan du Marteau Noir ne pouvait pas suivre leur allure, aussi lui suggérèrent-ils de sauter dans le véhicule pour pouvoir avancer plus vite.
Autour de la forteresse, la forêt grouillait de chasseurs, de mineurs et de guerriers wyrmlings sortis pour travailler pendant la nuit. Mais le soleil était couché depuis une heure à peine, et une lieue plus loin, les compagnons trouvèrent la route encore déserte.
Ils continuèrent à courir. Un peu plus loin, ils franchirent une colline boisée et se retournèrent pour regarder Rugassa. Les frondaisons les recouvraient comme une cape, leur donnant l’impression d’être au chaud et en sécurité. Des cigales chantaient dans les arbres tout autour d’eux.
Ils ne firent halte que le temps de reprendre leur souffle. Mais l’émir se sentait affamé comme jamais auparavant. Il ne savait pas trop pourquoi. Peut-être parce qu’il avait été touché par un spectre. Son corps avait subi des dégâts considérables – mais pas autant que ceux infligés à son âme.
D’un autre côté, il avait pris plusieurs Dons de Métabolisme, et il était resté endormi – paralysé – pendant des heures après avoir couru sur des centaines de lieues. Cela seul aurait suffi à expliquer sa faim dévorante.
— J’imagine que tu n’as pas pensé à apporter à boire ou à manger ? demanda-t-il à Rhianna, car les wyrmlings leur avaient confisqué leur paquetage dans le donjon.
— La nourriture, c’est pour les faibles, répliqua la jeune femme.
Puis elle éclata de rire et secoua la tête.
Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Au loin, la silhouette noire du volcan dominait l’horizon. Rhianna avait pris assez de Dons de Vue pour pouvoir distinguer la route dans la lumière des étoiles.
— Personne ne nous poursuit pour le moment, déclara-t-elle au bout de quelques secondes.
— Ça ne durera pas, affirma Daylan du Marteau Noir. Nous avons privé le Seigneur Désespoir de son trophée. Il ne ménagera pas ses efforts pour le reprendre.
Tout en regardant Rhianna, l’émir dit à Serre :
— Il faut qu’elle nous laisse ici et qu’elle emmène Fallion en sécurité. Les Chevaliers Éternels se lanceront bientôt à nos trousses. Elle aura une meilleure chance de leur échapper si nous ne la ralentissons pas.
— Je suis étonné qu’ils ne se soient pas déjà manifestés, murmura Daylan. Mais l’émir a raison : Rhianna devrait partir avec Fallion.
Serre traduisit pour Rhianna.
— Où voulez-vous que je l’emmène ? demanda la jeune femme. Où pouvons-nous nous retrouver plus tard ?
L’émir ne voyait nulle part. Aucun endroit au monde ne lui semblait plus sûr. Rhianna avait mentionné les cavalières de Fleeds, mais celles-ci ne possédaient quasiment aucune place forte.
— Il faudrait le ramener dans les limbes. S’il doit combattre Vulgnash, il aura besoin d’attributs, d’armes puissantes et de temps pour s’entraîner.
L’émir consulta les autres du regard. Rhianna haussa les épaules, comme si elle se moquait bien de leur destination. Serre était prête à acquiescer, car elle n’avait pas de meilleure idée. Mais Daylan du Marteau Noir connaissait les habitants des limbes mieux que n’importe lequel de ses compagnons, aussi était-ce surtout son avis qui intéressait l’émir.
— Je ne sais pas trop, hésita-t-il. Les Éclats ne réalisent que trop bien quel genre de danger Fallion amènera avec lui. Et nous ne pourrons pas nous cacher éternellement chez eux. D’un autre côté, Fallion apportera également l’espoir ; il n’est donc pas impossible que le peuple d’Erringale lui réserve un bon accueil. Nous n’avons rien à perdre en réclamant sa permission.
Du coup, leur destination était claire, puisque Erringale et le magicien Sisel étaient partis à Château Coorm voir le Seul et Unique Arbre.
Au même moment, un éclair déchira le ciel au-dessus de la forteresse. L’émir jeta un coup d’œil derrière lui. Une masse de ténèbres bouillonnantes dissimulait le sommet du volcan, comme si celui-ci était sur le point d’entrer en éruption. Mais ces nuages avaient une forme étrange : aplatis sur le dessus, ils tournaient autour du cratère telle une gigantesque roue.
De la brume montait rapidement vers le ciel, oblitérant les étoiles. D’autres éclairs furent accompagnés de coups de tonnerre qui résonnèrent à travers le paysage. Puis des sons étranges commencèrent à s’échapper des ténèbres bouillonnantes, hurlements atroces mélangés à des éclats de rire maléfiques.
Dans la forêt toute proche, un ours rugit, et les oiseaux de nuit poussèrent de petits cris apeurés.
— Je ne crois pas qu’il faille nous inquiéter plus longtemps des Chevaliers Éternels, commenta Daylan. Visiblement, les Éclats Ténébreux nous rejoindront les premiers.
Les compagnons filaient à travers les collines boisées. Serre tirait désormais la charrette, tandis que Rhianna poussait celle-ci pour permettre au groupe d’accélérer. À côté d’elles, l’émir devait courir de toute la vitesse de ses jambes, ne s’arrêtant que de temps à autre pour s’abreuver à un ruisseau.
Régulièrement, les fuyards jetaient un coup d’œil craintif en arrière. La tempête qui couronnait le volcan s’intensifiait ; les nuages s’épaississaient ; les éclairs se succédaient si vite que le ciel semblait clignoter.
Dix ou douze minutes de temps ordinaire s’écoulèrent ainsi avant que le cratère du volcan soit tout à fait dissimulé par les ténèbres. Les champions en profitèrent pour couvrir encore une demi-douzaine de lieues.
L’émir courait à côté de la charrette qui tressautait et faisait des bonds sur la route accidentée. Au bout d’un moment, ses roues se mirent à grincer, et l’émir craignit que l’une d’elles explose la prochaine fois qu’elle roulerait dans une ornière.
Mais le véhicule avait été construit pour des ouvriers wyrmlings. Il était robuste, et il ne tomba pas en morceaux.
Chaque fois que l’émir regardait le nuage de ténèbres bouillonnantes derrière lui, il se réconfortait en pensant que les Éclats Ténébreux ne s’étaient pas encore lancés à leur poursuite. Pour l’instant, ils se contentaient de se rassembler telle une immense nuée de corbeaux.
Mais à chacun de ses coups d’œil, l’émir constatait que Fallion agrippait le bord de la charrette comme s’il craignait d’en être éjecté. Le jeune homme avait d’abord blêmi ; à présent, sa tête ballottait sur sa poitrine, et il semblait à peine conscient.
Il a reçu une blessure terrible, songea l’émir. La tunique de Fallion était couverte de sang séché. Était-ce là la cause de sa détresse ?
L’émir reporta son attention sur Rhianna qui poussait la charrette. La fatigue dépouillait son visage de toute émotion. Mais elle ne semblait pas craindre les Éclats Ténébreux. Ce qui lui faisait peur, c’était l’état de Fallion.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? finit-elle par lui demander.
Le jeune homme répondit très lentement et d’une voix faible. Comme toujours, Serre traduisit :
— Mes Dédiés… les wyrmlings sont en train de les torturer.
— Hein ?
Rhianna fronça les sourcils. Elle ne comprenait pas. Mais l’émir vit combien elle était inquiète. Elle aimait Fallion, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure.
L’émir fit signe aux deux filles de s’arrêter.
En guise d’explication, Fallion leva une main et ouvrit le col de sa tunique. Des runes étranges se détachaient sur sa poitrine par dizaines, plus grosses et plus complexes que celles que l’émir avait reçues durant sa cérémonie de transfert.
— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Serre.
— Des runes d’empathie, répondit Fallion. Je sens la douleur de mes Dédiés : leur solitude, leur chagrin, leur terreur. Je sens quand on leur tranche un pied ou qu’on leur crève un œil. Les wyrmlings sont en train de me punir à travers eux. Le Seigneur Désespoir m’informe que je ne serai jamais libre.
Abasourdi, l’émir détailla les runes.
— Je peux y retourner, offrit Rhianna. Je peux trouver tes Dédiés et te délivrer de ta douleur.
— Le Seigneur Désespoir a dû les choisir personnellement, objecta Daylan. Si tu tentes de les tuer, il le saura, et il t’attendra de pied ferme.
— N’essaie même pas, implora Fallion. Ce sont des innocents, des femmes et des enfants. Tu ne pourras pas les éliminer sans perdre ton âme. Même si tu réussissais à me délivrer, à ton retour, tu ne serais plus la femme que j’ai appris à aimer.
Il leva un regard suppliant vers Rhianna. Dans ses yeux brillaient des larmes de douleur – une douleur insupportable, mais à laquelle il ne pouvait pas se soustraire.
— Combien de Dons t’ont-ils fait ? demanda Rhianna, l’air prête à foncer vers Rugassa pour massacrer les Dédiés de Fallion contre son avis.
Le jeune homme secoua la tête.
— Des dizaines. Peut-être des centaines, à travers mes vecteurs. Le Seigneur Désespoir a dit qu’il m’en ferait des milliers, voire des millions si nécessaire – jusqu’à ce que je craque et que je devienne comme lui.
L’émir cherchait désespérément une solution. Mais très vite, il dut se rendre à l’évidence : il n’en existait aucune. Quoi qu’ils tentent, leur ennemi l’emporterait. Fallion ne pouvait pas échapper à la douleur, et ses amis ne pouvaient pas l’en délivrer.
— Que pouvons-nous faire ? se lamenta Serre.
— Ne m’emmenez pas avec vous, répondit Fallion. Je ne ferais que vous mettre en danger, vous et des tas d’innocents. Renvoyez-moi à Rugassa.
— Je me suis suicidée pour te sauver, répliqua Rhianna. Je suis une morte ambulante. Je refuse de te laisser partir.
Fallion lui prit la main et la serra très fort en regardant la jeune femme dans les yeux. Rhianna était désormais un Seigneur des Runes : puissante, magnifique et meurtrière. Elle avait reçu tant de Dons de Métabolisme qu’elle ne pourrait plus jamais vivre parmi des humains ordinaires.
— Et tu m’as sauvé, chuchota Fallion. Ton amour m’a sauvé tant de fois que je ne les compte plus. Si tu veux, je resterai.
Au loin, les éclairs brillaient de plus en plus fort, et le tonnerre formait un grondement ininterrompu. Le sol tremblait sous les bottes de l’émir. On aurait dit que c’était la fin du monde.
Une bourrasque frappa la forêt, ployant les arbres et arrachant aux feuilles un sifflement pareil au murmure du ressac.
— Les Éclats Ténébreux arrivent, constata Fallion.
L’émir regarda en direction de Rugassa. L’anneau de ténèbres et de foudre grandissait à vue d’œil. Soudain, l’émir réalisa qu’il ne s’agissait pas d’un seul immense nuage, mais de dizaine ou de centaines de nuages plus petits. Une silhouette remuait à l’intérieur de chacun d’eux : un Éclat Ténébreux. Les créatures étaient en train de se disperser ; elles partaient dans toutes les directions, même si la plus grosse partie d’entre elles filait vers le sud.
— Du temps de mon père, chuchota Serre à l’émir, un seul Éclat Ténébreux a semé la désolation dans tout un royaume. Personne n’arrivait à l’arrêter. Et maintenant, nous devons en affronter toute une armée…
— Ce n’est pas une armée, rectifia Daylan, l’air sombre. C’est un meurtre. (Voyant l’air étonné de ses compagnons, il précisa :) Tel est le terme générique qui désigne un groupe de ces créatures : on dit « un meurtre d’Éclats Ténébreux ».
— On devrait se cacher, suggéra l’émir. De préférence sous terre.
— Ils fouilleront tous les bâtiments et tous les tunnels, contra Daylan.
— Le magicien Sisel est capable de dissimuler un destrier lourd derrière un épi de blé, leur rappela Serre.
Rhianna haussa les sourcils.
— À condition qu’on l’atteigne dans les temps. (Elle dévisagea ses compagnons.) Il faut aller chercher nos forceps et les emporter avec nous. Sans eux, nous ne parviendrons pas à combattre les ténèbres qui approchent.
Elle parlait des coffres volés aux wyrmlings qu’elle avait cachés dans le sud, pas très loin de là. Mais récupérer les forceps et atteindre Château Coorm avant que les Éclats Ténébreux leur tombent dessus semblait presque impossible.
L’émir regarda Serre dans les yeux et sut aussitôt qu’ils devaient essayer.
Rhianna empoigna les brancards de la charrette et s’éloigna si vite que l’émir eut du mal à ne pas se laisser distancer.
Le vent s’intensifiait. À présent, les arbres tremblaient sous l’impact des bourrasques, et leurs branches craquaient de façon menaçante.
Tout en courant à côté de Rhianna, Serre jeta un coup d’œil au ciel qui s’obscurcissait derrière eux.
— S’ils se rapprochent trop, prends Fallion et va-t’en.
— Si vous courez assez vite, ils ne se rapprocheront pas trop, répliqua Rhianna.
Quelques lieues plus loin, les compagnons pénétrèrent dans une ville familière, déserte et dévastée : Sorneille.
— La petite fille ! s’exclama Serre. Il faut l’emmener !
L’émir avait presque oublié l’enfant. Il promena un regard affolé autour de lui, scrutant les décombres en quête d’un signe. Il ne possédait pas les nombreux Dons de Vue et d’Odorat de Serre.
Cette dernière s’élança, tourna à droite et plongea dans les ruines d’une masure. Elle ressortit avec la fillette dans les bras. Suspendue à son cou comme si Serre était sa mère perdue et enfin retrouvée, l’enfant pleurait de soulagement.
Serre l’installa dans la charrette et lui jeta sa propre tunique dessus afin de la protéger contre le froid nocturne. Qu’avons-nous sauvé ? se demanda l’émir, pessimiste, en regardant par-dessus son épaule l’orage qui se rapprochait d’eux. Les Éclats Ténébreux nous massacreront tous.
Ils recommencèrent à courir parmi les collines et à travers champs. L’émir eut l’impression que leur fuite durait des heures, alors même que la lune bougeait à peine à l’horizon.
Les Éclats Ténébreux emplissaient le ciel. Les compagnons devaient faire du trente lieues à l’heure, calcula l’émir. Et les créatures ailées ne parvenaient pas à les rattraper. Petit à petit, elles perdaient du terrain.
Vingt ou vingt-cinq lieues de l’heure, estima l’émir. Elles ne vont pas plus vite que ça. Elles se déplaçaient lentement, scrutant le sol en contrebas de manière méthodique.
Enfin, les compagnons atteignirent le site où Rhianna avait massacré les wyrmlings du convoi la veille. Ils durent chasser quelques loups qui festoyaient sur les carcasses.
— Je vais chercher les forceps, dit la jeune femme. Attendez-moi ici.
Elle bondit dans les airs et fila en direction de l’ouest. Comme elle rasait la cime des arbres, ses amis la perdirent de vue au bout de quelques secondes.
Ils ne cessaient de jeter des coups d’œil nerveux vers le nord et les éclairs qui déchiraient la voûte étoilée. Pour le moment, ils avaient réussi à distancer les Éclats Ténébreux. Mais bientôt, ils devraient infléchir leur trajectoire en direction de l’est, et les créatures regagneraient du terrain sur eux.
Serre faisait les cent pas près de la charrette, surveillant la fillette qui s’était endormie. Elle semblait à bout de nerfs. Elle n’a jamais subi l’épreuve du combat, réalisa l’émir. Si elle était l’un de mes hommes, j’irai lui prodiguer des encouragements.
Il s’approcha de Serre et lui prit la main. La jeune fille s’immobilisa, le regard planté dans celui de l’émir.
— La petite est en sécurité à présent, dit Tuul Ra d’une voix douce. Elle n’avait probablement pas dormi depuis plusieurs jours. Ça va aller. Ton amie Rhianna sera bientôt de retour. Elle sait combien nous dépendons d’elle pour la suite.
Serre ne répondit pas. Au lieu de ça, elle jeta ses bras autour du cou de l’émir et l’étreignit avec force.
— Cette guerre n’est pas terminée, pas vrai ? Elle vient à peine de commencer.
— En effet, concéda prudemment l’émir, qui ne voyait pas où elle voulait en venir.
— Vous ne pouvez pas rendre les attributs que vous avez pris. Votre peuple a besoin de vous. Vous êtes tout aussi coincé que Fallion, déclara Serre.
Alors, l’émir comprit. La jeune fille se réjouissait qu’il soit toujours vivant, et forcé de le rester encore un moment.
Elle l’embrassa, et il l’enlaça pour lui rendre son baiser. Il se sentait coupable d’avoir pris la rapidité de sa fille et d’être obligé de la conserver. Mais il se sentait aussi heureux d’être en vie et d’avoir conquis le cœur de Serre.
Au bout d’un moment, ils s’écartèrent l’un de l’autre, et l’émir vit que Fallion les observait. Que pense-t-il de moi ? Je suis un vieil homme qui tripote sa petite sœur. Mais dans les yeux de Fallion, il ne vit nulle désapprobation : juste de la douleur.
Le jeune homme lui adressa un faible sourire, comme s’il était reconnaissant à Tuul Ra. Puis il dit quelque chose dans sa langue, et l’unique leçon de rofehavanais qu’avait reçu l’émir ne lui suffit pas pour comprendre.
Serre traduisit pour lui :
— Il vient de me dire : « Je me suis souvent demandé s’il existait au monde un seul homme digne de toi. Mais il semble que tu aies enfin trouvé l’amour, petite sœur. Félicitations. »
La foudre s’intensifiait, et la masse grouillante de ténèbres qui masquait les étoiles était dangereusement proche quand Rhianna revint avec les forceps – quatre coffres de petite taille, mais qui semblaient peser lourd. La jeune femme devait battre énergiquement des ailes, et quand elle se posa, l’émir vit que son visage ruisselait de sueur.
Elle déposa les coffres dans la charrette à bras. Les Éclats Ténébreux ne tarderaient pas à les rejoindre. Ils n’avaient pas de temps à perdre.
Ils filèrent vers le sud pendant encore sept ou huit lieues. Puis Rhianna vira sur une route plus ancienne qui montait dans les contreforts, une route tracée par les habitantes de Caer Luciare des siècles auparavant et qui les conduirait sans doute vers de nouvelles ruines.
— Tu es certaine qu’elle va dans la bonne direction ? s’inquiéta Serre.
Rhianna hocha la tête.
— Je l’ai vu de là-haut.
Aussi commencèrent-ils à gravir les montagnes en direction de l’est, parcourant sept ou huit lieues de plus. Le front orageux formé par leurs poursuivants continuait à progresser vers le sud en suivant la grand-route.
Depuis le sommet d’une colline, les compagnons regardèrent derrière eux. Les Éclats Ténébreux arrivaient au niveau de l’embranchement des deux routes. Ils devaient être deux ou trois cents à cet endroit.
Soudain, ils s’immobilisèrent en l’air, puis piquèrent vers le sol comme pour attaquer une proie invisible.
— Qui poursuivent-ils ? lança Daylan, perplexe. Les cavalières de Fleeds ?
L’émir se posait la même question.
— Non, répondit Serre, réfléchissant à voix haute. Nous leur avons dit de se cacher pendant la nuit. Les Éclats Ténébreux ont dû repérer une autre menace.
De longues notes graves résonnèrent dans le lointain : le mugissement de plusieurs cors. Rhianna se fendit d’un large sourire.
— C’est le seigneur de guerre Bairn, de la Cour des Marées. Je lui ai dit qu’une montagne de sang-métal se dressait près de la route, au nord d’ici. Il n’a pas résisté à la tentation : il est venu la chercher. Dommage pour lui. S’il n’avait pas essayé de me tuer, peut-être ne s’apprêterait-il pas à connaître une fin aussi atroce.
Les champions se détournèrent.
Plus loin au nord, de petits nuages isolés les uns des autres signalaient que quelques Éclats Ténébreux s’étaient détachés du reste du groupe pour fouiller les environs. De temps en temps, l’un d’eux piquait vers le sol et redressait telle une luciole voletant parmi des buissons. Ils chassent, réalisa l’émir. Ils regardent si nous ne nous cachons pas dans les ruines des fermes pillées par les wyrmlings.
Daylan jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Regardez ! dit-il en tendant un doigt vers la masse grouillante des créatures. Ils vont à Caer Luciare !
— C’est à cause du sang-métal, devina l’émir. Ils en rapporteront plusieurs tonnes au Désespoir avant l’aube.
Son cœur se mit à battre plus fort. Il brûlait d’en découdre avec les Éclats Ténébreux. Il dévisagea tour à tour ses compagnons.
— Je peux peut-être les arrêter, suggéra Rhianna. Je suis plus rapide qu’eux.
— Mais es-tu plus rapide que les éclairs qu’ils te décocheront ? répliqua Daylan. Ça m’étonnerait. Je te déconseille fortement d’essayer.
— Nous ne pouvons pas laisser le Désespoir prendre possession de milliers d’autres forceps, argua la jeune femme.
— Nous ne pouvons pas l’en empêcher, insista Daylan. Laisse tomber.
Rhianna jeta un coup d’œil vers le sud, en direction de Caer Luciare, et poussa un juron.
— Les Chevaliers Éternels arrivent.
L’émir plissa les yeux, mais dans la lumière des étoiles, il ne vit rien d’autre que des collines, des forêts et une plaine nue. Il n’avait pas reçu autant de Dons de Vue que Rhianna.
— Où ça ? demanda-t-il.
— Là, à quinze ou peut-être vingt lieues d’ici.
— Au moins, nous savons maintenant pourquoi Vulgnash ne nous poursuit pas, dit Daylan. Il est fort probable qu’il soit parti chercher du sang-métal pour son maître.
Nous avons de la chance, songea l’émir. C’est la seule raison pour laquelle nous sommes toujours en vie.
— Vulgnash vole vite, reprit Rhianna. Il atteindra Rugassa d’ici une demi-heure. Dix minutes plus tard, il se lancera sur nos traces.
L’émir effectua un rapide calcul mental. Les Éclats Ténébreux devaient s’arrêter pour fouiller tous les recoins où les fuyards auraient pu se cacher, de sorte qu’ils ne présentaient pas un danger imminent. Mais Vulgnash maîtrisait des sorts connus des seuls Chevaliers Éternels. Il finirait par les trouver.
La seule solution, ce serait de quitter ce monde, réalisa l’émir.
Les compagnons descendirent l’autre versant de la colline, plongeant à l’abri de la forêt profonde, et coururent pendant quelques minutes en jetant de fréquents coups d’œil derrière eux.
Bientôt, ils sortirent du couvert des arbres et débouchèrent dans une plaine baignée par la lumière des étoiles. Ici, il n’y avait plus de route : de hautes herbes dorées avaient envahi la chaussée. Si nous la piétinons, l’ennemi saura que nous sommes passés par ici, songea l’émir.
Ce détail n’avait pas échappé à ses compagnons.
— Vite ! cria serre. Il n’y a pas de temps à perdre !
Vingt-sept minutes plus tard, Vulgnash atteignit Rugassa et rejoignit le Seigneur Désespoir sur le balcon de ses appartements. Il se posa devant son maître et lâcha un coffre de forceps à ses pieds.
Le Seigneur Désespoir eut un sourire dur.
— Vulgnash, mon ami… Fallion et ses amis se sont échappés. J’ai besoin que tu me les ramènes.
— Échappés ? répéta le Chevalier Éternel, surpris.
— Ça ne sera pas bien difficile, le tranquillisa le Seigneur Désespoir. Fallion Orden est l’un de mes Élus. Je sais précisément où il va : à Château Coorm, pour voir le Seul et Unique Arbre.
— Il n’y trouvera aucun réconfort.
— Non, en effet. C’est toi qu’il trouvera. Tu partiras avec un graak, ainsi que des gardes pour ligoter et transporter les prisonniers. Et tu me les ramèneras, afin que je les punisse comme ils le méritent.