LA FIN DE LA LUTTE
Tous ceux qui luttent contre le Grand Ver luttent en vain.
Rhianna avait l’impression qu’elle courait depuis plusieurs jours lorsque les compagnons atteignirent enfin Château Coorm.
L’obscurité enveloppait toujours le monde. Avec vingt Dons de Métabolisme, la jeune fille savait que la nuit lui paraîtrait interminable, que ces dix heures d’obscurité en dureraient deux cents pour elle, et que cela finirait par peser sur son moral.
Puis le soleil se lèverait, et la journée du lendemain ressemblerait à un éternel été.
Mais Rhianna craignait que Fallion ne puisse pas en profiter. Son état empirait à vue d’œil. Il gisait dans la charrette, livide de douleur, contemplant quelque horreur qu’il était le seul à voir.
Il lui est impossible de s’échapper.
Les compagnons couraient à travers la prairie, se dirigeant vers la lisière d’une forêt, quand ils tombèrent sur le magicien Sisel et le seigneur Erringale. Ce fut comme si les deux hommes avaient jailli de nulle part. Rhianna possédait douze Dons de Vue, et elle aurait dû les repérer à plusieurs lieues de distance. Pourtant, ils apparurent soudain parmi les tiges d’avoine brunies, moins de vingt mètres devant la jeune femme.
— Halte ! cria Sisel en souriant.
Rhianna comprit qu’il avait utilisé sa magie protectrice pour se dissimuler, et Erringale avec lui.
Au nord et à l’ouest, des éclairs déchiraient le ciel, même si les étoiles brillaient au firmament et qu’il n’y avait pas la moindre trace de nuages. Les Éclats Ténébreux avaient dû trouver la piste des compagnons dans la plaine.
— Inutile de continuer jusqu’à l’arbre, annonça Sisel d’un air navré. L’ennemi l’a déjà tué.
Le magicien s’exprimait avec une lenteur presque douloureuse pour Rhianna, dont les pensées s’enchaînaient à toute vitesse.
— Dans ce cas, dépêchons-nous de quitter ce monde, car nous sommes poursuivis par des Éclats Ténébreux – et peut-être par des créatures encore plus redoutables, annonça Daylan du Marteau Noir.
À présent, Rhianna pouvait voir les « créatures encore plus redoutables ». Une tache noire se découpait dans le ciel des dizaines de lieues plus loin, un énorme graak dont le corps allongé évoquait un lombric noir ondulant dans les airs. Sur son dos, il portait des cavaliers blancs, pas moins d’une douzaine de guerriers wyrmlings en armure d’os.
Mais surtout, il était accompagné par deux créatures aux ailes écarlates qui lui tournaient autour tels des étourneaux harcelant un hibou au vol pesant.
Rhianna les désigna du menton.
— Vulgnash arrive. Je le vois. Il fonce droit vers nous. Et il vole vite. (Elle hésita.) Je crois qu’il a pris des Dons.
— Je ne comprends pas, intervint Fallion. Comment serait-ce possible ? Seul un vivant peut recevoir un attribut d’un autre vivant.
— La vie et la mort ne sont qu’une question de degré, tempéra le magicien Sisel. Un homme en train d’agoniser n’est plus qu’à moitié vivant… voire moins. Vulgnash est une créature différente de toi et moi. On raconte qu’il n’a pas d’âme, mais je suis forcé de m’interroger. Il anime un corps. De mon point de vue, ça indique qu’il possède bien une âme, une âme puissante et douée.
— On dirait qu’il y a là une contradiction propre à dérouter même un magicien, fit remarquer l’émir.
— À tout le moins, Vulgnash possède une enveloppe charnelle, contrairement aux spectres qu’il sert. Il n’est donc pas impossible qu’il puisse recevoir des Dons.
Une lueur passa brusquement dans les yeux de Sisel, comme s’il venait d’avoir une idée brillante. Mais au lieu d’en faire part à ses compagnons, il garda le silence et réfléchit.
Serre semblait consternée.
— Déjà ? dit-elle en regardant vers le nord. Comment nous a-t-il trouvés ?
Les autres étaient tout aussi perplexes qu’elle, à l’exception de Rhianna dont le cerveau fonctionnait à toute vitesse.
— S’il avait suivi notre piste, il arriverait derrière nous. Il sait exactement où nous sommes. (La jeune femme se tourna vers Fallion. Il n’y avait nulle accusation dans sa voix, seulement du regret.) Le Seigneur Désespoir t’a choisi. C’est la seule explication possible. Je ne pense pas que ce soit un pur hasard si Vulgnash fonce vers nous en ce moment même.
Fallion parut atterré par la nouvelle.
— C’est vrai ? demanda Sisel. Il t’a choisi ?
Fallion promena un regard autour de lui, le visage creusé par la douleur.
— Je… je n’en sais rien. J’étais inconscient pendant le plus gros de mon séjour dans le donjon de Rugassa. Parfois, la douleur et la torture me réveillaient. Je me souviens avoir vu le Seigneur Désespoir penché sur moi avec un sourire cruel. Mais je ne me souviens pas qu’il m’ait choisi. Je ne m’en souviens pas du tout. Par contre…
— Quoi donc ? le pressa gentiment Rhianna.
— Il y a un petit moment, j’ai entendu une voix. La voix du Seigneur Désespoir. Ou du moins, c’est ce qu’il m’a semblé. (Fallion baissa les yeux.) Sur le coup, j’ai cru que j’hallucinais. La voix m’a donné un avertissement. Elle m’a enjoint à ne pas me battre. Elle m’a dit que si je cédais, le Désespoir ne se vengerait pas sur mes amis.
Pour Rhianna, il ne faisait aucun doute que Fallion avait été choisi. Si j’étais le Seigneur Désespoir et que je voulais garder la trace d’un prisonnier, je le choisirais, songea-t-elle. Comme ça, il ne pourrait ni s’évader ni même se suicider sans que je sois prévenu à l’avance.
Daylan se tourna vers le seigneur Erringale.
— Milord, dit-il humblement, j’implore votre assistance.
Il lui expliqua tout ce qui s’était passé ; il lui raconta comment les Éclats Ténébreux étaient arrivés en ce monde, lui exposa le danger que courait Fallion et le danger encore plus grand qu’il constituait.
— Nous avons besoin d’un sanctuaire. Je vous demande de nous accueillir quelque temps dans votre monde, si vous le pouvez.
Erringale fronça les sourcils et baissa les yeux. Au loin, il y eut un éclair et un grondement de tonnerre à l’est.
— Tu te proposes de dissimuler Fallion dans les limbes ? demanda enfin Erringale.
— Oui, acquiesça Daylan.
— Ce faux Roi de la Terre ne parviendra-t-il pas à l’y retrouver ? Comment pouvons-nous être certains que Fallion ne mettra pas tout son entourage en danger ?
— C’est un risque que nous devons courir.
— Non ! protesta l’intéressé avec véhémence. Je ne peux pas vous accompagner, Daylan. Trop de gens souffriraient par ma faute.
— Alors, que veux-tu qu’on fasse ? s’enquit Rhianna.
Elle voulait tellement sauver Fallion qu’elle était prête à faire tout ce qu’il lui demanderait.
— Renvoyez-moi là-bas, répondit le jeune homme. Je refuse de mettre mes amis en danger.
— Tu ne peux pas retourner à Rugassa, protesta l’Émir Tuul Ra. Le Désespoir continuera à te torturer. Quand tu croiras que ça ne peut plus empirer, ça empirera encore. Personne ne peut endurer indéfiniment une telle torture. Tôt ou tard, le Désespoir te rendra fou, ou il te brisera et fera de toi son instrument.
Fallion secoua la tête.
— J’ai vu à quoi il ressemblait. Comment pourrais-je jamais consentir à devenir son semblable ? (Il tourna son regard vers Erringale.) Vous savez comment le Désespoir s’est formé. Plus Yaleen éprouvait la douleur des autres, plus elle les haïssait. Mais je suis différent. Plus j’éprouve la douleur des autres, plus je les aime.
Pour une fois, Serre prit Rhianna de vitesse.
— Fallion, si tu retournes auprès du Seigneur Désespoir, tu ne pourras jamais lier les mondes ensemble. Tout ce que tu espérais accomplir sera perdu.
Fallion réfléchit soigneusement avant de répondre. La douleur et le chagrin déformaient ses traits. Le Désespoir le tenait sous son emprise.
— Mais comment pourrais-je encore vouloir lier les mondes ensemble, après avoir vu les horreurs engendrées par la seule fusion de deux d’entre eux ?
Je devrais peut-être le tuer, songea Rhianna. Le Désespoir a déjà gagné. Je devrais abréger ses souffrances.
Mais si je fais ça, qu’adviendra-t-il de ses Dédiés ? La douleur qu’il éprouve à leur place leur reviendra d’un coup, avec tout leur chagrin et toute leur terreur.
Fallion le sait. Il s’interpose entre eux et l’horreur. Il ne veut pas leur rendre leur attribut.
Et à sa place, aucun homme digne de ce nom ne le souhaiterait. Car dans sa colère et sa frustration, le Désespoir soumettrait ces malheureux à des tortures indicibles.
Outre ces arguments logiques, Rhianna savait qu’elle serait incapable de tuer Fallion, même pour lui épargner un tel tourment. Elle était forte, mais pas à ce point.
— Il existe peut-être un moyen de retourner la situation contre le Seigneur Désespoir, lança Erringale sur un ton vibrant d’espoir. Du moins, si nous osons essayer. (Il dévisagea Fallion.) Pour résister au mal, nous n’avons presque jamais besoin de faire couler le sang. Laisse-moi te poser une question : pourrais-tu enseigner à quelqu’un d’autre comment lier les mondes ?
Fallion hésita.
— Peut-être. Ce serait difficile, mais je pourrais tenter le coup. Par contre, il faudrait que cette personne soit un puissant Tisseur de Flammes.
Erringale tourna son regard vers l’émir.
— Il y en a justement un parmi nous, révéla-t-il. Un qui est disposé à nous aider. Dans ton monde, son double était le plus puissant Tisseur de Flammes que l’humanité ait jamais connu, mais dans le sien, cet homme a rejeté le pouvoir du Feu. Fallion, je te présente l’ombre de Raj Ahten.
Fallion leva la tête vers l’émir et écarquilla les yeux. Rhianna devinait à quoi il pensait. Sa méfiance se lisait sur son visage.
— C’est un homme bon, affirma Serre. Il ne ressemble en rien au Raj Ahten que notre père a tué. Il a risqué sa vie pour son peuple à maintes reprises. Il a amplement fait ses preuves. S’il est une personne à qui tu peux confier ton secret en toute tranquillité, c’est bien l’Émir Tuul Ra.
Fallion secoua la tête. Il n’était pas convaincu, mais il n’avait guère le choix.
— L’ennemi sera bientôt là, lui rappela Erringale. Nous devons nous tenir prêts à l’affronter. Fallion, Tuul Ra, venez avec moi.
Du menton, il désigna la colline voisine couverte d’aulnes et de chênes.
— Nous n’avons pas le temps, protesta Fallion. Il me faudra peut-être des jours, voire des semaines, pour lui enseigner ce qu’il aura besoin de savoir.
— Vous aurez tous le temps nécessaire, promit Erringale. Faites-moi confiance.
Fallion secoua de nouveau la tête.
— Je ne peux pas marcher jusque-là. La douleur est trop forte. J’ai des crampes dans tous les muscles de mon corps.
— Je vais t’aider, offrit Erringale en se dirigeant vers la charrette pour aider le jeune homme à en descendre.
Que mijote-t-il ? se demanda Rhianna.
Le magicien Sisel fit un pas en avant, sa robe rousse bruissant dans l’herbe sèche, et il jeta un coup d’œil avide vers le nord. Rhianna l’avait si souvent vu arborer un sourire serein qu’elle pensait que rien ne pouvait le faire changer d’expression. Mais à présent, il scrutait l’horizon comme s’il était pressé de se colleter avec l’ennemi.
— Je crois qu’Erringale a raison, déclara-t-il. Il existe des moyens de résister au mal sans faire couler le sang. Le moment est venu pour moi de m’occuper de Vulgnash.
Droit devant lui, Vulgnash aperçut sa proie. Fallion Orden se tenait dans un champ sur une colline boisée, à quelques lieues de là. Il était plié en deux, les bras croisés sur le ventre – presque en position fœtale. Ses cheveux en désordre pendaient devant son visage cendreux, hagard de douleur. Le voyage avait sapé ses maigres forces ; il semblait plus faible qu’un chaton.
Depuis une demi-heure, Vulgnash recevait des attributs par l’intermédiaire de ses vecteurs – de la vue et du métabolisme pour l’essentiel. Il trouvait ça merveilleux. Depuis une éternité, il voyait le monde en nuances de gris avec, çà et là, une tache de rouge. C’était la première fois qu’il percevait les couleurs humaines, et elles l’enchantaient.
Jamais il n’aurait imaginé un indigo aussi profond que celui du ciel nocturne, ni la teinte dorée des étoiles qui saupoudraient le ciel. Et il soupçonnait que s’il s’incarnait dans un corps humain ultérieurement, il les percevrait de manière bien plus subtile encore.
Je ne veux plus jamais de corps wyrmling, décida-t-il. À compter de maintenant, je ne choisirai plus que des enveloppes humaines.
Une vision plus développée ne serait pas le seul avantage. Plus petits et plus légers, les humains pourvus d’ailes volaient forcément plus vite.
Vulgnash accéléra. Derrière lui, il entendit un grognement de protestation. Il regarda par-dessus son épaule. Il avait distancé l’énorme graak.
Je n’ai pas besoin des guerriers pour le moment. Les wyrmlings n’étaient là que pour une seule raison : attacher les prisonniers et les surveiller une fois que Vulgnash les aurait capturés.
Pourtant, le Chevalier Éternel soupçonnait un piège. Il voyait Fallion l’attendre dans l’herbe, mais la fille qui l’avait délivré des geôles de Rugassa n’était pas avec lui.
Alors même que Vulgnash se demandait où elle pouvait bien se cacher, la fille en question jaillit de l’autre versant de la colline et fonça vers lui tel un faucon, si vite que le contour de ses ailes devint flou. À ce train-là, elle serait sur lui dans quelques secondes, réalisa Vulgnash.
Mais le Chevalier Éternel n’avait pas que des attributs à son crédit. Tendant la main, il appela à lui la lumière des étoiles lointaines. L’obscurité se fit d’un bord à l’autre de l’horizon tandis qu’une tornade brillante descendait depuis le ciel et venait se poser dans sa paume.
Quand l’obscurité s’estompa, le Chevalier Éternel regarda devant lui mais ne vit aucun signe de Rhianna. Elle a plongé à couvert parmi les arbres, raisonna-t-il. Elle est maligne.
En contrebas, un bosquet d’aulnes se dressait près d’une rivière. Son feuillage dense masquait le sol au pied des arbres. Vulgnash guetta un mouvement qui trahirait la présence de Rhianna dans les branches. Mais là non plus, il ne vit rien.
Petit à petit, il prit conscience qu’on criait dans son dos. Les wyrmlings hurlaient des avertissements. Vulgnash se tordit le cou pour regarder derrière lui.
La fille ! Elle avait profité de l’instant d’obscurité pour accélérer afin de le dépasser. À présent, elle fonçait vers le graak géant tel un faucon piquant vers le nid d’une colombe.
Voyons comment se débrouillent les guerriers wyrmlings, songea Vulgnash.
Il détestait que son maître les lui ait imposés. Avec leur monture balourde, ils n’avaient fait que le ralentir. Vulgnash brûlait de les voir échouer, ces féroces champions tout gonflés d’attributs auxquels le Seigneur Désespoir avait accordé sa protection.
Mais Rhianna n’osa pas engager le combat avec eux. Elle fonça sur leur graak à une vitesse ahurissante et, au dernier moment, infléchit sa trajectoire vers le bas pour éviter une collision. Les guerriers lui décochèrent des fléchettes de bataille qu’elle esquiva aisément, et l’énorme reptile noir fit claquer ses mâchoires sur son passage.
Puis Rhianna étendit ses ailes pour redresser. Vulgnash aperçut un éclair argenté comme son épée frappait l’aile droite du graak, déchirant la membrane à la texture de cuir entre ses os.
Le reptile poussa un hurlement de douleur. Incapable de soutenir son propre poids, il commença à perdre de l’altitude. Il battit frénétiquement des ailes, mais très vite, il partit en vrille. Les guerriers wyrmlings luttèrent pour ne pas être désarçonnés ; plusieurs d’entre eux dégringolèrent quand même dans le vide.
Après avoir abattu le graak, Rhianna remonta vers le ciel à la verticale. Désormais, elle manœuvrait avec beaucoup d’aisance. Difficile de croire qu’elle ne vole que depuis deux jours, songea Vulgnash. Mais c’était sûrement dû en partie aux Dons d’Intelligence qu’elle avait reçus. On apprenait beaucoup plus vite quand on pouvait se souvenir du moindre frémissement de chacun de ses muscles.
Par ailleurs, Rhianna était petite et menue comparée à un wyrmling. Avec des ailes de la même taille que Vulgnash, elle jouissait d’une meilleure portance et pouvait effectuer des acrobaties hors de portée du Chevalier Éternel.
Mais Vulgnash soupçonnait que ça n’était pas la seule explication. Cette fille avait des réflexes stupéfiants, probablement innés et affûtés par des années d’entraînement au combat.
Pourtant, elle ne fit pas mine d’attaquer Vulgnash. Elle se contenta de décrire un large cercle autour de lui et de s’éloigner à tire-d’aile.
Elle a peur de moi, réalisa le Chevalier Éternel. Misérable créature.
La fille n’osait pas s’approcher de lui. Elle espérait qu’il se lancerait à sa poursuite. Elle ne cherchait qu’à le distraire, à lui faire perdre du temps.
Vulgnash fit volte-face. Comme il s’y attendait, Fallion Orden avait quitté la clairière pour se réfugier sous le couvert des arbres. Avec un grognement de frustration, le Chevalier Éternel fonça vers la prairie en redoublant de vitesse.
Comme il approchait de la lisière des arbres, il aperçut du mouvement entre les troncs. Le magicien Sisel se cachait là, entre deux grands aulnes. Fallion se tenait derrière lui. Sous leurs pieds, il n’y avait rien d’autre qu’un tapis de feuilles mortes.
Tenant son bâton par une extrémité, le magicien le balança devant lui telle une massue en marmonnant des incantations. Il tente de jeter un sort, songea Vulgnash. Cela ne lui faisait pas peur : il était sous la protection du Roi de la Terre. Si Sisel avait l’intention de l’attaquer, le Chevalier Éternel aurait reçu un avertissement de son maître.
Le vieil homme était doué, mais il ne connaissait que des sorts de défense ou de guérison. Dans le meilleur des cas, il pourrait se protéger contre les boules de feu décochées par Vulgnash.
Le Chevalier Éternel ralentit pour planer prudemment vers les deux hommes. Il entendit Sisel hurler son incantation :
« Rouge est ton sang et robuste ton squelette.
Ton cœur de la pierre n’a plus la dureté.
La lumière fait briller tes yeux et emplit ta tête
De tous les désirs communs à l’humanité. »
Soudain, le magicien tendit son bâton devant lui, et même si Vulgnash se trouvait encore à plusieurs centaines de mètres de sa cible – bien trop loin pour lancer une boule de feu –, les effets du sort de Sisel furent dévastateurs.
Une force le percuta, une lame de fond invisible qui le submergea et le traversa tout à la fois. L’impact ne fut pas plus violent que si une bourrasque avait giflé Vulgnash. Mais en un clin d’œil, le monde changea.
Vulgnash éprouva brusquement un besoin suprême de respirer. En cinq millénaires d’existence, il n’avait jamais aspiré la moindre goulée d’air. C’était comme si son corps voulait rattraper le temps perdu.
Simultanément, le Chevalier Éternel fut assailli par une faim dévorante. Jamais il n’avait consommé de nourriture proprement dite : il se contentait d’aspirer les forces vitales d’autrui en cas de nécessité. Mais sur le coup, il avait l’estomac dans les talons.
Mais le pire de tout, c’est que son cœur s’était mis à battre puissamment dans sa poitrine, et que toutes ses perceptions s’éveillaient. Il sentait le vent tiède souffler dans ses cheveux comme si chacun de ses follicules était vivant. Pour la première fois, il humait l’odeur de la terre, le riche humus de la forêt toute proche et l’herbe pourrissante de la prairie en contrebas. Ses propres robes dégageaient une puanteur de mort et de décomposition dont il n’avait jamais eu conscience jusque-là.
Une soif terrible le torturait, car il n’avait jamais bu d’eau, et soudain, les muqueuses de sa gorge lui semblaient plus sèches que du sable.
Choqué, Vulgnash baissa les yeux vers le magicien Sisel et vit que lancer ce sort lui avait coûté cher. Ses robes jusque-là brunes, rouges et orangées, couleurs de feuilles en automne, étaient devenues blanches comme neige, tandis que sa barbe et ses cheveux avaient viré à l’argenté. Appuyé sur son bâton, il haletait comme s’il venait de courir pendant des heures.
La douleur était insupportable. Avec un hurlement déchirant, Vulgnash projeta vers le magicien la boule de feu qui s’était formée dans sa main. Mais il l’avait lancée trop tôt. Le projectile incendiaire parcourut une centaine de mètres avant de commencer à grossir et à ralentir. Le temps qu’il atteigne les arbres, ce n’était plus qu’un nuage de gaz brûlant.
Sisel se détourna et s’enfuit, disparaissant à la vue de Vulgnash.
Le Chevalier Éternel dégringola dans le vide, heurta un arbre et s’écroula en tas sur le sol. L’impact lui fit horriblement mal, au point que la tête lui tourna.
Je suis vivant, réalisa-t-il. Je suis mortel.
Il se dressa sur ses genoux et regarda ses mains comme s’il les voyait pour la première fois. Des trous béaient dans ses bras aux endroits où des vers avaient dévoré sa chair, et chacun d’eux irradiait une douleur sublime.
Vulgnash s’écroula sur le ventre s’emplissant les narines de l’odeur de l’humus et des feuilles mortes. Soudain, du sang commença à couler de ses plaies. Il roula sur le dos, s’assit et serra ses bras contre lui en se balançant d’avant en arrière. Son esprit était en ébullition.
Je suis mortel. Je suis vaincu.
Son cœur battait d’excitation. Il était assailli par des sentiments inconnus jusque-là : angoisse, désespoir, fatigue. Jamais il n’avait réalisé à quel point les émotions humaines pouvaient être épuisantes.
Je suis mortel.
C’était comme un poison qui coulait dans ses veines, un poison à l’effet très lent. Je vivrai peut-être encore quelques années, mais je finirai par mourir.
En vérité, Vulgnash n’était même pas certain de tenir jusqu’à la fin de cette journée. Je suis déjà si vieux ! Cinq millénaires s’étaient écoulés depuis qu’il avait été étranglé et arraché au ventre de sa mère. Aucun humain ne pouvait vivre si longtemps ; d’ailleurs, Vulgnash avait déjà dû projeter sa conscience dans des centaines de cadavres. S’il avait obéi aux mêmes règles que les humains, il serait mort de vieillesse depuis belle lurette.
Quel âge a le corps que j’habite ? se demanda Vulgnash.
Il l’ignorait. Il avait pris le cadavre dans une tombe où celui-ci était en train de pourrir. Ses mains étaient couvertes de taches brunes, et leurs veines bleutées saillaient sous sa peau.
Comment est-il mort ?
Il ne portait pas de blessure apparente ; il n’avait pas reçu de coup de hache et ne s’était brisé aucun os. Vulgnash avait soigneusement vérifié avant de le posséder. Mais l’homme avait très bien pu succomber à une maladie, une mauvaise toux ou une faiblesse du cœur. Vulgnash n’avait aucun moyen de le savoir.
Ce qui l’a tué pourrait bien me tuer aussi, réalisa-t-il. Si ça se trouve, je vais mourir dans quelques secondes.
Il existait très peu d’armes capables de venir à bout d’un Chevalier Éternel. Jamais Vulgnash ne s’était senti aussi vulnérable.
Puis une voix s’éleva entre les arbres. Vulgnash leva les yeux mais ne put en distinguer la source. C’était comme si les bois eux-mêmes s’adressaient à lui. Pourtant, il reconnaissait une voix humaine éraillée, celle du magicien Sisel.
— Alors, Vulgnash ! Ça fait quoi d’être mortel ?
— Pourquoi ? hurla Vulgnash en regardant autour de lui.
Mais il ne vit rien d’autre que le tronc gris des arbres, piqueté de lichen et de mousse.
— Tu as pris tant de vies que tu en as perdu le compte, répondit Sisel. Du coup, j’ai fini par me demander : « Comment peut-il accorder de la valeur à une chose qu’il n’a jamais possédée ? »
Vulgnash tenta de se racler la gorge, qui était sèche et encombrée par du mucus. Il voulait maudire le magicien, mais il était si fatigué ! Il n’avait pas dormi depuis plusieurs jours.
— Bien, reprit Sisel. Maintenant, réfléchis à ta position. Jusqu’ici, tu servais la mort. Tes maîtres te nourrissaient d’âmes innocentes. Que peuvent-ils bien t’offrir désormais ? Je t’invite à changer d’allégeance et à te joindre à nous. Je guérirai tes blessures. Je t’aiderai.
Il n’existait pas de mots capables d’exprimer l’indignation de Vulgnash. Celui-ci connaissait bien quelques injures qu’il aurait pu jeter à la tête de Sisel, mais elles ne lui auraient servi à rien. Il regarda frénétiquement autour de lui, essayant de localiser le magicien, mais les bois étaient toujours immobiles et déserts.
Songeant que la voix provenait peut-être d’en haut, il leva les yeux.
— Jamais ! rugit-il, haletant de douleur et de désespoir. Je suis venu vous chercher, et par tout ce qui est impie, je vous capturerai !
Tordu de douleur, Fallion fit ses adieux à Rhianna.
Ils se tenaient dans les bois, à moins de deux cents mètres de Vulgnash, à peine dissimulés par le sort du magicien Sisel. Derrière la jeune femme béait une porte vers les limbes.
C’était un moment solennel. Fallion ignorait s’il reverrait ses amis. Face à lui, Rhianna tremblait de tout son corps. Elle était si bouleversée que le jeune homme craignait qu’elle s’évanouisse. De tous les Dons qu’elle avait pris, aucun ne pouvait lui prêter la force nécessaire pour surmonter cette épreuve.
— Je t’aime, dit-elle désespérément à Fallion. Plus que tu ne le sauras jamais.
Fallion la serra très fort contre lui. Son corps lui disait qu’on le taillait en pièces, qu’on faisait éclater ses dents dans sa bouche, qu’on lui arrachait les oreilles et la peau du visage avec des tenailles. Mais il sentait la chaleur de Rhianna entre ses bras, et il savait que son amour était sincère. Ce souvenir devrait lui suffire. Ce serait une chose à laquelle il pourrait se raccrocher pendant les semaines et les années à venir.
— J’aurais déjà dû t’épouser, dit-il à Rhianna. Je n’aurais jamais dû attendre si longtemps, ni envisager de prendre une autre femme que toi. J’aurais dû comprendre que nous étions destinés l’un à l’autre.
Rhianna pleura des larmes amères sur son épaule et lui donna un dernier baiser. Un baiser qui ne parut pas très long à Fallion – mais même s’il avait duré une semaine, ça n’aurait pas encore suffi.
Rhianna a reçu vingt Dons de Métabolisme, songea le jeune homme. Pour elle, ce doit être assez.
Soudain, Rhianna grimaça de douleur et porta une main à son ventre.
— Qu’y a-t-il ? demanda Fallion.
La jeune femme secoua la tête.
— Je crois qu’un Éclat Ténébreux vient de trouver mes Dédiés, dit-elle sur un ton d’excuse.
Un tel chagrin se lisait sur son visage que Fallion regretta de ne pas pouvoir prendre un Don d’Empathie supplémentaire afin de la soulager de sa douleur.
Serre s’avança et étreignit brièvement Fallion d’un seul bras. De l’autre, elle portait la fillette endormie.
— Au moins, nous aurons sauvé quelque chose de ce monde, soupira Fallion.
Daylan lui posa la main sur l’épaule.
— Tu ne peux pas t’échapper, mais voici une information susceptible de t’aider. La fille de l’empereur, la princesse Kan-hazur, va s’affaiblir durant les jours qui viennent. Elle a été empoisonnée à la rougine pendant son séjour dans les geôles de Caer Luciare. Le sevrage risque de la tuer. Peut-être pourras-tu échanger cette information contre des faveurs, ou des mesures de clémence vis-à-vis de tes Dédiés.
L’émir fut le dernier à faire ses adieux à Fallion. Il ne parla pas : il n’en avait pas besoin. Désormais, ils étaient plus que des frères, car un lien très spécial les unissait. Chacun d’eux portait la cicatrice d’une rune d’intelligence toute fraîche. Celle de Fallion se trouvait sous son talon droit, pour que les wyrmlings ne risquent pas de la remarquer.
Je serai toujours avec toi, mon ami, chuchota l’émir dans l’esprit de Fallion. Pendant toutes les épreuves que tu traverseras, je serai là pour te conseiller et te consoler.
Et je vous guiderai de mon mieux lorsque vous partirez à la recherche des Sceaux de la Création pour lier tous les mondes ensemble, promit Fallion en retour.
L’émir lui serra le haut du bras en hochant la tête.
Quelques instants plus tard, les amis de Fallion franchirent la porte qui donnait sur un monde plus éclatant, où le vent charriait de doux parfums, et ils disparurent.
Fallion se détourna. Voûté par la douleur, il fendit les fourrés jusqu’à ce qu’il trouve Vulgnash à genoux dans les feuilles mortes.
Il n’osa pas l’attaquer. Certes, il avait des talents de Tisseur de Flammes que Vulgnash ne pouvait pas égaler, mais ces talents se prêtaient mal au combat. Et puis, Vulgnash était aussi un puissant Seigneur des Runes.
— Je suis prêt à retourner auprès de votre maître, annonça Fallion.
Vulgnash le foudroya du regard. Le grand wyrmling en robes rouges avait changé. Sa peau grise tendait désormais vers le blanc rosé, et dans ses yeux passaient des émotions que Fallion n’y avait jamais vues auparavant : de la colère, de l’auto-apitoiement, de la douleur.
— Où sont les autres ? rugit-il.
— Partis là où vous ne les retrouverez pas, répondit Fallion.
Plus vif qu’un serpent, Vulgnash tendit une main et aspira la chaleur du corps de Fallion. Le jeune homme se sentit tomber, tomber comme dans une mer de glace.
Debout sur la tête d’une des gargouilles qui ornaient son balcon, le Seigneur Désespoir observait ses serviteurs qui s’affairaient dans la plaine obscure en contrebas, et il souriait.
Des éclairs déchiraient le ciel au-dessus du volcan ; le tonnerre grondait. Tout allait pour le mieux. Au-dessus de Rugassa planait un nuage qui ne se dissiperait jamais. Les Éclats Ténébreux avaient jeté une malédiction sur la forteresse. La nuit régnerait à jamais sur plusieurs lieues à la ronde.
Et des milliers de créatures affluaient par la porte dimensionnelle, impatientes de recevoir les instructions transmises par les Thissiens.
Au sud, une immense armée de maraudeurs marchait sur Rugassa. Pourtant, le Seigneur Désespoir n’avait pas peur. Il avait envoyé un Oracle du Chaos parlementer avec eux et les inviter à joindre leurs forces aux siennes. Les maraudeurs s’inclineraient devant lui comme les autres, et ils lui obéiraient.
L’Esprit de la Terre chuchotait des paroles apaisantes dans son cœur. Le Désespoir ne craignait plus rien.
Seuls les petites gens présentaient encore une menace pour lui, et cette menace était également en train de se dissiper. Les Éclats Ténébreux traquaient les humains aux quatre vents, cherchant ceux qui avaient pu fournir des attributs à ses ennemis.
D’ici quelques jours, le monde entier serait sous son emprise.
La petite souris au fond de son crâne s’agitait et couinait des imprécations.
— Ton agonie m’amuse, Areth, souffla le Seigneur Désespoir. Prolonge-la autant qu’il te plaira.
Le Désespoir sourit. Il sentait Fallion. En ce moment même, le jeune homme rentrait à la maison.