CHAPITRE IV

L’ÉTRANGER INTÉRIEUR

Quand les lions festoient, les plus timorés reçoivent ce qu’ils méritent : rien.

Extrait du catéchisme wyrmling

Dans la forteresse wyrmling de Rugassa, Areth Sul Urstone était un étranger dans son propre corps. Il parlait et marchait, mais c’était la volonté d’un autre qui le mouvait ; c’étaient les mots d’un autre qui sortaient de sa bouche, les émotions d’un autre qu’il ressentait. Le Grand Ver, le Seigneur Désespoir, avait pris le contrôle de lui. Areth Sul Urstone se sentait comme une souris acculée dans le coin d’une salle du trône, observant le pesant ballet des affaires de l’État sans pouvoir intervenir.

 

Le Seigneur Désespoir se tenait au sommet du plus haut clocher de Rugassa. La journée était finie, et minuit approchait sur les ailes d’une brise tiède. Le Seigneur Désespoir contemplait les étoiles. En elles, il ne voyait pas des astres étincelants dont la beauté gonflait son cœur d’émotion, mais les morceaux épars de l’empire qui avait failli être le sien.

Il leva un bras comme pour rassembler les étoiles dans sa main. Cela faisait si longtemps qu’elles demeuraient hors de sa portée ! Mais aujourd’hui, aujourd’hui il pouvait presque les toucher.

Areth voyait le geste du Seigneur Désespoir, et il éprouvait sa frustration. En revanche, il ne pouvait pas comprendre ses pensées bouillonnantes ni sa haine inextinguible, et encore moins l’envergure de ses plans.

Le Seigneur Désespoir baissa les yeux vers ses laquais qui s’agitaient des centaines de mètres en contrebas. Il ne pouvait qu’admirer leur puissance et leur organisation.

D’énormes volières avaient été construites très haut dans les pentes du volcan pour abriter les graaks venus d’un autre monde. Des dresseurs tentaient de pousser un des énormes reptiles dans son nouveau logis, mais celui-ci étendit ses ailes noires et se cabra, déséquilibrant un des wyrmlings qui chuta dans le vide.

Des portes vers une demi-douzaine de Mondes d’Ombres avaient déjà été ouvertes. Bientôt, des renforts arriveraient de toutes parts, des créatures dont les wyrmlings n’avaient même jamais rêvé.

D’abord, je dois consolider mon emprise sur ce monde, songea le Seigneur Désespoir. Ensuite, je pourrai en conquérir d’autres.

Pourtant, il n’exultait pas. Toute la journée, il s’était senti mal à l’aise, perturbé par une inquiétude croissante.

Un danger approche de la forteresse. Tel était l’avertissement de la Terre – même s’il ne se présentait pas à lui en ces termes. Plutôt que de mots compréhensibles, il s’agissait d’une émotion, un instinct qui taraudait l’esprit du Seigneur Désespoir et le poussait à l’action. Un danger approche. Mets ton peuple en sécurité.

Le Seigneur Désespoir avait utilisé les Pouvoirs de la Terre naissants de son hôte pour « choisir » certains seigneurs wyrmlings : autrement dit, tisser avec eux un lien qui lui permettrait de sentir quand ils étaient en danger et de les mettre en garde. Non seulement il sentait que certains d’entre eux étaient menacés de mort, mais il savait comment leur éviter un sort funeste.

Dis-leur de fuir, lui soufflait l’Esprit de la Terre.

Mais submergé par une autre volonté que la sienne, Areth Sul Urstone ne pouvait rien faire. Il ne pouvait pas prévenir les seigneurs condamnés, car le Désespoir le dominait complètement, et il refusait d’envoyer les wyrmlings en sécurité.

J’agirai le moment venu, chuchota le Seigneur Désespoir pour rassurer la Terre. Aucun de mes élus ne périra.

Car il avait conçu un moyen différent de sauver son peuple. Il avait remporté la bataille de Caer Luciare. Déjà, ses serviteurs extrayaient du sang-métal d’une colline située près de la forteresse ; d’ici l’aube, le premier chargement ferait route vers Rugassa. Lorsqu’il arriverait, le Seigneur Désespoir accorderait des Dons en masse à ses hommes, et il tendrait un piège à l’ennemi qui approchait.

J’armerai mon peuple de manière à le rendre invincible, se disait-il.

Mais il ne pouvait pas être certain que ça fonctionnerait. Il ne percevait pas la source et la nature du danger. Il imaginait qu’il s’agissait de Seigneurs des Runes, probablement les plus puissants de ceux qu’il avait chassés de Caer Luciare. De tels hommes constitueraient un grand danger. Ils atteindraient Rugassa d’ici quelques heures, une journée tout au plus. Le Seigneur Désespoir ne pouvait pas prédire le moment exact de leur arrivée. Il percevait seulement le danger qu’ils représentaient, de la même façon que l’on peut sentir l’approche d’une tempête avant que les premiers nuages obscurcissent l’horizon.

Le Seigneur Désespoir fit volte-face, et des ordres jaillirent de sa bouche.

— Faites prévenir l’empereur, dit-il au capitaine de la garde. Qu’on envoie un graak géant à Caer Luciare pour récupérer notre premier chargement de sang-métal. Je veux que le minerai soit ici avant les premières lueurs du jour.

— Oui, ô Grand Ver, acquiesça l’homme.

Le Seigneur Désespoir se demanda ensuite où il allait se procurer des Dédiés. Prendre des attributs aux wyrmlings serait illogique : il aurait besoin d’eux pour se battre en son nom. Non, mieux vaut que j’arrache des Dons à mes ennemis.

Comme si cette idée venait juste de lui traverser l’esprit, il ajouta :

— Ne moissonnez plus les petites gens jusqu’à nouvel ordre. La horde dispose d’assez de viande pour le moment.

Le capitaine parut surpris.

— Vous voulez les épargner ? Ne sont-ils pas dangereux ?

— Les laisser vivre, ce n’est pas la même chose que les épargner, expliqua patiemment le Seigneur Désespoir. J’ai besoin de prisonniers, de femmes agiles pour me céder leur grâce, d’hommes malins pour me prêter leur ruse. J’ai besoin de gens à la vision et à l’ouïe plus développées que la moyenne. Mais surtout, j’ai besoin d’individus d’une grande beauté, ou possédant une voix irrésistible.

— Seigneur ? hésita le capitaine, qui ignorait tout de l’art de dépouiller un ennemi de ses plus grandes forces.

— Il y a des dizaines de millions de petites gens éparpillées à travers le monde, expliqua le Seigneur Désespoir. Ils sont plus nombreux que nous et, comme tu viens de le faire remarquer, ils constituent donc un danger. Mais je les forcerai à m’aimer. Je leur inspirerai la plus grande dévotion.

Le capitaine opina. Il ferait ce que le Désespoir lui ordonnait, mais son regard disait qu’il ne comprenait pas vraiment. Ce qui n’avait aucune importance. Il finirait bien par deviner où son maître voulait en venir.

Il se détourna afin d’aller porter le message. Mais le Seigneur Désespoir l’arrêta.

— Une dernière chose. Dis-leur de trier les plus robustes des survivants parmi les petites gens, ainsi que les forgerons et les joailliers. Nous pourrons nous servir d’eux pour travailler dans les mines le jour et fabriquer nos forceps. Ainsi nos esclaves confectionneront-ils leurs propres chaînes.

— Oui, Grand Ver, acquiesça le capitaine.

Et il s’éloigna rapidement du parapet.

Le Seigneur Désespoir demeura un moment encore debout sous les étoiles qu’il désirait tant, le cœur lourd d’inquiétude. Il était incapable de dire quand l’attaque aurait lieu. Le lendemain ? Le surlendemain ?

Une journée presque entière s’était écoulée depuis que Vulgnash avait ramené Fallion Orden à la forteresse. Le jeune magicien avait eu le temps de récupérer. Le Seigneur Désespoir ordonna à ses gardes :

— Conduisez-moi à la Cellule Noire.

Et ils entamèrent la longue descente des escaliers en colimaçon jusqu’au labyrinthe.

Ce n’était pas un hasard si on nommait cet endroit ainsi. La plupart des occupants wyrmlings de Rugassa n’avaient qu’une connaissance limitée de leur environnement. Ils savaient se rendre de leur dortoir à leur lieu de travail, et peut-être jusqu’à une arène ou une taverne voisine pour se distraire pendant leur temps libre. C’était tout ce dont une personne avait besoin pour vivre, le Seigneur Désespoir en était intimement convaincu. Les wyrmlings étaient des créatures fonctionnelles, productives. Ils n’avaient pas besoin de savoir ce qui existait hors du périmètre de leur petite vie exiguë.

Si peu d’entre eux s’étaient déjà rendus à la surface ! Dès l’enfance, on leur racontait des histoires horribles au sujet du soleil qui leur brûlerait les yeux, ou de monstres féroces capables de gober un wyrmling tout entier. De toutes ces menaces, les humains étaient toujours présentés comme la plus redoutable. Ainsi les seigneurs wyrmlings n’étaient-ils pas considérés comme des esclavagistes ou des contremaitres, mais comme des sauveurs.

Mais depuis le grand chamboulement, l’agitation régnait dans les souterrains. Certains wyrmlings avaient fusionné avec leur alter ego du monde de Fallion Orden. Ils ne pouvaient plus avoir foi en le catéchisme de leurs semblables, et beaucoup d’entre eux tentaient de s’échapper. Cela dit, il était peu probable qu’ils parviennent à quitter le labyrinthe s’ils étaient incapables d’en localiser une des issues.

En ce moment même, des serviteurs du Seigneur Désespoir répandaient des informations erronées afin que les wyrmlings « liés » tombent dans un piège tendu à leur intention. La plupart d’entre eux étaient capturés. Les arènes devraient offrir un spectacle animé durant les semaines à venir : c’était toujours excitant pour un wyrmling de voir un de ses semblables livrer un combat à mort.

Pourtant, quelques-uns parvenaient à s’échapper.

Une demi-heure plus tard, le Seigneur Désespoir atteignit la Cellule Noire, où il faisait aussi froid que dans une tombe. Vulgnash était assis par terre près du jeune magicien. Quand il entendit son maître arriver, il se leva d’un bond, déployant ses ailes écarlates. Les geôliers se hâtèrent d’ouvrir la porte pour laisser entrer le Seigneur Désespoir.

— Comment va notre jeune ami ? lança ce dernier.

— Pas très bien, répondit Vulgnash. Sa blessure s’est infectée. J’ai brûlé le pus et utilisé une pince pour retirer un éclat de métal – un morceau d’épée – de sa poitrine. Il faudrait qu’il dorme pour récupérer, mais avec tous les Dons de Douleur qu’il a reçus, il crie et se tord dans son sommeil. Il ne peut échapper à son tourment. Aussi ai-je décidé de le conserver à une température très basse, assez proche de la mort pour qu’il ne se rende compte de rien. Je lui donne du temps pour guérir.

— Réchauffe-le, ordonna le Seigneur Désespoir. Laisse-le éprouver la douleur un moment. Qu’elle l’assomme.

Vulgnash frémit.

— Grand Ver, protesta-t-il en s’inclinant, il est trop mal en point.

— Il est jeune et robuste, insista le Seigneur Désespoir. Je l’ai connu dans de nombreuses incarnations. Il n’est pas facile à tuer. Ramène-le à la conscience, juste en surface.

Vulgnash se tourna vers Fallion. Il étendit sa main gauche au-dessus du jeune homme, paume vers le bas, et libéra une vague de chaleur qui frappa le Seigneur Désespoir telle une bourrasque brûlante venue du désert.

L’effet sur Fallion fut instantané. Le jeune magicien revint à lui avec un hoquet de douleur, puis se mit à grogner et se recroquevilla en position fœtale.

Le Seigneur Désespoir s’avança et, du bout de sa botte, le fit rouler sur le dos. Il avait vécu des millions de vies sur des millions de mondes. Son esprit était un puits de savoir. Les wyrmlings et les humains à l’existence si brève ne se rendaient pas compte à qui ils avaient affaire.

Le Seigneur Désespoir cracha sur le front crasseux de Fallion, afin de l’oindre avec l’eau de son corps. Puis il se pencha en avant et scruta une goutte de salive. L’utilisant comme une lentille, il laissa ses perceptions s’enfoncer à travers la chair et les os, pénétrer l’esprit de Fallion et, de là, les rêves du jeune homme.

 

Fallion se voyait revenu dans sa chambre, de l’autre côté de la mer. C’était une petite pièce encombrée, avec un lit étroit contre chaque mur. Au fond, des peaux de rangit à la fourrure couleur de sable reposaient sur une commode. Une collection de crânes d’animaux était disposée sur un petit bureau : des belettes, des rabouillers, un loup funeste et un toth fossilisé. Il faisait nuit noire, mais la maigre lueur des étoiles perçait l’obscurité.

— Tu as encore laissé la fenêtre ouverte ! cria Fallion à son frère Jaz. Il gèle !

Et comme conjurés par ses éclats de voix, des flocons se mirent à tourbillonner par une fenêtre ouverte au-dessus de la commode. Les petites particules de glace se posèrent sur les fourrures et les crânes, qu’elles ne tardèrent pas à recouvrir.

Fallion avait mal partout dans les bras et les jambes – la douleur résiduelle dont il avait hérité en recevant des Dons. Il souffrait atrocement, et il ne comprenait pas pourquoi. Son esprit était embrumé ; il n’arrivait pas à réfléchir. Il se demanda s’il était blessé.

— Jaz, va fermer la fenêtre, implora-t-il en manquant se mettre à pleurer de frustration.

 

D’une poussée mentale, le Désespoir pénétra dans son rêve.

Il commença par oblitérer la maigre lueur des étoiles pour que l’obscurité devienne absolue. Puis il choisit la forme de quelqu’un que Fallion aimait, une forme qu’il avait puisée dans son esprit : celle de sa sœur adoptive Rhianna.

La jeune femme se faufila à l’intérieur de la pièce comme si elle venait rejoindre un amant en secret.

— Fallion, appela-t-elle. Tu es réveillé ?

Elle traversa la chambre sur la pointe des pieds et alla fermer la fenêtre.

— Rhianna ? murmura Fallion. Que s’est-il passé ? J’ai mal. J’ai mal partout.

— Tu ne t’en souviens pas ? demanda le Désespoir avec la voix douce de Rhianna. Tu es tombé. Tu as glissé le long d’une pente rocheuse et tu t’es cogné la tête. (Sur un ton compatissant, elle poursuivit :) Réveille-toi, mon cœur. Nous avons beaucoup à faire aujourd’hui.

— Que… ? bredouilla Fallion. Quoi ?

— Nous devons lier les mondes. Tu ne te rappelles plus ? Tu as promis de me montrer comment faire, répondit Rhianna. Tu as dit que c’était très dur, et tu as réclamé mon aide.

Fallion gémit et voulut regarder autour de lui. Mais l’obscurité et la douleur eurent raison de sa tentative. Il dévisagea Rhianna une demi-seconde avant que ses yeux roulent dans leurs orbites. Vaincu, il détourna la tête.

— Tu as promis, insista Rhianna. Tu as dit que tu me montrerais comment lier les mondes. L’avenir en dépend.

— Quoi ? cria Fallion dans sa cellule.

Il se mit à tousser. Sa voix était rauque de n’avoir pas servi depuis longtemps – ou peut-être à cause de sa gorge desséchée.

— Tu veux quelque chose à boire ? demanda Rhianna dans son rêve. J’ai apporté du vin sucré.

— S’il te plaît, supplia Fallion.

Une flasque pourpre apparut dans la main de Rhianna. Celle-ci s’approcha de Fallion, s’assit sur le bord de son lit et porta le goulot à ses lèvres. Comme le jeune magicien levait vers elle des yeux éperdus de reconnaissance, le Désespoir intensifia le parfum de Rhianna afin qu’il se mêle à celui du vin, chacun d’eux décuplant les effets de l’autre. Rhianna se pencha davantage vers Fallion, l’obligeant à prendre conscience de ses courbes féminines et de son désir frémissant.

 

Le Seigneur Désespoir se redressa, sa conscience flottant entre le rêve de Fallion et le monde réel. Il voulait que le jeune homme ait les idées claires, et pour cela, il devait le délivrer d’une partie de sa souffrance. Tendant la main droite, il posa un doigt de chaque côté du dos de Fallion, sous la première vertèbre, et appuya d’une façon connue sur de nombreux mondes. En pinçant le nerf situé là, il atténua la douleur du prisonnier.

D’un autre côté, il ne voulait pas que Fallion ait les idées trop claires. Aussi, il posa son pouce gauche sur la carotide du jeune homme, histoire de ralentir le flot du sang qui montait à son cerveau. Le manque d’oxygène lui ferait bientôt tourner la tête.

 

Dans le rêve de Fallion, Rhianna lui faisait boire du vin sucré. Il ouvrait la bouche comme un oisillon à qui sa mère donne la becquée, et qui espère recevoir un gros lombric bien juteux. Rhianna le comblait.

Lorsque la flasque fut vide, Fallion recommença à gémir à cause de ses douleurs fantômes. Il avait reçu des Dons d’Empathie, et à présent, on torturait ses Dédiés pour lui transmettre leur souffrance. Certains avaient été placés dans des cages de cristal. D’autres avaient été amputés de leurs mains, de leurs orteils ou pire encore.

 

Le Désespoir jubilait.

Le gamin a eu le front de me remercier de lui avoir accordé ces Dons, songea-t-il. Je me demande s’il a aimé sentir qu’on arrachait des morceaux de sa chair.

Il savait que les gens torturés de la sorte étaient ceux qui souffraient le plus – moins à cause de la douleur physique que de la douleur mentale, l’impression d’être incomplets qui les poursuivait jusqu’à la fin de leur vie. Ainsi les bourreaux avaient-ils reçu l’ordre de découper diverses parties du corps des Dédiés, jusqu’à ce que Fallion ait l’impression de n’être plus qu’un moignon humain.

Qu’il me remercie s’il l’ose encore, pensa le Désespoir, un petit sourire aux lèvres.

 

— Pourquoi souris-tu ? demanda Fallion à Rhianna dans son rêve.

Sa tête commençait à tourner, et dans son hébétude, il pensait que c’était le vin qui atténuait sa douleur.

— Je souris parce que je t’aime infiniment, répondit Rhianna d’une voix douce. Maintenant, mon amour, explique-moi comment lier les mondes. Tu avais promis, tu te souviens ?

Bien entendu, c’était faux, mais l’esprit de Fallion n’était pas en état de fouiller sa mémoire. Le Seigneur Désespoir comptait sur la faiblesse du jeune homme pour lui faire gober ce mensonge.

— Quoi ? cria Fallion, tremblant toujours par la faute de maux invisibles.

— Les mondes. Comment les as-tu liés ? demanda avidement Rhianna.

— C’est… c’est facile, balbutia Fallion. Très facile, une fois que tu as compris.

 

Le Désespoir en fut si choqué qu’il s’éjecta du rêve tout seul.

C’était facile de lier les mondes ? Il avait toujours imaginé qu’il s’agissait d’un processus complexe, ne pouvant être mené à bien que par un être d’une grande intelligence. Il pensait que cela nécessitait de longs préparatifs, et une série de puissants rituels magiques effectués dans un ordre bien précis. Il avait déjà essayé toutes les solutions les plus évidentes, mais la vérité, c’est qu’il ne comprenait goutte au fonctionnement du Sceau de la Création.

Il replongea dans le rêve de Fallion.

 

— Oui, oui, s’impatienta Rhianna. Je sais que c’est facile pour toi ; tu me l’as déjà dit. Mais tu es plus malin que tu ne le penses – bien plus malin. Accompagne-moi jusqu’au Sceau. Montre-moi comment faire.

Sur ces mots, elle lui prit la main dans le noir, et elle l’entraîna hors de la maison de son père.

Dans le jardin, à l’endroit dégagé où les poules picoraient pendant la journée, sous un gommier blanc, s’étendait le Sceau de l’Enfer : un immense cercle de flammes vertes spectrales qui dansaient dans l’herbe.

Fallion le regarda en clignant des yeux. Surpris, il déglutit et ouvrit la bouche pour parler. Le Désespoir se pencha en avant et tendit l’oreille pour ne pas perdre la moindre syllabe de ce qu’il allait dire.

— Je… quelque chose cloche, souffla le jeune homme en plissant les yeux pour mieux étudier le Sceau.

Le Désespoir avait reproduit celui-ci d’après ses souvenirs. Mais Fallion se mit à tourner autour d’un pas titubant, scrutant les flammes, écoutant leur crépitement comme si elles lui parlaient.

— Certains éléments ne sont pas à leur place, commenta-t-il, perplexe.

— C’est possible, concéda Rhianna. Peu importe. Montre-moi comment lier les mondes.

— Tu… tu viens de…

Fallion s’humecta les lèvres. Puis il fronça les sourcils comme pour se concentrer un instant – un instant de trop. Il fit volte-face. La lumière des flammes dansantes se reflétait dans ses yeux. Son regard était braqué sur Rhianna. Il ne dévisageait pas la jeune femme : il sondait son âme.

Et le don de Fallion était si grand que le Seigneur Désespoir se retrouva mis à nu.

 

Soudain, Fallion ouvrit les yeux et vit le Désespoir penché sur lui. Son regard vitreux se focalisa sur son ennemi, et il hurla :

— Non !

J’ai failli l’avoir, songea le Seigneur Désespoir. Je le tenais dans le creux de ma main. Mais il a réussi à m’échapper. Je vais devoir trouver un autre moyen.

Il adressa un signe de tête à Vulgnash. Le Chevalier Éternel tendit la main et aspira toute la chaleur de la pièce jusqu’à ce que Fallion se recroqueville sur lui-même, claquant des dents et tremblant de froid tandis qu’un lourd sommeil s’emparait à nouveau de lui.

 

Quelque part dans les tréfonds de son esprit, Areth Sul Urstone avait observé toute la scène. Il connaissait le plan du Seigneur Désespoir, et il était horrifié.