CHAPITRE V

LES CHASSEURS

Chaque âme, qu’elle appartienne à un puissant guerrier ou à un tout petit enfant, possède une valeur immense aux yeux du Grand Ver. Il a fait de chacun de nous le gardien de tous les autres ; c’est pourquoi nous ne devons jamais permettre qu’un de nos semblables s’échappe.

Extrait du catéchisme wyrmling

Cullossax s’était senti anxieux toute la soirée. Il savait qu’on finirait par s’apercevoir de sa disparition et que tôt ou tard, les autres tourmenteurs se lanceraient à sa recherche. Maintes fois durant la journée, il avait dû réprimer son envie de détaler dans la lumière du soleil.

Enfin, lorsque les ombres furent assez longues pour indiquer que la nuit ne tarderait plus à tomber, Cullossax prit congé des gardes, se saisit d’un javelot de fer et se lança à la poursuite de la fille.

Sa piste fut facile à suivre. Folle de terreur et aveuglée par la lumière, elle avait plongé dans la forêt. À chaque pas, ses talons s’étaient enfoncés dans la terre qui recouvrait le sol comme une couverture au pied des pins. Même s’il s’était rarement aventuré hors de la forteresse, Cullossax avait appris les bases du pistage, car c’était une compétence à laquelle les tourmenteurs pouvaient avoir besoin de recourir à l’intérieur du labyrinthe.

Il faisait frais, et bientôt, la forêt s’emplit de bruits nocturnes : le trottinement des souris dans l’herbe, le bourdonnement des insectes, les cris plaintifs des oiseaux, le chant des criquets et des cigales. L’air embaumait. Cullossax ne se souvenait pas de la dernière fois qu’il avait respiré de l’air frais.

Les étoiles apparurent dans le ciel, points lumineux à l’éclat argenté si éblouissant qu’elles laissaient une rémanence sur les rétines de Cullossax quand il levait la tête vers elles pour les regarder, les yeux plissés.

Bientôt, il aurait des chasseurs aux trousses. C’était inévitable. Mais il se sentait résigné à son sort, presque heureux. La mort ne lui était pas étrangère. Il l’avait distribuée maintes fois, et il avait toujours su que son tour de la recevoir finirait par venir.

Le cœur léger, Cullossax s’élança à la poursuite de la fille et d’un royaume qui n’était peut-être qu’un rêve d’enfant.

 

De longues heures plus tard, Cullossax courait toujours à travers la forêt de pins, tout entier absorbé par sa poursuite. Son cœur battait à un rythme aussi régulier que ses longues foulées. De la sueur grasse ruisselait sur son front et son visage, dessinant un V sur le tissu de sa tunique, dans son dos. La soif lui faisait souhaiter de croiser une mare ou même une simple flaque d’eau. Mais son esprit écartait rapidement ces pensées parasites pour se concentrer sur le témoignage de ses yeux, qui scrutaient la terre aux endroits où sa proie l’avait foulée.

Sans réfléchir, Cullossax sauta par-dessus un sapin abattu et se baissa pour esquiver les branches tendues d’un autre. Dans les fourrés sur sa droite, il entendit renifler un cerf. Il s’immobilisa, le cœur battant la chamade, en s’interrogeant sur la signification de ce son. Il n’était sorti de la forteresse que deux fois auparavant, et jamais plus d’une nuit. Il ne connaissait pas grand-chose aux créatures sauvages.

Puis le cerf s’éloigna en bondissant, et Cullossax le vit disparaître entre deux arbres. À la pensée de toute cette chair fraîche, son estomac gronda. Il ne pouvait pas se laisser distraire. Alors, il se remit à courir. Chacune de ses longues foulées le rapprochait de la fille. Elle était petite et jeune ; elle ne pourrait pas soutenir cette allure bien longtemps.

Mais tout au fond de lui, Cullossax s’inquiétait. À cette heure-ci, il devait lui-même être devenu une proie. Il aurait dû retourner auprès de son maître depuis longtemps. Celui-ci s’était forcément aperçu de sa disparition, et il n’avait pas dû avoir de mal à reconstituer toute l’histoire.

Les meilleurs de ses semblables allaient chasser Cullossax. Nul ne pouvait exercer une vengeance aussi bien qu’un tourmenteur du Poing Sanglant. La punition infligée à l’un des leurs, qui avait trahi leur confrérie et jeté l’opprobre sur eux tous, serait exemplaire.

À Rugassa, la torture n’était pas seulement une science : c’était un art. Cullossax avait beau réfléchir, il était incapable d’imaginer ce qu’ils lui feraient. Bien entendu, ils opéreraient en public, et ils se disputeraient l’honneur de lui administrer les pires supplices. À un moment ou à un autre, Cullossax périrait, cela était certain. La question n’était pas de savoir combien de temps il tiendrait, mais combien de temps il souffrirait avant que ses semblables l’autorisent à mourir.

Il se demanda lesquels d’entre eux allaient le poursuivre. Cela méritait réflexion. On racontait qu’une nouvelle magie venait de faire son apparition à Rugassa. Les troupes d’élite de l’empereur prenaient des attributs aux plus misérables des esclaves : force, rapidité, soif de sang. Ces guerriers améliorés pouvaient courir plus vite et plus longtemps qu’un homme ordinaire. Cullossax tenta d’imaginer ce qu’il ferait s’il se retrouvait confronté à l’un d’eux.

Et puis, il y avait Vulgnash en personne. Cullossax avait privé un Chevalier Éternel de nourriture – un crime que nul n’avait osé commettre avant lui. Il espérait juste que Vulgnash serait trop occupé pour se mettre personnellement à sa recherche.

Pendant la plus grande partie de la nuit, Cullossax courut à travers les collines et des forêts apparemment sans fin. Parfois, il escaladait des pentes au sommet desquelles des trembles étendaient au clair de lune leurs branches blanches comme de l’os ; d’autres fois, il descendait dans des vallons remplis de chênes et de frênes. Mais si les variétés se succédaient, les arbres ne s’interrompaient jamais. Peut-être empêcheraient-ils Vulgnash de repérer Cullossax depuis les airs.

La température de ce milieu d’été baissa à peine durant la nuit. Ce fut aux abords d’un ruisseau que Cullossax finit par rattraper la fille. Elle gisait sur la rive parmi les fougères et la mousse, recroquevillée en position fœtale. Quand elle l’entendit approcher, elle poussa un glapissement de panique et tenta de se traîner à quatre pattes vers l’eau. La peur la faisait trembler si fort qu’elle ne parvenait pas à se mettre debout.

Cullossax se précipita vers elle. Son javelot de fer pesait lourd dans sa main, et si telle avait été son intention, il aurait pu l’utiliser pour transpercer la fille.

— Non, pitié ! gémit celle-ci. Laissez-moi partir.

Cullossax rit, non parce qu’il se délectait de sa peur, mais parce qu’il y avait quelque chose d’étrange chez cette enfant : une douceur, une pureté, une innocence qu’il n’avait jamais rencontrée chez aucun autre wyrmling.

Mais tandis qu’il riait, la fille frappa. Elle se leva d’un bond et se jeta sur lui, visant son cœur à l’aide d’un pieu.

Cullossax lui saisit le bras et lui arracha son arme. Ce ne fut pas bien difficile. Elle était jeune, affaiblie par la peur et la fatigue de cette longue poursuite. Un simple coup de tête l’assomma à moitié.

— Je ne suis pas venu te tuer, l’informa Cullossax. Je suis venu t’aider.

— Je… je ne comprends pas.

— J’aurais pu te donner à manger à Vulgnash. J’aurais dû le faire, et je paierai peut-être mon audace de ma vie. Mais j’ai choisi de t’épargner. (Du menton, il désigna le sud.) Quelle distance jusqu’à ce fameux royaume d’Inkarra ?

— C’est au-delà des Vertèbres, répondit la fille.

Cullossax se mordit la lèvre inférieure. Donc, cent cinquante lieues au moins, peut-être deux cents. En courant, un guerrier y parviendrait peut-être en trois nuits. Mais il était un tourmenteur, peu habitué à ce genre d’effort physique. Et la fille ne devait pas l’être non plus.

— Tu peux courir ? demanda-t-il.

Elle baissa la tête. Non.

Quelque instinct primitif enjoignit à Cullossax de se hâter. Avec un grognement, il empoigna la fille et la jeta sur son épaule.

— Alors, repose-toi.

Puis il sauta dans le ruisseau et se mit à marcher dans le sens du courant. Ses frères wyrmlings avaient l’odorat fin ; il espérait leur faire perdre sa piste dans l’eau.

Au bout de quelques centaines de mètres, Cullossax sortit de l’eau, rebroussa chemin et se mit à courir en zigzag en direction de l’est. Là, le terrain descendait de façon perceptible, et à l’approche de l’aube, des chants d’alouettes et de geais commencèrent à emplir l’air.

Cullossax fit halte au sommet d’une butte et scruta la prairie en contrebas. Quelques lieues plus loin, il distinguait une ligne d’aulnes. Les étoiles avaient disparu dans le ciel pâlissant, et le soleil ne tarderait plus à se lever. Déjà, des lambeaux de nuages rougissaient à l’horizon. La fille les observait avec une expression étrange.

— Tu vois quelque chose ? interrogea Cullossax, craignant qu’elle ait perçu un signe de leurs ennemis.

— Le lever de soleil. Les bleus clairs et les ors pâles sont magnifiques ce matin.

C’était la première fois que Cullossax entendait les mots « bleu » et « or », termes inkarrans désignant des couleurs inconnues des wyrmlings.

— Tu vois les mêmes couleurs que les humains ? s’étonna-t-il.

— Oui, admit la fille. Depuis la fusion des mondes. C’est comme ça que je sais qu’il ne s’agit pas d’une simple hallucination de mon esprit malade.

L’épaule de Cullossax lui faisait mal, et ses jambes commençaient à trembler.

— Tu peux courir maintenant ? demanda-t-il à la fille.

— Oui.

Il la posa par terre et tendit un doigt vers l’est.

— Nous devons atteindre ces arbres avant l’aube. Il va falloir faire vite. Tu te sens d’y arriver ?

Elle poussa le grognement qui, chez les wyrmlings, signifiait « oui », et ils s’élancèrent à travers l’herbe haute. Des lapins détalèrent sur leur passage ; des pinsons jaillirent des chardons et s’envolèrent à tire-d’aile.

Le soleil apparut à l’horizon, cruelle lumière rouge qui dardait ses rayons depuis le bord du monde. À sa vue, des larmes de douleur remplirent les yeux de Cullossax. Mais les arbres se dressaient droit devant eux, leur promettant ombre et protection.

Cullossax courut jusqu’à ce qu’il lui semble que son cœur allait éclater, et que la fille commence à perdre du terrain. Il lui saisit le poignet pour l’entraîner avec lui. Le soleil était un orbe aveuglant devant eux. Cullossax détourna les yeux et leva son bras libre devant son visage en s’efforçant d’ignorer la douleur.

Enfin, il pénétra d’un pas titubant dans l’ombre fraîche des arbres. La fille se jeta par terre tandis qu’il restait debout un moment. Plié en deux, les mains sur les genoux, il s’efforça de reprendre son souffle.

Il jeta un coup d’œil en arrière. Les épis de blé couchés trahissaient leur passage. Et une lieue plus loin, trois guerriers wyrmlings dévalaient le flanc d’une colline sur leurs traces. Cullossax se redressa pour les étudier. Ils couraient à une vitesse incroyable. Sans doute avaient-ils pris des attributs de rapidité, songea-t-il.

Cullossax effectua un rapide calcul mental. Son maître avait dû mettre une heure ou deux à s’apercevoir de sa disparition, et il avait dû lui falloir une heure de plus pour découvrir où Cullossax était parti. J’aurais dû avoir beaucoup d’avance sur eux.

Mais ces hommes se déplaçaient deux, peut-être trois fois plus vite que des wyrmlings ordinaires. Ils avaient reçu des Dons de Rapidité, et peut-être aussi de Force et d’Endurance. Je ne parviendrai pas à les semer, réalisa Cullossax. Et je n’ai aucune chance d’arriver à les tuer tous les trois.

Mais lorsque les chasseurs atteignirent la lisière du champ de blé, le soleil levant s’abattit sur eux telle une masse. Ils scrutèrent les traces laissées par les deux fugitifs. Ils ne pouvaient pas voir Cullossax, dissimulé dans l’ombre des arbres comme il l’était. Ils mirent une main en visière pour se protéger les yeux. Au bout d’un moment, découragés, ils se détournèrent et remontèrent le flanc de la colline.

Ils allaient s’enfoncer suffisamment parmi les arbres pour y être à l’abri du soleil durant toute la journée, devina Cullossax. C’était mû par un tel espoir que le tourmenteur avait fui vers l’est : nul wyrmling ne pouvait endurer une lumière aussi aveuglante. Assis à l’ombre des arbres, il réfléchit un long moment tandis que la fille haletait près de lui.

— Tu as un nom ? lui demanda-t-il.

Ce n’était pas une question idiote : beaucoup de jeunes wyrmlings des castes inférieures n’en recevaient pas à la naissance. Ils devaient le gagner par leurs propres mérites.

— Kirissa, répondit la fille. Kirissa Mentarn.

— Ce n’est pas un nom wyrmling, fit remarquer Cullossax. C’est ton nom inkarran ?

La fille acquiesça. Cullossax fronça les sourcils, et elle grogna un « oui » pour l’apaiser.

— Kirissa, répéta-t-il. Des soldats sont à nos trousses. Ils ont acquis un surcroît de force et de vitesse grâce à la nouvelle magie. Tu en as entendu parler ?

— La magie runique ? Oui. Elle vient de l’autre monde.

Intrigué, Cullossax se demanda quelles autres choses utiles cette fille pouvait bien se rappeler.

— Les guerriers qui nous suivent sont très rapides. Nous ne parviendrons pas à les semer. Il faut donc nous montrer plus malins qu’eux.

— D’accord, dit la fille en prenant un air concentré.

— Ils savent dans quelle direction nous allons. Donc, nous devons en changer. Au lieu de continuer vers le sud, nous devrions poursuivre vers l’est ou l’ouest. Et prendre le temps de couvrir nos traces, de dissimuler notre odeur. Sans cela, nous mourrons.

— Entendu.

Près d’eux, un écureuil émit une série de petits cris alarmés. Cullossax tendit l’oreille, puis réalisa que le danger contre lequel le petit animal prévenait ses semblables, c’était lui.

— Encore une chose, ajouta-t-il. Nous devons nous remettre en route dès maintenant. Nous ne pouvons pas nous reposer jusqu’au coucher du soleil. Nos poursuivants sont trop rapides. Mais en cette saison, les journées sont longues et les nuits courtes. Si nous parvenons à mettre assez de distance entre nous et eux d’ici le crépuscule, ils n’arriveront pas à retrouver notre piste dans le noir, et nous serons sauvés.

— Le soleil va nous aveugler, protesta Kirissa en blêmissant de peur.

— Si tu ne peux pas faire autrement, ferme les yeux et accroche-toi à ma main. Je te guiderai, offrit Cullossax.

Il ne précisa pas que si lui-même gardait les yeux ouverts trop longtemps, il finirait par ne plus rien y voir, et que Kirissa devrait l’abandonner.

La fille le dévisagea longuement avant de demander :

— Pourquoi faites-vous ça ? Vous étiez censé me torturer.

Cullossax ouvrit la bouche pour répondre, mais ne trouva rien à dire. Il ne nourrissait aucun rêve. Ce n’était pas comme s’il avait secrètement souhaité de s’échapper toute sa vie durant. Et ça n’avait rien à voir avec Kirissa. Elle n’était pas assez âgée pour qu’il s’accouple avec elle. Il ne la désirait pas. S’il avait dû le faire, il aurait encore très bien pu l’étrangler. Pourtant, il l’admirait de s’être rebellée contre sa propre exécution.

« Un jour viendra où les petites gens de ce monde devront se dresser contre les grands », avait dit son Roi de la Terre. En attaquant Cullossax, Kirissa avait accompli sa prophétie.

Cullossax se demanda s’il l’avait épargnée par simple curiosité. Ou parce qu’il avait passé toute sa vie à l’intérieur du labyrinthe et que, sans s’en rendre compte, il brûlait de découvrir à quoi ressemblait l’extérieur.

Le monde était un endroit cruel, et son instinct lui avait toujours dit qu’il devait se montrer cruel lui aussi pour survivre. Mais une fois, il avait entendu un seigneur affirmer que cet instinct était cultivé chez les wyrmlings – que pour un homme, les chances de se reproduire étaient liées à son rang, lequel augmentait en fonction de sa capacité à se montrer cruel.

Si c’était vrai, avait songé Cullossax ce jour-là, ne serait-il pas possible de créer un monde différent, plus doux et plus généreux ?

Sur le coup, il n’avait pas réussi à imaginer un tel monde. Mais Kirissa affirmait qu’il en existait un. Du coup, Cullossax était intrigué. Cela dit, il n’avait jamais été très curieux. Ce n’était donc pas une explication suffisante pour son exceptionnelle clémence.

Non, songea Cullossax, tâtonnant en lui-même. Quelque chose s’était brisé en lui, quelque chose de plus vital qu’un os : son âme. Il n’en pouvait plus de son existence dans le labyrinthe. Elle lui était devenue pareille à une mort éveillée. Depuis longtemps, il n’attendait plus que le jour où il cesserait de respirer.

Au bout d’un long moment, il répondit :

— Je t’ai épargnée et j’ai décidé de venir avec toi parce que j’étais las de vivre. Je pensais que dans un autre monde, mon existence serait peut-être meilleure.

— Vous ne pouvez pas être las de vivre, contra Kirissa en levant une main pour caresser le visage de Cullossax – un geste que celui-ci trouva étrange et énervant, comme si un insecte rampait sur sa peau. Chez les wyrmlings, personne n’est réellement vivant.