APERÇUS DES LIMBES
Le Désespoir a créé la Terre, la lune et les étoiles. Il possède chacun des mondes de l’univers, y compris ceux qui tournent autour des soleils les plus blafards. C’est pourquoi, lorsque vous levez les yeux vers le firmament la nuit, vous vous sentez aussi minuscules et esseulés. Votre cœur se brise face à votre propre insignifiance et au pouvoir étourdissant du Désespoir.
Jamais Serre n’oublierait sa découverte des limbes.
Des parfums saturaient son odorat, oblitérant presque ses autres sens : l’herbe douce, l’humus fertile, et dizaines de milliers de fleurs, depuis les parterres de trèfle jusqu’aux buissons de chèvrefeuille en passant par les tiges exubérantes de menthe sauvage. Tout autour d’elle, des chants étrangement sophistiqués s’élevaient depuis les fourrés, comme si les oiseaux étaient naturellement destinés à composer des arias et qu’ils l’avaient juste oublié dans son monde d’origine.
Lorsque les réfugiés se furent rassemblés dans la prairie, Daylan du Marteau Noir se tourna vers la Porte d’Air et, à l’aide du bâton prêté par le magicien Sisel, traça une autre rune. L’instant d’après, il y eut une détonation pareille à un coup de tonnerre, et la porte s’évanouit.
Daylan reporta son attention sur les réfugiés.
— N’oubliez pas mes avertissements. Ne touchez à rien. Ne buvez pas l’eau des ruisseaux. Nous allons prendre la direction de l’est, mais nous devons trouver un abri avant le coucher du soleil.
— Pourquoi ? demanda quelqu’un.
— À cause des choses qui sortent la nuit.
Sur ce, Daylan s’éloigna le long d’un sentier sinueux, qu’on aurait dit tracé par des lapins. Il le suivit avec la même prudence qu’il aurait mise à marcher sur un tronc d’arbre abattu.
— Ne vous écartez pas du chemin, jeta-t-il par-dessus son épaule. Marchez à la queue leu leu.
Les réfugiés formèrent une ligne et se mirent à serpenter vers le bas de la colline, tel un serpent glissant lentement à travers l’herbe.
Serre venait derrière l’émir. Ils avaient abandonné leur leçon de rofehavanais et avançaient en silence. Personne ne pipait mot. Les trente-cinq mille réfugiés se conformaient aux instructions de Daylan dans la mesure du possible. Parfois, un bébé se mettait à pleurer, ou quelqu’un poussait un glapissement de surprise après avoir trébuché, mais dans l’ensemble, la colonne se déplaçait avec une remarquable discrétion.
Moins d’une demi-heure s’était écoulée depuis leur entrée dans les limbes quand un cri d’enfant s’éleva une douzaine de pas devant Serre. La jeune fille se tordit le cou pour regarder. Une fillette de six ou sept ans venait de laisser tomber une énorme fleur rose et tenait sa main en l’air, hurlant :
— Au secours ! Une abeille m’a piquée !
— Ce n’est pas la première fois que ça arrive, chuchota sa mère impatiemment. Enlève le dard toute seule, ou laisse-moi le faire si tu n’y arrives pas.
Mais l’enfant observait sa main d’un air choqué. Soudain, elle poussa un cri qui glaça le sang de Serre dans ses veines.
— Je suis en feu ! Au secours ! Je brûle !
Et de fait, sa main avait viré au rouge vif, une couleur que Serre n’avait encore jamais vue sur un membre humain. Près de la piqûre, la chair commençait à gonfler terriblement. Sans cesser de s’époumoner, la fillette se laissa tomber par terre pour se tordre de douleur.
Soudain, Serre entendit un bourdonnement coléreux. Levant les yeux, elle vit des centaines d’abeilles s’élever de l’herbe dans toutes les directions et fondre sur la fillette.
Les réfugiés crièrent des avertissements, et les plus proches de la fillette s’écartèrent en toute hâte, effrayés par l’énorme essaim qui était en train de se former.
— Restez sur la piste ! cria Daylan en tête de la colonne.
Des appels au secours retentirent. L’immortel rebroussa chemin au pas de course pour rejoindre l’enfant tombée à terre. Un nuage doré et gris d’insectes furieux faisait du sur-place à l’aplomb de cette dernière, comme s’il attendait le moment opportun pour frapper.
— Non ! cria Daylan en levant la tête vers les abeilles. Cette enfant n’avait pas de mauvaises intentions ! Elle ignore tout de la loi. Épargnez-la.
Le bourdonnement des abeilles enfla, retomba et enfla de nouveau, sa tonalité se modulant comme si l’essaim répondait à Daylan dans sa propre langue. L’immortel s’interposa entre les abeilles et la fillette pour faire un bouclier de son corps à cette dernière. L’enfant pleurait à chaudes larmes, et sa respiration était sifflante.
— Ce n’est rien, dit sa mère pour rassurer Daylan. Juste une piqûre d’abeille. Elle en a déjà reçu plein.
— Sur ce monde, le dard d’une seule abeille contient assez de venin pour tuer un homme adulte, l’informa Daylan d’un air grave. Espérons que la piqûre n’est pas trop profonde. (De nouveau, il s’adressa à l’essaim.) Je vous en prie. Elle ignorait que ce champ vous appartenait, s’excusa-t-il de la part de la fillette. Elle voulait juste sentir cette fleur. Elle n’avait pas l’intention de vous voler son pollen.
Il parlait lentement, comme s’il voulait se faire bien comprendre des insectes à l’intelligence limitée.
Un long moment, l’essaim continua à bourdonner de manière inquiétante. Puis les abeilles se mirent à tourner autour de Daylan, créant un tourbillon et donnant l’impression que l’immortel se tenait au centre d’une tornade dorée et grise. Sans s’écarter de la fillette, Daylan pivota pour suivre les meneuses des yeux.
De son côté, l’enfant blessée avait cessé de gémir. Elle avait de plus en plus de mal à respirer. Serre voyait ses yeux bleu pâle fixer l’air d’un regard aveugle. Elle était livide, et tremblait de tout son petit corps. Mais l’essaim ne l’attaqua pas, et peu à peu, son bourdonnement s’apaisa.
Daylan tendit sa paume ouverte devant lui.
— Menez-moi à votre ruche, réclama-t-il. Laissez-moi parler à votre reine. Je n’ai pas enfreint la loi. Vous ne pouvez pas refuser.
Au bout d’un moment, une abeille se détacha du reste de l’essaim et se posa dans la main de Daylan. Elle se mit à marcher en cercles sur sa paume, s’arrêtant de temps à autre pour agiter son abdomen.
— Par ici, lança Daylan en tendant un doigt vers le sud-ouest. À une lieue environ. (Il se tourna vers le magicien Sisel.) Approchez. Les autres, restez où vous êtes.
Il baissa les yeux vers la fillette, dont la respiration se faisait plus ténue de seconde en seconde.
— Faites une entaille pour extraire le dard, ordonna-t-il au magicien. Puis aspirez le poison. Maintenez-la en vie, si possible. (Il jeta un regard d’avertissement à la ronde.) Surtout, ne bougez pas. Ne vous écartez pas de la piste, et ne touchez pas la moindre fleur si vous ne voulez pas que les abeilles vous attaquent. Elles sont assez nombreuses pour nous tuer tous.
Puis il s’élança à travers l’herbe.
Le magicien Sisel s’accroupit près de la fillette et suivit les instructions de Daylan. C’était un maître guérisseur, et Serre avait confiance en ses capacités. Pourtant, ce fut les sourcils froncés qu’il marmonna des incantations et massa la main de la fillette pour faire pénétrer un onguent.
— Elle est brûlante. Je n’avais jamais vu de piqûre d’abeille produire un tel effet.
Serre regarda autour d’elle. La plupart des réfugiés qui les accompagnaient étaient des serfs : des gens pauvrement vêtus, qui n’avaient jamais reçu d’éducation et ne connaissaient pas grand-chose au vaste monde. Mais même les plus obtus d’entre eux comprenaient que quelque chose clochait. On ne négociait pas avec les abeilles ; on ne concluait pas de trêve avec elles. On ne mourait pas pour avoir cueilli une fleur.
Serre se sentait idiote et vulnérable. Les limbes abritaient des dangers qu’elle n’avait pas même anticipés.
L’émir resta là où il était jusqu’à ce qu’il n’y tienne plus. Lentement, il se rapprocha de la fillette et du magicien Sisel.
— Puis-je faire quoi que ce soit pour vous aider ? demanda-t-il à ce dernier.
Le magicien fit un signe de dénégation. Alors, l’émir s’assit dans l’herbe et posa la tête de la fillette dans son giron, puis caressa ses cheveux fauves et sa joue en murmurant des paroles apaisantes.
Debout près d’eux, la mère de l’enfant les observait. Elle aurait peut-être réconforté sa fille elle-même si elle n’avait pas porté dans ses bras un garçonnet de deux ou trois ans, et sur son dos un sac contenant toutes les maigres possessions de leur famille.
— N’aie pas peur, chuchota l’émir.
Serre se sentit curieusement jalouse de la fillette. Elle aussi, elle aurait bien voulu que l’émir lui caresse les cheveux, qu’il se penche sur elle pour déposer un baiser sur son front. La respiration de la fillette était toujours sifflante et laborieuse, mais elle avait fermé les yeux comme si toutes ces attentions la ravissaient.
Pendant ce temps, l’essaim continuait à faire du sur-place au-dessus d’eux, telle une armée prête à engager le combat. Cela rendait Serre nerveuse. La jeune fille avait besoin d’uriner, mais n’osait pas s’écarter de la piste de peur que les abeilles l’attaquent. Alors, elle se retint, la peur faisant battre son cœur un peu trop fort.
— Je me demande comment sont les guêpes dans ce monde, lança nerveusement un des réfugiés de la colonne.
Puis il rit de sa propre plaisanterie, même si elle n’était pas drôle.
La fillette avait l’air de dormir paisiblement à présent. Assis dans l’herbe, l’émir chantait à voix basse pour elle.
Il s’écoula presque une heure avant que Daylan revienne, suivi par quelques abeilles. Celles-ci rejoignirent le reste de l’essaim, et en un clin d’œil, le nuage bourdonnant se dispersa tandis que les insectes s’éparpillaient dans toutes les directions pour regagner les fleurs de trèfle et de chèvrefeuille.
— Bonne nouvelle ! cria l’immortel. Tout est pardonné. Mais continuez à ne pas vous écarter de la piste. Allez, on se remet en route !
La colonne s’ébranla de nouveau. Daylan s’agenouilla près de l’émir.
— Elle dort bien, à ce que je vois, se réjouit-il.
La fillette affichait une expression paisible. L’émir, qui avait continué à chanter pendant tout ce temps, s’interrompit pour répliquer :
— Elle ne dort pas du tout. Elle est morte il y a une demi-heure.
La mère de l’enfant poussa un cri de détresse, et Serre ravala un sanglot.
— Pourquoi vous ne nous avez pas prévenus au sujet des abeilles ? demanda un fermier en colère.
Daylan leva les yeux vers lui. Il semblait distrait.
— Parce que je n’y ai pas pensé. J’ai toujours su que leur venin pouvait tuer. Et parmi tous les dangers de ce monde, celui-ci me semblait minuscule, presque insignifiant.
Au coucher du soleil, alors que les réfugiés marchaient depuis des heures, le tonnerre se mit à gronder à l’horizon, entrecoupé de détonations sèches pareilles aux aboiements d’une meute de chiens enragés. Des nuages énormes surplombaient les collines, annonçant un orage d’une fureur incomparable – inimaginable, presque. Des éclairs traversaient leur sommet et les illuminaient simultanément en une dizaine d’endroits.
La foudre hérissait les cheveux de Serre dans sa nuque et les poils sur ses avant-bras. Les nuages semblaient prêts à déverser des trombes d’eau sur les réfugiés. Les molosses d’Alun geignaient et rechignaient à avancer. Ils scrutaient le ciel, les cuisses tremblantes et la queue pendante.
Depuis une heure, la colonne se dirigeait vers un bosquet de pins massifs, presque aussi hauts qu’une montagne.
— Vite, cria Daylan. Nous devons nous mettre à l’abri sous ces branches ! Les nuages ne contiennent pas forcément que de la pluie !
Serre avait une vague idée de ce que redoutait l’immortel. Elle soupçonnait que des Éclats Ténébreux chevauchaient le front de l’orage. Elle n’osait pas demander de confirmation à Daylan, mais les plis d’inquiétude qui barraient le front de celui-ci semblaient assez éloquents.
L’immortel pressait les trente-cinq mille rescapés de Caer Luciare, tous affamés et à bout de forces. Certains, qui avaient été blessés durant le siège, se traînaient tant bien que mal avec leurs bandages ensanglantés. Les plus valides charriaient tout ce qu’ils avaient pu emporter : des armes, du sang-métal des mines de Luciare, de la nourriture et autres objets. Les mères n’avaient souvent pas d’autre trésor que leurs bébés.
Les réfugiés se mirent à trottiner, mais cela ne suffisait pas.
— Courez, bon sang ! s’époumona Daylan. Ce n’est pas le moment de lambiner. Courez, si vous tenez à votre vie !
Il désignait un promontoire rocheux situé une lieue et demie plus loin, et couvert de pins plus grands que tous ceux que Serre avait jamais contemplés dans son monde d’origine. Ici, dans les limbes, les arbres semblaient tous immenses et vénérables. La journée écoulée n’avait pas suffi pour que Serre s’habitue à ce changement d’échelle.
Les pins culminaient si haut que leur cime se perdait dans les nuages. Chacun d’eux possédait une myriade de branches largement écartées, qui formaient des frondaisons impénétrables sur un quart de lieue de diamètre. Leur tronc étant plongé dans l’ombre, Serre ne pouvait estimer son épaisseur.
Depuis leur arrivée dans ce monde, Daylan exhortait les réfugiés à se presser, et depuis le début de l’après-midi, il visait clairement ce promontoire. Il y avait d’autres bosquets dans les collines, mais celui-ci en particulier semblait l’appeler.
— Dépêchez-vous ! hurla-t-il. La mort est sur nous !
Serre courait derrière l’émir et devant Alun. Le jeune homme était entouré par ses quatorze molosses, qu’il ne tenait pas en laisse et qui s’étaient regroupés autour de lui comme s’il était leur chef de meute.
Les guerriers en tête de la colonne fendaient de hautes herbes dorées qui dégageaient une odeur de miel. Des fleurs sauvages se balançaient dans le vent – coquelicots énormes qui surplombaient les réfugiés. Des alouettes jaillissaient de l’herbe à l’approche des réfugiés, aussi éblouissantes que les étincelles d’une forge.
Serre ne s’était jamais sentie aussi vigoureuse, aussi vivante. Le midi, la colonne avait campé près d’un ruisseau que Daylan du Marteau Noir avait imploré de les abreuver. Il avait eu l’air de déduire, à quelque ondulation de la surface, que le ruisseau lui donnait son accord. L’eau glacée avait coulé dans la gorge des réfugiés comme du nectar. Les enfants avaient cherché des baies sur la berge et découvert des airelles bien plus nourrissantes que celles de leur monde.
Les limbes, le Seul et Unique Monde, étaient plus parfaites que les autres en tout. Mais elles recelaient elles aussi des dangers. Devant les réfugiés se massait un orage parfait.
Ils coururent pendant une demi-heure tandis que les nuages avançaient à leur rencontre, que le grondement du tonnerre s’amplifiait et que la terre tremblait sous leurs pieds à chaque éclair. Peu à peu, le promontoire se rapprochait, et Serre voyait la cime des pins immenses agitée par le vent.
Ils avaient presque atteint le couvert des arbres quand la tempête déchaîna sa fureur sur eux. Jusque-là, les bourrasques avaient soufflé dans tous les sens, tel un ivrogne titubant. Soudain, le vent s’abattit vers le sol comme le front orageux frappait la colonne de plein fouet. De la grêle se mit à tomber depuis le ciel, des projectiles de glace aussi gros que le poing d’un enfant. Les femmes et les vieillards hurlèrent de douleur.
Devant Serre, l’émir ôta le bouclier qu’il portait sur le dos et se précipita vers une jeune mère qui courait pliée en deux, tentant de protéger son bébé de la grêle. Il leva son bouclier et se mit à courir près d’elle en le tenant au-dessus de sa tête. Serre les rejoignit et se plaça de l’autre côté de la femme. Tout autour d’eux, les guerriers du clan les imitèrent auprès d’autres réfugiés vulnérables.
Serre vit un vieil homme recevoir un grêlon à l’arrière du crâne et s’écrouler comme une pierre, du sang coulant entre ses cheveux argentés.
— Vous avez besoin d’aide ? lui cria-t-elle.
Mais le vieillard ne répondit pas. Les grêlons tombaient du ciel comme des projectiles de catapulte, et Serre réalisa que si personne ne venait à son secours, l’homme serait tué très vite.
L’émir confia son bouclier à la jeune fille et cria :
— Conduis-les en sécurité !
Puis, sans se soucier du danger qu’il courait lui-même, il s’arrêta et se mit à traîner tant bien que mal le vieil homme vers le promontoire rocheux.
Les molosses l’entourèrent, curieux. Ils avaient l’air féroce avec leur masque de cuir rouge sang et leur collier garni de pointes. Ils reniflèrent le sang du vieil homme, mais la grêle les dissuada très vite de s’attarder à découvert, et ils s’élancèrent de nouveau vers les arbres.
— Dépêchez-vous ! cria l’émir aux réfugiés qui le dépassaient.
Mais les malheureux faisaient déjà tout leur possible. Serre continuait à courir en tenant le bouclier au-dessus de sa tête et de celle de la jeune mère.
Devant eux, les premiers guerriers atteignirent la lisière des arbres. Ils poussèrent à l’abri les femmes et les enfants qu’ils guidaient, puis rebroussèrent chemin pour aller en aider d’autres avec leur bouclier.
Le tonnerre grondait ; la foudre frappait, et la terre tremblait. Une pluie cinglante comme des coups de fouet se mêla à la grêle. Un projectile de glace s’écrasa sur l’épaule de Serre, qui poussa un juron. Mais enfin, sa protégée et elle s’engouffrèrent sous le couvert des arbres, trempées et haletantes.
Ici, il faisait noir comme en pleine nuit, et tout était immobile comme dans une tombe. Une odeur de feuilles pourries prenait les réfugiés à la gorge, et d’énormes champignons jaunes, pareils à des têtes difformes, émergeaient du sol.
Serre se retourna pour voir si quelqu’un d’autre avait besoin de son aide. Elle vit des centaines de guerriers du clan guider des réfugiés, parmi lesquels des dizaines de blessés qu’ils devaient traîner ou porter.
L’émir déposa le vieil homme sur un lit d’aiguilles de pin. Puis il arracha son bouclier des mains de Serre et repartit précipitamment dans la tempête.
Le magicien Sisel fit allonger les blessés au pied du tronc et s’accroupit près d’eux pour les traiter dans la mesure du possible. Avec ses robes vertes dont le « tissu » ressemblait plutôt à des racines étroitement emmêlées, il avait lui-même l’air d’un étrange champignon.
Dehors, l’émir avisa un jeune garçon qui pleurait, le visage ensanglanté. Il leva son bouclier au-dessus de lui pour le conduire à l’abri. Le temps qu’il regagne le couvert de l’arbre, presque tous les réfugiés étaient arrivés. Des dizaines d’entre eux gisaient par terre, morts.
Bouche bée, Serre promena un regard à la ronde. Jamais elle n’aurait cru qu’un orage estival puisse faire tant de victimes en quelques minutes.
Elle s’agenouilla près de l’émir pour examiner le jeune garçon. Celui-ci respirait normalement, mais il fixait les corps d’un air hagard. L’émir lui parla gentiment pour tenter de l’arracher à son choc.
— Où est ta mère, mon petit ? lui demanda-t-il.
L’enfant ne devait pas avoir plus de six ou sept ans. Il avait des cheveux blonds bouclés, des yeux marron et les traits affirmés des membres de la caste guerrière.
— Elle est partie, répondit-il.
— Partie où ?
— Je ne sais pas. Ça fait deux jours. Papa est allé se battre contre les wyrmlings, et il n’est pas revenu non plus.
Serre réfléchit. La mère de l’enfant avait dû disparaître quand les deux mondes s’étaient combinés. Si elle avait fusionné avec son double, elle pouvait très bien s’être retrouvée à des centaines, voire des milliers de lieues de Caer Luciare. En ce moment même, elle devait chercher désespérément à rentrer chez elle.
Comme mon père, songea Serre. Le seigneur Borenson essayait sûrement de la retrouver. Quant au père du jeune garçon… Des milliers de cadavres gisaient au pied des murailles de Caer Luciare.
— Tu sais quoi ? Je vais te servir de grand frère un petit moment, offrit l’émir. Je peux m’occuper de toi. Tu as faim ?
L’enfant savait qu’il n’était pas censé parler à des inconnus. Il hésita longuement avant d’admettre que oui. L’émir lui offrit un morceau de fromage prélevé dans son paquetage.
Le magicien Sisel les rejoignit. Il toisa le jeune garçon un moment, puis fourra une main dans la poche de sa robe et en sortit une poignée de mousse, dont il se servit pour arrêter les saignements.
Dans la pénombre qui régnait sous les branches, Daylan s’élança en criant :
— Maintenant ! Vite, tout le monde dans la grotte !
Serre ne voyait rien devant elle, sinon de l’obscurité. Pourtant, elle se leva et suivit le bruit de course, jusqu’à ce qu’une vive lumière apparaisse soudain. Au sommet du promontoire, Daylan brandissait une étoile dont l’éclat transperçait les ombres, révélant un sanctuaire au cœur du bosquet.
L’immortel se tenait entre deux énormes pins jumeaux, qui semblaient presque s’être développés depuis la même racine. Dans leur tronc de plusieurs centaines de pieds de diamètre était sculpté le visage d’un homme aux yeux graves et à l’expression sereine. Des feuilles de chêne lui tenaient lieu de barbe et de chevelure.
C’était un symbole très ancien, redouté des habitants de Caer Luciare mais bien-aimé par ceux du monde d’origine de Serre : le Roi de la Sylve. Ses deux visages semblaient regarder vers l’intérieur, et Daylan paraissait minuscule entre eux, car ils mesuraient près de soixante pieds de haut. Pourtant, ils n’avaient rien d’effrayant. Au contraire, ils exsudaient une aura de tranquillité qui apaisait Serre.
Daylan s’avança sur une saillie de pierre grise déchiquetée, et soudain, une porte dissimulée pivota, révélant un trou rond pareil à l’entrée d’un terrier – mais assez haut pour qu’un homme puisse s’y engager debout.
— Vite ! cria Daylan sur le seuil. Tous à l’intérieur ! Nous y serons en sécurité pour le moment. Croyez-moi, vous ne voulez pas rester dehors en pleine nuit.
Serre ne savait pas quel genre de périls les guetteraient dans l’obscurité : des strengi-saats, des Éclats Ténébreux ? Daylan semblait terrifié, comme si des créatures pires encore arpentaient ce monde la nuit.
Pourtant, personne ne bougea, car il faisait noir dans la grotte.
— Quel est cet endroit ? s’enquit l’Émir Tuul Ra.
Flanqué de sa fille Siyaddah, il jeta un coup d’œil prudent à l’intérieur du trou.
— C’est un sanctuaire abandonné depuis longtemps, répondit Daylan. Autrefois, il abritait une population nombreuse, et la joie y régnait. Il devrait être assez vaste pour nous accueillir tous. Nous y trouverons des ruisseaux souterrains à l’eau potable. Vous pourrez boire, vous baigner et vous reposer à votre aise. Vous verrez, c’est un endroit très confortable. Mais si vous préférez, envoyez d’abord quelques guerriers en éclaireurs. Il serait peut-être sage de nous assurer que rien de… déplaisant ne s’est installé là.
À cet instant, de l’écorce se détacha soudain du tronc des arbres. Trois hommes sortirent de l’ombre dans le dos de Daylan et s’avancèrent vers les réfugiés. Leur peau d’abord brun gris et noueuse se lissa très rapidement, comme s’ils étaient des arbres qui se changeaient en humains.
Chacun d’eux était parfait à sa façon. Le premier avait des cheveux dorés comme la lumière du soleil ; le second, des cheveux roux vif, et le dernier, une chevelure pareille à de l’argent filé. Bien que de tailles et de carrures différentes, ils étaient tous incroyablement séduisants. Leurs yeux brillaient de sagesse. Ils tenaient chacun un bâton de bois doré, à l’aide duquel ils barraient fièrement l’entrée de la grotte.
Des Éclats, réalisa Serre. Des hommes parfaits.
L’un d’eux dit quelque chose dans une langue étrange. Ses mots pénétrèrent l’esprit de Serre avec force, et la jeune fille le comprit comme s’il parlait sa propre langue.
— Daylan du Marteau Noir, lâcha-t-il. (C’était le plus grand des trois, celui qui avait les cheveux argentés. Il portait un doublet d’une couleur indéfinissable : gris comme le charbon, semblait-il au premier abord, mais qui se parait de reflets verts à chacun de ses mouvements.) Qu’as-tu fait ?
Daylan se tourna vers le trio.
— Le sanctuaire n’est donc pas aussi désert que je l’espérais, constata-t-il.
— Daylan, tu as été banni de notre monde. Si je ne te détruis pas sur-le-champ, c’est uniquement par respect pour ce que tu fus autrefois.
— Je suis le seul à pouvoir conserver ou renoncer à ma vie. Vous ne pouvez pas me la prendre de force, seigneur Erringale.
Le chef du trio avait une mine sévère et l’air vieux, mais d’une façon indéfinissable. À voir son corps robuste, on ne lui aurait pas donné plus de quarante-cinq ans, tandis que son visage plissé par des rides d’inquiétude était celui d’un homme de soixante ou soixante-dix ans. Mais c’étaient ses yeux qui révélaient son âge véritable. Ils contenaient une sagesse incommensurable, et la tristesse de quelqu’un qui a vu mourir beaucoup trop de gens.
Il n’a pas quarante-cinq ans, songea Serre, ni même soixante ou soixante-dix. Il a des millions d’années.
Daylan avait prévenu ses compagnons qu’il existait dans les limbes des individus aux pouvoirs immenses, aussi étranges que dangereux. Serre devinait qu’Erringale était l’un d’eux. Il y avait trop de lumière dans ses yeux, tout comme il y avait trop de lumière dans les yeux de Fallion. Et quand il marchait, on aurait dit qu’il scintillait. Oui, c’était vraiment un Éclat.
Erringale s’avança et toisa Daylan du Marteau Noir.
— Tu nous défies ! Il est interdit d’amener fût-ce une seule ombre dans notre monde, et toi, tu en amènes une horde entière ?
— J’amène des alliés qui nous aideront dans notre lutte contre notre ennemie commune, rectifia Daylan.
— Tu amènes des femmes, des enfants et des vieillards qui vont implorer notre protection, contra Erringale. Des hommes si imparfaits qu’ils ne peuvent même pas endurer un orage estival.
— Ce sont de braves gens, insista Daylan. Et même s’ils vous semblent faibles et imparfaits, ils sont forts et courageux. Mais surtout, ils sont dans le besoin. N’avez-vous aucune compassion ? Notre ennemie ancestrale s’est emparée de leur monde ; il leur faut un endroit où se cacher. Pas longtemps, quelques jours tout au plus. En leur refusant l’asile, vous feriez le jeu de notre ennemie.
— La puanteur du mal les imprègne, fit valoir Erringale. Nous ne pouvons pas les dissimuler. Le Désespoir percevra leur présence.
— Ils ne sont pas vraiment maléfiques : ils souffrent seulement des défauts de la jeunesse. Le plus âgé d’entre eux n’a pas même cent ans. Il faut du temps à la vertu pour s’épanouir et purger un individu de ses désirs égoïstes. Dix millénaires suffisent à peine. Comment pourriez-vous exiger la perfection de ces enfants ?
Les Éclats dévisagèrent Daylan d’un air dubitatif.
— Je sens des ténèbres profondes en eux, lâcha enfin Erringale, et tu dois les sentir aussi. Ramène-les chez eux.
Mais Daylan s’obstina.
— Je n’en ferai rien. Les enjeux sont bien supérieurs à ce que vous imaginez. Conformément à vos traditions, vous pensez que ceci est le Seul et Unique Monde, que tous les autres ne sont que des ombres nées au moment où le Grand Sceau fut brisé. Vous pensez que l’âme de ces gens est fragmentaire. Mais je vous le dis : vous vous trompez. Tous les mondes contiennent une parcelle de vérité, une parcelle que vous avez perdue. D’une certaine façon, ils sont plus authentiques que le vôtre.
— Tu as déjà fait valoir cet argument, et nous l’avons rejeté, lui rappela Erringale.
— Je le fais de nouveau valoir aujourd’hui parce que désormais, j’ai une preuve. Et notre ennemie aussi, raison pour laquelle elle s’est incarnée dans le monde de ces gens.
Erringale tourna ses yeux vert pâle vers ses compagnons, et il sembla à Serre qu’ils se parlaient du regard, plus vite qu’ils n’auraient pu le faire avec des mots. Tous trois reportèrent leur attention sur Daylan et attendirent la suite, comme s’ils étaient un peu plus enclins à se laisser convaincre.
— Mais ce n’est pas tout, reprit Daylan, encouragé par leur silence. Le Porteur de Torche connaît la vérité, car lui aussi s’est incarné dans leur monde. Et tenez-vous bien : il vient d’en lier deux ensemble.
Cette fois, les Éclats ne purent réprimer un hoquet de surprise. Erringale fut si choqué qu’il recula d’un pas.
— Eh oui. Vous avez toujours cru qu’il se manifesterait ici pour entamer son grand œuvre, qu’il commencerait par lier les limbes à un Monde d’Ombres. Au lieu de ça, il a combiné deux Mondes d’Ombres grouillants de pouvoir. Il est vrai qu’il a procédé de manière brouillonne, et que des gens sont morts. Mais il a tout de même réussi.
« Les deux Mondes d’Ombre en question abritaient une grande magie, que notre ennemie maîtrise désormais. Malheureusement, elle a capturé le Porteur de Torche. Il n’a pas encore eu le temps de se réapproprier toutes ses vies passées ; aussi n’est-il sans doute pas capable de se défendre contre elle. Il ne mesure pas l’ampleur de ses ressources. Pour cette raison, le Désespoir espère parvenir à le corrompre, à le plier à ses noirs desseins.
— Il a lié deux mondes sans l’aide du Seul et Unique Arbre ? balbutia Erringale. C’est impossible !
Serre, qui était au côté de Fallion Orden au moment du cataclysme, lança :
— Il se tenait à son pied lorsqu’il l’a fait.
Même Daylan du Marteau Noir parut stupéfait par cette nouvelle.
— Comment peux-tu être sûre qu’il s’agissait du bon arbre ? interrogea Erringale.
— Il ressemblait à un chêne, mais d’une beauté indescriptible. Son écorce était dorée, et il exhalait une odeur de terre fertile. Mais surtout, il s’est adressé à nous par la pensée. Il nous a enjoint d’être sereins et forts, compatissants et parfaits en toutes choses, se remémora la jeune fille. J’ai gardé une de ses feuilles dans mon sac.
Elle ôta son paquetage et fouilla dedans un moment avant d’en sortir la feuille qu’elle avait ramassée en guise de souvenir. Se précipitant vers les trois Éclats, elle la brandit triomphalement devant eux.
La vision de cette feuille dorée impressionna le trio bien davantage que tout ce qui avait été dit jusque-là. Serre vit leurs lèvres trembler et des larmes briller dans leurs yeux. Avec une tendresse et un respect infinis, Erringale prit la feuille des mains de la jeune fille et la contempla comme si c’était un trésor d’une valeur inestimable.
— Le Seul et Unique Arbre a jailli de terre sur un Monde d’Ombres ? souffla-t-il.
— Ça, je voudrais bien le voir ! s’écria le magicien Sisel.
Daylan jubilait.
— Un Roi de la Terre s’était manifesté là peu de temps auparavant. Depuis combien de temps n’en avez-vous pas vu ici ? Tout cela est l’œuvre de la magie runique et du Seul et Unique Arbre. Le Porteur de Torche exerce ses pouvoirs là-bas, et le Désespoir fait donc de même. Nous attendons depuis une éternité que la prophétie s’accomplisse et que le Seul et Unique Arbre repousse enfin. Rendons-nous à l’évidence : la Reconstitution a commencé.
« Nous avons apporté du sang-métal, avec lequel nous pourrons lever une armée d’Ael comme autrefois. Nous devons unir nos forces à celles de nos semblables des Mondes d’Ombres et nous battre, non pour ce monde ou pour le leur, mais pour tous les mondes !
Le seigneur Erringale fut visiblement ému par ce discours. Néanmoins, il hésitait. Sans doute avait-il peur de croire que le moment si longtemps attendu était enfin arrivé. Son regard se fit lointain comme s’il écoutait une voix qu’il était seul à entendre.
— Nous devons réunir le conseil pour que tous entendent ton histoire. (Erringale se tourna vers les réfugiés.) Entrez. Nous vous accueillons en amis. Nous n’avons pas grand-chose à manger, et ne pouvons pas vous recevoir comme il se devrait. Mais le peu que nous avons, nous le partagerons avec vous.
Soudain, une lumière argentée se mit à briller dans la grotte derrière lui, invitant les réfugiés à pénétrer dans le sanctuaire.