CHAPITRE VII

LES CAVALIÈRES

Un grand commandant tient ses troupes par la peur. Mais parfois, vous vous apercevrez qu’il vaut mieux coopérer avec les autres sur un pied d’égalité. Le travail d’un chef d’État est de susciter la convoitise chez autrui, afin que les deux parties nourrissent l’espoir commun d’une récompense.

Extrait du catéchisme wyrmling

Une flèche passa en sifflant à quelques pouces du cou de Rhianna. Des cris d’alarme s’élevèrent depuis le camp des cavalières, bientôt suivis par le mugissement d’un cor de guerre. En contrebas, les pavillons de soie luisaient comme des gemmes dans la lumière du couchant. Chacun d’eux était éclairé de l’intérieur par des lanternes, et arborait une teinte différente : rubis, émeraude, saphir, diamant ou tourmaline.

Des guerrières jaillirent de leurs tentes, désignant Rhianna dans le ciel. Beaucoup d’entre elles empoignèrent leur arc en acier court et large pour se mettre à tirer. D’autres s’élancèrent vers les feux de camp pour embraser leurs projectiles et permettre à leurs sœurs de mieux distinguer leur cible. Une de ces flèches enflammées frôla presque les pieds de Rhianna.

J’espérais un accueil chaleureux, mais pas dans un sens aussi littéral, songea la jeune femme.

D’autres cavalières se précipitèrent vers leurs montures, attachées à l’extérieur du camp. Rhianna battit vigoureusement des ailes pour prendre un peu d’altitude et se mettre hors de portée des flèches. Apparemment, elle était aussi indésirable ici que chez les seigneurs de guerre d’Internook.

Le vol depuis la Cour des Marées lui avait pris toute la soirée et une partie de la nuit, mais il s’était révélé moins fatigant qu’elle ne l’avait craint. Pendant la journée, elle avait eu à lutter contre un léger vent de face. Mais depuis le crépuscule, le vent la poussait, et des courants aériens chauds montaient depuis le sol, augmentant la portance de ses ailes. Et puis, Rhianna était mue par une telle urgence qu’elle s’était refusé le moindre repos. Aussi avait-elle couvert deux cents lieues en huit heures à peine.

— Mes sœurs, cria-t-elle. J’appartiens au clan Connal, et je viens en paix !

Peut-être se trouvait-elle trop haut pour que les cavalières l’entendent. En tout cas, elles ne pouvaient pas voir son visage dans l’obscurité ; aussi les cris d’alarme et le mugissement des cors ne firent-ils que s’amplifier.

Rhianna vira au-dessus des chevaux et remarqua quelque chose d’étrange : des centaines de destriers rouge sang, une variété élevée pour son excellente vision nocturne. Bien que très communs en Inkarra, ils étaient excessivement rares au Rofehavan du temps où Rhianna vivait parmi les cavalières de Fleeds – presque mythiques.

À leur présence s’ajoutait un autre mystère : pourquoi les cavalières se trouvaient-elles si loin de chez elles, des centaines de lieues à l’est de leur territoire ?

Glissant deux doigts dans une bourse qu’elle portait à la ceinture, Rhianna en sortit un forceps. Puis elle reprit encore un peu d’altitude afin de survoler le campement. Et lorsqu’elle passa au-dessus des feux, elle laissa tomber le fer à marquer.

Le bâtonnet de sang-métal ne pesait pas lourd : moins d’une once. S’il tombait sur la tête de quelqu’un, il ne lui ferait pas très mal. Rhianna craignait bien davantage que personne ne le voie.

Le forceps atterrit sur le sol. Dans le noir, Rhianna ne vit pas où exactement. Mais une des archères avait dû l’entendre, car elle se baissa, le ramassa et s’écria sur un ton surexcité :

— Cessez le feu ! Cessez le feu !

Il fallut un moment pour que les cavalières obtempèrent. Rhianna décrivit des cercles au-dessus du campement jusqu’à ce que le calme soit revenu.

— J’appartiens au clan Connal, répéta-t-elle d’une voix forte. Je viens en paix. J’ai des forceps à échanger, si ça vous intéresse.

Les cavalières poussèrent des vivats et s’écartèrent du feu pour lui laisser la place de se poser. Rhianna se laissa tomber du ciel, ne battant des ailes que pour amortir le choc au dernier moment. Son atterrissage fut moins maladroit que les précédents, ce dont elle se réjouit.

Les cavalières la détaillaient, émerveillées et stupéfaites.

— Je suis Rhianna Connal, fille d’Erin, se présenta la jeune femme.

La chef des cavalières s’avança. Elle portait une armure de cuir verni et un petit casque rond ouvragé, serti de pierres précieuses sur le bord. Ses longs cheveux roux pendaient librement dans son dos. Sa main tenait une lance rouge, symbole de sa position au sein du clan.

— J’ai connu une Rhianna Connal lorsque j’étais enfant, dit-elle sur un ton soupçonneux. Mais elle n’avait pas d’ailes.

Rhianna se demanda comment expliquer la présence de ces dernières. Révéler qu’il s’agissait d’un artefact magique ne pouvant lui être ôté qu’après sa mort serait prendre un gros risque. D’un autre côté, elle avait affaire à des cavalières de Fleeds, pas à ces grosses brutes de seigneurs de guerre d’Internook.

— Beaucoup de choses ont changé lorsque les mondes ont été liés, répondit-elle, esquivant la question de la première manière qui lui vint à l’esprit.

Il y eut quelques grognements d’assentiment.

— En effet, concéda la chef des cavalières. Autrefois, notre royaume se composait de vastes plaines ne pouvant accueillir que des chevaux. Aujourd’hui, des troupeaux d’éléphants poilus occupent le terrain, et la végétation est gâtée par une maladie étrange. Des montagnes et des canyons ont jailli du sol, et tout un peuple de géants est sorti de nulle part. Sais-tu pourquoi ?

Rhianna hocha la tête.

— Le fils du Roi de la Terre, Fallion Orden, est un Tisseur de Flammes au pouvoir immense. Il a tenté de lier les mondes entre eux pour en créer un meilleur. Mais… vous pouvez voir le résultat de ses efforts.

« Je suis venue vous prévenir. Tout a changé. Un mal terrifiant règne à l’est : les wyrmlings, des guerriers géants à la peau blanche. Jamais notre monde n’avait connu telle menace.

Les cavalières marmonnèrent. Beaucoup d’entre elles semblaient vouloir enfourcher leur monture et se préparer à se battre.

— Nous les avons déjà rencontrés, lança une femme.

— Mais je n’apporte pas que des mauvaises nouvelles, reprit Rhianna. Ce nouveau monde regorge de sang-métal. Je sais où on peut en trouver en quantité suffisante pour faire de Fleeds la nation la plus puissante de la Terre !

Les cavalières se réjouirent bruyamment. Les jeunes enfants qui traînaient autour des tentes bondirent de joie, même s’ils ne comprenaient pas la cause de l’allégresse générale. Alors, Rhianna sut qu’elle les tenait.

 

La générosité des cavalières surpassa tout ce que Rhianna avait imaginé.

La jeune femme espérait qu’on lui servirait un repas décent. Au lieu de ça, elle eut droit à un véritable festin de brochettes d’agneau épicé, de pain brun à la mie dense, de melon sucré et de crème de lait de jument, aromatisée avec du miel et du cumin.

Elle espérait pouvoir se laver dans un abreuvoir. Les cavalières lui apportèrent de l’eau chaude délicatement parfumée à la rose, et les plus jeunes d’entre elles s’amusèrent à la savonner.

Elle espérait un bout de terrain pas trop caillouteux pour s’y allonger. Les cavalières l’invitèrent à dormir dans une de leurs tentes, parmi des coussins de soie.

Thull-turock avait eu bien raison en disant à Rhianna que même si Fallion Orden n’avait pas d’amis en ce monde, elle devrait pouvoir acheter tous ceux dont elle aurait besoin avec ses forceps.

Lorsque les festivités s’achevèrent, l’aube se levait presque. La plupart des cavalières étaient déjà parties se coucher, mais d’autres s’attardaient autour du feu de camp pour écouter l’histoire de Rhianna : sa naissance, l’évasion de sa mère enfermée dans les donjons du Crowthen, la trahison de Rhianna et sa capture par son père.

La jeune femme raconta comment elle avait fui jusqu’aux Confins de la Terre pour échapper aux assassins qui traquaient Fallion, et elle raconta comment elle était revenue à Mystarria, comment Fallion avait lié les mondes et combattu les wyrmlings, et comment il avait finalement été capturé par les Chevaliers Éternels.

Aux oreilles de Rhianna, sa propre histoire ressemblait à une fable plutôt qu’à la vie qu’elle avait vécue. Mais elle avait des preuves tangibles de ce qu’elle racontait : ses ailes, ainsi que la cicatrice laissée par le forceps lorsqu’elle avait été forcée de céder un Don d’Intelligence à une guenon des mers.

Le clan Connal était bien connu. La grand-mère de Rhianna avait été reine de Fleeds, mais même si les cavalières formaient une société matriarcale, la position de souveraine ne se transmettait pas par le sang. Chaque nouvelle génération choisissait sa dirigeante sur la base du seul mérite. Aussi Rhianna ne bénéficiait-elle d’aucun privilège ; néanmoins, elle portait un nom très respecté.

La chef actuelle, Sœur Daughtry, écouta sa folle épopée sans rien dire. Rhianna en arriva enfin à sa tentative de trouver de l’aide auprès des seigneurs de guerre d’Internook, des hommes bestiaux et cupides qui avaient refusé de lever le petit doigt pour l’héritier du Roi de la Terre. Voilà pourquoi, conclut la jeune femme, elle avait décidé de rentrer chez elle.

— Tu as bien fait, déclara enfin Sœur Daughtry. Les seigneurs de guerre d’Internook sont des porcs, pires encore que les autres hommes. On ne peut pas leur faire confiance.

Elle jeta un regard condescendant à son amant, un homme de haute taille vêtu d’une belle tunique qui montait la garde à quelques pas du feu.

— Certains hommes sont dignes de confiance, tempéra Rhianna. Le Roi de la Terre l’était, et son fils Fallion l’est aussi.

— Le Roi de la Terre était bien plus qu’un homme, répliqua Sœur Daughtry. Il était une force de la nature, aussi constant que le soleil, aussi immuable dans sa course. (Elle fixa Rhianna d’un regard pénétrant.) Tu aimes ce Fallion Orden, n’est-ce pas ?

— Plus que je ne puis l’exprimer. Plus que vous ne pouvez l’imaginer, répondit simplement la jeune femme.

— Alors, aime-le, mais ne lui fais pas confiance, lui conseilla Sœur Daughtry. Comme tous les autres hommes, il est soumis à un besoin inhérent de conquête et de domination, mais avec trop peu de sagesse ou de compassion pour le tempérer.

— Les femmes aussi sont capables de cupidité et de déraison, lui rappela gentiment Rhianna.

— Tout de même, insista Sœur Daughtry. Ton Fallion était peut-être animé par de bonnes intentions, mais regarde le mal qu’il a causé.

« Ton Fallion », avait-elle dit, comme si Rhianna lui avait déjà passé la bride au cou – comme si elle le possédait. Malheureusement, ce n’est pas si facile, songea la jeune femme.

Fallion n’était pas issu des clans de cavalières. Il n’aurait pas accepté un tel geste de sa part. En tant que noble, il se destinait à un mariage avec une femme de naissance similaire, ce qu’il avait déjà fait comprendre à Rhianna. Peu importaient les sentiments qu’il avait pour elle : son devoir passait avant tout. Les enjeux étaient trop grands.

Sœur Daughtry tendait la main vers le feu et se saisit de la casserole posée là. Elle versa un peu d’eau chaude dans une chope en terre cuite. Un serviteur s’avança pour laisser tomber dans le liquide fumant une gousse de vanille brun foncé, ainsi que quelques feuilles roulées pour former une perle.

Sœur Daughtry offrit la chope à Rhianna, qui la garda entre ses mains un long moment afin de permettre aux arômes de se mélanger. Ça faisait une éternité qu’elle n’avait pas bu de thé des plaines.

Au-dessus de sa tête, un océan d’étoiles dérivait parmi des nuages effilochés. C’était une nuit sans lune ; aucun croissant même très mince ne se découpait dans le ciel. Plus loin dans la prairie, un félin en chasse poussa un rugissement, et les chevaux attachés à l’extérieur du camp hennirent de peur.

— Vous avez des montures de sang, lança Rhianna, qui venait juste de s’en rappeler.

— Le Roi de la Terre nous a conseillé d’en introduire dans nos troupeaux il y a dix ans, alors qu’il se mourait. Il a également enjoint aux habitants de Carris de fuir, et depuis dix ans, nous nous demandions pourquoi. Mais suite au cataclysme, les maraudeurs ont de nouveau émergé du Monde du Dessous. Selon nos éclaireuses, une horde immense se dirige vers le nord.

— Des maraudeurs ? (C’était un mot qui emplissait Rhianna de terreur.) C’est normal que les séismes et les glissements de terrain les aient chassés de leurs tunnels, raisonna-t-elle.

— Prends un nid de guêpes, donnes-y un coup de bâton, et tu auras une petite idée de leur état actuel. D’après nos éclaireuses, il ne reste plus un seul mur debout dans tout Carris. Non que ce soit si tragique. Toute la région est infestée par les strengi-saats depuis quelques années ; il n’y subsistait pas plus de viande que sur un os rongé par un chien affamé. Mais à présent qu’ils ont été délogés, les maraudeurs risquent de venir par ici.

Rhianna consulta sa carte mentale. Si les maraudeurs faisaient route du sud-est vers le nord-ouest, ils pouvaient très bien passer à plusieurs lieues du campement.

— Avec un peu de chance, ils vous rateront et marcheront droit sur la forteresse de Rugassa.

— C’est ce que nous espérons. S’ils pouvaient piétiner quelques wyrmlings pour nous, ça ne serait pas de refus, grimaça Sœur Daughtry.

Rhianna réfléchit. Se pouvait-il qu’en incitant les cavalières de Fleeds à se procurer des montures de sang, Gaborn ait voulu les préparer à combattre les wyrmlings ? Se pouvait-il vraiment qu’il ait perçu le danger qui menaçait Carris une décennie à l’avance ? C’était difficile à imaginer.

Pourtant… ça aurait été parfaitement logique, raisonna Rhianna. Les cavalières de Fleeds étaient réputées pour leur capacité à se battre à cheval, que ce soit avec une lance ou un arc. Mais pour vaincre la horde ennemie, elles auraient besoin de montures possédant une excellente vision nocturne.

Et il ne fallait pas oublier l’injonction de Gaborn à évacuer Carris. Je me suis trompée du tout au tout à son sujet, songea Rhianna. Même s’il est mort depuis longtemps, il ne nous a jamais abandonnés. Cette seule pensée lui donna un frisson d’espoir.

J’ai eu raison de venir ici. Le Roi de la Terre est toujours parmi nous, et il continue à nous guider de son mieux. Il place sa confiance en les cavalières de Fleeds, et je dois en faire autant.

— Vous êtes très loin de chez vous, fit remarquer Rhianna. Ne sont-ce pas les terres des Lowicker ?

— Il y a eu un feu de prairie cet été, expliqua Sœur Daughtry. Presque tous nos pâturages ont brûlé. Beldinook nous a loué ceux-ci pour l’automne – à prix d’or.

Rhianna fronça les sourcils. Les relations entre les deux pays n’étaient guère amicales dix ans plus tôt. Et peut-être ne l’étaient-elles toujours pas, à en juger le frémissement de colère ou d’indignation que la jeune femme décelait dans la voix de Sœur Daughtry.

Elle était à peu près certaine que la chef des cavalières ne lui racontait pas toute l’histoire. Mais Sœur Daughtry changea très vite de sujet.

— Ces géants contre lesquels tu nous as mises en garde, les wyrmlings… Faut-il les abattre à vue, ou avons-nous une chance de négocier avec eux ?

— Ils ne sont pas tous mauvais, répondit Rhianna. J’ai vu des déserteurs à Caer Luciare, des espions qui travaillaient pour le Haut Roi Urstone. Mais j’ignore si vous pourrez communiquer avec eux car ils parlent une langue étrange, faite de grognements et d’aboiements.

Il y eut un long moment de silence tandis que Sœur Daughtry réfléchissait.

— Alors ? Aiderez-vous Fallion ? la pressa Rhianna.

— Tu as parlé d’un échange, lui rappela la chef des cavalières. Est-ce ce que tu réclames pour prix de tes forceps : que nous délivrions ton partenaire ?

— En partie. Je vous offre un grand trésor, mais je vous demande de l’utiliser de manière responsable. Le monde entier aura besoin de sang-métal – pas seulement les cavalières de Fleeds, mais aussi les nations dirigées par des hommes.

« Je sais que vous n’avez pas été bien traitées par le passé, que vous étiez le plus pauvre de tous les peuples du temps où la richesse se mesurait en forceps. Mais bientôt, vous serez peut-être le plus fortuné. Je sais où trouver une vaste mine de sang-métal, et je peux vous y conduire. Mais je tremble de peur à la pensée de ce qui pourrait suivre. Je vous demande de ne pas venger le tort qui vous a été causé autrefois, mais de partager votre pouvoir avec les hommes décents que vous rencontrerez.

— C’est parlé comme une vraie chef, sourit Sœur Daughtry. Tu n’as pas connu ta grand-mère, mais je crois qu’elle aurait été fière de toi. (Elle poussa un soupir.) Je respecterai ton souhait. Conduis-nous à cette mine, et nous libérerons ton amant. Nous partagerons également ce trésor avec les hommes bons de ce monde.

Rhianna voulut la tester.

— Pensez-vous vraiment qu’il en reste ?

Sœur Daughtry ramassa un bâton, dont elle se servit pour pousser le reste d’une bûche à demi consumée vers le centre du feu.

— Les Chevaliers Équitables ont tous disparu. C’étaient des hommes bons, pour la plupart. Mais la Confrérie des Loups demeure. Même si les seigneurs de guerre d’Internook tiennent notre monde par la gorge, la rumeur dit que des hommes courageux continuent à les combattre en secret. Parmi les seigneurs de guerre, les pires scélérats finissent souvent assassinés. On leur tranche la gorge pendant qu’ils sont ivres et hagards ; on leur tend des embuscades quand ils vont voir les catins. La Confrérie est la seule raison pour laquelle ces brutes d’Internook font preuve d’un minimum de retenue. Je suppose qu’il est temps que les cavalières de Fleeds rejoignent leur cause.

La Confrérie des Loups avait été formée à l’initiative de Gaborn. Dix ans plus tôt, c’était une force puissante qui œuvrait dans le camp du bien. Une fois de plus, il semblait que le Roi de la Terre veillait sur ses sujets. À n’en pas douter, c’était un bon présage. Aussi Rhianna tendit-elle la main pour serrer le poignet de Sœur Daughtry, scellant ainsi leur accord.

— En ce moment même, révéla-t-elle, des héros sont en train de se rassembler pour assaillir la forteresse de Rugassa et délivrer Fallion Orden, ainsi que le prince Areth Sul Urstone. Ils auront peut-être besoin de votre aide… ou de Dédiés.

— Nous pouvons leur en trouver, acquiesça Sœur Daughtry. Mais en échange, je réclame une chose : la parité. Si nous prêtons nos forces aux hommes, ils doivent prêter les leurs à nos femmes. Je demande donc qu’une cavalière soit autorisée à se joindre à ce groupe de héros, et qu’on lui accorde un grand pouvoir.

Rhianna se mordit la lèvre. Daughtry voulait des attributs elle aussi, c’était évident.

— J’imagine que les cavalières de Fleeds ont bien choisi leur chef. Vos talents de guerrière et votre sagesse vous ont valu la confiance de votre peuple ; ils vous valent aussi la mienne. Joignez-vous aux sauveteurs. Prenez leur tête, si vous le désirez. Je vous accorderai un de mes propres attributs si je le pouvais.

Mais bien entendu, c’était impossible. Rhianna avait déjà concédé un Don dans sa jeunesse ; elle ne pourrait plus jamais recommencer. Même le plus doué des officiants ne parviendrait pas à lui soutirer un second attribut. Et cela l’attristait profondément, car elle aurait voulu contribuer à la bataille à venir.

Sœur Daughtry sourit.

— Oh, ce n’était pas à moi que je pensais, mais à toi. Tu devrais représenter les cavalières de Fleeds. Qu’en dis-tu ?

Rhianna fut si choquée qu’elle ne répondit pas tout de suite. Elle pensait que si elle arrivait à conclure un accord avec les cavalières, les forceps iraient à une grande guerrière, rompue au maniement des armes et assoiffée de pouvoir. Jamais elle n’avait imaginé qu’elle recevrait fût-ce un seul Don.

— Je… euh, pourquoi moi ? balbutia-t-elle.

— Parce que tes motivations sont pures. Tu veux seulement délivrer l’homme que tu aimes et combattre notre ennemi commun. Tu crains même que les forceps tombent entre de mauvaises mains. Tu as assez souffert durant ta courte vie pour développer sagesse et compassion. Tu sais quel genre de corruption ce pouvoir peut entraîner, et tu sauras garder ton cœur contre elle.

Sœur Daughtry avait probablement raison, mais Rhianna doutait d’elle-même.

— Tu as peur d’accepter ? demanda doucement la chef des cavalières.

— Le pouvoir engendre l’orgueil, et l’orgueil donne aux gens l’impression que tout leur est dû. (Rhianna répétait ce que sa mère lui avait dit un jour.) De cette impression naissent de nombreux maux.

Sœur Daughtry eut un hochement de tête approbateur.

— Oui, je crois que j’ai bien choisi. Maintenant, dis-moi où se trouve cette fameuse montagne de sang-métal.

Rhianna traça une carte grossière sur le sol. Elle savait que la forteresse de Rugassa s’étendait cent cinquante lieues au nord de Caer Luciare, et soupçonnait que cinquante lieues environ séparaient cette dernière du campement.

— Ce sera une longue chevauchée, commenta Sœur Daughtry. Si les wyrmlings ont commencé à extraire le métal, ils auront déjà pris des attributs le temps que nous arrivions.

— Pas forcément, contra Rhianna. Leurs seigneurs sont toujours à Rugassa. Ils voudront sans doute être servis les premiers. Ce sont des êtres cupides ; ils ne voudront pas partager le pouvoir avec leurs sous-fifres. Autrement dit, leurs soldats devront envoyer le sang-métal dans le nord. Ils le transporteront dans de grandes charrettes à bras. Ce sont des hommes robustes, capables de couvrir cinquante lieues par nuit, mais…

— Une journée seulement s’est écoulée depuis la bataille de Caer Luciare, calcula Sœur Daughtry. Ce qui signifie que…

— Les wyrmlings devraient livrer leur premier chargement à leurs maîtres dans deux jours à l’aube, conclut Rhianna.

— Rugassa ne doit pas recevoir un seul forceps, décréta Sœur Daughtry sur un ton dur. Nous devrions prendre la direction du sud et tenter de les intercepter aux abords de Caer Luciare, loin de tout renfort possible. Mais cent lieues, ça fait beaucoup. Nous ne couvrirons pas une telle distance en deux nuits.

Alors, Rhianna ouvrit son paquetage et déversa sur le sol les deux cents forceps vierges qu’elle avait apportés.

— Vous y arriverez avec des chevaux de force.