CHAPITRE VIII

L’ESPRIT DE LA TERRE SE RELÈVE

Le Temps est un voleur qui nous dérobe nos souvenirs. Chaque jour, ils s’éloignent un peu plus de nous, et la somme de ce qui a été oublié dépassera toujours la somme de ce qui est connu. Il n’existe aucun verrou capable de barrer la fuite au Temps. Un seul gardien est capable de résister à ses assauts : le ver qui nous possédera peut-être un jour.

Extrait du catéchisme wyrmling

Cela faisait très longtemps que la Basilique était le lieu de culte des wyrmlings. Les orateurs pouvaient s’adresser aux seigneurs de la horde depuis une petite estrade ovale en agate grise, sur laquelle un filigrane doré dessinait l’étoile à trois branches.

Face à cette estrade se trouvaient des gradins pourvus de sièges en cèdre poli. Derrière elle, contre le mur du fond, se dressait la statue en onyx d’une femme – non pas une wyrmling aux canines énormes et au front orné d’une plaque osseuse, mais un Éclat de sexe féminin, au visage et au corps parfaits. Le dos très droit, elle baissait un regard furibond vers ses pieds, comme si la vue de la congrégation la dégoûtait. Ses deux mains aux doigts raides et écartés se tendaient vers le sol.

Au fil des ans, de nombreux seigneurs s’étaient interrogés au sujet de cette statue. Elle était censée représenter le Grand Ver ; aussi leur aurait-il semblé plus approprié que l’artiste sculpte un ver du monde. Au lieu de ça, il s’était inspiré du Désespoir. Il avait représenté Yaleen au moment où, pleine d’horreur et d’amertume, elle se détournait du monde.

À présent, le Seigneur Désespoir attendait le moment de prendre des attributs. Des humains avaient été amenés dans l’amphithéâtre, des petites gens capturés près d’une forteresse voisine. Des dizaines d’entre eux se pelotonnaient les uns contre les autres. Les pères tentaient de réconforter leur femme. Les fillettes pleuraient. Les bébés avaient les yeux arrondis par la frayeur.

Certains avaient été blessés pendant la bataille. Du sang coulait dans le cou d’un jeune garçon dont l’oreille droite avait été arrachée. Mais la plupart d’entre eux étaient indemnes et en bonne santé, prêts à être moissonnés.

Le Seigneur Désespoir les jaugea un par un. Son regard s’arrêta sur un petit garçon de cinq ans, qui avait des yeux bleus perçant et un beau visage à l’expression mélancolique. Il le désigna à un garde.

— Amène-moi cet enfant.

Le garde se fraya un chemin parmi les petites gens pour aller le chercher. La mère du garçonnet poussa un cri perçant et voulut s’accrocher à son fils, mais le garde la repoussa violemment. Les hommes implorèrent la pitié du Seigneur Désespoir ; certains semblaient prêts à en découdre.

Au milieu de leurs éclats de voix, le garde entraîna le petit garçon vers le Seigneur Désespoir et l’assit sur les genoux de ce dernier. L’enfant tremblant de peur se débattit et tenta de s’échapper.

— Regarde-moi, ordonna le Désespoir. Ne détourne pas les yeux.

Le petit garçon obéit. Levant un doigt, le Seigneur Désespoir le fit courir sur la joue de l’enfant. Celui-ci avait une mâchoire bien dessinée, un nez plein de caractère et des cheveux blonds bouclés qui tombaient sur ses épaules.

— Tu es un beau petit bonhomme, le complimenta le Désespoir. Le sais-tu ?

L’enfant se mordit la lèvre et acquiesça.

— Je suis certain que oui. Ta mère te le répète tout le temps, n’est-ce pas ? Elle te le dit chaque jour.

L’enfant acquiesça de nouveau.

— Tu aimes ta mère, pas vrai ? susurra le Désespoir.

Le visage du petit garçon irradiait la peur.

Le Seigneur Désespoir fit un signe aux soldats les plus proches, qui érigèrent un mur de chair entre lui et la foule.

— Tu vois ces wyrmlings, ces monstres ? Ils veulent faire du mal à ta mère. Ils veulent te séparer d’elle.

— Non, supplia l’enfant.

— Moi non plus, je ne veux pas qu’ils le fassent, le rassura le Désespoir. Je crois que tu aurais trop peur, et que ça briserait le cœur de ta mère.

Utilisant sa nouvelle Vision de la Terre, il regarda à l’intérieur de l’enfant, passa en revue ses espoirs, ses peurs et ses désirs les plus profonds. C’était un brave gosse, intelligent et honnête. Un jour, il deviendrait le genre d’homme vers lequel les autres se tournent pour les diriger : un chef, capable de s’attirer la loyauté d’autrui. Un bourgmestre, songea le Désespoir, ou peut-être le maître d’une guilde.

Tandis qu’il sondait le cœur de l’enfant, le Seigneur Désespoir éprouva une légère pression mentale.

— Choisis les graines de l’humanité pour les préserver durant les temps sombres à venir, lui chuchota l’Esprit de la Terre.

La pression était douce mais insistante. Cependant, le Désespoir avait mieux à faire de cet enfant.

— Tu aimes ta mère, chuchota-t-il. Je peux dire un mot aux wyrmlings en sa faveur. Je peux faire en sorte que tu restes avec elle et que personne ne lui fasse de mal. Mais si je t’aide, tu dois me donner quelque chose en échange.

Il n’avait pas besoin de ses nouveaux pouvoirs pour se rendre compte à quel point le petit garçon le désirait. Saisissant sa manche dans l’attitude d’un mendiant, l’enfant implora :

— Que voulez-vous ? Je vous donnerai n’importe quoi.

Il plongea une main dans la poche de sa tunique et en sortit une défense de sanglier qui devait être son plus grand trésor. Mais le Seigneur Désespoir la repoussa.

— Non, j’ai besoin de quelque chose d’autre. Ta beauté. Je veux être aussi charmant que toi.

L’enfant, qui ne comprenait pas bien ce qu’il lui demandait, réfléchit un moment avant de hocher la tête. Il n’avait pas besoin de savoir qu’on allait lui prendre son charisme, ni que ça allait lui faire très mal et qu’il le regretterait probablement dans les années à venir. Tout ce qu’il avait besoin de faire, c’était de concéder son attribut de son plein gré.

— D’accord, dit-il en rassemblant tout son courage.

— Parfait, se réjouit le Seigneur Désespoir. Passons à côté un moment, pour que tu puisses me la donner. Puis je te ramènerai à ta mère.

 

Cette nuit-là, le Seigneur Désespoir, maître de Rugassa, dormit sur le sol de pierre de sa chambre, dédaignant la couche étroite censée lui servir de lit. Peut-être était-ce juste une question d’habitude. Il n’avait pas encore complètement étouffé l’âme d’Areth Sul Urstone, et sur certains points, il se surprenait encore à réagir comme Areth aurait pu le faire. Après de longues années passées au fond d’une geôle, ce dernier se sentait plus à l’aise par terre que dans un lit. Et puis, la proximité de la pierre l’apaisait. Il aimait sentir son odeur minérale lui chatouiller les narines. Aussi le corps que se partageaient les deux esprits dormait-il à la dure.

Le Désespoir avait bien travaillé cette nuit. Il avait réussi à prendre quantité de Dons : neuf de Charisme, quatre de Voix, deux de Force, trois d’Agilité, deux d’Intelligence, un de Vue, un d’Endurance, deux d’Ouïe et deux de Métabolisme. Ce faisant, il était devenu surhumain, et quand le premier chargement de forceps arriverait, il deviendrait le plus puissant de tous. Aussi dormit-il paisiblement ce jour-là. Et dans son sommeil, il rêva.

Une tempête approchait. Le ciel s’était assombri à l’horizon, masqué par des nuages d’un bleu-vert malsain qui annonçaient un ouragan. La foudre dansait à leur sommet, projetant des éclairs de lumière et des détonations qui se réverbéraient jusque dans les os du Désespoir, tandis que le vent hurlait et soufflait en bourrasques désordonnées. L’odeur âcre de la poussière qu’il apportait imprégnait tout, mais ne parvenait pas à dissimuler celle de l’humidité.

Le Désespoir se tenait sur le balcon de sa chambre, agrippant le parapet. D’énormes gargouilles le flanquaient, des félins des plaines à dents de sabre sculptés dans du jaspe jaune. Le vent agitait ses cheveux et soulevait sa cape derrière lui.

Scrutant les rues de la forteresse, il vit des dizaines de milliers d’individus de toutes sortes, wyrmlings, petites gens et même humains de Caer Luciare : des enfants qui mimaient un combat avec des bâtons en guise d’épée, des femmes qui pendaient leur linge mouillé, des hommes qui chantaient en coupant du bois pour renforcer les poutres des tunnels… Tous vaquaient innocemment à leurs affaires.

Soudain, une détonation fit sursauter le Seigneur Désespoir et agita le sol en pierre de son balcon. Toute la tour trembla, et il vit de minuscules éclats de pierre se détacher des gargouilles pour aller s’écraser des centaines de pieds en contrebas.

La populace ne réagissait pas aux coups de tonnerre. Elle poursuivit sa routine quotidienne sans se rendre compte qu’un orage approchait – non, pas un orage, corrigea le Désespoir : un ouragan monstrueux comme il n’en arrivait qu’un tous les dix mille ans. Mais lui, il percevait la menace. Le vent soulèverait les enfants de terre et les disperserait comme des fétus de paille. Les malheureux surpris à découvert par la pluie torrentielle seraient emportés par des trombes d’eau.

Dans le rêve du Désespoir, la voix de la Terre – une voix de jeune femme – se mit à chuchoter tandis qu’il avait les yeux rivés sur la horde wyrmling.

— La Fin des Temps approche. Contemple tes frères et sœurs en train de manger, de travailler et de se multiplier. Comme tes prédécesseurs, tu as reçu le pouvoir de les sauver. Tes Élus potentiels sont nombreux. Observe-les, et fais ton choix.

Le Désespoir ne pouvait pas se détourner. Il regarda un petit garçon balayer l’intérieur d’un chariot que des adultes venaient de décharger, et il éprouva une telle compassion pour lui que son cœur se brisa presque. Il voulut lui crier un avertissement, mais il était trop loin pour ça.

— Choisis, insista la Terre.

Alors, le Désespoir reconnut sa voix. Faisant volte-face, il se trouva nez à nez avec une jeune femme infiniment gracieuse. Elle s’appelait Yaleen. Elle était faite de cailloux, de terre et de feuilles, comme si la matière d’un jardin avait adopté une forme humaine. Pourtant, elle lui semblait aussi belle que si elle eût été de chair et d’os.

Malgré des millénaires d’existence, le Désespoir n’avait jamais senti un pouvoir aussi prodigieux que celui qui émanait de cette femme. Il y avait tant d’amour dans sa voix, tant de compassion ! Elle tentait de plier le Désespoir à sa volonté.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Qu’êtes-vous ?

Bien entendu, le Désespoir avait vu les humains vénérer la Terre sur de nombreux mondes. Certains la considéraient juste comme la nature ; d’autres se la représentaient comme une déesse, et d’autres encore comme une force impersonnelle. Mais sur les millions de millions de Mondes d’Ombres que contenait l’univers, aucun humain ne savait vraiment ce qu’il vénérait.

Personnellement, le Désespoir pensait que c’était l’esprit de quelque grand magicien dont les pouvoirs s’étaient scindés au moment où le Seul et Unique Monde avait explosé. Mais ça pouvait également être une force innée contenue dans le Seul et Unique Monde, une force qui cherchait constamment à guérir ce dernier en réunissant ses fragments.

Rares étaient les mortels qui avaient contemplé l’Esprit de la Terre. Pourtant, celui-ci se révélait au Désespoir.

— Comment peux-tu avoir vécu si longtemps et ne toujours pas me connaître ? chuchota la Terre. Je ne me suis pas dissimulée à toi. Je me manifeste dans chaque souffle de vent, dans chaque gorgée d’eau fraîche. Je suis l’obscurité entre les étoiles et les cailloux sous tes pieds. Je suis l’amour, la guerre et tous les désirs vertueux. Je suis l’herbe sur la colline et le lion dans son antre.

— Vous voulez me plier à votre volonté, l’accusa le Désespoir.

— Comme tu voudrais me plier à la tienne, répliqua la Terre, alors que tu as juré d’être mon allié.

Le Seigneur Désespoir était sur le point de protester, mais il sentit quelque chose s’agiter dans un coin de son crâne. C’était la conscience d’Areth Sul Urstone, les vestiges de sa personnalité qui s’efforçaient de reprendre le dessus.

Ce n’était pas un phénomène inhabituel. Le Désespoir était un parasite énorme et boursouflé. Il s’était emparé du corps du jeune homme ; s’il l’habitait assez longtemps, l’âme de son hôte finirait par s’affaiblir et par mourir, et cette impression d’être constamment surveillé s’évanouirait.

Bien entendu, c’était Areth qui avait juré de protéger la Terre. Et à présent, celle-ci fixait le Seigneur Désespoir comme si elle regardait à travers lui, comme si elle s’adressait directement à Areth.

— Tu as juré de préserver les graines d’humanité durant les temps sombres à venir. N’oublie pas ton vœu, mon petit.

Yaleen s’avança, se baissa et ramassa une pincée de terre, puis se releva et la jeta à la figure du Désespoir. Celui-ci tenta d’esquiver, mais un peu de terre l’atteignit entre les yeux.

— La Terre te dissimule, chuchota-t-elle. La Terre te guérit. La Terre te fait sien.

Soudain, l’esprit d’Areth bondit et tenta de reprendre le contrôle. Il s’efforça de lever la main gauche du corps qu’il partageait avec le Désespoir.

— Choisis des gens, le pressa la Terre. Tu dois sûrement trouver que certains d’entre eux sont dignes de vivre. Regarde dans leur cœur. Sonde leurs rêves, vois les ambitions cachées qu’ils n’ont même pas conscience de nourrir. Examine leur passé ; découvre leurs amours et leurs craintes. Choisis ceux qui survivront à la tempête à venir. Choisis ceux qui rebâtiront un monde nouveau.

Areth se tordit le cou pour regarder par-dessus le balcon. Il y avait tant de gens, et ils étaient si loin, pas plus gros que des fourmis… Il ne distinguait pas leur visage.

Avec un rugissement féroce, le Désespoir se cabra et agrippa le bord du parapet.

Il se réveilla en sursaut et demeura immobile par terre. La poussière du plancher emplissait ses poumons, le faisant haleter. Son front et sa lèvre supérieure étaient couverts de sueur, et son cœur battait la chamade. Dans son rêve, il avait éprouvé un tel amour pour son peuple ! Mais le Désespoir n’aimait personne. Alors, il se rebella contre ce souvenir et tenta de l’enfouir dans un coin de sa tête.

— Mon esprit ne t’accompagnera pas toujours. (La voix de Yaleen semblait résonner au plus profond de lui.) Tu n’as pas choisi avec sagesse. Utilise le pouvoir que je t’ai donné ; sans quoi, je le confierai à quelqu’un d’autre.

Depuis une éternité, le Désespoir aspirait à posséder le corps d’un Roi de la Terre. Et à présent qu’il tenait enfin sa chance, il réalisait qu’elle impliquait une pulsion presque irrésistible : sauver les graines de l’humanité.

Le Désespoir réfléchit. Oserai-je prendre le risque de perdre ce pouvoir ? Non. La Terre veut un partenariat, et ses demandes ne sont pas si extravagantes. Elle ne m’indique pas qui je dois choisir, ni pour quelle raison je dois le faire. Elle exige seulement que j’utilise mon don pour assurer la survie de certains humains.

Mais lesquels ?

Il avait déjà choisi quelques individus au moment où il avait possédé le corps d’Areth Sul Urstone. Il ne l’avait pas fait par amour, ni parce qu’il les jugeait dignes de ce cadeau. Il s’était contenté de désigner des seigneurs wyrmlings qu’il pourrait utiliser comme alarme. Grâce à eux, quand le danger menacerait, il saurait qu’un ennemi était sur le point de l’attaquer. Voilà tout ce que ces hommes représentaient pour lui. Il ne se souciait pas davantage de leur bien-être que s’ils eussent été des cafards.

Désormais, la Terre lui ordonnait de se mettre au travail, et de le faire sérieusement. Mais je ne la laisserai pas me plier à sa volonté, se jura le Désespoir.