Nous avons vu jusqu'ici la calomnie employer tous ses efforts pour décrier le monastère de Port-Royal. Nous allons voir maintenant tomber sur cette maison l'orage qui se formoit depuis tant d'années, et la passion des jésuites armée pour la perdre non plus simplement de l'autorité du premier ministre, mais de toute la puissance royale. Je ne doute pas que la postérité, qui verra un jour, d'un côté, les grandes choses que le roi a faites pour l'avancement de la religion catholique, et de l'autre, les grands services que M. Arnauld a rendus à l'église, et la vertu extraordinaire qui a éclaté dans la maison dont nous parlons, n'ait peine à comprendre comment il s'est pu faire que sous un roi si plein de piété et de justice, une maison si sainte ait été détruite, et que ce même M. Arnauld ait été obligé d'aller finir sa vie dans les pays étrangers. Mais ce n'est pas la première fois que Dieu a permis que de fort grands saints aient été traités en coupables par des princes très-vertueux. L'histoire ecclésiastique est pleine de pareils exemples ; et il faut avouer que jamais prévention n'a été fondée sur des raisons plus apparentes que celle du roi contre tout ce qui s'appelle jansénisme.
Car bien que les défenseurs de la grâce n'eussent jamais soutenu les cinq propositions en elles-mêmes, ni avoué qu'elles fussent d'aucun auteur, bien qu'ils n'eussent, comme j'ai dit, envoyé leurs docteurs à Rome que pour exhorter sa sainteté à prendre bien garde, en prononçant sur ces propositions chimériques, de ne point donner d'atteinte à la véritable doctrine de la grâce, le pape néanmoins les ayant condamnées sans aucune explication comme extraites de Jansénius, il sembloit que les prétendus jansénistes eussent entièrement perdu leur cause ; et la plupart du monde, qui ne savoit point le noeud de la question, croyoit que c'étoit en effet leur opinion que le pape avoit condamnée. La distinction même du fait et du droit qu'ils alléguoient, paroissoit une adresse imaginée après coup pour ne se point soumettre. Il n'est donc pas surprenant que le roi, à qui ses grands emplois ne laissoient pas le temps de lire leurs nombreuses justifications, crût, sur tant de circonstances si vraisemblables et si peu vraies, qu'ils étoient dans l'erreur. D'ailleurs, quelques grands principes qu'on eût à Port-Royal sur la fidélité et sur l'obéissance qu'on doit aux puissances légitimes, quelque persuadé qu'on y fût qu'un sujet ne peut jamais avoir de juste raison de s'élever contre son prince, le roi étoit prévenu que les jansénistes n'étoient point bien intentionnés pour sa personne et pour son état ; et ils avoient eux-mêmes, sans y penser, donné occasion à lui inspirer ces sentiments par le commerce, quoique innocent, qu'ils avoient eu, ainsi que nous avons dit, avec le cardinal De Retz, et par leur facilité plus chrétienne que judicieuse à recevoir beaucoup de personnes, ou dégoûtées de la cour, ou tombées dans la disgrâce, qui venoient chez eux chercher des consolations, quelquefois même se jeter dans la pénitence.
Joignez à cela qu'encore que les principaux d'entre eux fussent fort réservés à parler et à se plaindre, ils avoient des amis zélés et indiscrets, qui tenoient quelquefois des discours très-peu excusables. Ces discours, quoique avancés souvent par un seul particulier, étoient réputés des discours de tout le corps. Leurs adversaires prenoient grand soin qu'ils fussent rapportés ou au premier ministre ou au roi même.
On sait que sa majesté a toujours un jésuite pour confesseur. Le P. Annat, qui l'a été fort longtemps, outre l'intérêt général de sa compagnie, avoit encore un intérêt particulier qui l'animoit contre les gens dont nous parlons.
Il se piquoit d'être grand théologien et grand écrivain ; il entassoit volume sur volume, et ne pouvoit digérer de voir ses livres, malgré tous les mouvements que sa compagnie se donnoit pour les faire valoir, méprisés du public, et ceux de ses adversaires dans une estime générale. Tous ceux qui ont connu ce père savent qu'étant assez raisonnable dans les autres choses, il ne connoissoit plus ni raison ni équité quand il étoit question des jansénistes. Tout ce qui s'approchoit du roi, mais surtout les gens d'église, n'osoient guère lui parler sur ce chapitre que dans les sentiments de son confesseur. Il ne se tenoit point d'assemblée d'évêques où l'on ne fît des délibérations contre la prétendue nouvelle hérésie ; et ils comparoient dans leurs harangues quelques déclarations qu'on avoit obtenues de sa majesté contre les jansénistes, à tout ce que les Constantins et les Théodoses ont fait de plus considérable pour l'église. Les papes mêmes, dans leurs brefs, excitoient son zèle à exterminer une secte si pernicieuse. C'étoient tous les jours de nouvelles accusations. On lui présentoit des livres où l'on assuroit que, pendant les guerres de Paris, les ecclésiastiques de Port-Royal avoient offert au duc D'Orléans de lever et d'entretenir douze mille hommes à leurs dépens, et qu'on en donneroit la preuve dès que sa majesté en voudroit être informée. On eut l'impudence d'avancer, dans un de ces livres, que M. De Gondrin, archevêque de Sens, qu'on appeloit l'un des apôtres du jansénisme, avoit chargé, l'épée à la main, et taillé en pièces, dans une ville de son diocèse, un régiment d'irlandois qui étoit au service de sa majesté. Tous ces ouvrages se débitoient avec privilége, et les réponses où l'on couvroit de confusion de si ridicules calomniateurs étoient supprimées par autorité publique, et quelquefois même brûlées par la main du bourreau.
Quel moyen donc que la vérité pût parvenir aux oreilles du roi ? Le peu de gens qui auroient pu avoir assez de fermeté pour la lui dire, étoient ou retirés de la cour, ou décriés eux-mêmes comme jansénistes. Et qui est-ce qui auroit pu être à couvert d'une pareille diffamation, puisqu'on a vu un pape, pour avoir fait écrire une lettre un peu obligeante à M. Arnauld, diffamé lui-même publiquement comme fauteur de jansénistes.
Ainsi une des premières choses à quoi sa majesté se crut obligée, prenant l'administration de ses affaires après la mort du cardinal Mazarin, ce fut de délivrer son état de cette prétendue secte. Il fit donner un arrêt dans son conseil d'état, pour faire exécuter les résolutions de la dernière assemblée, et écrivit à tous les archevêques et évêques de France à ce qu'ils eussent à s'y conformer, avec ordre à chacun d'eux de lui rendre compte de sa soumission deux mois après qu'ils auroient reçu sa lettre. Mais les jésuites n'eurent rien plus à coeur que de lui faire ruiner la maison de Port-Royal. Il y avoit longtemps qu'ils la lui représentoient comme le centre et la principale école de la nouvelle hérésie. On ne se donna pas même le temps de faire examiner la foi des religieuses : le lieutenant civil et le procureur du roi eurent ordre de s'y transporter pour en chasser toutes les pensionnaires et les postulantes, avec défense d'en plus recevoir à l'avenir ; et un commissaire du Châtelet alla faire la même chose au monastère des Champs. L'abbesse, qui étoit alors la mère Agnès, soeur de la Mère Angélique, reçut avec un profond respect les ordres du roi, et sans faire la moindre plainte de ce qu'on les condamnoit ainsi avant que de les entendre, demanda seulement au lieutenant civil si elle ne pourroit pas donner le voile à sept de ces postulantes qui étoient déjà au noviciat, et que la communauté avoit admises à la vêture. Il n'en fit point de difficulté ; et sur la parole de ce magistrat, quatre de ces filles prirent l'habit le lendemain, qui étoit le jour de la quasimodo ; et les trois autres le prirent aussi le jour suivant, fête de Saint Marc. Cette affaire fut rapportée au roi d'une manière si odieuse, qu'il renvoya sur-le-champ le lieutenant civil, avec une lettre de cachet, pour faire ôter l'habit à ces novices.
L'abbesse se trouva dans un fort grand embarras, ne croyant pas qu'ayant donné à des filles le saint habit à la face de l'église, il lui fût permis de le leur ôter, sans qu'elles se fussent attiré ce traitement par quelque faute. Elle écrivit au roi une lettre très-respectueuse pour lui expliquer ses raisons, et pour le supplier aussi de vouloir considérer si sa majesté, sans aucun jugement canonique, pouvoit en conscience, en leur défendant de recevoir des novices, supprimer et éteindre un monastère et un institut légitimement établi pour donner des servantes à Jésus-Christ dans la suite de tous les siècles. Mais cette lettre ne produisit d'autre fruit que d'attirer une seconde lettre de cachet, par laquelle le roi réitéroit ses ordres à l'abbesse d'ôter l'habit aux sept novices, et de les renvoyer dans vingt-quatre heures, sous peine de désobéissance et d'encourir son indignation. Du reste, il lui déclaroit qu'il n'avoit point prétendu supprimer son monastère par une défense absolue d'y recevoir des novices à l'avenir, mais seulement jusqu'à nouvel ordre, lequel seroit donné par autorité ecclésiastique, « lorsqu'il aura été pourvu à votre couvent (ce sont les termes de la lettre) d'un supérieur et directeur d'une capacité et piété reconnue, et duquel la doctrine ne sera point soupçonnée de jansénisme : à l'établissement duquel nous entendons qu'il soit procédé incessamment par les vicaires généraux de l'archevêque de Paris. » après une telle lettre, on n'osa plus garder les sept novices, et on les rendit à leurs parents ; mais on ne put jamais les faire résoudre à quitter l'habit : elles le gardèrent pendant plus de trois ans, attendant toujours qu'il plût à Dieu de rouvrir les portes d'une maison où elles voyoient que leur salut étoit attaché. L'une de ces novices étoit cette Mlle Perrier qui avoit été guérie par la sainte épine ; et Dieu a permis qu'elle soit restée dans le siècle, afin que plus de personnes pussent apprendre de sa bouche ce miracle si étonnant. Elle est encore vivante au moment que j'écris ceci ; et sa piété exemplaire, très-digne d'une vierge chrétienne, ne contribue pas peu à confirmer le témoignage qu'elle rend à la vérité.
Les pensionnaires et les postulantes chassées, on chassa aussi le supérieur et les confesseurs. Alors M. De Contes, doyen de Notre-Dame, l'un des grands vicaires, amena aux religieuses, par ordre du roi, M. Bail, curé de Montmartre, et sous-pénitencier, pour être leur supérieur et leur confesseur. Et celui-ci nomma deux prêtres de Saint-Nicolas Du Chardonnet pour être leurs confesseurs sous lui. On ne pouvoit guère choisir de gens plus prévenus contre les jansénistes.
M. Bail surtout leur étoit fort opposé. Ses cheveux se hérissoient au seul nom de Port-Royal, et il avoit toute sa vie ajouté une foi entière à tout ce que les jésuites publioient contre cette maison : très-dévot d'ailleurs, et qui avoit fort étudié les casuistes. Six semaines après qu'il eut été établi supérieur, M. De Contes et lui eurent ordre de faire la visite des deux maisons, et ils commencèrent par la maison de Paris. Ils y trouvèrent la célèbre Mère Angélique, qui étoit dangereusement malade, et qui mourut même pendant le cours de cette visite. Mais comme cette sainte fille a eu tant de part à tout le bien que Dieu a opéré dans ce monastère, je crois qu'il ne sera pas hors de propos de raconter ici avec quelle fermeté héroïque elle soutint cette désolation de sa maison, et de toucher quelques-unes des principales circonstances de sa mort.
Elle avoit passé tout l'hiver à Port-Royal Des Champs, avec une santé fort foible et fort languissante, ne s'étant point bien rétablie d'une grande maladie qu'elle avoit eue l'été précédent.
Il y avoit déjà du temps qu'elle exhortoit ses religieuses à se préparer par beaucoup de prières aux tribulations qu'elle prévoyoit qui leur devoient arriver. On lui avoit pourtant écrit de Paris qu'on avoit avis que les affaires s'adoucissoient ; mais elle n'en avoit rien cru, et disoit toujours que le temps de la souffrance étoit arrivé. En effet elle apprit dans la semaine de pâques les résolutions qui avoient été prises contre ce monastère. Malgré ses grandes infirmités et l'amour qu'elle avoit pour son désert, elle manda à la mère abbesse que si l'on jugeoit à Paris sa présence nécessaire dans une conjoncture si importante, elle s'y feroit porter, et le fit en effet, sur ce qu'on lui écrivit qu'il étoit à propos qu'elle vînt. Elle apprit en chemin que ce jour-là même le lieutenant civil étoit venu dans la maison de Paris, et les ordres qu'il y avoit apportés. Elle se mit aussitôt à réciter le Te Deum avec les soeurs qui l'accompagnoient dans le carrosse, leur disant qu'il falloit remercier Dieu de tout et en tout temps. Elle arriva avec cette tranquillité dans la maison ; et comme elle vit des religieuses qui pleuroient : « quoi ? Dit-elle, mes filles, je pense qu'on pleure ici. Et où est votre foi ? » cette grande fermeté néanmoins n'empêcha pas que les jours suivants ses entrailles ne fussent émues lorsqu'elle vit sortir toutes ces pauvres filles qu'on venoit enlever les unes après les autres, et qui, comme d'innocents agneaux, perçoient le ciel de leurs cris en venant prendre congé d'elle, et lui demander sa bénédiction. Il y en eut trois, entre autres, pour qui elle se sentit particulièrement attendrir : c'étoient Mlles De Luynes et Mlle De Bagnols. Elle les avoit élevées toutes trois presque au sortir du berceau, et ne pouvoit oublier avec quels sentiments de piété leurs parents, qui avoient fait beaucoup de bien à la maison, les lui avoient autrefois recommandées pour en faire des offrandes dignes d'être consacrées à Dieu dans son monastère. Elles étoient sur le point d'y prendre l'habit, et attendoient ce jour avec beaucoup d'impatience. L'heure étant venue qu'il falloit qu'elles sortissent, la Mère Angélique, qui sentit son coeur se déchirer à cette séparation, et que sa fermeté commençoit à s'ébranler, tout à coup s'adressa à Dieu pour le prier de la soutenir, et prit la résolution de les mener elle-même à la porte, où leurs parents les attendoient. Elle les leur remit entre les mains avec tant de marques de constance, que Mme De Chevreuse, qui venoit querir Mlles De Luynes, ne put s'empêcher de lui faire compliment sur son grand courage. « madame, lui dit la mère d'un ton qui acheva de la remplir d'admiration, tandis que Dieu sera Dieu, j'espérerai en lui, et je ne perdrai point courage. » ensuite, s'adressant à Mlle De Luynes l'aînée, qui fondoit en larmes : « allez, ma fille, lui dit-elle, espérez en Dieu, et mettez en lui votre confiance. Nous nous reverrons ailleurs, où il ne sera plus au pouvoir des hommes de nous séparer. » mais dans tous ces combats de la foi et de la nature, à mesure que la foi prenoit le dessus, à mesure aussi la nature tomboit dans l'accablement ; et l'on s'aperçut bientôt que sa santé dépérissoit à vue d'oeil. Ajoutez à tous ces déchirements de coeur le mouvement continuel qu'il falloit qu'elle se donnât dans ce temps de trouble et d'agitation, étant obligée à toute heure, tantôt d'aller au parloir, tantôt d'écrire des lettres, soit pour demander conseil, soit pour en donner. Il n'y avoit point de jour qu'elle ne reçût des lettres des religieuses Des Champs, chez qui il se passoit les mêmes choses qu'à Paris, et qui n'avoient recours qu'à elle dans tout ce qui leur arrivoit. Elle étoit de toutes les processions qu'on faisoit alors pour implorer la miséricorde de Dieu. La dernière où elle assista, ce fut à celle que l'on fit pour les sept novices, afin qu'il plût à Dieu d'exaucer les prières qu'elles lui faisoient pour demeurer dans la maison. On lui donna à porter une relique de la vraie croix, et elle y alla nu-pieds, comme toutes les religieuses. Elle se traîna, comme elle put, le long des cloîtres dont on faisoit le tour ; mais en rentrant dans le choeur, elle tomba en foiblesse, et il fallut la reporter dans sa chambre et dans son lit, d'où elle ne se releva plus. Il lui prit une fort grande oppression, accompagnée de fièvre ; et cette oppression, qui étoit continuelle, avoit des accès si violents, qu'on croyoit à tout moment qu'elle alloit mourir : en telle sorte que, dans l'espace de deux mois, on fut obligé de lui apporter trois fois le saint viatique.
Mais la plus rude de toutes les épreuves, tant pour elle que pour toute la communauté, ce fut l'éloignement de M. Singlin et des autres confesseurs, du nombre desquels étoient M. De Sacy et M. De Sainte-Marthe, deux des plus saints prêtres qui fussent alors dans l'église. Il y avoit plus de vingt ans que la Mère Angélique se confessoit à M. Singlin, et l'on peut dire qu'après Dieu elle avoit mis en lui toute l'espérance de son salut. On peut juger combien il lui fut sensible d'être privée de ses lumières et de ses consolations, dans un temps où elles lui étoient si nécessaires, surtout sentant approcher l'heure de sa mort. Cependant elle supporta cette privation si douloureuse avec la même résignation que tout le reste ; et voyant ses religieuses qui s'affligeoient de n'avoir plus personne pour les conduire, et qui se regardoient comme des brebis sans pasteur : « il ne s'agit pas, leur disoit-elle, de pleurer la perte que vous avez faite en la personne de ces vertueux ecclésiastiques, mais de mettre en oeuvre les saintes instructions qu'ils vous ont données. Croyez-moi, mes filles, nous avions besoin de toutes les humiliations que Dieu nous envoie. Il n'y avoit point de maison en France plus comblée des biens spirituels que la nôtre, ni où il y eût plus de connoissance de la vérité. Mais il eût été dangereux pour nous de demeurer plus longtemps dans notre abondance ; et si Dieu ne nous eût abaissées, nous serions peut-être tombées. Les hommes ne savent pas pourquoi ils font les choses ; mais Dieu, qui se sert d'eux, sait ce qu'il nous faut. » mais tous ces sentiments, dont son coeur étoit si rempli, paroîtront encore mieux dans une lettre qu'elle écrivit alors à un des amis de la maison, très-vivement touché de tout ce qui se passoit.
Voici cette lettre : " enfin, monsieur, Dieu nous a dépouillées de pères, de soeurs et d'enfants : son saint nom soit béni. La douleur est céans, mais la paix y est aussi dans une soumission entière à sa divine volonté. Nous sommes persuadées que cette visite est une grande miséricorde de Dieu sur nous, et qu'elle nous étoit absolument nécessaire pour nous purifier et nous disposer à faire un saint usage de ses grâces, que nous avons reçues avec tant d'abondance. Car, croyez-moi, si Dieu daigne avoir sur nous de plus grands desseins de miséricorde, la persécution ira plus avant. Humilions-nous de tout notre coeur pour nous rendre dignes de ces faveurs si véritables et si inconnues aux hommes. Pour vous, je vous supplie d'être le plus solitaire que vous pourrez, et de parler fort peu, surtout de nous. Ne racontez point ce qui se passe, si l'on ne vous en parle ; écoutez, et répondez le moins que vous pourrez.
Souvenez-vous de cette excellente remarque de M. De Saint-Cyran, que l'évangile et la passion de Jésus-Christ est écrite dans une très-grande simplicité et sans aucune exagération. L'orgueil, la vanité, l'amour-propre se mêlent partout ; et puisque Dieu nous a unis par sa sainte charité, il faut que nous le servions dans l'humilité. Le plus grand fruit de la persécution, c'est l'humiliation ; et l'humilité se conserve dans le silence.
Gardons-le donc aux pieds de Notre-Seigneur, et attendons de sa bonté notre force et notre soutien. « c'est dans ce même esprit qu'elle répondit un jour à quelques soeurs, qui lui demandoient ce qu'elle pensoit qu'elles deviendroient toutes, et si on ne leur rendroit point leurs novices et leurs pensionnaires : » mes filles, ne vous tourmentez point de tout cela : je ne suis pas en peine si on vous rendra vos novices et vos pensionnaires ; mais je suis en peine si l'esprit de la retraite, de la simplicité et de la pauvreté se conservera parmi vous. Pourvu que ces choses subsistent, moquez-vous de tout le reste. « il n'y avoit presque point de jour qu'on ne lui vînt annoncer quelque nouvelle affligeante : tantôt on lui disoit que le lieutenant civil étoit dans la clôture avec des maçons pour faire murer jusqu'aux portes par où entroient les charrois pour les nécessités du jardin et de la maison ; tantôt que ce même magistrat faisoit, avec des archers, des perquisitions dans les maisons voisines, pour voir si quelques-uns des confesseurs n'y seroient point cachés ; une autre fois, qu'on viendroit enlever et disperser toutes les religieuses. Mais elle demeuroit toujours dans le calme, ne permettant jamais qu'on se plaignît, même des jésuites, et disant toujours : » prions Dieu pour eux et pour nous. " cependant, comme il étoit aisé de juger par tous ces traitements si extraordinaires qu'il falloit qu'on eût étrangement prévenu l'esprit du roi contre la maison, on crut devoir faire un dernier effort pour détromper sa majesté. Toute la communauté s'adressa donc à la mère Angélique, et on l'obligea d'écrire à la reine mère, dont elle étoit plus connue que du roi, et qui avoit toujours conservé beaucoup de bonté pour M. D'Andilly, son frère. Comme cette lettre a été imprimée, je n'en rapporterai ici que la substance. Elle y représentoit une partie des bénédictions que Dieu avoit répandues sur son monastère, et entre autres le bonheur qu'elle avoit eu d'avoir Saint François De Sales pour directeur, et la bienheureuse Mère De Chantail pour intime amie. Elle rappeloit ensuite toutes les calomnies dont on l'avoit déchirée et ses religieuses ; la protection que leur innocence avoit trouvée auprès de feu M. De Gondy, leur archevêque et leur supérieur, et les censures dont il avoit flétri les infâmes libelles de leurs accusateurs, qui n'avoient pas laissé de continuer leurs impostures. Elle rapportoit les témoignages que ce prélat, et tous les supérieurs qu'il leur avoit donnés, avoient rendus de la pureté de leur foi, de leur soumission au pape et à l'église, et de l'entière ignorance où on les avoit toujours entretenues touchant les matières contestées, jusque-là qu'on ne leur laissoit pas lire le livre de la fréquente communion même, à cause des disputes auxquelles il avoit donné occasion. Elle faisoit souvenir la reine de la manière miraculeuse dont Dieu s'étoit déclaré pour elles, et la supplioit enfin de leur accorder la même protection que Philippe Second, roi d'Espagne, son aïeul, avoit accordée à Sainte Thérèse, qui, malgré son éminente sainteté, s'étoit vue calomniée aussi bien que les pères de son ordre, et noircie auprès du pape par les mêmes accusations d'hérésie dont on chargeoit les religieuses de Port-Royal et leurs directeurs.
La mère Angélique dicta cette lettre à plusieurs reprises, étant interrompue presque à chaque ligne par des syncopes et des convulsions violentes que lui causoit sa maladie. La lettre étant écrite, elle ne voulut plus entendre parler d'aucune affaire, et ne songea plus qu'à l'éternité. Bien qu'elle eût passé sa vie dans des exercices continuels de pénitence, et n'eût jamais fait autre chose que de travailler à son salut et à celui des autres, elle étoit si pénétrée de la sainteté infinie de Dieu, et de sa propre indignité, qu'elle ne pouvoit penser sans frayeur au moment terrible où elle comparoîtroit devant lui. La sainte confiance qu'elle avoit en sa miséricorde gagna pourtant enfin le dessus. Son extrême humilité la rendit fort attentive, dans ces derniers jours de sa vie, à ne rien dire et à ne rien faire de trop remarquable, ni qui donnât occasion de parler d'elle avec estime après sa mort. Et sur ce qu'on lui représentoit un jour que la Mère Marie Des Anges, qu'elle estimoit, et qui étoit morte il y avoit trois ans, avoit dit, avant que de mourir, beaucoup de choses dont on se souvenoit avec édification, elle répondit brusquement : « cette mère étoit fort simple et fort humble, et je ne la suis pas. » quelques cinq semaines avant sa mort, ses oppressions diminuèrent tout à coup, et on la crut presque hors de péril. Mais bientôt les jambes lui enflèrent, et ensuite tout le corps ; et tous ses maux se changèrent en une hydropisie qui fut jugée sans remède.
Dans ce temps-là même M. De Contes et M. Bail, qui commençoient leur visite, étant entrés dans sa chambre, et M. De Contes lui ayant demandé comment elle se trouvoit, elle lui répondit d'un fort grand sens froid : « comme une fille, monsieur, qui va mourir. -hé quoi ? Ma mère, s'écria M. De Contes, vous dites cela comme une chose indifférente. La mort ne vous étonne-t-elle point ? -monsieur, lui dit-elle, je suis venue ici pour m'y préparer à mourir. Mais je n'y étois pas venue pour y voir tout ce que j'y vois. » M. De Contes, à ces mots, haussant les épaules sans rien répliquer : « monsieur, lui dit la mère, je vous entends. Voici le jour de l'homme ; mais le jour de Dieu viendra, qui découvrira bien des choses. » il est incroyable combien ses souffrances augmentèrent dans les trois dernières semaines de sa maladie, tant par les douleurs de son enflure que parce que son corps s'écorcha en plusieurs endroits.
Ajoutez à cela un si extrême dégoût, que la nourriture lui étoit devenue un supplice. Elle enduroit tous ces maux avec une paix et une douceur étonnante, et ne témoigna jamais d'impatience que du trop grand soin qu'on prenoit de chercher des moyens pour la mettre plus à son aise.
« Saint Benoît nous ordonne, disoit-elle, de traiter les malades comme Jésus-Christ même ; mais cela s'entend des soulagements nécessaires, et non pas des raffinements pour flatter la sensualité. » on la voyoit dans un recueillement continuel, toujours les yeux levés vers le ciel, et n'ouvrant la bouche que pour adresser à Dieu des paroles courtes et enflammées, la plupart tirées des psaumes et des autres livres de l'écriture.
La veille de sa mort, les médecins jugeant qu'elle ne pouvoit plus aller guère loin, on lui apporta, pour la troisième fois, comme j'ai dit, le saint viatique. Bien loin de se plaindre de n'être pas secourue en cette occasion par les ecclésiastiques en qui elle avoit eu tant de confiance, elle remercia Dieu de ce qu'elle mouroit pauvre de tout point, et également privée des secours spirituels et des temporels. Elle reçut le viatique avec tant de marques de paix, de ferveur et d'anéantissement, que, longtemps après sa mort, les religieuses disoient que pour s'exciter à communier dignement, elles n'avoient qu'à se bien représenter la manière édifiante dont leur sainte mère avoit communié devant elles. Bientôt après elle entra dans l'agonie, qui fut d'abord très-douloureuse ; mais enfin toutes ses souffrances se terminèrent en une espèce de léthargie, pendant laquelle elle s'endormit du sommeil des justes, le soir du sixième d'août, jour de la transfiguration, âgée de soixante et dix ans moins deux jours : fille véritablement illustre, et digne, par son ardente charité envers Dieu et envers le prochain, par son extrême amour pour la pauvreté et pour la pénitence, et enfin par les grands talents de son esprit, d'être comparée aux plus saintes fondatrices.
Le bruit de sa mort s'étant répandu, et son corps ayant été le lendemain, vers le soir, exposé à la grille, selon la coutume, l'église fut en un moment pleine d'une foule de peuple, qui venoit bien moins en intention de prier pour elle que de se recommander à ses prières. Ils demandoient tous avec instance qu'on fît toucher à cette mère, les uns leur chapelet et leurs médailles, les autres leurs heures , quelques-uns même leurs mouchoirs, qu'ils présentoient tout trempés de leurs larmes. On en fit d'abord quelque difficulté ; mais ne pouvant résister à leur empressement, deux soeurs ne firent autre chose tout ce soir, et le lendemain depuis le point du jour jusqu'à son enterrement, que de recevoir et de rendre ce qu'on passoit ; et on voyoit tout ce peuple baiser avec transport les choses qu'on leur rendoit, l'appelant, les uns leur bonne mère, les autres la mère des pauvres. Il n'y eut pas jusqu'aux ecclésiastiques qui entrèrent pour l'enterrer, qui ne purent s'empêcher, quoiqu'ils ne fussent point de la maison, de lui baiser les mains comme celles d'une sainte. Dieu a bien voulu confirmer cette sainteté par plusieurs miracles ; et on en pourroit rapporter un grand nombre sans le soin particulier que les religieuses de Port-Royal ont toujours eu, non-seulement de cacher le plus qu'elles peuvent leur vie austère et pénitente aux yeux des hommes, mais de leur dérober même la connoissance des merveilles que Dieu a opérées de temps en temps dans leur monastère.
Revenons maintenant à la visite. Elle dura près de deux mois, et pendant tout ce temps, M. De Contes et M. Bail visitèrent exactement les deux maisons, et interrogèrent toutes les religieuses les unes après les autres, même les converses. M. Bail surtout y apportoit une application extraordinaire, fort étonné de trouver les choses si différentes de ce qu'il s'étoit imaginé. Il tendoit même des piéges à la plupart de ces filles dans les questions qu'il leur faisoit, comme s'il eût été bien aise de les trouver dans quelque opinion qui eût quelque apparence d'hérésie. Il y en eut à qui il demanda, puisqu'elles croyoient que Jésus-Christ étoit mort pour tous les hommes, si elles ne croyoient pas aussi qu'il fût mort pour le diable. Enfin, ne pouvant résister à la vérité, il leur rendit justice, et signa, avec M. De Contes, la carte de visite, dont j'ai cru devoir rapporter cet article tout entier : « ayant trouvé, par la visite, cette maison en un état régulier, bien ordonné, une exacte observance des règles et des constitutions, une grande union et charité entre les soeurs, et la fréquentation des sacrements digne d'approbation, avec une soumission due à notre saint-père le pape et à tous ses décrets, par une foi orthodoxe et une obéissance légitime, n'ayant rien trouvé ni reconnu en l'un et en l'autre monastère qui soit contraire à ladite foi orthodoxe et à la doctrine de l'église catholique, apostolique et romaine, ni aux bonnes moeurs, mais plutôt une grande simplicité, sans curiosité dans les questions controversées, dont elles ne s'entretiennent point, les supérieurs ayant eu soin de les en empêcher : nous les exhortons toutes, par les entrailles de Jésus-Christ, d'y persévérer constamment, et la mère abbesse d'y tenir la main. » voilà, en peu de mots, l'apologie des religieuses de Port-Royal ; les voilà reconnues très-pures dans leur foi et dans leurs moeurs, très-soumises à l'église, et très-ignorantes des matières contestées ; et voilà par conséquent les jésuites déclarés de très-grands calomniateurs par l'homme même que les jésuites avoient fait nommer pour examiner ces filles. Vraisemblablement on se garda bien de montrer au roi cette carte de visite, qui auroit été capable de lui donner contre les persécuteurs de ces religieuses toute l'indignation qu'ils lui avoient inspirée contre elles. Je ne sais point si M. Bail prit, pour les justifier, les soins que sa conscience l'obligeoit de prendre. La vérité est que depuis ce temps-là il les traita assez doucement : il faisoit même assez volontiers ce qu'il pouvoit pour les consoler dans l'affliction où il les voyoit ; et pour cela il leur apportoit quelquefois des cantiques spirituels dont il avoit fait les airs et les paroles, et vouloit les leur faire chanter à la grille.
Cependant le formulaire commençoit à exciter beaucoup de troubles. Plusieurs évêques refusèrent de le faire signer dans leurs diocèses, et écrivirent au roi pour se plaindre des entreprises de l'assemblée du clergé, qui, méritant à peine le nom de simple synode, prétendoit s'ériger en concile national, prescrivoit des formules de foi, et décernoit des peines contre les prélats qui refuseroient de se soumettre à ses décisions. Le premier qui écrivit fut messire Nicolas Pavillon, évêque D'Aleth, qui étoit alors regardé comme le Saint Charles de l'église de France. Il y avoit vingt-deux ans qu'il étoit évêque, et depuis ce temps-là il n'étoit jamais sorti de son diocèse que pour assister aux états de la province. Ce grand amour pour la résidence, joint à la sainteté extraordinaire de sa vie et à un zèle ardent pour la discipline, le faisoit dès lors traiter de janséniste. Il avoit été néanmoins au commencement dans l'opinion qu'on devoit aux constitutions une soumission pleine et entière, sans aucune distinction du fait et du droit. Mais il rapporte lui-même, dans une lettre qu'il écrivit à M.
De Péréfixe, qu'ayant examiné à fond la matière, et demandé à Dieu par beaucoup de prières qu'il voulût l'éclairer, il avoit reconnu qu'il s'étoit trompé, et que le fait de Jansénius étoit d'une telle nature qu'on n'en pouvoit exiger par autorité ni la créance ni la souscription. Ce fut donc dans ce même sens qu'il écrivit au roi et aux prélats de l'assemblée.
Son exemple fut suivi par les évêques de Beauvais, de Cominges, d'Angers et de Vence. Ce dernier représentoit au roi, avec de grands sentiments de douleur, qu'on avoit surpris la piété de sa majesté, en lui faisant croire qu'il y avoit dans son royaume une nouvelle hérésie : ajoutant que le formulaire avoit été regardé par la plupart des prélats, même de l'assemblée, comme une semence malheureuse de troubles et de divisions. Tous ces évêques que je viens de nommer écrivirent aussi au pape, pour lui faire les mêmes plaintes contre le formulaire, et pour lui demander la conduite qu'ils devoient tenir en cette rencontre.
Mais rien ne fit mieux connoître combien tout le monde étoit soumis sur la doctrine, que les applaudissements qu'on donna au mandement des grands vicaires de Paris, où la distinction du droit et du fait étoit établie. On couroit en foule le signer. Déjà même plusieurs prélats de l'assemblée déclaroient tout haut qu'ils n'avoient jamais prétendu exiger d'autre signature. Les jésuites virent avec douleur cette soumission universelle, et que dans deux mois, si le mandement subsistoit, il n'y auroit plus de janséniste dans le royaume. Le P. Annat alla trouver ses bons amis, M. De Marca, auteur du formulaire, et monsieur l'archevêque de Rouen, président de l'assemblée. Ceux-ci firent aussitôt parler les agents du clergé. On fit entendre au roi que le mandement des grands vicaires avoit excité un fort grand scandale, qu'il éludoit le sens des constitutions, et rendoit inutiles toutes les délibérations des prélats et les arrêts de sa majesté.
Là-dessus les grands vicaires sont mandés à Fontainebleau, où étoit la cour, et où étoient aussi en grand nombre messieurs les prélats. M. De Marca, toujours fort entêté de sa prétendue inséparabilité du fait et du droit, fit un long discours pour persuader aux grands vicaires qu'ils n'avoient point dû séparer ces deux questions. Après qu'il eut fini, ils lui demandèrent par grâce qu'il voulût mettre ses raisons par écrit, afin qu'ils les pussent examiner plus à loisir. M. De Marca, de concert avec le P. Annat, fit l'écrit qu'on lui demandoit ; et le lendemain les grands vicaires lui apportèrent leurs observations, où toutes ses raisons étoient détruites de fond en comble. Il voulut leur répliquer par un autre écrit ; mais en moins de vingt-quatre heures cet écrit fut encore réfuté par de nouvelles observations plus foudroyantes que les premières.
Alors messieurs les prélats, reconnoissant qu'ils ne pouvoient l'emporter par la raison, eurent recours à la force. Ils firent casser et déclarer nul, par un arrêt du conseil, le mandement des grands vicaires, avec défense à tout le monde de le signer. En même temps le mandement fut envoyé à Rome, et le roi écrivit au pape pour le faire révoquer. Les grands vicaires, de leur côté, écrivirent au pape une grande lettre, où ils lui rendoient compte de leur mandement, « qui, en faisant rendre, disoient-ils, aux constitutions tout le respect qui leur étoit dû, auroit mis le calme dans l'église, s'il n'avoit été traversé par des gens ennemis de la paix, et par des évêques trop amoureux de leur formule de foi, qu'ils s'étoient avisés de proposer à tout le royaume, et dans laquelle ils avoient ajouté aux constitutions des choses qui n'y étoient pas. » cette lettre étoit accompagnée d'un acte signé par tous les curés de Paris, qui déclaroient que le mandement, bien loin d'avoir excité du scandale, avoit été d'une fort grande édification pour tout le diocèse, et étoit regardé de tous les gens de bien comme l'unique moyen de pacifier l'église.
On peut dire que la politique de la cour de Rome ne parut jamais mieux qu'en cette occasion. Elle étoit bien éloignée d'approuver que des évêques s'ingérassent des professions de foi, pour les faire signer à tous leurs confrères ; mais elle étoit aussi trop éclairée sur ses intérêts pour ne pas appuyer la conduite de ces évêques, qui donnoient par là au pape une infaillibilité sans bornes. Sa sainteté écrivit aux grands vicaires un bref extrêmement sévère, les traitant d'enfants de Bélial, mais sans dire un mot ni du formulaire, ni des décisions de l'assemblée. Il les exhortoit, en termes généraux, à revenir à résipiscence, et à imiter l'obéissance des évêques et la piété du roi ; après quoi il leur donnoit sa bénédiction. Il ne fit réponse ni à l'évêque d'Angers, ni aux autres prélats qui s'étoient adressés à lui pour le consulter. Il se contenta de faire écrire au nonce par le cardinal Chigi ; et ce nonce avoit ordre de renvoyer tous ces évêques au bref que sa sainteté avoit écrit aux grands vicaires de Paris, et de leur dire de s'y conformer.
Ces prélats demeurèrent fermes dans la résolution qu'ils avoient prise de ne point déférer aux décisions de l'assemblée. Mais les grands vicaires firent un autre mandement, par lequel ils révoquoient le premier, et ordonnoient la signature pure et simple du formulaire.
En même temps ils eurent ordre de le faire signer aux religieuses de Port-Royal.
Le premier mandement avoit déjà causé beaucoup de trouble parmi ces filles, qui appréhendoient, en le signant, de blesser la vérité. Mais comme c'est cette crainte, et, si l'on veut, ce scrupule qui leur a dans la suite attiré tant de persécutions, et qui a, en quelque sorte, causé la ruine de leur maison, il est bon de dire ici d'où venoit en elles une si grande délicatesse de conscience.
Les religieuses de Port-Royal, comme j'ai dit, et comme il paroît par la carte de visite que j'ai rapportée, n'avoient originairement aucune connoissance des matières contestées. Leurs directeurs ne les en entretenoient point, et ne leur en avoient appris que ce qui étoit absolument nécessaire pour leur salut.
Mais en récompense ils les avoient instruites à fond des devoirs de leur profession et des maximes de l'évangile. On leur avoit imprimé fortement dans l'esprit ces grands principes de Saint Paul et de Saint Augustin, « qu'il n'est point permis de pécher pour quelque occasion que ce soit ; qu'il vaudroit mieux s'exposer à tous les plus grands supplices que de faire un léger mensonge ; que Dieu et la vérité n'étant qu'un, on ne sauroit la blesser sans le blesser lui-même ; qu'on ne peut point déposer d'un fait dont on n'est point instruit ; et que d'attester qu'on croit ce qu'on ne croit pas, est un crime horrible devant Dieu et devant les hommes. » surtout on leur avoit inspiré une extrême horreur pour toutes ces restrictions mentales, et pour toutes ces fausses adresses inventées par les casuistes modernes, dans la vue de pallier le mensonge et d'éluder la vérité. Cela étant, on peut aisément concevoir d'où venoit la répugnance de ces filles à signer le formulaire. La nécessité où on les réduisoit les avoit enfin obligées, malgré elles, de s'instruire de la contestation qui faisoit tant de bruit dans l'église, et qui les jetoit dans de si grands embarras. Elles avoient appris que deux papes, à la sollicitation des jésuites et de plusieurs évêques, avoient condamné, comme extraites de Jansénius, évêque d'Ypres, cinq propositions très-abominables ; que tout le monde avouoit que ces propositions étoient bien condamnées ; mais qu'un grand nombre de docteurs distingués par leur piété et par leur mérite, au nombre desquels étoient les directeurs de leur maison, soutenoient qu'elles n'étoient point dans le livre de cet évêque, où ils offroient même d'en faire voir de toutes contraires ; qu'il s'étoit fait sur cela de part et d'autre quantité de livres, où ceux-ci paroissoient avoir eu tout l'avantage. Il y avoit donc lieu de douter, et elles doutoient effectivement, que ces propositions fussent dans le livre de cet évêque mort en odeur de sainteté, et qui, dans son ouvrage même, paroissoit soumis jusqu'à l'excès au saint-siége. Ainsi, soit qu'elles se trompassent ou non, pouvoient-elles en sûreté de conscience signer le formulaire ? N'étoit-ce pas attester qu'elles croyoient le contraire de ce qu'en effet elles pensoient ? On répondoit qu'elles devoient s'en fier à la décision de deux papes. Mais elles avoient appris de toute l'église que les papes, ni même les conciles, ne sont point infaillibles sur des faits non révélés. Et y a-t-il quelqu'un, si ce n'est les jésuites, qui le puisse soutenir ? Le contraire n'est-il pas aujourd'hui avoué de toute la terre ? Et n'étoit-il pas alors aussi vrai qu'il l'est maintenant ? Il est donc constant que ces filles ne refusoient de signer que parce qu'elles craignoient de faire un mensonge. Mais leur délicatesse sur cela étoit si grande, que, quelque tour que les grands vicaires eussent donné à leur premier mandement, plusieurs religieuses néanmoins, sur la seule peur d'être obligées de le signer, tombèrent malades ; et il prit à la soeur de M. Pascal une fièvre dont elle mourut. Les autres ne consentirent à signer qu'après avoir mis à la tête de leurs souscriptions deux ou trois lignes qui portoient qu'elles embrassoient absolument et sans réserve la foi de l'église catholique, qu'elles condamnoient toutes les erreurs qu'elle condamne, et que leur signature étoit un témoignage de cette disposition.
On peut juger par là de l'effet que fit sur elles le second mandement. " que veut-on de nous davantage ?
Disoient-elles aux grands vicaires. N'avons-nous pas rendu un témoignage sincère de notre soumission pour le saint-siége ? Veut-on que nous portions témoignage d'un livre que nous n'entendons point, et que nous ne pouvons entendre ? « là-dessus elles prenoient à témoin M. De Contes de la pureté de leur foi, et de l'ignorance où il les avoit trouvées sur toutes ces contestations. Les grands vicaires étoient fort fâchés de les voir dans cette agitation, et de leur persévérance dans un refus qui alloit vraisemblablement attirer la ruine de l'une des plus saintes communautés qui fût dans l'église. Ils épuisoient leur esprit à chercher des tempéraments qui pussent sauver ces filles ; ils les conjuroient de s'aider un peu elles-mêmes, et de faire quelque chose qui leur donnât occasion de les servir. à la fin elles s'offrirent de signer avec cette espèce de préambule : » nous, abbesse, prieures et religieuses des deux monastères de Port-Royal De Paris et Des Champs, etc., considérant que, dans l'ignorance où nous sommes de toutes les choses qui sont au-dessus de notre profession et de notre sexe, tout ce que nous pouvons faire est de rendre témoignage de la pureté de notre foi, nous déclarons très-volontiers par notre signature qu'étant soumises avec un très-profond respect à notre saint-père le pape, et n'ayant rien de si précieux que la foi, nous embrassons sincèrement et de coeur tout ce que sa sainteté et le pape Innocent Xe en ont déjà décidé ; et rejetons toutes les erreurs qu'ils ont jugé y être contraires. " les grands vicaires portèrent à la cour cette déclaration, et employèrent tous leurs efforts pour l'y faire approuver. Ils y portèrent en même temps une déclaration à peu près semblable, que les religieuses du Val-De-Grâce et celles de quelques autres couvents leur avoient aussi présentée, et sans laquelle elles refusoient de signer. On ne leur parla point de ces autres religieuses ; mais ils eurent ordre de ne point admettre l'explication de celles de Port-Royal, et d'exiger d'elles une souscription pure et simple.
Mais sur ces entrefaites, le cardinal De Retz ayant donné sa démission de l'archevêché de Paris, et le roi ayant nommé un autre archevêque, il ne fut plus question du mandement de ces grands vicaires.
Cependant les jésuites, pour autoriser toutes ces violences, s'opiniâtroient de plus en plus à vouloir faire du fait de Jansénius un dogme de foi. Comme ils virent avec quelle facilité leurs adversaires avoient ruiné toutes les frivoles raisons sur lesquelles M. De Marca avoit voulu fonder ce nouveau dogme, ils crurent que tout le mal venoit de ce que ce prélat biaisoit trop, et ne parloit pas assez nettement. Pour y remédier, ils firent soutenir publiquement, dans leur collége de Clermont, une thèse où ils avancèrent en propres termes cette proposition : « que Jésus-Christ, en montant au ciel, avoit donné à Saint Pierre et à ses successeurs la même infaillibilité et dans le fait et dans le droit qu'il avoit lui-même. » d'où ils concluoient très-naturellement « que le pape ayant décidé que les cinq propositions étoient dans Jansénius, on ne pouvoit nier sans hérésie qu'elles n'y fussent. » c'est ainsi que ces pères, dans la passion de rendre hérétiques leurs adversaires, se rendoient eux-mêmes coupables d'une très-dangereuse hérésie, et non-seulement d'une hérésie, mais d'une impiété manifeste, en égalant à Dieu la créature, et voulant qu'on rendît à la simple parole d'un homme mortel le même culte qu'on doit rendre à la parole éternelle. Mais ils n'étoient pas moins criminels envers le roi et envers l'état par les avantages que la cour de Rome pouvoit tirer de cette thèse, plus préjudiciable à la souveraineté des rois que toutes les opinions des Mariana et des Santarels, tant condamnées par le clergé de France, par le parlement et par la Sorbonne. Aussi excita-t-elle un fort grand scandale. Voici ce que le célèbre M. Godeau, évêque de Vence, en écrivoit à un de ses amis : « où est l'ancienne Sorbonne, qui a foudroyé par avance cette proposition ? Où sont les Servins, les Marions et les Harlais ? Où sont les évêques de l'assemblée de Melun ? Où est enfin notre honneur et notre conscience de nous taire quand il y a un si grand sujet de parler ? Qu'il est fâcheux de vivre en un si mauvais temps ! Et à quoi, mon Dieu, nous réservez-vous ? Mais espérons en celui qui mortifie et qui vivifie : il laisse aujourd'hui prévaloir les ténèbres ; mais il saura en tirer la lumière. » cependant, le pourra-t-on croire ? Les évêques, la Sorbonne et le parlement gardèrent sur cette thèse un profond silence ; les jansénistes seuls se remuèrent, et il n'y eut que ces prétendus ennemis de l'église et de l'état qui, joints aux curés de Paris, eurent assez de courage pour défendre alors l'état et l'église. Ils dénoncèrent la thèse à tous les évêques ; ils s'adressèrent au parlement même, et découvrirent, par un excellent écrit, les conséquences de cette pernicieuse doctrine. Encore le crédit des jésuites fut-il assez grand pour faire brûler cet écrit par la main du bourreau.
Ils eurent dans ce temps-là même un nouveau sujet de triomphe par la nomination que le roi fit de M. De Marca à l'archevêché de Paris. Pouvoit-on douter qu'étant, comme nous avons vu, le principal auteur du formulaire, il n'en exigeât avec toute la rigueur imaginable la signature ? Déjà même les nouveaux grands vicaires que le chapitre avoit nommés comme pendant la vacance, s'empressant à lui faire leur cour, avoient publié un troisième mandement, qui jetoit la terreur dans tout le diocèse de Paris. Ils y réformoient tout ce qui leur sembloit de trop modéré dans les précédents, réputoient nulles toutes les signatures faites avec restriction ou explication, et déclaroient suspens et interdits ipso facto tous les ecclésiastiques qui dans quinze jours n'auroient pas signé leur ordonnance. Mais ce zèle précipité n'eut aucune suite. On leur prouva leur incompétence par de bonnes raisons, et leur mandement tomba de lui-même. Si l'on en croit de fort grands prélats, qui ont très-particulièrement connu M. De Marca, cet archevêque étoit fort changé sur le sujet de son formulaire. Ils prétendent même qu'il étoit sérieusement touché du trouble que cette affaire avoit excité, et qu'il n'attendoit que ses bulles pour essayer tous les moyens de terminer les choses par la douceur.
Quelles que fussent ses intentions, Dieu ne lui permit pas de les exécuter, et il mourut le jour même que ses bulles arrivèrent.
Sa mort fut suivie de près de celle de l'illustre M. Pascal. Il n'étoit âgé que de trente-neuf ans.
Mais, quoique encore jeune, ses grandes austérités et son application continuelle aux choses les plus relevées l'avoient tellement épuisé, qu'on peut dire qu'il mourut de vieillesse. Il laissa imparfait un grand ouvrage qu'il avoit entrepris contre les athées.
Les fragments qu'on en trouva dispersés dans ses papiers, et qui ont été donnés au public sous le nom de pensées de M. Pascal , peuvent faire juger et du mérite qu'auroit eu tout l'ouvrage, s'il eût eu le temps de l'achever, et de l'impression vive que les grandes vérités de la religion avoient faite sur son esprit. On publia que sur la fin de sa vie il avoit rompu tout commerce avec messieurs de Port-Royal, parce qu'il ne les trouvoit pas, disoit-on, assez soumis aux constitutions ; et on citoit là-dessus le témoignage du curé de Saint-étienne Du Mont, qui lui avoit administré dans sa maladie les derniers sacrements. La vérité est qu'un peu avant sa mort, M.
Pascal eut quelque dispute avec M. Arnauld sur le sujet des constitutions. Mais bien loin de prétendre qu'on se devoit soumettre aveuglément aux constitutions, il trouvoit au contraire qu'on s'y soumettoit trop ; car appréhendant, comme on le peut voir dans les provinciales , que les jésuites n'abusassent un jour contre la doctrine de Saint Augustin de la condamnation des cinq propositions, il vouloit non-seulement qu'en signant le formulaire on fît la distinction du fait et du droit, mais qu'on déclarât qu'on ne prétendoit en aucune sorte donner atteinte à la grâce efficace par elle-même, parce qu'à son avis, plutôt que de laisser flétrir une si sainte doctrine, il falloit souffrir tous les plus mauvais traitements, et même l'excommunication. M. Arnauld soutenoit au contraire que c'étoit faire injure à la véritable doctrine de la grâce, de témoigner quelque défiance qu'elle eût pu être condamnée, et qu'elle étoit assez à couvert et par la déclaration d'Innocent Xe, et par le consentement de toute l'église ; que du reste le schisme étoit le plus grand de tous les maux ; que l'ombre même en étoit horrible, et qu'il falloit sur toutes choses éviter d'y donner occasion. Ces deux grands hommes écrivirent sur cela l'un et l'autre, mais sans sortir des bornes de la charité, et sans blesser le moins du monde l'estime mutuelle dont ils étoient liés, et qu'ils ont conservée jusqu'au dernier soupir. M. Pascal mourut entre les bras de M. De Sainte-Marthe, ami intime de M. Arnauld, et l'un des plus zélés défenseurs des religieuses de Port-Royal. Mais voici ce qui a donné lieu à croire le contraire de ce que nous disons. M. Pascal, dans quelque entretien qu'il eut avec le curé de Saint-étienne, lui toucha quelque chose de cette dispute, sans lui particulariser de quoi il s'agissoit : de sorte que ce bon curé, qui ne supposoit pas que M. Arnauld eût pu pécher par trop de déférence aux constitutions, s'imagina que c'étoit tout le contraire. Non-seulement il le dit ainsi à quelques-uns de ses amis, mais il l'attesta même par écrit. Mais les parents de M.
Pascal, touchés du tort que ce bruit faisoit à la vérité, allèrent trouver ce bon homme, lui montrèrent les écrits qui s'étoient faits sur cette dispute, et le convainquirent si bien de sa méprise, qu'il rétracta aussitôt sa déposition par des lettres qu'il leur permit de rendre publiques.
Après la mort de M. De Marca, il se passa près de dix-huit mois pendant lesquels on ne pressa point pour la signature. On crut même un temps que les affaires alloient changer de face. Car la cour de Rome, pendant qu'on élevoit si haut en France son autorité, outragea le roi en la personne du Duc De Créqui, son ambassadeur. Le roi ressentit vivement cette offense, et résolut d'en tirer raison. Comme la querelle pouvoit aller loin par l'opiniâtreté du pape à soutenir les auteurs de cet attentat, le parlement et les ministres du roi commencèrent à ouvrir les yeux sur le trop grand cours qu'ils avoient laissé prendre à tout ce qu'on appelle en France les opinions des ultramontains.
On ne dit pourtant rien aux jésuites ; mais sur l'avis que l'on eut d'une thèse qu'un bachelier breton se préparoit à soutenir, où il y avoit des propositions moins exorbitantes, à la vérité, que celle du collége de Clermont, mais qui étoient contraires aux libertés de l'église gallicane, et qui, en donnant au pape une autorité souveraine sur l'église, établissoient son infaillibilité, et détruiroient la nécessité des conciles, le parlement prit cette occasion d'agir. Il manda le syndic de la faculté qui avoit signé la thèse, le bachelier qui la devoit soutenir, et le docteur qui y devoit présider ; et après leur avoir fait les réprimandes qu'ils méritoient, donna un arrêt par lequel la thèse étoit supprimée, avec défense d'enseigner, lire et soutenir dans les écoles et ailleurs aucune proposition de cette nature ; et il étoit ordonné que cet arrêt seroit lu en pleine assemblée de la faculté, et inséré dans ses registres. à peine il venoit d'être rendu, qu'on eut avis d'une autre thèse à peu près semblable, qui avoit été soutenue au collége des Bernardins, signée encore du même syndic de la faculté. Le parlement donna un second arrêt plus sévère que le premier contre le répondant et contre le président ; et par cet arrêt le syndic fut suspendu pour six mois des fonctions de son syndicat. Ce syndic étoit le docteur Grandin, fameux moliniste, et qui avoit eu la principale part à tout ce qui s'étoit fait en Sorbonne contre M. Arnauld.
Lui et les autres partisans des jésuites souffrirent beaucoup de voir ainsi attaquer la doctrine de l'infaillibilité, qui étoit leur doctrine favorite.
Ils firent même, quoique inutilement, plusieurs efforts pour empêcher la faculté d'enregistrer ces arrêts. Mais la plus saine partie des docteurs saisit cette occasion de laver la faculté du reproche qu'on lui faisoit publiquement d'avoir abandonné son ancienne doctrine. Ils travaillèrent avec tant de succès, que la faculté dressa la fameuse déclaration de ses sentiments, contenus en six articles, dans lesquels elle exposoit combien elle étoit éloignée d'enseigner, ni que le pape eût aucune autorité sur le temporel des rois, ni qu'il fût infaillible et supérieur au concile. Elle présenta elle-même ces six articles au roi, et ensuite au parlement, qui la félicita d'être rentrée dans ses véritables maximes, et de s'être assurée contre toutes ces nouveautés dangereuses, que la cabale des moines et de quelques particuliers, liés d'intérêt avec eux, avoient depuis vingt ans introduites dans les écoles. Presque en même temps il y eut un autre arrêt pour réduire, selon l'ancien usage, le nombre des docteurs mendiants à deux de chaque ordre dans les assemblées de théologie. Quelques moines voulurent protester contre cet arrêt, et l'un d'entre eux eut l'audace de reprocher à la faculté que sans leur grand nombre on ne seroit jamais venu à bout de condamner les jansénistes. Le roi publia une déclaration par laquelle il ordonnoit que les six articles seroient enregistrés dans tous les parlements et dans toutes les universités du royaume, avec défense d'enseigner d'autre doctrine que celle qui y étoit contenue. Ils le furent sans aucune opposition. Il y eut seulement un jésuite à Bordeaux, nommé le P. Camin, qui se démena fort pour empêcher l'université de cette ville de les recevoir.
Quelque remontrance que le recteur lui pût faire, il persista toujours dans son opposition ; et il est marqué au bas de l'acte d'enregistrement, que le P.
Camin a refusé de le signer.
Ce jésuite ne faisoit que suivre en cela l'esprit de sa compagnie. Car dans le même temps que l'on prenoit en France ces précautions contre les entreprises des ultramontains, les jésuites du collége de Clermont, à l'occasion d'une thèse de mathématique, soutinrent publiquement une proposition où ils donnoient en quelque sorte au tribunal de l'inquisition la même infaillibilité qu'ils avoient donnée au pape dans leur thèse du... décembre 1661 ; e ce qu'il y eut de singulier, c'est qu'ils firent soutenir cette dernière thèse par le fils de M. De Lamoignon, premier président. La proposition fut aussitôt déférée à la faculté, qui se préparoit à la condamner ; mais le premier président, pour ne pas vraisemblablement voir flétrir une thèse que son fils avoit soutenue, empêcha la censure, et fit donner, sur la requête du syndic, un arrêt qui imposoit silence à la faculté.
Pendant que ces choses se passoient, il y avoit eu un projet d'accommodement pour terminer la querelle du jansénisme. Les premières propositions en furent jetées par le P. Ferrier, jésuite de Toulouse. Ce jésuite, homme très-fin, et qui songeoit à se faire connoître à la cour, crut n'y pouvoir mieux réussir qu'en se mêlant d'une querelle si célèbre. Il le fit trouver bon au P. Annat, qui avoit une grande idée de lui, et qui ne croyoit pas que la cause des jésuites pût péricliter en de si bonnes mains. Le P. Ferrier donc s'adressa à M. De Choiseul, évêque de Cominges, et s'offrit d'entrer en conférence avec les défenseurs de Jansénius sur les moyens de donner la paix à l'église. Ce prélat en écrivit aussitôt à M. Arnauld. Quelque défiance que ce docteur et les autres théologiens qui étoient dans la même cause eussent de la bonne foi de ces pères, dans l'envie néanmoins d'assurer la paix de l'église, ils offrirent de conférer, à condition qu'il ne seroit point fait mention du formulaire, et qu'on n'exigeroit rien d'eux dont leur conscience pût être blessée. Le P.
Ferrier parut approuver cette condition ; et bientôt après Monsieur De Cominges reçut ordre du roi de se transporter à Paris, où le P. Ferrier s'étoit déjà rendu. La Lane et Girard, deux célèbres docteurs, se trouvèrent aux conférences, au nom des défenseurs de Jansénius, et le P. Ferrier au nom des jésuites. Ces deux docteurs présentèrent cinq articles, qui contenoient toute leur doctrine sur la matière des cinq propositions. Ce sont ces mêmes articles que les docteurs de Louvain ont encore, depuis quelques années, présentés au pape, et qui ont eu l'approbation de toute l'église. Le P. Ferrier n'osa pas nier qu'ils ne fussent très-catholiques, bien que très-opposés à la doctrine de Molina, disant qu'il importoit peu à l'église que ses enfants fussent de l'opinion des thomistes ou de celle des jésuites.
Il y eut seulement un endroit de l'un de ces articles où il souhaita quelque adoucissement, qui lui fut aussitôt accordé. Ainsi tout le monde convenant sur la doctrine, l'évêque de Cominges jugea l'affaire terminée, et il le fit ainsi entendre au roi. Mais le P. Ferrier, qui, comme nous avons dit, ne pensoit à rien moins qu'à un accommodement, trouva bientôt moyen de le rompre, et, contre la parole donnée, déclara qu'il falloit encore convenir que la doctrine condamnée dans les cinq propositions étoit celle de Jansénius. On eut beau se récrier qu'on avoit stipulé, avant toutes choses, qu'on ne parleroit point de cet article. Il soutint hardiment que cela n'étoit point véritable : de sorte que ces conférences n'aboutirent qu'à un nouveau démêlé avec ce jésuite. Il écrivit, et on fit contre lui quantité d'ouvrages pleins de raisons très-convaincantes, auxquelles il répondit sur le ton ordinaire de sa société, c'est-à-dire avec beaucoup d'injures.
L'évêque de Cominges, fort irrité de la tromperie qu'on lui avoit faite, songea néanmoins à accommoder l'affaire par une autre voie. Il se fit mettre entre les mains un écrit signé des principaux défenseurs de Jansénius, par lequel ils lui donnoient plein pouvoir d'envoyer en leur nom au pape les cinq articles dont nous avons parlé, déclarant qu'ils les soumettoient de bonne foi à son jugement ; qu'au reste ils prioient très-humblement sa sainteté de croire qu'ils avoient une véritable douleur de toutes ces fâcheuses et importunes disputes qui troubloient depuis si longtemps l'église ; qu'ils n'avoient jamais eu la moindre pensée de blesser en rien l'autorité du saint-siége, pour lequel ils avoient toujours eu et auroient toute leur vie un entier dévouement ; que bien loin de s'opposer aux deux dernières constitutions, ils étoient prêts à y déférer avec tout le respect et toute la soumission que demandoit sa majesté et la souveraine autorité du saint-siége apostolique ; enfin, que si sa sainteté vouloit encore exiger d'eux une plus grande preuve de la sincérité avec laquelle ils adhéroient à la foi établie par ces constitutions, ils consentoient de la lui donner. Les principaux défenseurs de Jansénius avoient eu assez de peine à souscrire à ce dernier article, qui mettoit le pape en droit, pour ainsi dire, de leur imposer telle loi qu'il voudroit.
Cependant l'évêque de Cominges ne laissa pas d'envoyer cet écrit à sa sainteté, avec une lettre très-respectueuse qu'il lui écrivoit sur ce sujet. Il y avoit apparence que cela seroit agréablement reçu à Rome.
En effet, que pouvoit-on exiger de plus précis des défenseurs de Jansénius, qu'une explication si orthodoxe de leur doctrine, et une soumission si sincère aux constitutions du saint-siége ? Il arriva néanmoins tout le contraire de ce qu'on espéroit ; car dans ce temps-là même le P. Ferrier ayant aussi envoyé à Rome une relation fausse et très-odieuse de tout ce qui s'étoit passé dans les conférences, le pape, prévenu contre l'évêque de Cominges, qu'il regardoit comme un des chefs du jansénisme, crut que toutes ces soumissions n'avoient en effet rien de sincère. Au lieu donc de faire réponse à ce prélat, il se contenta d'écrire un bref aux évêques de France en général, où, sans leur parler du formulaire, il les louoit fort de leur zèle à faire exécuter en France les constitutions du saint-siége, reconnoissant que c'étoit par leurs soins et par leur bonne conduite que les principaux d'entre les jansénistes, revenus enfin à une plus saine doctrine, avoient tout nouvellement offert de se soumettre à tout ce que le saint-siége voudroit leur prescrire. Il les exhortoit donc à poursuivre un ouvrage si bien commencé, et à chercher les moyens les plus propres pour obliger les fidèles à exécuter de bonne foi les deux dernières constitutions.
L'évêque de Cominges fut fort piqué du mépris que le pape lui avoit témoigné en ne daignant pas lui faire réponse. Pour justifier donc et sa conduite dans toute cette affaire et le procédé des défenseurs de Jansénius, il apporta au roi un nouvel acte signé d'eux, qui contenoit des protestations encore plus humbles et plus soumises que celles qu'ils avoient envoyées au pape ; car ils déclaroient par cet acte qu'ils condamnoient sincèrement les cinq propositions, et qu'ils ne les soutiendroient jamais, sous prétexte de quelque sens et de quelque interprétation que ce fût ; qu'ils n'avoient point d'autres sentiments sur ces propositions que ceux qui étoient exprimés dans les cinq articles qu'ils avoient soumis à sa sainteté, et dont, par son bref, elle témoignoit n'être pas mécontente ; qu'à l'égard des décisions de fait, comprises dans la constitution d'Alexandre Vii, ils auroient toujours pour ces définitions toute la déférence que l'église exige des fidèles en de pareilles rencontres : avouant de bonne foi qu'il n'appartenoit pas à des théologiens particuliers de s'élever contre les décisions du saint-siége, de les combattre ou d'y résister ; enfin qu'ils étoient dans une ferme résolution de ne jamais contribuer à renouveler ces sortes de disputes, dont ils voyoient avec regret l'église agitée depuis si longtemps. Le roi fut assez satisfait de cette déclaration, mais ne voulant rien ordonner de son chef sur une matière purement ecclésiastique, il renvoya tout à l'assemblée du clergé qui se tenoit alors à Paris : c'étoit tout ce que demandoit le P. Annat. En effet, comme cette assemblée étoit toute composée de personnes entièrement opposées à Jansénius, le bref y fut reçu avec un applaudissement général, et regardé comme une tacite approbation du formulaire. Au contraire, la déclaration des défenseurs de Jansénius fut jugée captieuse, conçue en des termes pleins d'artifices, et cachant, sous l'apparence d'une soumission en paroles, tout le venin de l'hérésie. Il fut donc arrêté que, suivant les exhortations du saint-père, on chercheroit les voies les plus propres pour extirper entièrement cette hérésie ; et n'y en ayant point de plus courte que la signature du formulaire, il fut résolu qu'on la poursuivroit tout de nouveau plus fortement que l'on n'avoit encore fait jusqu'alors. On écrivit pour cela une nouvelle lettre circulaire à tous les évêques de France, et le roi fut très-humblement supplié de convertir les arrêts de son conseil qui ordonnoient cette signature, en une déclaration authentique. En effet, peu de jours après, le roi apporta lui-même au parlement cette déclaration : on la fit publier dans toutes les provinces du royaume ; mais on songea surtout à la faire exécuter dans le diocèse de Paris.
Hardouin De Péréfixe avoit tout nouvellement reçu ses bulles, et venoit d'y être installé archevêque.
C'étoit un prélat beaucoup plus instruit des affaires de la cour que des matières ecclésiastiques, mais au fond très-bon homme, fort ami de la paix, et qui eût bien voulu, en contentant les jésuites, ne point s'attirer les défenseurs de Jansénius sur les bras. Il chercha donc des biais pour satisfaire les uns et les autres, et entra même sur cela en quelque pourparler avec ces derniers. La dispute, comme nous avons dit, avoit alors changé de face ; l'opinion de M. De Marca sur l'inséparabilité du fait et du droit avoit été en quelque sorte abandonnée, et on convenoit que c'étoit un fait dont il étoit question ; mais les ennemis de Jansénius persistoient à soutenir que l'eglise, en quelques occasions, pouvoit ordonner la créance des faits même non révélés, et obliger les fidèles, non-seulement à condamner les erreurs enseignées par les hérétiques, mais à reconnoître que ces hérétiques les avoient enseignées ; quelques-uns même osoient encore avancer qu'on devoit croire, de foi intérieure et divine, les faits décidés par les papes, à qui, disoient-ils, l'inspiration du Saint-Esprit ne manquoit jamais. Mais cette opinion n'étant pas soutenable, les plus sensés se contentoient de dire qu'à la vérité on devoit une foi à ces décisions, mais une foi simplement humaine et naturelle, fondée sur la vraisemblance de la chose. Cette distinction plaisoit merveilleusement au nouvel archevêque ; il se flatta qu'en la bien établissant il accommoderoit sans peine toutes choses, et engageroit tout le monde à signer. Il fit donc un mandement, par lequel il ordonnoit de nouveau à tous doyens, etc., de souscrire dans un mois le formulaire de foi mis au bas de son ordonnance, etc., à faute de quoi, etc. Mais dans ce même mandement il déclaroit qu'à l'égard du fait, non-seulement il n'exigeoit point une foi divine, mais qu'à moins d'être ignorant ou malicieux, on ne pouvoit dire que ni les constitutions du pape, ni le formulaire des évêques l'eussent jamais exigée, demandant seulement une foi humaine et ecclésiastique, qui obligeoit à soumettre son jugement à celui de ses supérieurs. C'étoient ses termes.
Les défenseurs de Jansénius triomphèrent fort de cette ordonnance, qui établissoit si nettement la distinction du fait et du droit, et traitoit d'ignorante et de malicieuse une doctrine tant de fois avancée par leurs adversaires, et que les jésuites avoient soutenue dans des thèses publiques. Mais en même temps ils firent paroître quantité d'écrits, où ils montroient invinciblement que l'église ni les papes n'étant point infaillibles sur les faits non révélés, on n'étoit pas plus obligé de croire ces faits de foi divine que de foi humaine ; et qu'en un mot, personne n'étant obligé de croire de foi humaine que les cinq propositions fussent dans Jansénius, ceux qui n'étoient pas persuadés qu'elles y fussent, ne pouvoient, sans blesser leur conscience et sans rendre un faux témoignage, reconnoître qu'elles y étoient, c'est-à-dire signer le formulaire.
Et à dire vrai, si les défenseurs de la grâce s'étoient un peu moins attachés aux règles étroites de leur dialectique, et à la sévérité de leur morale, il étoit aisé de voir que, par cette foi humaine, l'archevêque n'exigeoit guère autre chose d'eux que cette même soumission de respect et de discipline qu'ils avoient tant de fois offerte. Mais ils vouloient qu'il le dît en termes précis ; et ni l'archevêque ne vouloit entièrement s'expliquer là-dessus, ni les défenseurs de Jansénius entièrement l'entendre. Celles pour qui l'ordonnance avoit été faite, et qui s'accommodoient le moins de ces distinctions, c'étoit les religieuses de Port-Royal, persuadées qu'il ne falloit point biaiser avec Dieu, et qu'on ne pouvoit trop nettement dire sa pensée. L'archevêque se flattoit pourtant de les réduire. Aussitôt après la publication de son ordonnance, il s'étoit transporté lui-même chez elles, et n'avoit rien oublié, tant que dura sa visite, pour les engager à se soumettre à son mandement sur le formulaire.
Sa première entrée dans cette maison fut fort pacifique. Il en admira la régularité ; et non content d'en témoigner sa satisfaction de vive voix, il le fit même par un acte signé de sa main. En un mot, il déclara aux religieuses qu'il ne trouvoit à redire en elles que le refus qu'elles faisoient de signer le formulaire ; et sur ce qu'elles lui représentèrent que ce refus n'étoit fondé que sur la crainte qu'elles avoient de mentir à Dieu et à l'église, en attestant un fait dont elles n'avoient aucune connoissance, il leur répéta plusieurs fois une chose qu'il s'est bien repenti de leur avoir dite : c'est à savoir qu'elles feroient un fort grand péché de signer ce fait, si elles ne le croyoient point ; mais qu'elles étoient obligées d'en avoir la créance humaine, qu'il exigeoit par son mandement. Là-dessus il les quitta, en leur disant qu'il leur accordoit un mois pour faire leurs réflexions, et pour profiter des avis de deux savants ecclésiastiques qu'il leur donnoit pour les instruire.
Ces deux ecclésiastiques étoient M. Chamillard, vicaire de Saint-Nicolas Du Chardonnet, qu'il leur donna même pour être leur confesseur, et le P. Esprit, prêtre de l'oratoire. Il ne pouvoit guère choisir deux hommes moins propres à travailler de concert dans cette affaire ; car M. Chamillard, convaincu que le pape ne peut jamais errer sur quelque matière que ce soit, étoit si attaché à cette doctrine de l'infaillibilité, qu'il en fut même le martyr dix-huit ans après, ayant mieux aimé se faire exiler que de consentir en Sorbonne à l'enregistrement des propositions de l'assemblée de 1682. Le P. Esprit étoit au contraire là-dessus dans les sentiments où a toujours été l'église de France ; mais comme c'étoit un bon homme, plein d'une extrême vénération pour ces filles, il eût bien voulu qu'elles se fussent un peu accommodées au temps, et qu'elles eussent signé par déférence pour leur archevêque. Cette diversité de sentiments étoit cause que ces deux messieurs se contredisoient assez souvent l'un l'autre en parlant aux religieuses. Enfin, après plusieurs conférences, ils se réduisirent à leur proposer de signer avec certaines expressions générales, qui, sans blesser, disoient-ils, leur conscience, pourroient contenter monsieur l'archevêque, et ôter à leurs ennemis tout moyen de leur nuire. Mais elles persistèrent toujours à ne vouloir point tromper l'église par des termes où il pourroit y avoir de l'équivoque, et de quelque grand péril qu'on les menaçât, ne purent jamais se résoudre à offrir à monsieur l'archevêque que la même signature à peu près qu'elles avoient offerte aux grands vicaires du cardinal De Retz, c'est-à-dire un entier acquiescement sur le droit ; et pour ce qui regardoit le fait, un respect et un silence convenable à leur ignorance et à leur état.
L'archevêque, fort surpris de la fermeté de ces filles, vit bien qu'il s'étoit engagé dans une affaire assez fâcheuse, et d'autant plus fâcheuse, que les monastères de religieuses n'ayant point été compris dans la dernière déclaration du roi sur le formulaire, il n'étoit pas en droit de les forcer à signer ; mais excité par les instances continuelles du P. Annat, qui ne cessoit de lui reprocher sa trop grande indulgence, et d'ailleurs justement rempli de la haute idée qu'il avoit de sa dignité, il crut qu'il y alloit de son honneur de n'avoir pas le démenti. Il résolut donc d'en venir à tout ce que l'autorité peut avoir de plus terrible. Il se rendit à Port-Royal, et ayant fait venir à la grille toute la communauté, comme il vit leur résolution à ne rien changer à la signature qu'elles lui avoient fait offrir, il ne garda plus aucunes mesures ; il les traita de rebelles et d'opiniâtres, et leur dit cette parole, qu'il a depuis répétée en tant de rencontres : « qu'à la vérité elles étoient pures comme des anges, mais qu'elles étoient orgueilleuses comme des démons ; » et sa colère s'échauffant à mesure qu'on lui alléguoit des raisons, il descendit jusqu'aux injures les plus basses et les moins séantes à un archevêque, et finit en leur défendant d'approcher des sacrements : après quoi il sortit brusquement, en leur faisant entendre qu'elles auroient bientôt de ses nouvelles.
Il leur tint parole ; et huit jours après il revint, accompagné du lieutenant civil, du prévôt de l'île, du chevalier du guet, de plusieurs, tant exempts que commissaires, et de plus de deux cents archers, dont une partie investit la maison, et l'autre se rangea, le mousquet sur l'épaule, dans la cour. En cet équipage, il se fit ouvrir la porte du monastère, et alla droit au chapitre, où il avoit fait venir toutes les religieuses. Là, après leur avoir tout de nouveau reproché leur désobéissance, il tira de sa poche et lut tout haut une liste de douze des principales religieuses, au nombre desquelles étoit l'abbesse, qu'il avoit résolu de disperser en différentes maisons. Il leur commanda de sortir sur-le-champ de leur monastère, et d'entrer dans les carrosses qui les attendoient pour les mener dans les couvents où elles devoient être renfermées. Ces douze victimes obéirent, sans qu'il leur échappât la moindre plainte, et firent seulement leurs protestations contre la violence qui les arrachoit de leur couven ; et tout le reste de la communauté fit les mêmes protestations. Il n'y a point de termes qui puissent exprimer l'extrême douleur de celles qui demeuroient : les unes se jetoient aux pieds de l'archevêque, les autres se jetoient au cou de leurs mères. Elles s'attendrissoient surtout à la vue de la Mère Agnès De Saint-Paul, qu'on enlevoit ainsi à l'âge de soixante et treize ans, accablée d'infirmités, et qui avoit eu tout nouvellement trois attaques d'apoplexie.
Tout ce qu'il y avoit là de gens qui étoient venus avec l'archevêque ne pouvoient eux-mêmes retenir leurs larmes. Mais l'objet, à mon avis, le plus digne de compassion, c'étoit l'archevêque lui-même, qui, sans avoir aucun sujet de mécontentement contre ces filles, et seulement pour contenter la passion d'autrui, faisoit en cette occasion un personnage si peu honorable pour lui, et même si opposé à sa bonté naturelle.
Quelques-uns de ses ecclésiastiques le sentirent, et ne purent même s'en taire à des religieuses qu'ils voyoient fondre en larmes auprès d'eux. Pour lui, il étoit au milieu de cette troupe de religieuses en larmes, comme un homme entièrement hors de lui ; il ne pouvoit se tenir en place, et se promenoit à grands pas, caressant hors de propos les unes, rudoyant les autres sans sujet, et de la plus grande douceur passant tout à coup au plus violent emportement. Au milieu de tout ce trouble, il arriva une chose qui fit bien voir l'amour que ces filles avoient pour la régularité. Elles entendirent sonner None, et en un instant, comme si leur maison eût été dans le plus grand calme, elles disparurent toutes du chapitre, et allèrent à l'église, où elles prirent chacune leur place, et chantèrent l'office à leur ordinaire.
Au sortir de None, elles furent fort surprises de voir entrer dans leur monastère six religieuses de la visitation, que monsieur l'archevêque avoit fait venir pour remettre entre leurs mains la conduite de Port-Royal.
La principale d'entre elles étoit une Mère Eugénie, qui étant une des plus anciennes de son ordre, avoit été témoin de l'étroite liaison qu'il y avoit eu entre la mère Angélique et la mère De Chantail. Mais les jésuites, à la direction de qui cette mère Eugénie s'étoit depuis abandonnée, avoient pris grand soin d'effacer de son esprit toutes ces idées, et lui avoient inspiré, à elle et à tout son couvent, qui étoit celui de la rue Saint-Antoine, autant d'éloignement pour Port-Royal que leur saint fondateur et leur bienheureuse mère avoient eu d'estime pour cette maison. Les religieuses de Port-Royal ne les virent pas plus tôt, qu'elles se crurent obligées de recommencer leurs protestations, représentant que c'étoit à elles à se nommer des supérieures, et que ces religieuses, étant des étrangères et d'un autre institu que le leur, n'étoient point capables de les gouverner.
Mais monsieur l'archevêque se moqua encore de leurs protestations. Ensuite il fit la visite des cloîtres et des jardins, accompagné du chevalier du guet, et de tous ces autres officiers de justice qu'il avoit amenés. Comme il étoit sur le point de sortir, les religieuses se jetèrent de nouveau à ses pieds, pour le conjurer de permettre au moins qu'elles cherchassent dans la participation des sacrements la seule consolation qu'elles pouvoient trouver sur la terre.
Mais il fit réponse qu'avant toutes choses il falloit signer, leur donnant à entendre que, jusqu'à ce qu'elles l'eussent fait, elles étoient excommuniées.
Cependant, comme si Dieu l'eût voulu démentir par sa propre bouche, en les quittant il se recommanda avec instance à leurs prières.
Quoique les religieuses ne fussent guère en état d'espérer aucune justice de la part des hommes, elles se crurent néanmoins obligées, pour leur propre réputation, et pour empêcher, autant qu'elles pourroient, la ruine de leur monastère, d'appeler comme d'abus de toute la procédure de monsieur l'archevêque. à la vérité, il n'y en eut jamais de moins régulière ni de plus insoutenable. Il interdisoit les sacrements à des filles dont il reconnoissoit lui-même que la foi et les moeurs étoient très-pures ; il leur enlevoit leur abbesse et leurs principales mères, introduisoit dans leur maison des religieuses étrangères ; sans parler de tout le scandale que causoit cette troupe d'archers et d'officiers séculiers dont il se faisoit accompagner, comme s'il se fût agi de détruire quelque maison diffamée par les plus grands désordres et par les plus énormes excès : tout cela sans avoir fait aucun examen juridique, sans plainte et sans réquisition de son official, et sans avoir prononcé aucune sentence. Et le crime pour lequel il les traitoit si rudement, étoit de n'avoir point la créance humaine que des propositions étoient dans un livre qu'elles n'avoient point lu et qu'elles n'étoient point capables de lire, et qu'il n'avoit vraisemblablement jamais lu lui-même. Elles dressèrent donc dès le lendemain de l'enlèvement de leurs mères un procès-verbal fort exact de tout ce qui s'étoit passé dans cette action. Elles en avoient déjà dressé un autre de la visite où monsieur l'archevêque leur avoit interdit les sacrements. Elles signèrent ensuite une procuration pour obtenir en leur nom un relief d'appel comme d'abus. Elles l'obtinrent en effet, et le firent signifier à monsieur l'archevêque, qui fut assigné à comparoître au parlement. Il ne fut pas difficile à ce prélat, comme on peut penser, d'évoquer toute cette affaire au conseil, où il les fit assigner elles-mêmes. Mais comment auroient-elles pu s'y défendre ? Il y avoit des ordres très-sévères pour leur interdire toute communication avec les personnes du dehors, et on mit même à la Bastille un très-honnête homme, qui, depuis plusieurs années, prenoit soin, par pure charité, de leurs affaires temporelles. Ainsi il ne leur restoit d'autre parti que celui de souffrir et de prier Dieu. Il arriva néanmoins que, sans leur participation, quelques copies de leurs procès-verbaux tombèrent entre les mains de quelques personnes, et bientôt furent rendues publiques. Ce fut une très-sensible mortification pour monsieur l'archevêque : en effet, rien ne lui pouvoit être plus désagréable que de voir ainsi révéler tout ce qui s'étoit passé en ces occasions. Comme il n'y eut jamais d'homme moins maître de lui quand il étoit une fois en colère, et que d'ailleurs il n'avoit pas cru devoir être beaucoup sur ses gardes en traitant avec de pauvres religieuses qui étoient à sa merci, et qu'il pouvoit écraser pour ainsi dire d'un mot, il lui étoit échappé, dans ces deux visites, beaucoup de paroles très-basses et très-peu convenables à la dignité d'un archevêque, et même très-puériles, dont il ne s'étoit pas souvenu une heure après : tellement qu'il fut fort surpris, et en même temps fort honteux de se voir dans ces procès-verbaux, jouant, pour ainsi dire, le personnage d'une petite femmelette, pendant que les religieuses, toujours maîtresses d'elles-mêmes, lui parloient avec une force et une dignité toute édifiante. Il fit partout des plaintes amères contre ces deux actes , qu'il traitoit de libelles pleins de mensonges, et en parla au roi avec un ressentiment qui fit contre ces filles, dans l'esprit de sa majesté, une profonde impression, qui n'est pas encore effacée. Il se flatta néanmoins qu'elles n'auroient jamais la hardiesse de lui soutenir en face les faits avancés dans ces pièces, et il ne douta pas qu'il ne leur en fît faire une rétractation authentique. Il les fit venir à la grille, et leur tint tous les discours qu'il jugea les plus capables de les effrayer. Mais pour toute réponse, elles se jetèrent toutes à ses pieds, et avec une fermeté accompagnée d'une humilité profonde, lui dirent qu'il ne leur étoit pas possible de reconnoître pour fausses des choses qu'elles avoient vues de leurs yeux et entendues de leurs oreilles. Cette réponse si peu attendue lui causa une telle émotion, qu'il lui prit un saignement de nez, ou plutôt une espèce d'hémorragie si grande, qu'en très-peu de temps il remplit de sang jusqu'à trois serviettes qu'on lui passa l'une sur l'autre. Les religieuses de leur côté étoient plus mortes que vives ; et même il y en eut une, nommée soeur Jeanne De La Croix, qui mourut presque subitement de l'agitation que toute cette affaire lui avoit causée. Elles ne furent pas longtemps sans recevoir de nouvelles marques du ressentiment de monsieur l'archevêque ; et dès l'après-dînée du jour dont nous parlons, il fit ôter le voile aux novices qui restoient dans la maison, et les fit mettre à la porte. Il destitua toutes les officières qui avoient été nommées par l'abbesse, et mit de son autorité dans les charges toutes celles qui avoient commencé à se laisser gagner par M. Chamillard, et fit encore enlever cinq ou six religieuses qu'il croyoit les plus capables de fortifier les autres.
De toutes les afflictions qu'eurent alors les religieuses, il n'y en eut point qui leur causa un plus grand déchirement de coeur que celle de se voir abandonnées par cinq ou six de leurs soeurs, qui commencèrent, comme je viens de dire, à se séparer du reste de la communauté, et à rompre cette heureuse union que Dieu y entretenoit depuis tant d'années.
Elles furent surtout étonnées au dernier point de la défection de la soeur Flavie. Cette fille, qui autrefois avoit été religieuse dans un autre couvent, avoit desiré avec une extrême ardeur d'entrer à Port-Royal, et y avoit été reçue avec une fort grande charité. Comme elle étoit d'un esprit fort insinuant, et qu'elle témoignoit un fort grand zèle pour la régularité, elle avoit trouvé moyen de se rendre très-considérable dans la maison.
Il n'y en avoit point qui parût plus opposée à la signature, jusque-là qu'elle ne pouvoit souffrir qu'on se soumît pour le droit, sans faire quelque restriction qui marquât qu'on ne vouloit point donner atteinte à la grâce efficace. Là-dessus elle citoit les écrits que nous avons dit que M. Pascal avoit faits pour combattre le sentiment de M. Arnauld, et elle citoit même de prétendues révélations, où elle assuroit que l'évêque d'Ypres lui étoit apparu. Ce zèle si immodéré, et ces révélations, auxquelles on n'ajoutoit pas beaucoup de foi, commencèrent à ouvrir les yeux aux mères, qui reconnoissant beaucoup de légèreté dans cet esprit, l'éloignèrent peu à peu de leur confiance.
Ce fut pour elle une injure qui lui parut insupportable, et voyant qu'elle n'avoit plus la même considération dans la maison, elle songea à se rendre considérable à M. Chamillard. Non-seulement elle prit le parti de signer ; mais elle se joignit même à ce docteur et à la mère Eugénie pour leur aider à persécuter ses soeurs, dont elle se rendit l'accusatrice, donnant des mémoires contre elles, et leur reprochant, entre autres, certaines dévotions qui étoient très-innocentes dans le fond, et à la plupart desquelles elle-même avoit donné occasion. Nous verrons dans la suite l'usage que les ennemis des religieuses voulurent faire de ces mémoires, et la confusion dont ils furent couverts, aussi bien que la soeur Flavie. Revenons maintenant aux religieuses qui avoient été enlevées.
Dans le moment de l'enlèvement, M. D'Andilly, qui étoit dans l'église, s'approcha de la Mère Agnès, qui pouvoit à peine marcher, et lui fit ses adieux. Il vit aussi ses trois filles, les soeurs Angélique De Saint-Jean, Marie-Thérèse, et Marie De Sainte-Claire, qui sortirent l'une après l'autre.
Elles se jetèrent à ses pieds, et lui demandèrent sa bénédiction, qu'il leur donna avec la tendresse d'un bon père et la constance d'un chrétien plein de foi ; il les aida à monter en carrosse. L'archevêque voulut lui en faire un crime auprès du roi, l'accusant d'avoir voulu exciter une sédition ; mais la reine mère assura que M. D'Andilly n'en étoit pas capable. En dispersant ainsi ces religieuses, il espéroit les affoiblir, en les tenant dans une dure captivité, privées de tout conseil et de toute communication.
Pendant qu'on tourmentoit ainsi les religieuses de Port-Royal de Paris pour la signature, on fut trois mois entiers sans rien dire à celles Des Champs, quoiqu'elles eussent déclaré par divers actes qu'elles étoient dans les mêmes sentiments que leurs soeurs, et qu'elles eussent même appelé aussi comme d'abus de tout le traitement qu'on avoit fait à leurs mères. Quelques personnes crurent que l'archevêque les ménageoit à cause du cardinal De Retz, dont la nièce étoit supérieure de ce monastère ; mais il y a plus d'apparence que, comme elles n'avoient point eu de part aux procès-verbaux, ce prélat, à qui tout le reste étoit assez indifférent, ne se pressoit pas de leur faire de la peine. à la fin pourtant il leur fit signifier une sentence par laquelle il les déclaroit désobéissantes, et comme telles les privoit des sacrements, et de toute voix active et passive dans les élections. Sur cette sentence elles se crurent obligées de lui présenter une requête, pour le supplier de leur vouloir expliquer en quoi consistoit la désobéissance qu'il leur reprochoit, et qu'il punissoit si sévèrement. Car si, en exigeant la signature, il exigeoit la créance intérieure du fait, elles le prioient de se souvenir qu'il leur avoit fait entendre lui-même qu'elles feroient un fort grand crime de signer ce fait sans le croire ; et il étoit à souhaiter pour elles que toute l'église sût que la seule raison pour laquelle on leur interdisoit les sacrements, c'étoit pour avoir obéi à leur archevêque, en ne voulant pas faire un mensonge. Si au contraire, comme il l'avoit déclaré depuis peu à plusieurs personnes, et comme il l'avoit même dit expressément dans sa lettre à l'évêque d'Angers, il ne demandoit par la signature que le silence et le respect sur le fait, elles étoient toutes prêtes de signer en ce sens, pourvu qu'il eût la bonté de leur marquer qu'il n'avoit point d'autre intention que celle-là.
Cette requête fut fort embarrassante pour l'archevêque, qui en effet ne tenoit pas toujours un langage fort uniforme sur la signature, disant aux uns qu'il en falloit croire la décision du pape, et aux autres, qu'il savoit bien que l'église n'avoit jamais exigé la décision des faits non révélés. Il y eut même quelques-unes des religieuses de Paris qui ne s'engagèrent à signer que parce qu'il leur déclara qu'il leur permettoit de demeurer dans leur doute, et qu'il ne leur demandoit leur souscription que comme une marque de la déférence et du respect qu'elles avoient pour l'autorité de leur supérieur. L'archevêque, dans cet embarras, crut devoir prendre le parti de ne point répondre à cette requête, et il fit semblant qu'il ne l'avoit pas reçue. Mais les religieuses Des Champs n'en demeurèrent pas là ; et ne pouvant supporter sans une extrême peine d'être privées des sacrements, surtout à la fête de Noël qui étoit proche, elles lui écrivirent lettre sur lettre, pour le conjurer de les mettre en état de lui obéir. Enfin il leur écrivit ; mais au lieu de leur donner l'explication qu'elles lui demandoient, il se contenta de leur reprocher en termes généraux leur orgueil et leur opiniâtreté, les traitant de demi-savantes qui avoient l'insolence de demander à leur archevêque des explications sur des choses si faciles à entendre, et qu'elles entendoient aussi bien que lui.
Mais cette réponse ne le tira point encore d'affaire.
Elles lui présentèrent une seconde requête, plus pressante que la première, le conjurant au nom de Jésus-Christ de ne les point séparer des sacrements sans leur expliquer le crime pour lequel on les en séparoit. Ces requêtes firent grand bruit ; et l'archevêque, qui vit que la demande des religieuses paroissoit raisonnable à tout le monde, conçut bien qu'il ne lui étoit pas permis de demeurer plus longtemps dans le silence. Il écrivit donc aux religieuses qu'il étoit juste de les satisfaire sur les difficultés qu'elles lui proposoient, et qu'il y satisferoit dès que les grandes affaires de son diocèse lui en donneroient le loisir. Mais cet éclaircissement ne vint point, non plus que les réponses qu'il avoit promis de faire à l'évêque D'Aleth et à d'autres prélats qui lui avoient écrit sur la même affaire ; et cependant les religieuses Des Champs demeurèrent séparées des sacrements, aussi bien que leurs soeurs de Paris.
L'archevêque sentoit bien, par toutes les raisons qu'on objectoit tous les jours contre son mandement, et par la nécessité où il étoit de se contredire lui-même en mille rencontres, que sa foi humaine n'étoit pas aussi claire qu'il s'étoit imaginé, et il eut le déplaisir de la voir en peu de temps aussi décriée que la foi divine de M. De Marca, son prédécesseur. Pas un évêque en France ne s'avisa de la demander ; ou pour mieux dire, il n'y avoit guère que dans le diocèse de Paris où l'on fût inquiété pour le formulaire. Le P.
Annat crut enfin que tout le mal venoit de ce qu'on ne vouloit point reconnoître l'autorité des assemblées qui en avoient ordonné la souscription, et jugea qu'il falloit s'adresser au pape pour lui demander ou qu'il confirmât le formulaire, ou qu'il en fît un autre qui contînt les mêmes choses.
Le roi fit donc prier le pape par son ambassadeur, qu'il lui plût d'envoyer un formulaire qui contînt le fait et le droit comme celui de l'assemblée, et d'obliger tous les ecclésiastiques du royaume, tant séculiers que réguliers, même les religieuses et les maîtres d'école, de le signer, sous les peines que les canons ordonnent contre les hérétiques. Nous avons déjà dit que le pape n'avoit jamais approuvé que les évêques s'ingérassent de dresser des formules de foi, ni d'en exiger la souscription, et que dans tous les brefs qu'il avoit écrits aux assemblées du clergé, pour les louer du grand zèle qu'ils apportoient à faire exécuter sa constitution et celle de son prédécesseur, il s'étoit bien gardé de leur dire un mot de leur formulaire. Ce fut donc pour lui un fort grand sujet de joie, que regardant comme inutile cet ouvrage qui avoit occupé tant d'assemblées, on eût enfin recours à l'autorité du saint-siége. La cour de Rome ne pouvoit surtout se lasser d'admirer qu'après tout l'éclat qu'on venoit de faire en France contre l'infaillibilité du pape, même dans les choses de foi, après qu'on avoit fait enregistrer dans tous les parlements et dans toutes les universités les articles de la Sorbonne sur cette matière, on en vînt à supplier le pape d'établir cette même infaillibilité dans les faits même non révélés, et d'obliger toute la France à reconnoître cette doctrine, sous peine d'hérésie. Le pape envoya le formulaire, tel qu'on lui demandoit, c'est-à-dire tout semblable à celui des évêques, excepté que, pour en rendre la signature plus authentique, il y ajouta un serment par lequel ceux qui signoient prenoient Dieu et les évangiles à témoins de la sincérité de leur souscription ; et ce formulaire fut inséré dans un bref que sa sainteté adressoit au roi. Mais ce bref étant arrivé, on s'avisa tout à coup qu'on n'en pouvoit faire aucun usage, à cause que le parlement, où on le vouloit faire enregistrer, ne reconnoît d'autres expéditions de Rome que ce qu'on appelle des constitutions plombées . Il fallut donc renvoyer le bref, et prier le pape de le changer en une bulle. Le roi porta lui-même cette bulle au parlement, et y joignit une déclaration, la plus foudroyante que l'on pût faire, pour obliger tout le monde à la signature.
Cette déclaration enchérissoit beaucoup sur la bulle : on y défendoit toute sorte d'explications et de restrictions, sous les mêmes peines qui étoient portées contre ceux qui refuseroient de souscrire.
Tous les ecclésiastiques y étoient obligés par la privation de leurs bénéfices, et les évêques par la saisie de leur temporel ; et personne ne pouvoit plus être reçu au sous-diaconat sans avoir signé.
Cependant toutes ces précautions n'empêchèrent pas qu'il n'y eût beaucoup de diversité dans la manière dont les évêques exigeoient les signatures dans leurs diocèses. Plusieurs d'entre eux reçurent les restrictions et les explications sur le fait. Il y en eut un grand nombre qui déclaroient de bouche à leurs ecclésiastiques que l'église ne demandant sur les faits que le simple respect, on ne s'obligeoit point à autre chose par les souscriptions. Il y en eut même qui insérèrent ces déclarations dans des procès-verbaux qui demeuroient dans leurs greffes ; et enfin quatre évêques, les plus célèbres qui fussent alors en France pour leur piété, je veux dire les évêques D'Aleth, de Beauvais, d'Angers et de Pamiers, firent ces déclarations par des mandements qu'ils firent publier dans leurs diocèses. L'évêque de Noyon fit aussi la même chose.
Nous verrons dans la suite l'effet que produisirent ces mandements. L'archevêque de Paris ne fut pas peu embarrassé sur la manière dont il tourneroit le sien.
Il n'avoit garde d'exiger la même créance sur le fait que sur le droit, après avoir accusé d'extravagance ou de malice ceux qui confondoient ces deux choses ; il n'osoit pas non plus reparler de sa foi humaine, qu'il voyoit abandonnée de tout le monde. Voici l'expédient qu'il prit pour essayer de se tirer d'affaire : il distingua le fait et le droit dans son ordonnance ; mais il se servit pour cela de termes si obscurs qu'on ne savoit précisément ce qu'il demandoit, disant qu'il falloit une soumission de foi divine pour les dogmes, et quant au fait, une véritable soumission par laquelle on acquiesce .
L'obscurité de cette ordonnance, et le serment dont j'ai parlé, rendirent aux religieuses de Port-Royal la signature de ce second formulaire bien plus difficile que celle du premier. Mais avant que de passer plus loin, il est bon de dire ici en quel état étoient ces filles quand la nouvelle bulle arriva en France.
Nous avons vu que l'archevêque en avoit fait enlever jusques au nombre de dix-huit, qu'il avoit dispersées en divers couvents. L'abbesse fut conduite à Meaux par l'évêque de Meaux son frère, à qui on l'avoit confiée, et qui la mit dans le couvent de la visitation qui est dans cette ville. La Mère Agnès fut renfermée à la Visitation du faubourg Saint-Jacques, avec une de ses nièces, qu'on voulut bien laisser auprès d'elle pour la servir. Les autres furent séparées en différents monastères, tant à Paris qu'à Saint-Denis, et principalement dans des couvents d'Ursulines, de Célestes ou Filles-Bleues, et de la Visitation. On en avoit voulu loger dans d'autres maisons, et entre autres chez les Carmélites ; mais comme on savoit l'intention de l'archevêque, qui étoit de tenir ces filles dans une très-rude captivité, on avoit fait de grandes difficultés dans la plupart de ces maisons de les recevoir, et de contribuer aux mauvais traitements qu'on leur vouloit faire. Il y eut entre autres une abbesse à qui on en voulut donner une ; mais elle déclara, en la recevant, qu'elle prétendoit lui donner la même liberté qu'elle auroit pu avoir à Port-Royal, et la traiter comme une de ses filles. Elle tint parole, et fit tant d'honneurs à cette religieuse, que l'archevêque la lui ôta au bout de deux jours. On ne peut aussi s'empêcher de rendre justice à la Mère De La Fayette, supérieure de Chaillot, qui ayant été obligée de recevoir une de ces religieuses, la traita avec une charité extraordinaire tout le temps qu'elle fut dans son monastère. Il n'en fut pas de même des autres maisons où ces religieuses furent enfermées. On peut voir dans la relation de la soeur Angélique Arnauld la manière dont elle fut traitée chez les Filles-Bleues de Paris. La plupart des autres le furent à peu près de la même sorte.