Hier le Japon. Aujourd’hui la Chine. Demain l’Inde ? L’Occident s’est inquiété, s’inquiète et s’inquiétera encore davantage à mesure que les géants asiatiques prennent une place de plus en plus importante dans le monde. Mais ce monde, comment le voient-ils à travers le prisme de leurs cultures ? Comment l’ont-ils imaginé au long de l’histoire, et comment y conçoivent-ils leur place aujourd’hui ? Comment leur très ancienne identité a-t-elle réagi au contact brutal de l’Occident et que pensent-ils de nous ?
Habitués à placer le centre du monde en Occident, nous peinons à concevoir que, aux yeux des grandes civilisations d’Asie, c’est nous qui sommes les « barbares ». Ce livre nous invite à nous placer du point de vue de ces Asiatiques que nous considérons encore trop fréquemment à travers des stéréotypes exotiques : le Chinois froid et rusé, le Japonais grégaire et travailleur, l’Indien pétri de spiritualité… L’ambition des auteurs est de nous donner à voir le monde à travers les yeux des trois plus puissants pays d’Asie et de leurs peuples. Car c’est d’eux et de ce qu’ils veulent en faire que dépendront de plus en plus l’ordre du monde, et donc notre propre avenir.
En Chine, la vision traditionnelle place l’Empire du Milieu au centre d’un monde en ordre « sous le ciel » (tianxia), dont il est le pilier. La hiérarchie de ce monde, structuré autour de la Chine en cercles concentriques, est déterminée par la proximité plus ou moins grande avec la puissance centrale. Dans les marges les plus éloignées – à commencer par notre Occident – vivent les barbares (yi). Du fait de leur éloignement par rapport au centre, les barbares ignorent tout de la manière de se comporter dans le tianxia, mais ils ne le menacent pas tant qu’ils restent à leur place et ne pénètrent pas « sous le ciel ». Par conséquent, la seule politique qui vaille envers les barbares est de n’avoir aucune interaction avec eux, comme l’empereur Qianlong l’explique avec condescendance en 1793 au roi George III d’Angleterre, dans une lettre restée célèbre et que cite ici Mathieu Duchâtel.
Cette culture chinoise du monde diffère beaucoup de celle des peuples d’Occident. Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.), puis les empereurs romains, ont systématiquement poussé leurs conquêtes aussi loin que leurs troupes pouvaient aller. Le christianisme, en enjoignant ses fidèles d’« aller enseigner toutes les nations » (Mathieu, 28 : 19), leur a fixé une mission d’expansion universelle, au nom de laquelle le pape s’est senti en droit de partager le monde entre Espagnols et Portugais par le traité de Tordesillas (1494). On sait comment cette prétention du christianisme – et avec lui de l’Occident – à l’universalité a dégénéré en domination coloniale brutale et en exploitation sans frein.
La culture ne suffit pas à expliquer ce qu’on peut appeler l’« introversion historique de la Chine ». Au IIe siècle av. J.-C., c’est un général chinois qui a ouvert officiellement la route par laquelle l’Etat, qui avait le monopole de ce commerce, expédiait en quantité la soie vers l’Occident. La cour de Chine a fait aussi bon accueil à Marco Polo (1254-1324). Il est vrai que le pays était alors gouverné par une dynastie mongole ; mais c’est la dynastie han des Ming qui a organisé, entre 1405 et 1433, les sept grandes expéditions d’exploration maritime de l’amiral Zheng He. Si la Chine a renoncé à se projeter dans le monde par la voie maritime et a tenté de s’enfermer derrière la Grande Muraille, c’est que le danger le plus pressant pour elle venait des nomades belliqueux massés sur ses frontières du nord et du nord-ouest, et que son vaste territoire recelait suffisamment de ressources pour que le commerce maritime ne lui soit pas indispensable.
L’espace aujourd’hui « indien » ne participait pas de l’ordre du monde centré sur l’Empire du Milieu, dont il est séparé par la formidable barrière de l’Himalaya. A l’opposé de la Chine, le sous-continent apparaît à travers l’histoire comme un carrefour des cultures et des religions. Au IIIe millénaire avant J.-C., les premières civilisations qui émergent dans la vallée de l’Indus commerçaient déjà avec la Mésopotamie. Au IVe siècle de notre ère, Alexandre le Grand a poussé jusqu’à l’Indus. A la veille de la colonisation, le sous-continent voyait cohabiter l’Empire moghol, musulman, créé par les descendants de Kubilai Khan et fortement imprégné aussi de culture persane ; la dynastie hindouiste des Marathes ; divers sultanats d’origine turco-musulmane ; et les implantations de la Compagnie anglaise des Indes orientales. Tout au long de son histoire, par-delà les multiples guerres où les souverains de tous bords se disputaient la prééminence, l’espace aujourd’hui indien a été une terre d’échanges, marquée par des influences culturelles croisées (les affrontements entre hindouistes et musulmans qui ensanglantent régulièrement certaines communautés de l’Inde d’aujourd’hui sont au moins autant l’effet des conditions sociales et de la manipulation politique que des rivalités confessionnelles).
Dans ce contexte, comme le montre ici Max-Jean Zins, la culture indienne a défini l’« altérité » à travers le prisme d’une vision du monde qui ne repose pas au premier chef sur la méfiance et la confrontation : « L’autre, en quelque sorte, fait partie du soi. Il n’est pas un “étranger”. » Cette matrice tolérante contribue à expliquer pourquoi, par exemple, l’Empire moghol ne percevait pas l’impôt spécifique imposé aux non-musulmans en terre d’islam, et pourquoi le droit n’y était pas seulement celui de la charia ; certains souverains moghols ont même été considérés comme apostats pour avoir promu, à côté de l’islam, des idéologies syncrétiques.
Tout à l’opposé de l’Inde, le Japon est isolé en marge de l’Asie et tard venu dans l’histoire : ses tribus sont restées à l’âge de pierre jusqu’au IVe siècle av. J.-C. Les termes de « nains » (wa) ou de « barbares de l’Est » par lesquels les antiques chroniques chinoises désignaient ses habitants montrent en quel mépris l’Empire du Milieu tenait le petit archipel. Historiquement, sa vision du monde était donc celle d’un marginal culturellement à la traîne – qui n’a eu de cesse d’affirmer son identité et de chercher une forme quelconque de supériorité. C’est ainsi qu’il s’est baptisé « pays du soleil levant » (Nihon) au VIIe siècle de notre ère et aimait se qualifier, à partir du XIIe siècle, de « pays des dieux » (kami no kuni).
Sa situation archipélagique a inspiré au Japon deux tropismes radicalement opposés, qui ont été bien analysés, entre autres, par Philippe Pelletier. Selon les moments, il s’est voulu ouvert comme nul autre sur l’extérieur ou, tout au contraire, il s’est senti paralysé par un « complexe insulaire » (shimaguni konjô) qui l’a poussé à se replier sur lui-même. Du XIIIe au XVe siècle, les hardis pirates japonais ont inspiré depuis la péninsule coréenne jusqu’aux côtes de Chine du Sud la même terreur que les barbaresques inspiraient dans le Bassin méditerranéen. Au XVIe siècle, les commerçants nippons avaient installé des comptoirs jusque dans le détroit de Malacca, aux Philippines, sur les côtes septentrionales de l’Indonésie, et loin à l’intérieur de l’Indochine. Après l’arrivée des Portugais sur ses côtes en 1543, l’archipel a fait bon accueil aux Occidentaux. Mais à partir du XVIIe siècle, l’archipel s’est délibérément isolé de l’extérieur pendant près de deux cent cinquante ans, jusqu’à ce que les canonnières américaines le forcent en 1853 à revenir dans le monde.
Les Portugais, auxquels le pape avait attribué la moitié orientale du monde en 1494, prennent le contrôle des détroits de Malacca seulement dix-sept ans plus tard. Ils sont bientôt rejoints dans les mers d’Asie par les Espagnols, les Hollandais, les Anglais et les Français. Eux-mêmes habiles au commerce maritime, les Asiatiques ne leur font pas mauvais accueil. Mais les Occidentaux ne se contentent pas de commercer. Ils saisissent les positions stratégiques, installent des comptoirs fortifiés et jouent des rivalités entre souverains locaux pour étendre leur domination sur des espaces de plus en plus vastes : les Hollandais en Indonésie, les Espagnols aux Philippines, et en Inde la Compagnie anglaise des Indes orientales, qui alterne manœuvres diplomatiques et coups de force pour mettre progressivement la main sur l’essentiel du commerce.
La domination coloniale atteint son apogée dans la deuxième moitié du XIXe siècle, avec l’écrasement de la dernière résistance dans l’archipel indonésien (guerre de Java, 1825-1830), l’annexion formelle de l’Inde à l’Empire britannique (1858), la mainmise française sur l’Indochine (1858-1887) et la soumission aux Espagnols du sultanat philippin de Sulu (1878). La Chine, qui a eu la prétention de rester maîtresse chez elle en interdisant l’importation de l’opium dont les marchands anglais faisaient le trafic, est précipitée de son piédestal au sommet de la hiérarchie régionale par ses défaites face aux Occidentaux (guerres de l’opium : 1839-1842, 1856-1860), puis face au Japon dans la péninsule coréenne (1894-1895).
L’épisode colonial impacte d’une manière très différente chacun des trois grands pays d’Asie. La Chine était depuis très longtemps une nation consciente d’elle-même, fière d’être le pilier du tianxia. Le choc est dévastateur quand les Occidentaux l’humilient à la face du monde, la dépècent publiquement en s’y taillant des concessions et la forcent à acheter la drogue qui mine sa société ; l’humiliation redouble quand elle est vaincue par ces Japonais que les Chinois avaient toujours tenus pour quantité négligeable. Le traumatisme est moindre dans l’espace indien, habitué aux envahisseurs étrangers et qui ne formait pas encore une nation. Comme le souligne Max-Jean Zins, c’est l’épisode colonial qui y fait émerger un sentiment national, en confrontant pour la première fois les Indiens à un conquérant qu’ils ne réussissent pas à assimiler. Le colonisateur éveille aussi cette conscience de soi en conférant au sous-continent une cohésion institutionnelle et territoriale qu’il n’avait jamais eue.
Pour sa part, le Japon tire le plus grand profit de l’irruption des Occidentaux en Asie. Il parvient à préserver sa souveraineté et son intégrité territoriale, et se modernise. Il devient une puissance militaire capable de vaincre la Chine, puis la Russie (1905), ce qui lui permet d’annexer la Corée (1910). Mais son ambition suprême d’être accepté sur un pied d’égalité dans le club des grandes puissances est déçue. Comme le souligne Guibourg Delamotte, les Occidentaux entendent maintenir l’archipel au rang de puissance secondaire, dont toutes les entreprises nécessitent leur approbation. Cette tutelle suscite une frustration croissante qui exaspère le nationalisme nippon. En prenant le contrôle de la Mandchourie à partir de 1932, puis en attaquant la Chine en 1937, le Japon choisit l’affrontement, qui se terminera par la tragédie d’Hiroshima et de Nagasaki.
La Seconde Guerre mondiale a pour conséquence la fin des ingérences extérieures brutales en Chine et l’émancipation des peuples colonisés d’Asie : les Philippines dès 1946, l’Inde en 1947, l’Indonésie en 1949, l’Indochine française en 1953-1954… Inversement, le Japon vaincu est occupé par les Américains pendant sept ans. Ces trois processus, aussi différents que l’avait été la confrontation de chacun des trois géants avec l’Occident, influent encore aujourd’hui sur leur vision du monde.
En Chine, la reconquête de la souveraineté et de la fierté face au monde est d’une extrême violence. La nation se libère au terme d’une décennie de guerre féroce contre les troupes japonaises, qui se poursuit par une révolution communiste d’un nouveau type, menée depuis les campagnes. La Chine compte entre 13 et 20 millions de morts, selon les estimations. Son territoire est ravagé et elle reste amputée de Taiwan. Ses nouveaux leaders, forgés dans la guérilla rurale, connaissent peu de chose du monde. Ils le considèrent avec un mélange de fierté retrouvée, de rancune et, du moins dans un premier temps, un certain esprit révolutionnaire. Mais par-dessus tout, ils ne croient en rien d’autre que la force pour préserver la souveraineté reconquise et la révolution chinoise. Dans les décennies suivantes, Pékin partira successivement en guerre sur presque toutes ses frontières : en Corée (1950-1953), dans le détroit de Taiwan (1954-1955, 1958), dans l’Himalaya contre l’Inde (1962), sur l’Oussouri contre l’armée soviétique (1969), et contre le Vietnam (1979). Aujourd’hui encore, Pékin affirme sa volonté inébranlable de recourir à la force si Taiwan se risque à proclamer son indépendance.
Vu depuis la Chine, le monde est entièrement régi par les rapports de force, dont le renversement à son profit lui rendra la prééminence qui a été la sienne jusqu’au XIXe siècle, depuis aussi loin que remonte l’histoire. Consciente d’en avoir été déchue à cause de sa faiblesse militaire et technologique, mais aussi de son inaptitude à comprendre et à jouer le jeu diplomatique mené par les Occidentaux, elle a bien l’intention de ne plus s’y laisser prendre. Mais aujourd’hui, la mondialisation a étendu le domaine de l’« ordre sous le ciel » à l’échelle de la planète. Ce changement pose un double défi aux dirigeants chinois : seront-ils capables de s’affranchir de la vieille culture de l’Empire du Milieu pour comprendre que l’Asie n’est plus le domaine réservé qu’il avait seul vocation à « ordonner », et pour concevoir l’ordre international comme un jeu d’interactions bien plus complexes qu’une simple hiérarchie à une seule tête ?
Tout à l’opposé de la Chine, l’Inde a obtenu son émancipation par des moyens principalement non violents, au terme d’un processus négocié, sous la conduite d’une élite urbaine imprégnée de culture anglaise et acquise aux idées démocratiques. Le sous-continent bénéficie d’institutions solides et d’infrastructures léguées par l’ancienne puissance coloniale. Néanmoins, l’émancipation tourne au drame quand la partition du territoire entre hindous et musulmans dégénère en chaos sanglant. Même si les musulmans s’étaient installés de force dans l’espace « indien », les deux communautés avaient su cohabiter pendant plus de dix siècles dans un esprit de tolérance. Comme le rappelle Max-Jean Zins, hindouistes et musulmans avaient parfois combattu ensemble le colonisateur britannique. Pour régner, celui-ci avait donc travaillé à nourrir l’hostilité entre eux. En outre, la démocratie allait mettre les musulmans en situation de minorité dans l’espace nouvellement délivré de la domination britannique ; d’où leur volonté de faire sécession. Exemplaire à bien des égards, mais ensanglantée par la partition, l’émancipation de l’Inde fut, pour la vision gandhienne du monde, à la fois son triomphe et son échec le plus dramatique.
Ce dualisme caractérise aussi le comportement de l’Inde sur la scène internationale d’après-guerre. L’idéal non-violent de Gandhi domine d’abord, avec la posture de non-alignement et la politique d’apaisement vis-à-vis de la Chine. Mais l’agression chinoise de 1962 et les dissensions au sein du mouvement des non-alignés, que le bloc communiste tente de manipuler à son profit, conduisent l’Inde à une vision plus réaliste : rapprochement avec Moscou du pays qui se flatte pourtant d’être la « plus grande démocratie du monde », intervention militaire au Bangladesh qui aboutit au démembrement du Pakistan (1971), acquisition de l’arme nucléaire… L’ambition de la patrie de Gandhi de faire entendre une voix différente dans le concert des puissances semble aujourd’hui appartenir au passé. Et les jeunes Indiens apparaissent, paradoxalement, comme plus disposés à mourir à la guerre, plus fiers de leur armée et moins tolérants envers les autres cultures que les Chinois eux-mêmes2.
Le Japon n’a été ni colonisé comme l’Inde ni asservi comme la Chine ; mais il est occupé après une défaite aux allures d’apocalypse. Les Américains le réforment pour en faire une démocratie aboutie et le désarment. Alors que l’affrontement entre l’Occident et le bloc communiste embrase l’Asie, de la Corée au Vietnam et à l’Indonésie, l’archipel est placé sous la protection de son vainqueur. Ce statut de protégé assure sa sécurité et lui permet d’accéder à la prospérité économique ; mais il l’enferme dans un monde étroitement centré sur les Etats-Unis. Au plan géostratégique, sans avoir eu le choix, l’archipel devient un morceau d’Occident, alors qu’il n’en partage ni l’histoire ni la culture. On peut dire que sa vision du monde est schizophrénique, dans la mesure où il n’a pas la même grille de lecture que les acteurs dominants du camp où il a été inclus. Il en résulte une relation d’amour-haine avec le centre de ce monde (les Etats-Unis) et un malaise identitaire permanent, qui renvoie l’archipel à l’ambiguïté fondamentale de son « complexe insulaire ».
Les cultures traditionnelles de la Chine, de l’Inde et du Japon ont forgé trois visions du monde très dissemblables, largement déterminées par l’histoire de chacun des trois géants et sa position dans l’espace asiatique. L’épisode colonial a encore accru ces différences, même s’il a nourri un certain esprit de revanche commun vis-à-vis de l’Occident. L’après-guerre a rangé dans trois camps différents la Chine communiste, l’Inde non alignée et le Japon, pion de l’Occident. Leurs économies se sont développées selon des modèles et des rythmes très dissemblables. Aujourd’hui, ils sont dans des positions opposées face à la mondialisation : le Japon connaît les affres de tous les pays développés face aux nouvelles économies alors que la Chine profite formidablement de la nouvelle donne et que l’Inde doit encore démontrer sa capacité à en tirer pleinement profit.
Paradoxalement, le point commun essentiel entre la Chine, l’Inde et le Japon est d’avoir vécu leur histoire dans un « monde sans Asie ». Jusqu’à l’aube du XXIe siècle, aucun des trois ne se considérait comme partie prenante d’une communauté régionale. La Chine ne se connaissait que des vassaux tributaires. L’Inde était bien davantage tournée vers l’espace islamique, voire vers l’Occident. Le Japon vivait sa vie aux marges. Les trois pays n’avaient pratiquement aucune interaction au plan géostratégique. Ils n’avaient donc pas forgé de culture internationale commune a minima, analogue à la vision de l’« équilibre européen » dont des siècles d’activité diplomatique et de conflits armés continus avaient doté les pays de notre Vieux Continent. Seul le Japon impérialiste prétendit, pendant une brève décennie, vouloir créer une sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale (Dai-tô-A kyôeiken) ; mais les peuples de la région, soumis aux exactions de l’armée nippone, n’y virent que propagande grossière.
Les peuples de la région n’avaient aucun vocable commun pour la désigner. « Asie » n’était pour eux qu’un terme inventé par les Occidentaux et surchargé de connotations négatives. Témoin, la carte du monde établie en 1601 par le jésuite Matteo Ricci pour l’empereur chinois Wanli : pour désigner ce qu’il nommait « Asie », le bon père avait choisi deux caractères signifiant « maigre » et « inférieur », alors que l’Europe avait droit à un vigoureux « crier », à un chatoyant « soie » et à un « zèle » très valorisant ! Rien d’étonnant à ce que le terme « Asie » ait été honni par tous les prétendus « Asiatiques » – au point que, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’ONU, ayant créé une Economic Commission for Asia (ECA) afin d’aider à la reconstruction de la région, dut la rebaptiser ECAFE (Economic Commission for Asia and Far East), laissant chacun libre de se considérer comme appartenant à l’Extrême-Orient plutôt qu’à l’Asie.
Il faut attendre les années 1990 pour que s’esquisse une identité asiatique. Le décollage économique dans nombre des pays de la région fait naître une fierté et une espérance partagées. Devant les taux de croissance affichés par la Chine, mais aussi par la Corée, le Vietnam, la Thaïlande, la Malaisie ou l’Indonésie, les commentateurs sont de plus en plus nombreux, même en Occident, à prédire que « le XXIe siècle sera celui de l’Asie » : dès lors, qui ne voudrait pas être « asiatique » ? La fin de la guerre froide joue aussi un grand rôle. A peine est-elle terminée que la théorie du « clash des civilisations » prédit que leur affrontement succédera au conflit Est-Ouest sur la scène internationale. Samuel Huntington, le pape de cette école de pensée, divise l’Asie en cinq civilisations distinctes (chinoise, hindouiste, japonaise, bouddhiste, islamique) ; mais il ne faut pas longtemps à certains dirigeants asiatiques pour saisir au bond la balle huntingtonienne et tâcher de forger un corpus de « valeurs asiatiques » censé unir tous les peuples de la région dans une vision commune du monde face à l’Occident. La polémique autour de l’existence de ces valeurs et de leur (in)compatibilité avec celles de l’Occident anime la scène médiatique et universitaire planétaire au début des années 1990.
L’opération est menée par des régimes autoritaires alliés de l’Occident – Singapour, la Malaisie, l’Indonésie, et la Thaïlande dans une moindre mesure – qui craignent, une fois l’épouvantail communiste disparu, de se voir sommés de respecter désormais les droits de l’homme et la démocratie. Les mêmes pays, dont le modèle économique repose sur le protectionnisme et/ou l’intervention multiforme de l’Etat, craignent aussi d’être enjoints de se plier aux règles de la libre concurrence. Rien d’étonnant, donc, si les propagandistes des « valeurs asiatiques » contestent l’universalité des droits de l’homme au nom de ceux du corps social, présentent la démocratie occidentale comme une « tyrannie de la majorité » et justifient le refus du libéralisme économique par la croissance explosive des pays d’Asie qui ne le pratiquent pas.
Significativement, ni la Chine ni le Japon ni l’Inde ne s’engagent dans la querelle. La première n’a nul besoin de faire chorus avec de petits acteurs pour défendre son régime autoritaire et son économie contrôlée. Le deuxième (tout comme la Corée du Sud) est tenu à la prudence à cause de sa proximité étroite avec Washington ; seules quelques figures de l’extrême droite, traditionnellement hostile aux Etats-Unis, entrent dans le débat3. La troisième est en froid avec les pays de l’ASEAN, qui ne veulent pas d’elle dans l’organisation, et sa société multiculturelle et démocratique ne se reconnaît pas dans un discours très marqué par le confucianisme autoritaire. Aucun des trois géants n’a vraiment « besoin d’Asie »
En outre, dans le monde de l’après-guerre froide, l’Inde et le Japon ont un problème commun : New Delhi a perdu son partenaire soviétique, et Tokyo craint que son protecteur américain ne soit tenté de flirter avec Pékin, puisque la Chine n’est plus le diable. Dans le sous-continent comme dans l’archipel, on voit donc fleurir un discours apaisant sur le monde, qui prône l’enrichissement mutuel entre les cultures, voire leur symbiose, et où chacun des deux géants se présente, à grand renfort de métaphores, comme le meilleur intermédiaire, facilitateur, passeur ou « pont » entre l’Orient et l’Occident.
Faute d’être soutenue par les puissances qui comptent dans la région, la polémique autour des valeurs asiatiques s’éteint progressivement. La crise financière et économique de 1997, qui impacte durement l’Asie du Sud-Est (et la Corée du Sud), relègue définitivement cette querelle à l’arrière-plan. Toutefois, la polémique a légué deux thèmes qui restent centraux dans la vision du monde vu d’Asie, y compris la Chine et l’Inde. Le premier est le reproche fait aux Occidentaux d’invoquer de beaux principes – hier les droits de l’homme, aujourd’hui la protection de la planète – qu’eux-mêmes ne respectent pas, dans le but d’entraver le développement des pays émergents d’Asie qui menacent leur prééminence. Le deuxième legs est la confiance sans cesse croissante des Asiatiques face au monde. Cette confiance a été renforcée par la manière dont les pays touchés par la crise de 1997 ont su rebondir en à peine deux ans, et par le fait que l’Asie a été largement épargnée par l’impact direct de la crise du système financier en 2008, alors que l’Europe et les Etats-Unis en pâtissaient toujours en 2013. Seul le Japon, en proie à une interminable crise économique, politique et sociale, ne partage pas cette vision dynamique du monde. Laquelle n’est d’ailleurs pas spécifiquement « asiatique » : elle est aujourd’hui largement partagée dans nombre de pays émergents.
Un sondage international réalisé en 2010 par la Fondation pour l’innovation politique4, dévoile d’une manière frappante les différences qui existent aujourd’hui entre la vision du monde des Japonais, des Chinois et des Indiens (ou du moins, pour ces deux derniers, des populations principalement urbaines). Les Japonais sont peu satisfaits de leur sort et très pessimistes sur l’avenir de leur pays, alors que les Chinois, et plus encore les Indiens, débordent d’optimisme. Le pessimisme des Japonais se traduit même, chez un peuple réputé y être très attaché, par une désaffection relative pour leur identité nationale et par la crainte que leur société soit déstabilisée ou « contaminée » par la culture d’éventuels immigrés, bien qu’il y en ait très peu dans l’archipel. Sur ces deux points aussi, la différence avec les Chinois et les Indiens est significative.
Chinois et Indiens n’ont pas peur du monde. Ils voient presque unanimement la mondialisation comme une chance, alors qu’un quart des Japonais s’en défient, et ils font bien davantage confiance que ces derniers aux institutions internationales (ONU et OMC). Bien que les deux géants aient mené chacun plusieurs conflits armés depuis un demi-siècle, ils ne les craignent pas, sont prêts à se battre et ont confiance en leur armée. De leur côté, les Japonais, qui n’ont pas perdu un seul homme à la guerre depuis 1946, la redoutent même davantage que les Israéliens et n’ont aucune intention d’y mourir s’il en survenait une. Enfin, les Japonais n’ont guère envie de sortir dans le monde (surtout pas pour y travailler) et se sentent démunis des outils nécessaires pour y réussir, à commencer par la maîtrise de l’anglais (bien que l’apprentissage en soit obligatoire dans le système scolaire).
Chine | Inde | Brésil | France | Japon | |
Je suis satisfait de l’époque où je vis | 59,5 | 82 | 62,5 | 44 | 33 |
Je suis satisfait de ma vie en général | 71 | 80,5 | 78 | 79,5 | 46,5 |
Je suis satisfait de la situation de mon pays | 71 | 47,5 | 39,5 | 25 | 19 |
L’avenir de mon pays sera brillant | 79 | 83 | 72 | 13,5 | 23,5 |
Ma nationalité est importante pour mon identité | 94 | 82 | 67 | 57 | |
Les immigrés doivent pouvoir conserver leur culture | 81 | 66 | 73 | 24,5 | 60 |
La mondialisation est une opportunité | 90 | 89,5 | 83 | 47 | 74 |
J’ai confiance dans les organisations internationales | 72,5 | 87,5 | 54,5 | 41 | 44 |
La plus grave menace pour la société est la guerre | 18 | 17,5 | 22 | 38,5 | 65 |
Je suis prêt à mourir pour mon pays | 69,5 | 76 | 41,5 | 30 | 12 |
J’ai confiance dans l’armée de mon pays | 60 | 80,5 | 63 | 60 | 36 |
J’aimerais aller partout dans le monde pour mon travail | 15,5 | 16,5 | 18 | 11 | 5 |
J’aimerais vivre à l’étranger | 21 | 19,5 | 19,5 | 14,5 | 13 |
Je me sens capable d’avoir une conversation en anglais | 27 | 40 | 34 | 11,5 |
Source : Adapté de 2011. La jeunesse du monde
Fondation pour l’innovation politique
Chinois, Indiens et Japonais s’accordent à penser que l’Asie émergente jouera un rôle beaucoup plus grand dans le monde de demain. Mais ils considèrent pourtant que le monde restera dominé par les Etats-Unis : à peine 15 % pensent que le rôle de ces derniers va diminuer, alors que 26,5 % croient qu’il augmentera encore. S’agissant de l’Union européenne, ils sont 29 % à la voir gagner en importance et moins de 10 % à penser que son rôle déclinera. Toutefois, ces chiffres sont peut-être trop flatteurs pour notre Vieux Continent ; dans une certaine mesure, ils reflètent sans doute une forme de sympathie et l’attrait qu’exercent sa culture, ses monuments et son art de vivre, plutôt qu’une croyance bien ferme dans l’avenir de l’influence internationale de l’Europe.
La Chine s’agace quand des dirigeants européens osent (en général faiblement) évoquer la question des droits de l’homme, mais bien moins que lorsque Washington en fait autant. Pékin attend trois choses de l’Union européenne : l’accès à ses technologies, son soutien contre les récriminations américaines touchant les politiques économiques chinoises (protectionnisme, sous-évaluation du yuan) et une relation stratégique pour faire pièce à la puissance américaine. Mais l’Union européenne a déçu ces attentes. Après l’avoir un moment envisagé, elle n’a pas levé l’embargo sur les ventes d’armes à la Chine décrété après le massacre de Tiananmen (1989). Elle affiche aussi une convergence de vues croissante avec Washington face à la montée en puissance de la Chine et son impact sur la gouvernance mondiale, et s’irrite du déficit croissant de ses échanges commerciaux avec le géant.
Le Japon a manifesté depuis l’origine un profond scepticisme à l’égard de la construction européenne, qui lui semblait défier la pente naturelle des peuples et des Etats. Dans les faits, la politique européenne de Tokyo se réduisait à des négociations commerciales visant à jouer d’un pays européen (de préférence la Grande-Bretagne) contre un autre, ou les autres. Il a fallu la mise en place du marché unique (1987), puis celle de l’euro (2002), pour que le Japon commence à prendre l’Europe au sérieux – d’autant plus qu’il souffrait des pressions américaines pour lui imposer l’ouverture et la libéralisation de son économie, et pâtissait de la vulnérabilité de son commerce aux caprices du dollar. En outre, Tokyo avait conscience que la fin de la guerre froide affaiblissait sa position face à son trop puissant protecteur : une relation plus soutenue avec l’Europe pouvait servir de contrepoids.
Au tournant du XXIe siècle, la diplomatie japonaise s’est ainsi rangée aux côtés de l’UE contre Washington en ratifiant le traité d’Ottawa sur l’interdiction des mines antipersonnel, le protocole de Kyoto et la création de la Cour pénale internationale. En 2009, quand le Parti démocrate japonais (PDJ) a accédé au pouvoir en proclamant bravement sa volonté d’établir avec Washington une « relation entre égaux », on a même vu le Premier ministre Yukio Hatoyama donner la construction européenne et la monnaie unique en exemples pour l’Asie. Mais l’échec de l’expérience démocrate (Hatoyama a démissionné au bout de huit mois et le PDJ a perdu le pouvoir en 2012) a recentré le monde vu du Japon sur les Etats-Unis.
L’échec de l’Union européenne à parler d’une seule voix en matière de politique étrangère, à quoi s’ajoute désormais la crise de la dette et de l’euro, tend à la faire disparaître de la carte géopolitique du monde vu par les trois géants d’Asie. Elle ne constitue pour aucun d’eux un partenaire stratégique crédible. Sur tous les grands dossiers importants pour eux (les questions de sécurité régionale, la gouvernance globale), les Asiatiques se positionnent d’abord par rapport aux Etats-Unis et, pour Pékin et plus encore New Delhi, par rapport aux autres grands pays émergents. A la différence de l’Occident extraverti, les grands pays asiatiques ne s’intéressent traditionnellement au monde extérieur qu’en tant qu’il impacte leurs équilibres intérieurs. Or, aujourd’hui, l’Europe ne les impacte plus guère, si ce n’est négativement, par le fait que sa crise menace leur croissance.
1. Pour les sources des données utilisées dans cette introduction, voir p. 143.
2. Voir tableau p. 22-23.
3. L’ouvrage le plus connu en défense des « valeurs asiatiques » est The Voice of Asia (Kodansha, 1996 – version originale en japonais : « No » to ieru Asia [L’Asie qui peut dire « non »], 1993). Il est cosigné par Mohamad Mahathir, Premier ministre de Malaisie de 1981 à 2008, et par Shintarô Ishihara, icône du nationalisme japonais, gouverneur de Tokyo de 2003 à 2012.
4. 2011, la jeunesse du monde. Téléchargeable sur http://www.fondapol.org/etude/2011-la-jeunesse-du-monde/. Le sondage cible les 16-29 ans, mais il comporte aussi des données sur les 30-50 ans afin de permettre d’apprécier les différences entre générations.
5. Ce tableau a été réalisé en agrégeant les données pour les 16-29 ans et les 30-50 ans. Le Brésil (au titre des grands pays émergents) et la France (au titre des vieux pays développés) ont été inclus pour permettre au lecteur d’établir des comparaisons.