Chapitre 10
D
E RETOUR AU CAMP, Cœur de Feu vit Étoile Bleue sortir de la pouponnière. Il déposa son campagnol dans la réserve et s’approcha d’elle.
« Oui, qu’y a-t-il ? » s’enquit leur chef.
Sa voix calme manquait de chaleur : Cœur de Feu comprit qu’elle ne lui avait pas pardonné ses questions sur les chatons disparus.
Il s’inclina avec respect.
« Je chassais près de la ville et…
— Pourquoi là-bas ? l’interrompit-elle. Parfois, je trouve que tu passes un peu trop de temps près de la ville, Cœur de Feu.
— Je… Je pensais qu’il pourrait y avoir du gibier dans les parages, bafouilla-t-il. Bref, là-bas, j’ai flairé la trace de chats inconnus. »
Leur meneuse dressa aussitôt l’oreille, attentive.
« Combien ? De quelle tribu s’agit-il ?
— Je ne sais pas trop, cinq ou six au moins. Mais je n’ai pas reconnu l’odeur d’un des quatre Clans. » Il fronça le nez. « Ce n’étaient pas non plus des chats domestiques : ils puaient la charogne. »
Elle s’absorba un instant dans ses pensées. Au grand soulagement du matou, son hostilité semblait s’être évaporée.
« La piste était fraîche ?
— Très récente, oui. Mais je n’ai vu personne. »
Excepté Griffe de Tigre, songea-t-il. Il garda pour lui cette information.
« Des chats errants venus de la ville, peut-être ? hasarda leur chef. Merci, Cœur de Feu. Je vais demander aux patrouilles de garder l’œil ouvert dans ce secteur. Je ne pense pas qu’ils représentent une menace, mais on n’est jamais trop prudent. »


Deux jours plus tard, la neige avait presque entièrement fondu. Le jeune chasseur rentrait au camp, un mulot dans la gueule. Le soleil brillait dans un ciel azur, les bourgeons grossissaient et une armée de minuscules feuilles vert tendre commençait à couvrir les arbres. Plus important encore, les proies sortaient enfin de leurs cachettes. Le tas de gibier grossissait à vue d’œil : pour la première fois depuis des lunes, le Clan mangeait à sa faim.
Lorsque le guerrier fit son entrée dans la clairière, les reines débarrassaient la pouponnière de sa litière souillée. Après avoir déposé sa prise dans la réserve, il alla leur prêter main-forte, ravi de voir que Petit Nuage participait au nettoyage.
« Je vais montrer aux autres petits où trouver de la mousse ! déclara fièrement le chaton.
— Bonne idée ! l’encouragea Cœur de Feu. Mais méfie-toi des blaireaux, d’accord ? »
Relevé de ses fonctions auprès des anciens par Griffe de Tigre, son neveu avait pourtant continué de les aider. Peut-être commençait-il à comprendre le sens du mot « loyauté ».
À ce moment précis, Bouton-d’Or sortit de la pouponnière ; elle poussait devant elle une boule de litière sale. À son ventre rond, il comprit qu’elle n’était plus loin de son terme.
« Bonjour, Cœur de Feu ! C’est agréable de revoir le soleil ! »
Il lui donna un coup de langue amical sur l’épaule.
« La saison des feuilles nouvelles ne va plus tarder. Juste à temps pour l’arrivée de tes petits. Si tu…
— Cœur de Feu ! l’interrompit Griffe de Tigre, qui s’était approché sans bruit. Si tu n’as rien de mieux à faire, j’ai du travail pour toi. »
Le chat roux ravala une réplique cinglante. Il venait de passer la matinée entière à chasser.
« Je veux que tu emmènes une patrouille à la frontière avec le Clan de la Rivière, continua leur lieutenant. Personne ne l’a contrôlée depuis plusieurs jours, et, maintenant que la neige a fondu, il faut que nous marquions à nouveau notre territoire. Assure-toi qu’aucun ennemi ne chasse chez nous. Sinon, tu sais quoi faire !
— À tes ordres. »
Nommé chef de patrouille par Griffe de Tigre ! Voilà qui sortait de l’ordinaire… Le grand chat était sans doute trop malin pour manifester sans cesse son hostilité en public : il prenait bien soin de le traiter comme les autres, afin de ne pas attirer l’attention d’Étoile Bleue. Tu ne me berneras pas ! songea Cœur de Feu.
« Qui dois-je emmener ?
— Qui tu veux. Tu n’as pas besoin que je te tienne la patte, quand même ? ajouta le vétéran, méprisant.
— Non, ça ira. »
Le jeune chasseur avait bien du mal à tenir sa langue. Il brûlait de donner à Griffe de Tigre un bon coup de dents. Il prit congé de Bouton-d’Or avant de se diriger vers la tanière des guerriers. Allongée sur le flanc, Tempête de Sable se léchait le poitrail, tandis que Plume Grise et Vif-Argent se débarbouillaient mutuellement.
« Qui est prêt à partir en patrouille ? leur demanda le félin roux. Griffe de Tigre veut qu’on aille surveiller la frontière avec le Clan de la Rivière. »
Comme prévu, le matou cendré fut debout en un clin d’œil ; Vif-Argent, lui, se redressa sans se presser. Tempête de Sable interrompit sa toilette pour lever les yeux vers son ami.
« Juste au moment où j’espérais me reposer un peu, soupira-t-elle. Je chasse depuis l’aurore. »
Mais elle protestait pour la forme et s’approcha en s’ébrouant.
« Bon, après toi ! lança-t-elle.
— Et Nuage de Fougère ? demanda son ami à Plume Grise. Tu veux l’emmener ?
— Tornade Blanche et Poil de Souris sont partis avec tous les apprentis, expliqua Vif-Argent. Tous – un suicide ! Ils chassent pour les anciens. »
Cœur de Feu sortit le premier du camp et gravit la pente du ravin, heureux de se dégourdir les pattes. Depuis des lunes, la neige entravait leurs mouvements : il mourait d’envie de courir le nez au vent.
« On va commencer par les Rochers du Soleil, et on longera la frontière jusqu’aux Quatre Chênes », déclara-t-il.
Il s’élança à vive allure entre les buissons. D’un vert brillant, les crosses des fougères commençaient à se déployer, et les premiers boutons de primevères pointaient. L’air était empli de chants d’oiseaux, partout montait l’odeur des plantes en pleine croissance.
Il ralentit à l’approche du bois. Il entendait gargouiller l’eau de la rivière, libérée du gel.
« On y est presque, murmura-t-il. Restez aux aguets, il pourrait y avoir des membres du Clan de la Rivière dans les parages. »
Plume Grise fit halte et entrouvrit la gueule pour humer la brise.
« Personne, annonça-t-il, sans doute déçu de ne pas sentir Rivière d’Argent à proximité. En plus, ils auront du gibier en abondance, maintenant. Pourquoi viendraient-ils nous prendre le nôtre ?
— Ils sont sans scrupules, grommela Vif-Argent. Ils nous tondraient la fourrure sur le dos, s’ils pouvaient. »
L’échine du chasseur cendré se hérissa.
« Allez, continuons ! » se hâta de clamer Cœur de Feu pour éviter à son vieux camarade de se trahir.
Le chat roux dépassa les derniers arbres et déboula à découvert. Le spectacle qui s’étendait sous ses yeux l’arrêta net ; le souvenir de son rêve lui revint d’un coup.
Devant les quatre félins, le sol descendait en pente douce vers la rivière – si elle méritait encore ce nom. Alimentées par la neige fondue, ses eaux turbulentes avaient envahi les berges : elles clapotaient dans l’herbe aux pieds de Cœur de Feu. Le sommet des roseaux était à peine visible ; loin en amont, les Rochers du Soleil ressemblaient à des îles grises au milieu d’un lac argenté.
Pas de doute, le dégel était bien là. La rivière était en crue comme jamais.