« N
ON ! » HURLA PLUME GRISE, qui se lança dans l’eau au secours du petit.
Cœur de Feu les perdit de vue. Encore accroché au tas de brindilles qui se désagrégeait, le rescapé poussait des miaulements à fendre le cœur. Réunissant ses dernières forces, le guerrier se jeta en avant, attrapa l’animal par la peau du cou et le propulsa vers la rive. Il sentit bientôt des pierres sous ses pattes et parvint à reprendre pied. Les membres ankylosés par le froid et la fatigue, il sortit de l’eau en titubant et tira le petit félin noir sur l’herbe de la rive. La bête avait les yeux fermés ; impossible de savoir si elle vivait encore.
En aval, Plume Grise sortait de la rivière, le deuxième chaton pendu à la gueule. Il vint déposer son chargement sur le sol avec douceur.
Cœur de Feu toucha les deux jeunes du bout du museau. Ils demeuraient parfaitement immobiles, même si, à y regarder de plus près, on voyait leur poitrail se soulever.
« Le Clan des Étoiles soit loué », murmura-t-il.
Pour les ranimer et les réchauffer, chacun se mit à débarbouiller son protégé comme une reine lèche ses nouveau-nés.
Le noir finit par tressaillir et recracher une gorgée d’eau. Le gris mit plus longtemps à réagir ; il finit pourtant par se mettre à tousser et ouvrit les yeux.
« Vivants ! s’écria Plume Grise, soulagé.
— Oui, mais ils ne survivront pas longtemps sans leur mère. »
Le chat roux renifla les miraculés avec précaution. Malgré l’eau du torrent, qui avait presque effacé toute odeur, il détecta un effluve familier.
« Ils sont bien du Clan de la Rivière, confirma-t-il. Il va falloir les ramener chez eux. »
Son courage faillit l’abandonner : la traversée semblait impossible. Le sauvetage l’avait épuisé. Transi, il avait les muscles engourdis, le pelage trempé. Il aurait donné n’importe quoi pour pouvoir se glisser dans sa tanière et dormir une lune entière.
Plume Grise, toujours penché sur son protégé, semblait lui aussi fourbu. Le poil plaqué contre le corps, il leva vers le rouquin des yeux pleins d’angoisse.
« Tu crois qu’on pourra traverser ?
— Il le faut, ou bien les chatons mourront. » Cœur de Feu attrapa le jeune mâle noir par la peau du cou et se tourna vers l’aval. « Voyons si on peut emprunter le gué, comme tu l’as proposé. »
Son camarade le suivit sur l’herbe humide. Leur fardeau dans la gueule, ils longèrent la rive.
Le gué permettait aux félins du Clan de la Rivière de venir patrouiller de l’autre côté du cours d’eau. En temps normal, il n’y avait jamais plus de deux pas de distance d’un caillou à l’autre.
À présent, les pierres étaient sous l’eau. Mais au même endroit, un arbre mort gisait en travers de la rivière. Certaines de ses branches s’étaient sans doute accrochées aux rochers submergés.
Cœur de Feu poussa un soupir de soulagement.
Avant de s’aventurer dans l’eau jusqu’à l’extrémité du tronc, il s’assura que le chaton ne risquait pas de glisser. L’eau tourbillonnait juste sous le museau du nouveau-né, qui recommença à miauler et à se débattre. Plume Grise avait déposé le sien par terre.
« Du calme, voyons, les rassura-t-il. On va retrouver votre mère. »
Même s’ils étaient sans doute trop jeunes pour comprendre, ils cessèrent de gigoter. Les deux guerriers devaient lever la tête le plus haut possible pour leur éviter un nouveau bain. Cœur de Feu finit par bondir sur l’arbre. Toutes griffes dehors, il assura sa prise sur le bois pourri. Pas à pas, il s’avança vers la rive opposée malgré les remous qui menaçaient de déloger le rondin. Sans hésiter, le chat cendré s’engagea à son tour sur l’étroite passerelle.
L’extrémité du tronc se divisait en plusieurs branches cassées. Cœur de Feu s’arrêta. À huit ou dix pas de la rive, les branchages devenaient trop fins pour supporter son poids. Il respira à fond, prit son élan et sauta. Seules ses pattes avant touchèrent la terre ferme. Éclaboussé, son protégé recommença à se démener. Sans lâcher prise, le chasseur se hissa sur la berge. Il s’avança encore et reposa l’animal avec précaution.
Plume Grise sortit de l’eau un peu en aval. Il s’ébroua et cracha :
« Cette eau a un drôle de goût.
— Tant mieux : elle camouflera ton odeur. Les chats du Clan de la Rivière ne sauront pas que tu es le matou qui sillonne leur territoire depuis plusieurs lunes. S’ils s’en apercevaient… »
Trois félins sortirent soudain des buissons. Consterné, le chat roux reconnut Taches de Léopard, le lieutenant ennemi, et deux guerriers, Griffe Noire et Pelage de Silex. Malgré son épuisement, il ramassa le chaton noir et vint se planter à côté de son camarade. Ensemble, ils déposèrent leur fardeau et firent face à leurs adversaires.
Les trois bêtes avaient-elles surpris leur conversation ? Cœur de Feu et Plume Grise étaient trop affaiblis pour affronter des combattants frais et dispos. Les dents serrées, ils se préparèrent à en découdre. À leur grand soulagement, la patrouille s’arrêta à quelques pas.
« Que faites-vous ici ? » glapit Taches de Léopard.
La chatte avait le pelage hérissé, les oreilles couchées en arrière. Près d’elle, Griffe Noire retroussait les babines en grondant.
« Comment osez-vous pénétrer sur notre territoire ? leur demanda-t-il.
— Nous avons sauvé deux de vos petits de l’inondation. Nous voulions les ramener chez eux, répondit le rouquin sans se départir de son calme.
— Vous croyez qu’on n’a que ça à faire, jouer les acrobates ? » lâcha Plume Grise.
Pelage de Silex s’avança pour renifler les deux jeunes.
« Ils disent vrai ! s’émerveilla-t-il, les yeux écarquillés. Ce sont les chatons de ma sœur ! »
Quelle surprise ! Cœur de Feu savait que Patte de Brume avait accouché, mais de là à imaginer que ces petits étaient les siens ! Il ravala un cri de joie : ces guerriers ne devaient jamais savoir qu’il connaissait la jeune reine.
Taches de Léopard, elle, ne semblait pas convaincue.
« Qui nous dit que vous n’étiez pas plutôt en train d’enlever ces petits ? » cracha-t-elle.
Il la dévisagea, incrédule. Après tous ces efforts, voilà qu’on les traitait comme de vulgaires criminels !
« Réfléchis un peu ! rétorqua-t-il. Pourquoi attendre que la rivière soit impraticable pour venir les enlever ? On a failli se noyer ! »
La chatte hésita. Griffe Noire, lui, vint se planter à un souffle de son museau. Cœur de Feu grogna, prêt à rendre coup pour coup.
« Recule ! jeta Taches de Léopard à son guerrier. On va les laisser s’expliquer avec Étoile Balafrée. Il décidera de leur sort. »
Le rouquin, qui avait ouvert la bouche pour protester, se ravisa. Trop exténués pour se battre, ils n’avaient d’autre choix que d’obéir. Au moins Plume Grise pourrait-il s’assurer que Rivière d’Argent était saine et sauve.
« D’accord. J’ose espérer que votre chef sait reconnaître la vérité quand il l’entend. »
Le lieutenant prit la tête du groupe. Griffe Noire et Pelage de Silex s’emparèrent chacun d’un chaton et emboîtèrent le pas à leurs prisonniers.
Lorsqu’ils arrivèrent en vue du camp, Cœur de Feu vit qu’un large chenal séparait l’île de la terre ferme. Les saules pleureurs avaient les pieds dans l’eau, des vaguelettes clapotaient au pied des broussailles qui dissimulaient le camp. Il n’y avait pas âme qui vive.
La reine fit halte, soucieuse.
« Le niveau a encore monté depuis notre départ », constata-t-elle.
Un cri s’éleva du sommet de la colline où les deux amis s’étaient cachés quelques jours plus tôt.
« Taches de Léopard ! Par ici ! »
Étoile Balafrée sortit des buissons. Sa robe tigrée de beige était trempée, sa fourrure ébouriffée. Sa mâchoire tordue lui donnait l’air de se moquer des nouveaux venus.
« Que s’est-il passé ? s’inquiéta le lieutenant.
— Le camp est inondé, répondit leur meneur d’une voix morne. Nous avons dû nous installer là-haut. »
Un groupe de félins émergeaient des taillis, Rivière d’Argent parmi eux. Plume Grise parut soulagé. Étoile Balafrée fixa des yeux soupçonneux sur les deux intrus.
« Qui nous amenez-vous ? Des espions du Clan du Tonnerre ? Il ne manquait plus que ça ! »
Taches de Léopard ordonna à ses guerriers de s’avancer avec leur fardeau.
« Ils ont trouvé les petits de Patte de Brume, expliqua-t-elle à son chef. Ils prétendent les avoir sauvés de la noyade.
— Mensonge ! lança Griffe Noire. Les chasseurs du Clan du Tonnerre ne sont pas dignes de confiance. »
À la vue des chatons, Rivière d’Argent avait tourné les talons et disparu parmi les broussailles. Étoile Balafrée alla renifler les pauvres bêtes. Un peu remises, elles tentaient de se redresser malgré leur faiblesse.
« Ces nouveau-nés ont disparu lors de l’inondation du camp, déclara le chef, d’une voix glaciale. Comment se sont-ils retrouvés avec vous ? »
Cœur de Feu échangea un regard exaspéré avec son compagnon. Épuisé, il était à bout de patience.
« On a traversé la rivière en volant », ironisa-t-il, sarcastique.
Un grand cri couvrit ces mots. Patte de Brume jaillit des buissons au triple galop.
« Mes petits ! Où sont-ils ? »
Elle se serra contre eux en regardant autour d’elle d’un air menaçant, comme s’ils étaient encore en danger. Puis elle se mit à les couvrir de caresses. Pelage de Silex s’approcha d’elle pour lui murmurer des mots réconfortants à l’oreille.
Impassible, Rivière d’Argent vint lentement se camper à côté de son père. Cœur de Feu la vit dévisager Plume Grise sans broncher. Elle ne vendrait pas la mèche, comprit-il, soulagé.
D’autres animaux se coulèrent hors des fourrés et se rassemblèrent autour d’eux. Il reconnut Lac de Givre, dont le visage ne reflétait pas la moindre émotion, et Patte de Pierre, le guérisseur de la tribu, qui s’accroupit près des chatons afin de les examiner.
Tous étaient trempés jusqu’aux os. La fourrure plaquée sur le corps, ils paraissaient plus maigres que jamais. Ils semblaient bien loin de leur réputation de félins les mieux nourris de la forêt grâce au poisson de leur torrent. Par Rivière d’Argent, Cœur de Feu savait qu’ils étaient privés de gibier depuis que des Bipèdes s’étaient installés sur leur territoire, à la saison des feuilles nouvelles. Au départ des hommes, la rivière avait gelé, rendant la pêche impossible. Et voilà que la crue les chassait de leur camp !
Malgré la faim et les épreuves, ils tournaient vers les intrus des yeux hostiles. Ils allaient être difficiles à convaincre, mais leur chef semblait prêt à laisser aux deux chasseurs une chance de s’expliquer.
« Dites-nous ce qui est arrivé », ordonna-t-il.
Le guerrier roux leur raconta les cris de détresse, le matelas de branches coincé au milieu du courant, le périlleux sauvetage.
« Depuis quand des chats du Clan du Tonnerre risquent-ils leur vie pour nous ? » intervint Griffe Noire, méprisant.
Cœur de Feu ravala une réplique acerbe et Étoile Balafrée lâcha :
« Silence ! Laisse-le parler. S’il ment, nous le saurons bien assez tôt.
— Il dit la vérité, déclara Patte de Brume, qui câlinait toujours ses nouveau-nés. Pourquoi le Clan du Tonnerre nous volerait-il nos jeunes quand toutes les tribus ont à peine de quoi se nourrir ?
— Leur histoire tient debout », fit remarquer Rivière d’Argent.
Elle se tourna vers les deux intrus :
« Nous avons dû évacuer le camp et nous abriter dans les buissons. Quand nous sommes allés chercher les chatons de Patte de Brume, deux d’entre eux avaient disparu. L’eau avait envahi le sol de la pouponnière. Ils ont dû être emportés par le courant jusqu’à l’endroit où vous les avez trouvés. »
Étoile Balafrée inclina lentement la tête, et l’animosité des félins du Clan se dissipa. Seul Griffe Noire faisait exception à la règle. Il tourna le dos aux deux intrus avec un grognement de dégoût. Sans enthousiasme, parce qu’il lui coûtait de devoir un service à des ennemis, le chef déclara :
« Dans ce cas, nous vous sommes très reconnaissants.
— Oui, renchérit Patte de Brume, qui leva vers eux des yeux pleins de gratitude. Sans vous, mes petits seraient morts. »
Le chasseur roux s’inclina. Sans réfléchir, il ajouta :
« Pouvons-nous faire autre chose pour vous ? Votre camp est inaccessible, et le gibier se fait rare…
— Nous n’avons pas besoin de votre aide, lâcha Étoile Balafrée. Nous pouvons nous en sortir seuls. »
Lac de Givre soupira, à bout de patience.
« Ne sois pas stupide ! » Le respect de Cœur de Feu pour l’ancienne augmenta encore : peu de chats devaient oser parler sur ce ton à leur chef. « Ta fierté te perdra ! Comment nous nourrir ? Il n’y a plus de poisson. La rivière est empoisonnée, tu le sais.
— Quoi ? » s’écria Plume Grise.
Le chat roux, lui, resta muet d’étonnement.
« C’est la faute des Bipèdes, leur expliqua la doyenne. À la saison des feuilles nouvelles, le torrent était encore propre et poissonneux. Désormais, il est souillé de détritus.
— Le poisson est intoxiqué, continua Patte de Pierre. Ceux qui en mangent tombent malades. J’ai soigné plus de maux de ventre cette saison que dans toute ma vie. »
Les félins affamés baissaient les yeux, honteux qu’un étranger apprenne leurs ennuis.
« Laissez-nous vous aider, les implora-t-il. Nous vous apporterons à manger jusqu’à la fin de la crue, tant que les eaux seront polluées. »
Le code du guerrier imposait de n’être loyal qu’à un seul Clan. Si leur chef apprenait la vérité, elle serait furieuse. Pourtant, comment abandonner ces chats à la mort ? Pour notre bien à tous, quatre tribus doivent se partager la forêt, se rappela-t-il. Selon notre chef, c’est la volonté du Clan des Étoiles.
« Tu ferais vraiment ça pour nous ? lui demanda Étoile Balafrée, dubitatif.
— Oui. »
Plume Grise coula un regard vers Rivière d’Argent.
« Moi aussi, je vous aiderai, promit-il.
— Encore une fois, notre tribu vous remercie, grommela le vétéran. Aucun des nôtres ne vous interdira l’accès à notre territoire jusqu’à la fin de l’inondation. Mais ensuite, nous nous débrouillerons seuls. »
Il fit demi-tour et se faufila dans les taillis. Son Clan le suivit en silence. Les bêtes considéraient les deux intrus avec méfiance. Peu semblaient leur faire confiance ou croire en leur proposition.
La dernière à partir fut Patte de Brume, qui poussa ses chatons sur la pente.
« Merci à tous les deux, murmura-t-elle. Je n’oublierai pas ce que vous avez fait pour moi. »
Ils se retrouvèrent bientôt seuls et rebroussèrent chemin vers la rivière. Plume Grise s’ébroua, encore sceptique.
« Chasser pour une autre tribu ? On doit être fous.
— Que pouvions-nous faire d’autre ? Les laisser mourir de faim ?
— Non ! Mais il va falloir faire très attention. Si Étoile Bleue s’en aperçoit, on est fichus. »
Étoile Bleue… ou bien Griffe de Tigre, ajouta Cœur de Feu en son for intérieur. Il nous soupçonne déjà de complicité avec le Clan de la Rivière. On risque de lui apporter la preuve de notre trahison sur un plateau.