Chapitre 15
« E
t voilà notre nouvel apprenti : Nuage de Feu ! »
En plein repas, le félin roux leva les yeux. Longue Plume s’avançait vers lui, la queue frémissante.
« Prêt pour un petit entraînement ? ricana le matou au poil rayé de brun. Je suis ton nouveau mentor ! »
Sans se presser, le jeune guerrier termina son campagnol et se redressa. Il devinait ce qui s’était passé. Étoile Bleue avait parlé de leur châtiment à Griffe de Tigre, qui s’était empressé d’organiser une patrouille. Bien sûr, il avait choisi le pire ennemi de Cœur de Feu pour le surveiller.
À côté de lui, Plume Grise se leva d’un bond et s’approcha de Longue Plume.
« Attention à ce que tu dis ! maugréa-t-il. Nous ne sommes pas des novices.
— Ce n’est pas ce que j’ai entendu dire », rétorqua l’animal, qui se léchait les babines comme s’il venait d’avaler un morceau de choix.
Cœur de Feu agita la queue d’un air menaçant.
« Alors, on va te remettre les idées en place, gronda-t-il. Tu veux que je t’arrache l’autre oreille ? »
Longue Plume recula d’un pas. Il se rappelait fort bien l’arrivée de l’ancien chat domestique au camp : ce jour-là, sans se laisser intimider par ses insultes, le chat roux l’avait affronté d’égal à égal. L’oreille déchirée du guerrier en attestait encore.
« Fais attention, ronchonna-t-il. Si tu me touches, Griffe de Tigre te le fera payer.
— Ça vaudrait peut-être quand même le coup. Essaie de m’appeler Nuage de Feu encore une fois pour voir. »
Sans répondre, le félin tigré se lécha l’épaule d’un air boudeur. Cœur de Feu se détendit.
« Bon, allons-y ! » jeta-t-il.
Les deux amis s’engagèrent les premiers dans le tunnel d’ajoncs. Longue Plume mit un point d’honneur à choisir leur destination mais, une fois dans la forêt, ils firent de leur mieux pour l’ignorer.
La journée était froide et grise. Une pluie fine embrumait la forêt ; le gibier se cachait. Plume Grise vit les fougères remuer : il s’y enfonça, à pas de velours. Cœur de Feu, lui, allait renoncer quand il vit un pinson picorer les racines d’un noisetier. Il se tapit et s’avança lentement vers sa proie.
Il se préparait à bondir, l’arrière-train fléchi, quand Longue Plume s’écria :
« C’est une position de chasse, ça ? On dirait un lapin éclopé ! »
Aussitôt, l’oiseau s’envola, affolé, dans un grand cri. Le chasseur fit volte-face, furieux.
« C’est ta faute ! tonna-t-il. Dès qu’il t’a entendu…
— Pff ! Ne te cherche pas d’excuses. Si une souris te passait entre les pattes, tu serais encore capable de la manquer. »
Cœur de Feu coucha les oreilles en arrière et montra les crocs… Et si Longue Plume me provoquait délibérément, pour se plaindre ensuite à Griffe de Tigre d’avoir été attaqué ?
« Très bien, grinça le chat roux, dents serrées. Si tu es si doué, montre-nous comment faire.
— Comme s’il restait la moindre proie dans le coin, après ce boucan !
— Qui se cherche des excuses, maintenant ? »
Avant que Longue Plume n’ait le temps de répondre, Plume Grise sortit des fougères, un campagnol dans la gueule. Il le déposa à côté de son camarade et commença à le recouvrir de terre.
Leur « mentor » en profita pour s’éloigner, l’air digne.
« Qu’est-ce qui lui prend ? s’étonna le chat cendré. On dirait qu’il a avalé quelque chose de travers.
— Oh ! Rien. Viens, continuons. »
Longue Plume les laissa tranquilles et, au coucher du soleil, ils avaient amassé une pile respectable de gibier.
« Amène leur part aux anciens, suggéra Cœur de Feu à son compagnon quand ils eurent fini de traîner leurs dernières proies dans la réserve. Je m’occupe de Croc Jaune et Nuage Cendré. »
Il choisit un écureuil et se dirigea vers leur repaire. La guérisseuse était debout devant le rocher fendu. Assise en face d’elle, sa cadette avait l’air en pleine forme. Elle se tenait très droite, la queue enroulée autour des pattes, les yeux attentifs.
« On peut aussi mâcher des feuilles de jacobée et les mélanger avec des baies de genièvre écrasées, disait la vieille chatte. Ça donne un excellent cataplasme pour les articulations douloureuses. Tu veux essayer ?
— D’accord ! » s’écria son élève, enthousiaste.
Elle se leva d’un bond pour aller renifler le petit tas d’herbes que Croc Jaune avait posé sur le sol.
« Elles ont mauvais goût ?
— Non, mais ne les avale pas. Si tu en mangeais trop, tu aurais mal au ventre. Oui, Cœur de Feu, que veux-tu ? »
Il traîna l’écureuil derrière lui à travers la clairière. Déjà accroupie devant les feuilles de jacobée, Nuage Cendré mastiquait avec application ; elle agita la queue en guise de salut.
« C’est pour vous, annonça-t-il après avoir déposé sa proie devant la guérisseuse.
— Ah oui, Vif-Argent m’a dit que tu étais redevenu apprenti. Triple sot ! Tu ne pouvais pas aider le Clan de la Rivière sans être découvert tôt ou tard.
— Ce qui est fait est fait. »
Il n’avait pas envie de parler de son châtiment. Croc Jaune changea aussitôt de sujet.
« Je suis contente de te voir : je voulais te parler. Tu vois ce cataplasme ? »
Elle indiqua du museau les feuilles mâchées par Nuage Cendré.
« Oui.
— C’est pour Petite Oreille. Je n’avais pas vu d’articulations aussi enflées depuis des lunes. Il est dans ma tanière, il peut à peine bouger. À mon avis, sa litière devait être humide. »
Sa voix calme était démentie par son regard inflexible. Il eut un pincement au cœur.
« C’est à cause de Petit Nuage ?
— Je le pense. Il n’a pas bien choisi leur mousse. Je crains qu’il ne se soit même pas donné la peine de l’égoutter.
— Je lui avais pourtant montré… »
Il s’interrompit. Il avait déjà assez d’ennuis, pourquoi fallait-il en plus qu’il passe son temps à tirer son neveu d’affaire ? Il respira à fond.
« Je vais lui parler, promit-il.
— Bonne idée », grommela-t-elle.
Nuage Cendré cracha des bribes de jacobée et se redressa.
« C’est assez fin ? » demanda-t-elle.
Croc Jaune examina son travail.
« Excellent », répondit-elle.
Les yeux de la jeune chatte brillèrent de joie. Cœur de Feu regarda la guérisseuse avec admiration. Elle seule savait donner à sa cadette le sentiment d’être utile.
« Maintenant, les baies de genièvre. Voyons… trois devraient suffire. Tu sais où je les range ?
— Oui ! »
Malgré son infirmité, Nuage Cendré se dirigea vers le rocher fendu d’un pas bondissant, la queue haute. À l’entrée du gîte, elle se retourna.
« Merci pour l’écureuil ! » lança-t-elle à son ancien mentor, puis elle disparut à l’intérieur.
Croc Jaune la regardait d’un air approbateur et poussa un ronronnement rauque.
« Voilà une petite qui a la tête sur les épaules ! », murmura-t-elle.
Le guerrier acquiesça. Il aurait aimé pouvoir en dire autant de son neveu.
« Je vais aller parler à Petit Nuage », soupira-t-il.
Démoralisé, il toucha le flanc de la guérisseuse du bout du museau avant de s’éloigner.
Comme le chaton n’était pas à la pouponnière, il essaya la tanière des anciens. À l’entrée, il entendit la voix de Demi-Queue :
« Alors, le chef du Clan du Tigre suivit le renard une nuit et une journée entières, et le lendemain soir… Bonsoir, Cœur de Feu. Tu es venu écouter mon histoire ? »
Le chasseur observa la scène. Roulé en boule sur sa litière, le vieux matou était entouré de Pomme de Pin et Plume Cendrée. Allongé contre le flanc du conteur, Petit Nuage le regardait avec des yeux émerveillés. Il rêvait sans doute de grands félins rayés de noir aux muscles puissants. Quelques morceaux de viande traînaient sur le sol du repaire et, à l’odeur, on devinait sans mal que les trois doyens l’avaient laissé partager leur repas.
« Non merci, Demi-Queue, répliqua le chat roux. Je ne peux pas rester. Il faut que je parle au petit. D’après notre guérisseuse, il a mis de la mousse humide sur vos litières. »
Plume Cendrée poussa un grognement méprisant :
« Quelle idée !
— Croc Jaune ne devrait pas écouter Petite Oreille, maugréa Pomme de Pin. Si les guerriers du Clan des Étoiles en personne descendaient de la Toison Argentée pour lui faire sa litière, il se plaindrait encore. »
Cœur de Feu agita les oreilles, gêné. Il ne s’attendait pas à voir les anciens défendre le jeune coupable.
« Alors, Petit Nuage, c’est vrai, oui ou non ? demanda-t-il, le regard noir.
— J’ai essayé de bien faire, répondit son neveu d’un air désolé.
— Il est encore jeune, fit remarquer Plume Cendrée.
— Peut-être, mais… » Il se dandina d’une patte sur l’autre. « Petite Oreille a mal aux articulations.
— Ça fait des lunes et des lunes qu’elles le font souffrir, rétorqua Demi-Queue. Il s’en plaignait déjà bien avant la naissance de ce chaton. Ne te mêle pas de cette affaire.
— Désolé, marmotta le chasseur. Je m’en vais. À partir de maintenant, fini la mousse humide, Petit Nuage. D’accord ? »
À peine sorti de l’antre, il entendit le chaton déclarer :
« Continue, Demi-Queue. Qu’a fait le chef du Clan du Tigre, ensuite ? »
Le rouquin retrouva l’air frais de la clairière avec soulagement. Libre de se restaurer, à présent que les anciens avaient leur part, Cœur de Feu s’approchait de la réserve quand il remarqua Plume Brisée étendu devant sa tanière. Allongé à côté de lui, Griffe de Tigre faisait sa toilette comme on s’occupe d’un vieil ami.
Ému, le rouquin tomba en arrêt devant ce spectacle. Leur lieutenant était donc capable de clémence ? Il entendait résonner la voix grave du vétéran. L’air bien plus détendu que d’habitude, le chef déchu lui répondit quelques mots indistincts, comme s’il était touché par la sympathie de Griffe de Tigre.
Soudain, les doutes de Cœur de Feu revinrent le hanter : le grand guerrier pouvait-il vraiment être un traître ? C’était un combattant féroce et courageux, qui remplissait ses fonctions avec assurance. Pourtant, jusqu’à ce jour, jamais le chat roux n’avait vu chez lui la moindre trace de compassion…
Il s’ébroua. Peut-être Étoile Bleue avait-elle raison. Peut-être le vétéran était-il innocent du meurtre de Plume Rousse. Peut-être l’accident de Nuage Cendré n’était-il que le fruit du hasard. Et si j’avais tort depuis le début ? songea-t-il. Et si Griffe de Tigre n’était qu’un chasseur loyal et efficace ?
Mais il ne parvenait pas à y croire. Las, rompu, il se dirigea vers le tas de gibier ; il aurait donné n’importe quoi pour être délivré du fardeau de son secret.