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PRÈS LE DÉPART DU VÉTÉRAN, Cœur de Feu n’éprouva aucun sentiment de triomphe. Il se surprit même à éprouver un peu de regret. Si seulement sa loyauté l’avait emporté sur son ambition, Griffe de Tigre aurait pu faire partie de ces guerriers de légende dont on conte les exploits à des générations de chatons. Quel gâchis ! songea le chat roux, le cœur lourd.
Autour de lui, les conversations reprenaient. On commentait avec fièvre les récents événements.
« Qui sera notre nouveau lieutenant ? » s’interrogea tout haut Vif-Argent.
Mais leur meneuse se glissa dans sa tanière sans faire d’annonce. La queue basse, elle traînait les pattes comme une chatte malade.
« Cœur de Feu serait parfait ! suggéra Nuage de Neige, surexcité. Il ferait du bon travail !
— Cœur de Feu ? répéta Éclair Noir, dédaigneux. Un chat domestique ?
— Et alors ? Il n’y a pas de mal à ça ! »
Sans se soucier de leur différence de taille, le chaton se hérissa de colère.
Son oncle s’apprêtait à intervenir quand Tornade Blanche s’interposa entre le guerrier et l’apprenti.
« Ça suffit ! jeta-t-il. Étoile Bleue nous révélera son choix ce soir avant minuit. C’est la tradition. »
Le rouquin se détendit ; son élève fila rejoindre les autres novices. Si Nuage de Neige ne semblait pas comprendre la gravité des événements, les chasseurs – les proches de Griffe de Tigre, en particulier – courbaient l’échine comme si le monde venait de s’écrouler.
Cœur de Feu alla rejoindre Plume Grise et Nuage Cendré.
« Ça te plairait, au moins, de devenir lieutenant ? » le taquina son ami.
Malgré ses grimaces de douleur et le sang qui perlait encore au coin de sa gueule, jamais le guerrier n’avait semblé si alerte depuis la mort de Rivière d’Argent. Les combats et la défaite de Griffe de Tigre lui avaient fait oublier un instant son chagrin.
Le chat roux réprima un petit frisson : lui, lieutenant du Clan du Tonnerre ! Il déchanta vite. Réunir ces félins effondrés, refaire d’eux une tribu digne de ce nom… La tâche semblait presque insurmontable.
« Non, répondit-il. De toute façon, Étoile Bleue ne me choisira jamais. »
Il s’ébroua pour s’éclaircir les idées.
« Comment te sens-tu ? demanda-t-il à Plume Grise. Ces blessures sont graves ?
— Il s’en sortira, rétorqua Nuage Cendré. Mais il a la langue éraflée, elle saigne encore beaucoup. Je ne sais pas quoi faire. Tu pourrais aller chercher Croc Jaune ?
— Bien sûr. »
Depuis qu’elle s’était retirée dans son antre avec Plume Brisée, l’ancienne n’avait plus reparu. Cœur de Feu traversa la clairière, pénétra dans le tunnel de fougères. Au bout de quelques pas, il entendit la voix du vieil animal. Si brusque d’habitude, elle recelait des trésors de douceur… Surpris, le matou s’arrêta net.
« Ne bouge pas, Plume Brisée. Tu as perdu une vie, murmurait-elle. Tout va bien.
— Alors pourquoi ai-je encore mal ? » maugréa-t-il.
Elle lui répondit de la même voix mielleuse, à donner froid dans le dos.
« Le Clan des Étoiles a refermé la blessure qui t’a tué. Pour le reste, seule une guérisseuse peut t’aider.
— Alors qu’attends-tu, vieille carne ? Donne-moi un remède contre la douleur.
— Très bien. » La froideur soudaine de Croc Jaune fit frémir le rouquin. « Voilà, mâche ces baies, et la souffrance s’en ira pour de bon. »
À travers le feuillage, il vit la chatte s’emparer d’un objet. Sans hésitation, mais avec d’immenses précautions, elle présenta trois petites boules rouges au guerrier blessé. D’un seul coup, Cœur de Feu fut ramené en arrière, à un jour glacé de la saison des neiges. Dans son souvenir, Petit Nuage fixait un buisson aux feuilles sombres constellé de taches écarlates et Nuage Cendré lui disait : « Ses fruits sont si vénéneux qu’on les appelle des baies empoisonnées. Une seule suffirait à te tuer. »
Sans un mot, Plume Brisée avait avalé le poison.
La doyenne le regardait faire, impassible. Elle se pencha pour lui souffler à l’oreille :
« Je suis arrivée au camp parce que tu m’avais chassée de notre tribu. Ici, j’étais prisonnière, tout comme toi. Pourtant, le Clan du Tonnerre m’a bien traitée. Ils ont fini par m’accorder leur confiance, par me demander d’être leur guérisseuse. Tu aurais pu faire de même. Mais qui te fera confiance, désormais ? »
Plume Brisée poussa un grognement de mépris.
« Tu crois vraiment que ça m’importe ? »
Elle se tapit près de lui.
« Je sais que rien ne compte, pour toi. Ni ta tribu, ni ton honneur, ni ta famille.
— Je n’en ai plus ! cracha-t-il.
— Faux. Ta famille était tout près, et tu ne l’as jamais su. Je suis ta mère, Plume Brisée. »
Un curieux grincement monta de la gorge de l’infirme. Ce rire forcé avait quelque chose de terrible.
« Tu as une araignée au plafond, la vieille. Les guérisseuses n’ont pas de petits.
— Voilà pourquoi j’ai dû te confier à une autre, lui répondit-elle, une immense amertume dans la voix. Mais je n’ai jamais cessé de t’aimer… jamais. Quand tu as été fait guerrier, j’étais si fière de toi… Et puis tu as tué Étoile Grise. Ton propre père. Tu m’as accusée de tes crimes. Tu as failli détruire notre Clan. Aujourd’hui, il est temps d’en finir.
— Que veux-tu dire… »
Il tenta de se relever, mais ses pattes cédèrent sous lui. Sa voix se mua en un râle qui donna la chair de poule à Cœur de Feu.
« Qu’as-tu fait ? Je ne… Je ne sens plus mes pattes. Je ne peux plus… respirer… »
Croc Jaune le contemplait, impassible.
« Je t’ai donné des baies empoisonnées. Je sais que c’est ta dernière vie, Plume Brisée. Une guérisseuse comprend ces choses-là. Personne ne souffrira plus jamais à cause de toi. »
La gueule du chasseur s’entrouvrit sur un faible cri de surprise et de terreur. De regret aussi, sembla-t-il à Cœur de Feu. Mais le mourant ne put les formuler. Ses membres se tordirent, ses griffes raclèrent le sol. La poitrine pantelante, il luttait pour respirer.
Incapable de continuer à le regarder, Cœur de Feu retourna se blottir à l’entrée du tunnel jusqu’à la fin des convulsions de Plume Brisée. Ensuite, seulement, il alla porter à l’ancienne le message de Plume Cendrée. Cette fois, cependant, il s’arrangea pour qu’elle l’entende arriver.
Plume Brisée gisait, immobile, au milieu de la petite clairière. La chatte était allongée près de lui, le nez pressé contre son flanc. Quand Cœur de Feu s’approcha, elle releva la tête. Les yeux débordant de larmes, elle semblait plus vieille et plus frêle que jamais. Cœur de Feu connaissait toutefois sa force de caractère ; il savait que son chagrin ne l’anéantirait pas.
« J’ai fait tout ce que j’ai pu, mais il est mort », expliqua-t-elle.
Il ne pouvait pas lui avouer qu’il avait surpris la scène. Il se jura de ne jamais répéter à personne ce qu’il venait de voir et d’entendre.
Il s’éclaircit la gorge et se força à répondre d’une voix calme :
« Nuage Cendré voudrait savoir comment traiter une langue éraflée. »
Croc Jaune se releva comme si elle-même sentait dans ses os l’effet des baies empoisonnées.
« Je vais chercher la bonne herbe et j’arrive. »
La démarche vacillante, elle entra dans son repaire sans se retourner une seule fois sur le corps sans vie de Plume Brisée.
Le félin roux se croyait incapable de dormir, mais son épuisement était tel que, sitôt couché, il tomba dans un profond sommeil. Il rêva qu’il était perché sur une colline, la fourrure ébouriffée par le vent et le feu glacé de la Toison Argentée loin au-dessus de sa tête.
Une odeur familière vint lui chatouiller les narines ; Petite Feuille était derrière lui. Elle lui effleura le nez avec douceur.
« Le Clan des Étoiles t’appelle, Cœur de Feu, murmura-t-elle. N’aie pas peur. »
La silhouette de la guérisseuse s’estompa petit à petit : il était seul.
Le Clan des Étoiles m’appelle ? pensa-t-il, ébahi. Je vais mourir ?
Il se réveilla en sursaut, la peur au ventre, et s’étrangla de soulagement en retrouvant la pénombre de sa tanière. Ses blessures le cuisaient encore, mais sa force revenait peu à peu. Pourtant, impossible de cesser de grelotter. Petite Feuille venait-elle de prédire sa mort ?
Un froid inhabituel expliquait ses frissons. Le gîte, en général réchauffé par les corps des dormeurs, était vide. Dehors, de nombreuses voix murmuraient : le Clan entier était déjà rassemblé dans la clairière. La lumière pâle de l’aube illuminait l’horizon.
Tempête de Sable surgit de la foule.
« Cœur de Feu ! s’écria-t-elle. Minuit est passé depuis longtemps, et Étoile Bleue n’a pas nommé de nouveau lieutenant !
— Quoi ? »
Il sursauta, affolé. Le code du guerrier avait été enfreint !
« Le Clan des Étoiles sera furieux !
— Étoile Bleue refuse de sortir de son antre, continua son amie. Tornade Blanche a tenté de la raisonner, sans succès.
— Elle est très touchée par la trahison de Griffe de Tigre.
— Mais c’est notre chef ! Elle ne peut pas s’enfermer dans sa tanière comme si nous n’existions pas. »
Pourtant, la sympathie du rouquin allait à leur meneuse. Elle avait voué une telle confiance au vétéran ! Quelle déception d’apprendre qu’elle avait eu tort depuis le début, que plus jamais elle ne pourrait compter sur lui !
Étoile Bleue sortit enfin de son gîte, l’air vieux et fatigué. Elle s’assit au pied du Promontoire sans même chercher à l’escalader.
« Chats du Clan du Tonnerre, souffla-t-elle d’une voix qui portait à peine au milieu des conversations. Écoutez-moi : je vais nommer notre nouveau lieutenant. »
Un silence de mort descendit sur la clairière.
« J’annonce ma décision devant le Clan des Étoiles, afin que l’esprit de nos ancêtres l’entende et l’approuve. »
Elle fixa ses pattes pendant si longtemps que le jeune chasseur se demanda si elle avait oublié ce qu’elle s’apprêtait à dire. Peut-être n’avait-elle même pas fait son choix.
« C’est Cœur de Feu qui me secondera désormais », finit-elle par clamer.
Aussitôt, elle rentra dans son repaire d’un pas lourd.
La tribu entière s’était figée. Le chat roux suffoquait. Lui, lieutenant ? Il se retint à grand-peine de rappeler la chatte grise pour expliquer qu’il devait y avoir une erreur. Il venait à peine d’être fait guerrier !
C’est alors qu’il entendit Nuage de Neige jubiler :
« Je le savais ! C’est Cœur de Feu qui a été choisi !
— Ah oui ? bougonna Éclair Noir. Moi, je ne reçois pas d’ordres d’un chat domestique ! »
Quelques félins vinrent féliciter l’heureux élu, Plume Grise et Tempête de Sable en tête. Nuage Cendré s’approcha en ronronnant pour lui sauter au cou et lui débarbouiller le museau à grands coups de langue.
Mais d’autres préférèrent filer en douce sans lui adresser la parole. Ils semblaient aussi surpris que lui par le choix d’Étoile Bleue. Voilà sans doute ce que Petite Feuille avait voulu lui dire en rêve : le Clan des Étoiles l’appelait à de nouvelles responsabilités. « N’aie pas peur », avait-elle ajouté.
Oh, Petite Feuille ! Facile à dire, songea Cœur de Feu, submergé par l’angoisse et l’incertitude.