Anthropologie

Ceux de mon âge ont connu leurs premières errances à l’aube du XXIe siècle. Nous n’avions aucune chance. Nous sommes toujours arrivés après les réjouissances, dans les débris de bouteilles et les gueules de bois, sur les décombres des fêtes. Nos pères ont brûlé la chandelle par tous les bouts de la Terre. Ils ont fait flamber la planète. Partout où nous passons – aux confins de la Papouasie, sur les neiges du Ruwenzori –, la bringue est finie. Le voyage est défloré de son essence insouciante. Désormais : désillusion, conscience, urgence. Des enjeux critiques entravent les plus belles échappées. On ne part plus pour le panache et l’ivresse. Les bourlingueurs sont devenus graves. Ils alarment, comme des vigies innocentes, des sentinelles un peu myopes et touchantes. Cela fait bien longtemps que des spoutniks transmettent leurs données sinistres aux scientifiques. Ceux-là se passent du truchement des vagabonds se cherchant encore des raisons. L’exploration n’est plus guère possible que là-haut, dans le ciel constellé. Ce n’est plus une affaire de baroudeurs fauchés, mais d’éminents spécialistes et de budgets étatiques. La Terre est ronde. On s’est trompé d’époque. On a raté nos vies. Il nous reste la poésie.

Qu’est-ce alors que cette grande affaire qu’on appelle le voyage ? Pulsion innée du grand large, séparation salvatrice d’avec les siens, voie apaisée vers l’âge ? Rien de plus, sans doute, que le grand cérémonial initiatique des jeunesses d’Occident. Rite majeur de sociétés ayant renoncé aux couperets et aux paliers de la destinée, étape instinctive de l’existence, sirènes nécessaires, chimères fondatrices. Qui n’a jamais songé à tâter l’altérité et à sonder la profondeur de l’horizon ? Ce ne fut jamais, peut-être, à certains qu’une vague idée en l’air. Une pensée qui n’est pourtant pas fortuite. D’autres ne concevraient pas de vivre encore sans lui donner corps. Ils s’en vont sous le soleil qui en a brûlé tant de ses rayons. Toutes les peuplades, aujourd’hui unies dans l’humanité, exigeaient jadis de leurs rejetons la fourrure d’un ours et l’épreuve du lointain, avant de rentrer dans le rang. Liberté de rigueur. Mesure d’éloignement provisoire. L’espace n’a jamais rien été sinon le temps, un cheminement. On ne fait aucun pas impunément.

Rétrospectivement, je comprends bien n’avoir obéi qu’à cette loi, qui jalonne de seuils le décompte des années. Elle exige des passages vers la « maturité », ainsi qu’on nomme l’équivalent du baccalauréat en Suisse et en Belgique. D’aussi loin que je me souvienne, de ces premières aventures, de ces tribulations mal ordonnées, j’ai prêté l’échine et le flanc à une tradition. J’ai obéi aveuglément à une coutume qui n’est inscrite nulle part et qui veut que chacun valide ses semestres à l’école du voyage jusque sur des curriculum vitæ normalisés : les séjours altruistes au Mali, les travaux des champs en Australie, la Panaméricaine le pouce levé. J’ai franchi un à un les échelons d’une initiation ambulante en m’imaginant mutin. Un anthropologue de l’Occident en aurait ri aux éclats.

J’ai été des contingents – le service militaire n’était plus – qui ont roulé leur bosse dans l’apocalypse figée des Andes. J’ai le souvenir de la blancheur aveuglante des carreaux de sel et de ces femmes de l’Altiplano, aux robes épaisses et bouffantes, un chapeau melon sur une chevelure nattée, portant toujours dans leur dos un enfant, comme s’il faisait partie de l’accoutrement. Le toit du Nouveau Monde, et pour gagner cette première liberté, j’avais consciencieusement étalé des rouleaux de gazon dans les parcs publics de banlieues mal famées. La plupart de ceux avec lesquels nous enjolivions les terre-pleins centraux des autoroutes se trouvaient enlisés dans des quartiers navrants. Autres milieux, autres origines, autres rites. Leurs paies s’échangeaient contre les mirages de la consommation. Quant à moi je rêvais innocemment de parages moins tangibles. Je me revois, en équilibre sur une échelle entre les glissières de sécurité, soulever des bacs entiers de fleurs à peine écloses et grimper les barreaux à l’aveugle pour suspendre le tout à des lampadaires gris et sales. Autour de nous, ce n’était qu’un trafic incessant, les klaxons et les gaz d’échappement. Qui se souciait de cette chlorophylle et de ces pétales pastel dans un décor uniforme de ciment ? Un chef indolent me questionnait quant à l’orthographe des termes prosaïques dont il remplissait ses fiches. Le soir, je dévorais des récits de terres lointaines qui ne connaissaient ni asphalte ni pots de géraniums.

À l’université française, la science humaine de certains précepteurs confondait pensée et idéologie. J’y ai surtout appris à relativiser les grades et les titres acquis au forceps, par une abnégation académique. J’ai expérimenté l’incontournable année d’études à l’étranger, à Montréal, dans une altérité toute relative. Aubaine de ces partiels de géographie consacrés aux cordillières andines, que je sillonnais alors. Déception de ces enseignements au rabais, et de ces étudiants que les Québécois nomment des téteux. Fulgurance d’une échappée jusqu’à la baie James, dans ces forêts de conifères grêlées de lacs et ces tranchées trouant les jungles boréales de l’Arctique canadien, jusqu’aux grèves froides. Les lisières impénétrables et leur voile de feuillage, lignes de fuite si typiquement américaines, menant ensuite notre vieille Chrysler vers les chaleurs mexicaines, qui fuyait l’hiver et un cursus trop convenu.

Nous savions plus d’espagnol que d’anglais. Les États-Unis défilaient, dans la hantise d’une panne mécanique pour laquelle nous n’avions pas le premier dollar. Par chance, elle arriva au sud du Rio Grande, dans un bidonville où nous réparâmes deux jours durant avec le concours de passants édentés. La bombita, c’était un problème de bombita et nous étions dans l’inconscience de ces massacres qui ponctuaient la vie des sierras. Nous ne prétendions à rien d’autre qu’à la route et à des mésaventures sans drames, à ces artères de bitume désignant l’horizon et le soleil s’estompant derrière. Aveuglé un soir par les rayons rasant du couchant, l’ami qui tenait le volant jurait pourtant mordicus que nous foncions vers l’est. Énième coup de frein dans une pampa déserte et centième demi-tour, dans un crissement de roues et des rires.

Comment est-il possible que le simple fait de rouler procure autant de plaisir ? Des journées creuses, où l’on ne fait rien que de mirer le paysage qui défile. On ne ressent pourtant aucun ennui. La route avale goulûment les vagues à l’âme et le spleen. On voit du pays. On fait des haltes qu’on oublie, on effleure du regard des visages, on change d’avis à tous les virages. Sans doute parce que, le voyage, c’est une traversée des mondes, ce n’est pas un lieu, ce n’est pas un Graal. Il se fiche des finalités et des destinations. Cela n’a jamais été cela, le voyage, ça n’a jamais été un circuit fléché, mais une improvisation désarticulée. Le road trip comptait plus que le terminus dont nous n’avions qu’une vague idée. Il en allait de même de notre avenir.

Au retour, près de la frontière canadienne, il neigeait dru dans l’obscurité, notre combi des temps modernes était borgne, un phare seulement et les essuie-glaces étaient tous en panne. Nous avions bricolé un système de ficelles que j’actionnais depuis la place du mort en me penchant par la vitre ouverte. La police de New York, sirène hurlante, nous avait bientôt acculés sur le bas-côté. Il avait fallu bafouiller avec brio dans la langue de Shakespeare que nous n’avions jamais lu, puis rester longtemps dans l’expectative. Le verdict tardait et trois autres voitures coiffées de gyrophares avaient rappliqué. Une dizaine d’agents riaient à gorge déployée, devant notre mécanisme de fortune. Nous craignions une amende qui nous oblige à travailler deux ans pour rembourser. Mais, moyennant la distraction que nous leur avions procurée, les fonctionnaires nous avaient escortés jusqu’à une aire de repos en nous enjoignant de n’en repartir qu’au matin et par temps clair.

Des péripéties somme toute bien ordinaires. C’était pourtant mieux que de rester au bar. Des promotions entières préféraient se livrer aux beuveries estudiantines ou fixer béatement les danseuses de la rue Sainte-Catherine. Exploration contrôlée de la débauche pour une jeunesse incollable quant à la vertu dans laquelle elle avait été élevée. Rite de passage en soi que de jouer les mauvais garçons dans l’éloignement et l’anonymat, affranchis temporairement des carcans et des familles. La mienne avait été désunie depuis longtemps déjà, après nous avoir inculqué quelque entendement. Je n’avais dès lors qu’une angoisse, que rien n’arrivât, ni de mes rêves ni de mes craintes, que l’avenir fût trop plat. Demain ne pouvait que se trouver ailleurs.

Ailleurs était un autre jour, l’horizon devait tout résoudre. Voyager vraiment, c’est avoir le cœur apatride. C’est prendre un navire, un soir, en songeant longuement au parfum de sa ville. Voyager, c’est partir. J’avais griffonné sur une page blanche des poèmes avortés qui disaient qu’Ici plus rien n’arrive, ni drames, ni liesses. De la Seine, Paris dérive, sans cris, sans larmes, sans cesse. Sorte d’« adieu vieille Europe » qui s’achevait ainsi : En moi l’exil, et loin derrière, l’esquisse d’une terre. Un souffle attise une lueur. Là-bas, le doux bonheur. En relisant ces phrases virginales, je me dis que c’était aussi l’odyssée des mots qui s’amorçait alors et promettait les plus ravissants rivages.

Je me souviens de l’Inde. J’ai vingt ans peut-être. Les trains bondés où les ventilateurs dispersaient l’air vicié. La plèbe qui se soulageait le long des rails en usant des mains gauches comme toute hygiène. Qui dormait sur les quais, emmaillotée de linges blancs, comme des dépouilles alignées après un drame. Un vaste drame. Les lépreux qui vous mettaient sous le nez leurs membres atrophiés. La caste des travestis qui venaient lever l’impôt de la mendicité avec non moins d’assurance que s’ils étaient mandatés par un ministère. Le ministère des va-nu-pieds. La dîme du royaume des gueux. Les mendiants faméliques qui entravaient ma marche en se cramponnant à mes chevilles. Combien j’aspirais alors à la stérilité des neiges himalayennes. L’immaculé, le gel qui engourdit les bacilles. Fasciné malgré tout, assis sur le marchepied d’un wagon ouvert à tous les vents chauds et étouffants, les yeux grands ouverts, je lisais passionnément le monde qui défilait au rythme des bogies. Je me revois, je portais une chemise vert foncé, repassée seulement par la mousson, sur un torse qui se plaisait à la maigreur, contaminé par une nourriture étrangère et secoué par la fièvre. Émacié, comme eux, la draperie de ma peau sur l’architecture de mes os. La pupille saturée par les couleurs, les papilles par les senteurs, dans l’humanité hindoue coagulée.

Calcutta, pleine de ses foules diaprées, de ses macaques en liberté, ses lianes rampant sur les parapets, sa saleté, sa fournaise, sa beauté. Ville féconde, fourmilière colportant mille colis, murs de moisissures au pied desquels se traînaient des êtres estropiés. Jungle urbaine de ruelles saisissant les corps et les cœurs à l’insu des grandes artères sur lesquelles, parfois, les grilles d’un grand hôtel isolaient un havre stérile pour les âmes nauséeuses. Je n’avais aucune inclination pour ces chambres cliniques. Je me fichais odieusement de ces quartiers aisés et abiotiques. J’étais installé dans le voyage, confortablement, profondément vautré dans l’expérience de l’indigence. Bercé par le vrombissement aérien des ventilateurs dans la moiteur de la nuit, soumis à la rumeur criarde des multitudes. Je m’assoupissais sur des literies pourries sous le souffle des pales, dans les bras du voyage.

Qu’y trouve-t-il, lui, le voyage, à ces mégalopoles mal rangées de taudis ? Qu’y a-t-il d’alléchant au ragoût de la misère humaine, à ses mots, à ses chants ? Rien, sinon la commotion que provoque le sordide. Notre vraie venue au monde. Nous qui habitons des pays assainis par des arsenaux de règlements, par le climat même, par l’opulence. Nous dont les contrées sont désinfectées et les aspérités gommées par les normes. Nos rues drainées ont été presque expurgées du dénuement et des difformités de nos pareils. Nos boutiques font commerce de pièges à mulots masquant les cadavres, afin d’anéantir le nuisible sans avoir à contempler ces toutes petites morts. On ne veut rien voir des haillons du monde, qui viennent pourtant s’ériger en campements sahariens jusqu’au cœur de Paris. Le baptême de l’altérité – toujours la même – au bout de sa rue.

Je me souviens de l’Inde. C’était mes grandes découvertes. Moi sur la route du Nagaland et de l’Arunachal Pradesh. Moi, dans la vieille salle de lecture d’un institut colonial, méconnaissant un anglais abstrus traitant de contrées d’autant plus sibyllines. Moi, dont les yeux errent sur des mots tandis que mon esprit est tout entier accaparé par la vision de ce corps, découvert hier encore, à Madras. Vieille demeure britannique cernée par les élans avortés de murs de briques hérissés d’une armature rouillée. Élégance surannée d’une époque où le raffinement côtoyait la cruauté. Ce balcon qui réunissait plusieurs chambrées, où je me promenais, dans la torpeur de l’homme asséché par le soleil. Et derrière un voile, une fille entièrement nue qui sommeillait, que je n’ai jamais connue. Une silhouette en forme de lyre, comme l’écrivait Ivan Bounine. Apparition charnelle annihilant en un instant mes rêves d’échappées aux confins des jungles birmanes et des forteresses himalayennes. Toute-puissante mémoire de nos fantasmes et de nos regrets. Hantise voluptueuse, bientôt balayée par un esprit en cavale. J’allais alors d’un pas qui ne se retournait pas. Je ne songeais guère à la traversée de la vie que j’imaginais infinie. Je prétendais plutôt repousser les horizons et fendre l’espace. Des rêves de hautes montagnes, de contrées inconnues, des mirages.