« Je me souviens. Je me souviens de la révolution. Je me souviens de ce jour où tout a changé. On dit que les révolutions ne se font pas en un jour, qu’il n’y a pas de grand soir. Mais voilà, nous étions tous dans la rue ce jour-là, c’était comme un appel – c’était une évidence. Je ne sais plus pourquoi j’étais descendue. Peut-être parce qu’ils avaient tué ce gamin et qu’on en avait assez d’être assistés. Je n’étais pas là pour tuer des gens, pour survivre ou pour renverser le gouvernement. J’étais là pour dire à quel point il nous était dur de vivre dans un monde qui chie dans son eau potable. À quel point le parti unique nous faisait du mal – à quel point nous regrettions la liberté d’Internet malgré les cons, malgré les trolls. À quel point nous avions peur de ce qui se passait en Europe, les armes brandies derrière les nouvelles frontières ardemment défendues – quand l’Union s’était défaite, le monde entier avait plongé. À quel point nous n’avions plus accès à l’emploi, à quel point les tickets repas n’étaient plus suffisants. Je ne savais pas que nous serions si nombreux dehors. C’était le printemps, et les étudiants eux étaient dans la rue depuis l’hiver, dans le froid ils s’étaient battus pour sauver leurs universités publiques. Je les avais regardés faire sans me sentir concernée. Mais ce soir-là, dans la rue, je me suis rendu compte à quel point nous étions nombreux à penser la même chose. Nos boules de neige individuelles se sont transformées en avalanche, et nous étions presque un million dehors avant même de nous en rendre compte. »
*
— Ça va ?
— Ouais.
— Tu crois qu’on peut sortir ?
— Ça fait combien de temps ?
— Peut-être vingt minutes.
— OK.
Nikki enlève la serviette sous laquelle elle s’était cachée, sort de l’espace entre le lavabo et la baignoire. Il y a des débris partout. La porte de la salle de bains est pulvérisée. Il y a du sang partout.
— Merde.
— T’as déjà vu un macchabée ?
— Nan.
Elle enjambe les restes de la porte. Juste derrière, un corps roulé en boule. Immense. Elle guette dans le salon, pour voir si le petit drone noir n’y est pas. Elle l’a entendu bouger quelques minutes après le mitraillage de l’appartement, elle a entendu son buzz d’insecte disparaître, mais elle n’est pas certaine qu’il ne soit pas caché quelque part, à l’attendre.
— Il est parti.
— Oui.
Elle regarde le cadavre, recroquevillé sur lui-même. Criblé de balles. Elle ne ressent rien. Elle se dit que peut-être tous ces morts qu’elle apprécie sur un écran de télévision l’ont protégée de la réalité. Que peut-être elle s’est blindée.
— Beurk.
Un pan du visage de ruche a été déchiqueté. C’est un masque, élaboré. Dessous, un visage humain ouvre un œil hagard vers elle.
Elle va vomir dans un coin.
Assise dans le fauteuil Eames en morceaux, remis sur pied, confortable, quand même. Elle regarde la nuit s’emparer du ciel dehors, la pollution lumineuse de Montréal avale toutes les étoiles. La pièce sent le brûlé et la viande.
— Nikki, faut qu’on bouge.
— Pourquoi il nous a pas tués ?
— Le drone ? Peut-être qu’il nous a pas vus.
— Il doit avoir des infrarouges ou un truc du genre, non ?
— Qu’est-ce que j’en sais ? Je sais juste qu’on est en vie et qu’il faut qu’on dégage si on veut le rester.
Il n’a pas tort. Il faut rentrer, il faut mettre les choses en ordre. Tellement de questions. Elle a trouvé le meurtrier, un chirurgien. Le gars aime se déguiser en homme ruche. Son appartement était cambriolé. L’avait-il fait lui-même ? Attendait-il l’arrivée de Nikki ? Après tout, elle l’avait déjà vu dans son rêve de forêt. Comment pouvait-il savoir ce qui se passe dans ses rêves ? Et pourquoi l’avait-on flingué ?
— Il faut que je parle à Mommy.
— Pourquoi ?
Elle se lève pour récupérer dans le bureau la chemise pleine de diagrammes. Une explosion déchire le ciel au loin, derrière la fenêtre.
— Wowow, dit Finn en se collant au verre.
Une boule de feu enfle sur l’île Sainte-Hélène, plus au nord. Une seconde explosion, cette fois sur l’île de Montréal, en plein Downtown. Des flashs apparaissent par intermittence sur le pont Champlain. Des cris lui parviennent, une sirène se met à hurler.
— C’est la fin du monde ?
Un sentiment de vide profond coule en elle, comme si tout venait de se briser. Elle a encore le goût du vomi dans la bouche, auquel s’ajoute une saveur de métal et de sang. Elle se rend compte qu’elle pleure.
— On se tire d’ici.
Avant de quitter l’appartement, elle cueille la photo de l’homme aux lunettes, tombée de l’étagère, son verre brisé.
Dans les couloirs, c’est déjà la panique. Nikki s’engage dans l’escalier avec d’autres habitants – une évacuation non concertée, des familles entières, des sacs de provisions, des chiens et des chats. Elle est trop occupée à sa propre survie pour regarder autour d’elle – dans cette cage d’escalier, c’est l’individualisme sous sa forme dégénérée, un non-espace où chacun n’existe que sous sa forme élémentaire de course vers la vie. Ce n’est pas ordonné, ce n’est pas respectueux : ces gens n’ont pas appris à vivre ensemble. Ce n’est pas l’individualisme qui tue la société. C’est le moi d’abord.
Dans le lobby, des résidents organisent une forme de résistance.
— Pas de panique. Ils ne vont pas nous tirer dessus. Nous ne faisons pas partie de la Commune. Les forces fédérales vont venir nous libérer.
— Ils ont donné l’assaut sur Hôm.
— Nous n’avons rien à nous reprocher !
— Ils ne feront pas de quartier.
— Restons chez nous !
Nikki sort discrètement, évite de se faire prendre à partie par les meutes en plein débat. Des enfants pleurent dans leurs poussettes. Sur le parking, c’est le branle-bas de combat. Aucune voiture ne démarre mais certaines sont aménagées en abris – comme si fuir les appartements pour les recréer dans un habitacle était une façon de nier les événements. D’énormes nuages de fumée tournoient dans la nuit. Des flashs et des explosions dans le lointain. Nikki retrouve son vélo. Les roues ont été volées.
— Génial.
— Bouge, meuf. Faut quitter l’île.
Elle a de la chance : le pont Victoria n’est pas fermé, les milices ont disparu, probablement parties rejoindre un front invisible. Les sans-abris sont dehors, debout sur leurs maisons de carton, scandant des slogans, dansant. Le ciel est un feu d’artifice – les combats font rage tout autour de la ville. C’est une célébration – tout au fond d’eux, ils attendaient ce moment. Tout au fond, tout le monde attend la fin du monde. Tout a déjà changé, tout change à nouveau. Une radio dans un carton crache un bulletin d’information.
« … des stratégies pour la phalange de Gagnon, qui défend Champlain. C’est peine perdue mais tout se jouera au petit matin – l’armée du Roy ne charge pas, je répète, ils ne chargent pas encore. Ce ne sont que des semonces. Certains bâtiments ont explosé dans le centre-ville. On parle des milices fascistes en mouvement au sud-est depuis Lachine. Ne restez pas dehors, je répète, ne restez pas en surface. »
Nikki traverse le pont en zigzaguant, parfois prise à partie, refusant systématiquement le contact visuel avec ses agresseurs. Elle a appris à baisser les yeux très jeune, elle n’a pas la fierté d’être chez elle et de parader. Dans cette société, elle s’est choisi une place, une planque, une cachette, une cabane dans les bois. Elle veut fuir, les fuir. Elle se résout à peut-être partir, enfin, franchir les lignes ennemies ou bien attendre que tout finisse et que l’ordre revienne. Elle est surprise par ses pensées. Si Finn était là, et pas dans sa poche, il la traiterait de traître, de lâche. Il aurait probablement raison mais elle s’en fout. Elle a trop sommeil. Elle sait pas le courage quand elle veut dodo.
Downtown, la violence s’est répandue comme une tache d’encre. Depuis les hauteurs des tours, elle s’est abattue sur la rue quand les corpos ont décidé de défendre leur royaume. Elle s’attend à voir de l’huile chaude tomber sur ces pauvres hères qui assiègent les géants de verre. Certains lobbies sont déjà tombés aux mains d’une meute organisée, des cours des miracles en zone de combat. Les vitrines des magasins de luxe sont défoncées, pillées, aucune enseigne n’a été épargnée – ah si, tiens, Burger King continue d’enfourner. C’est tout un monde qui s’est écroulé, un monde ancien qui portait le nom d’un mode de vie – un monde féodal qui taisait son identité, sa résilience à toute forme de justice. Depuis la nuit des temps, rien n’a pu empêcher une moitié de l’humanité de mettre l’autre en esclavage.
Nikki se fraye un chemin entre les tranchées, les barricades. Tout a poussé si vite, bactéries de guerre civile. Tout se transforme. Elle sait que la Commune est à son point de rupture, que rien ni personne ne laissera les choses continuer ainsi. Elle vit les derniers instants d’un monde qui va disparaître, remplacé par une copie de sauvegarde venue du passé. Elle pense à toutes ces milices qui se battent, qui croient au combat, qu’on ne change pas un monde d’humains sans armes. Ils ont peut-être raison.
Une manifestation violente éclate, un carrefour plus loin. Contact entre milices d’obédiences différentes, ça caillasse et ça tabasse. Elle ne reconnaît plus les drapeaux déchirés qui dans les rangs deviennent des armes. Le combat enfle en boule de chaos, Nikki se réfugie dans une allée qui remonte vers le mont Royal. Dans le ciel sur sa droite, elle devine le déplacement d’une délicate machine noire, pointue. Un prédateur qu’elle a déjà vu.
Le drone.
— Fuck.
Elle déguerpit, le drone amorce un virage vers elle, dans le buzz infernal de ses quadri-hélices. Elle comprend qu’il n’a pas perdu sa trace depuis l’île, qu’il attendait son moment pour attaquer. Elle ne lui donnera pas cette chance. Elle reconnaît une porte au bas d’une volée d’escaliers, près d’une double benne à ordures. Elle pousse le chambranle de l’épaule. Elle sent le drone passer en rase-mottes dans la ruelle, soulevant un nuage de poussière. La porte se referme derrière elle. Une mosaïque sale la guide vers un réseau de tunnels, d’escalators en panne. Le plafond devient cathédrale. Dans un dédale de food courts abandonnées, elle retrouve un chemin qu’elle connaît – celui de l’atrium. Elle prend soin d’éviter les zones trop peuplées, où de véritables exodes urbains sont en cours – des familles entières qui n’ont pas quitté la ville pendant les émeutes, qui se réfugient là en attendant les secours.
L’écho d’une clameur enfle sous les voûtes de ce monde intérieur. Au bout d’un corridor se dévoile peu à peu l’ampleur d’un atrium monumental : la patinoire. Nikki ouvre la bouche de stupeur. Madonna, Material Girl. Une cinquantaine de patineurs tournent en rond, heureux. Certains s’arrêtent pour manger sur le bas-côté. Au centre, un vieil homme, visiblement un ancien champion, fait de superbes figures. Se doutent-ils de ce qui se passe à la surface ? Est-ce que c’est une performance ?
Un gars, les deux pieds sur la rambarde surplombant l’arène, tète une bouteille de coke avec une paille. Nikki s’assoit à côté de lui.
— Ils sont là depuis combien de temps ?
— Je ne sais pas. Peut-être deux semaines.
— Wow.
— Je viens les voir tous les jours. En un sens, ça me rassure qu’ils soient là. C’est comme se souvenir d’où on vient, d’où on va.
Elle sort Finn de sa poche.
— Mec, faut que tu voies ça.
— C’est des fous, dit le chien.
— Je ne sais pas. Peut-être qu’ils ont tout compris.
Le type au coke regarde Finn en clignant des yeux.
— Sérieusement, meuf, tu ownes.
Quelques escalators morts plus loin, Nikki pénètre dans le sanctuaire de la gare Bonaventure. Tous les trains sont à quai depuis des mois, mais la gare connaît une nouvelle vie. L’immense fresque bleue et blanche, taillée au début du siècle pour évoquer l’âme canadienne – pionnière, travailleuse, collaborative, maîtresse de son environnement capricieux – est devenue une sorte de matrice de laquelle est sorti un prototype de société, ici, au cœur de la ville, dans un vaste bunker. Des restaurants italiens post-modernes aux murs peints de vignes sont peuplés de nostalgiques d’une vie de farniente. Des vegans se sont organisé un faux potager. Plusieurs natifs ont pris possession du hall principal avec des tipis et des chevaux et des hommes ont taillé des totems dans les bancs. Il y a de la fumée dans les couloirs, des mendiants, des jeunes en rollers. On voit passer des wagons de journaux. Nikki traverse la foule bouche bée, saisissant la démesure qui s’est emparée de cette ville pendant le temps de la Commune.
Au fond du hall, une équipe de coureurs s’affaire autour d’un cercle de téléphones publics. Ils ont branché tout un tas de machines dessus. Ils pianotent sur leurs claviers en chantonnant ce qu’ils entendent dans leur walkman.
— Excusez-moi, dit Nikki en s’approchant.
Une punk aux lunettes en triangle la regarde, les paupières maquillées de rouge et de vert, en éclairs.
— Ça va vous paraître bizarre mais… je me demandais.
La fille attend. Un coureur voisin baisse ses lunettes pour regarder la scène. Elle les a visiblement dérangés.
— Est-ce que vous connaissez Kim ?
— Kim Wilde ?
— Je connais pas son nom de famille. Peut-être Kiim ?
Elle force les i.
La fille rit.
— Ah, Kiim.
— Tu la connais ?
— Qui ne la connaît pas ?
— Tu sais où elle est ?
— T’es sérieuse ?
— Comment ça ?
— Va chier, noob.
Elle retourne à son affaire, en retrouvant la trace de ses dents dans son chewing-gum.
Le voyage de retour est un cauchemar au ralenti. Il lui faut trois heures pour rentrer dans le quartier. Quand elle déboule dans son allée, à bout de souffle, rien n’a changé. Sa petite jungle est intacte. Les feuilles bruissent doucement dans le vent du petit matin. Le ciel est d’un gris trop gras. L’orage va se lever. Elle grimpe son escalier, retourne sur sa terrasse qu’elle semble avoir quittée il y a mille ans. Elle se pose un instant là, écoutant les oiseaux fendre l’écorce, dégorger une trille. Tout est calme. Elle a envie de pleurer mais reste solide en sa détresse. Elle essaie de faire le vide, mais tout son être est plein. Une lumière dans le salon de Mommy. Non. Pas maintenant. Demain. Elle fait glisser la porte vitrée. Contemple ses possessions comme s’il s’agissait de reliques extraterrestres. Elle ne réfléchit pas. Elle entre dans sa chambre, se défait de ses baskets. Elle pénètre dans son lit comme on franchit le seuil d’un sanctuaire. Elle est prête à s’offrir à l’oubli. Elle se blottit en boule dans sa couette.
L’humidité s’est infiltrée partout. L’homme ruche est allongé sur le sol épais de moisi. La vestale pleure à genoux. Sa robe laisse s’échapper une maigreur, des os saillants. L’ombre des arbres tisse une grille sur son visage. Elle ouvre les mains. Dans sa paume, une flamme verte crépite. Une fausse chaleur se disperse depuis le cœur vide du feu. La vestale entrouvre les lèvres, mime un son. À chaque note, la flamme vibre, semble se déplacer sur la grille de son visage. Trace des signes inconnus dont la rémanence s’efface doucement. Un alphabet. La vestale pose un doigt sur ses lèvres.
Un écho derrière elle – l’écho d’une vibration dans une caverne. La vestale se retourne doucement, se lève. Pieds nus, elle rejoint un cercle de bouleaux penchés. Au centre, un trou bordé d’une margelle de marbre fendu. Elle s’agenouille au bord. La plante de ses pieds est couverte de boue. Elle se penche. Elle se laisse tomber, sans un son.
Entre les colonnes en ruines, le ciel gronde.
Le tonnerre la réveille à l’aube, craquements qui déchirent le fil du sommeil, le plafond du ciel, fissures laissant entrevoir un autre monde. Elle se lève, écarte le rideau pour regarder dans l’allée. Des rivières se déversent, inondant les jeux d’enfants, noyée leur marelle. Les feuilles sombres de l’érable à Giguère dansent, bruissent, énorme ventre qui se soulève dans une respiration. La rue est un torrent. L’éclat du vert des feuilles est un canevas où elle peint le souvenir de son rêve fugitif. Combien de temps a-t-elle dormi ? À peine quelques heures.
Elle pisse les yeux mi-clos, un ronronnement dans le ventre, face au mur de sa minuscule salle de bains. Elle remarque des taches noires sur le tapis de bain. Petites abeilles mortes.
« L’orage a calmé tout le monde on dirait. Les combats ont cessé tôt ce matin downtown, et l’armée du Roy s’est repliée sur ses positions, elle a même gagné du terrain – Lachine est tombée et on s’attend à ce que le nord soit la prochaine conquête – les partisans de Talon Jonction vont devoir prendre rapidement une décision. Nous avons nous ici, ici à Hôm, subi une tragique défaite cette nuit. Plusieurs de nos installations ont été détruites – nous avons été personnellement visés, mais cela ne nous empêchera pas de continuer le combat. Nous avons dû rapatrier le studio dans une nouvelle planque et je suis sûr qu’on pourra continuer à entendre vos témoignages… En attendant, que diriez-vous d’un petit Unwound ? On me dit qu’ils sont en ville depuis quelque temps – ce que vous avez entendu sur leur split était une sale rumeur. Peut-être qu’on aura la chance de les voir sur scène ? En attendant, voici Behold the Salt, une version alternative de Below the Salt, Leaves Turn Inside You. Probablement l’un des grands albums de ce début de siècle. Vive Unwound ! »
Mommy n’est pas chez elle. Nikki tape à la vitre du salon, pose ses mains pour essayer de voir ce qui se passe à l’intérieur. Tout éteint. Tout bien rangé.
— Tu vas m’expliquer oui ?
Nikki s’assoit sur la table de la petite terrasse.
— Cette photo que j’ai trouvée chez Bouvier.
— Oui ?
— Il y a la même dans le salon de Mommy. Je l’ai vue il y a quelques jours. J’ai pensé qu’il s’agissait de son mari.
— Qu’est-ce que le mari de Mommy fout sur l’étagère d’un chirurgien ?
— Peut-être qu’il l’a opéré et qu’ils sont devenus bons copains.
— Et mon cul il est en légo ?
— Il me faudrait un soft de reconnaissance d’image ou je sais pas.
— Gratte-toi. Et la biblio ?
— Ça prendrait trop de temps.
Nikki remarque que la fontaine du Bouddha dans le jardin ne fonctionne plus. Tout lui semble mort. Comme si Mommy était partie pour toujours. Au fond d’elle, elle le sait, elle le sent. Elle pose le dossier pris dans les tiroirs de Bouvier, l’ouvre pour analyser les documents. Posé sur la table, Finn la regarde sans parler. Elle n’aime pas le faire parler quand elle n’a pas sa main dans sa bouche pour lui faire articuler les mots.
Les feuilles lui sont incompréhensibles. Il y a des rapports concernant des signaux neuronaux, des courbes de variations. Elle devine des sortes de comptes rendus, des propositions de dosage de médicaments aux noms compliqués. Des suggestions de traitements, des coupes en tranche de moelle épinière. Sur certaines pages, elle trouve un logo qu’elle n’a jamais vu auparavant : une couronne autour d’un cercle. Probablement une boîte privée pour laquelle il faisait des recherches.
— Bon sang, lui dit Finn une fois de retour au bout de ses doigts, je le sens mal tout ça.
— Monsieur comprend-il le fin mot de l’histoire ?
— Récapitulons : on sait que Bouvier tue des animaux dans le quartier. Qu’il est chirurgien et qu’il participe à une orga anti-spéciste. Qu’il bosse comme consultant pour une boîte privée qui fait dieu sait quoi de son fric. Qu’il est lié à Mommy d’une façon ou d’une autre, via un type qui a l’air d’un grand-père du siècle dernier. Ça n’a aucun sens.
Nikki réfléchit.
— Bouvier aimait se déguiser. En joueur de baseball. En homme ruche.
La même ruche que celle de mes rêves. Comment a-t-il pu se retrouver là ?
— Faut que je trouve Kim, dit Nikki.
— Tu crois pas qu’on a d’autres priorités que ta vie sexuelle ?
Elle le frappe contre la table. Fort. Elle se fait mal à la main.
— Ayeu.
— Kim saura accéder à des informations. Elle pourra me dire ce que c’est que cette boîte.
— Ouais mais Kim, tu sais pas où elle est.
— Non…
— Alors ?
Elle se mord la lèvre.
— Essayons d’en savoir plus sur ce que mijotent ces anti-spécistes.
Les locaux de la phalange anti-spéciste sont barricadés.
— Surprise sur prise, dit Finn, imitant Marcel Béliveau.
— Crap. Faut trouver un moyen de rentrer.
— Tu y tiens tant que ça ?
— Y avait un rideau quand je suis venue la première fois, et derrière, il y avait quelque chose, ou quelqu’un, qui faisait des drôles de bruits. J’ai vu plusieurs machines. Je pense que cette asso est une sorte de façade.
— Passons par le voisinage.
Elle fait le tour par la ruelle, trouve une porte de derrière – fermée.
— On peut essayer le toit, dit Finn en levant la truffe.
Nikke grimpe l’escalier voisin, atterrit dans un dédale de conduits d’aération, de petites terrasses mal aménagées. Elle déniche une fenêtre sale près d’un rebord.
— Excuse-moi, dit-elle à Finn.
— Pourquoi ?
Elle met un coup de poing dans la fenêtre, protégée par la marionnette. Qui hurle.
— MAIS PUTAIN QU’EST-CE TU FOUS !
— T’inquiète.
Elle vire les éclats de la chaussette et se glisse discrètement dans l’ouverture. Jamais elle n’aurait pensé entrer par effraction quelque part. Après tout, l’appartement de Kim était ouvert. Tout comme celui de Bouvier. Tout comme beaucoup d’appartements à Montréal. Même pendant une insurrection, certaines choses refusaient de céder. Peut-être était-ce aussi pour cela que les choses n’avaient pas autant dégénéré que dans certaines autres villes.
La fenêtre donne sur une petite chambre au premier étage. Un lit sans matelas, une étagère sans livre, un bureau sans buvard.
— T’aurais pu me faire un trou.
— Je t’aurais recousu.
— Je n’aurais plus jamais été le même.
— Arrête de râler.
Elle quitte la pièce, traverse un petit hall et trouve l’escalier qui mène au rez-de-chaussée. Elle reconnaît l’espace d’accueil où elle avait attendu. Tout a été vidé. Les flyers, les affiches, les gri-gris, tout. Le rideau est toujours là, sur ses anneaux suspendu, lourd. Elle l’écarte, excitée par le mystère. Long couloir. Tout au fond, la cuisine. Juste avant, sur la droite, une chambre vide au plancher de bois, la fenêtre condamnée par des planches. Des câbles serpentent, débranchés. Au centre, une trace carrée dans la poussière.
— C’était quoi ce truc ?
— Sûrement un ordinateur ou quelque chose.
— On dirait la trace d’une machine à laver.
Finn flaire le sol.
— Il y a une drôle d’odeur.
— Quel genre ?
— Comme du vinaigre qui aurait viré au soleil.
Il mime un bon vomi dans le coin. Elle le laisse faire. Parfois, il semble doué de sa propre vie, sur laquelle elle n’a pas de prise.
— Bon, on trouvera rien de plus ici.
Elle remarque quelque chose dans le coin de la pièce, comme une sorte de réflection. Est-ce une pièce de monnaie ? On dirait. Elle est gravée d’une figure d’animal, pas le canard traditionnel. Plutôt une sorte de crapaud…
— Un ouaouaron ?
— On dirait bien.
Elle est en train de tourner la pièce entre ses doigts quand elle perçoit une présence noire, juste derrière la fenêtre.
Le drone.