Chapitre V

Entre Rome et les Arabes (Ve-VIIe siècles)180

À partir de la fin du IVe siècle, qu’il s’agisse de crises religieuses, politiques ou des deux à la fois, de l’Égypte à la Tingitane, toute l’Afrique romaine fut en crise.

En Berbérie, entre le début du Ve siècle et l’année 647, date de la première incursion arabo-musulmane, les Berbères virent passer les Vandales puis les Byzantins.

Durant son siècle d’existence (± 430-533), le royaume vandale n’épousa pas les limites de l’ancienne Afrique romaine. Englobant la Numidie, la Byzacène, une partie de la Proconsulaire et de la Tripolitaine181, cette intrusion eut de profondes conséquences sociales, politiques et religieuses. Ailleurs, elle fut totalement ignorée.

I- L’Égypte du concile de Chalcédoine jusqu’à la veille de la conquête arabo-musulmane (451-642)

En 444, en Égypte, l’évêque Dioscore affirma la prééminence du patriarcat d’Alexandrie. À Rome et à Constantinople, cette déclaration fut considérée comme une rébellion. En 451, lors du concile de Chalcédoine, Dioscore fut déposé puis exilé. La rupture des chrétiens d’Égypte avec Constantinople et le pouvoir byzantin fut alors consommée (Jakobielski, 1997).

Le fond du problème était à la fois religieux et politique, l’Église d’Égypte et tout le pays derrière elle, refusant la tutelle de Constantinople. Après le concile de Chalcédoine, l’Empire d’Orient fut même considéré en Égypte comme une puissance occupante et les Coptes firent tout pour l’affaiblir, préparant ainsi indirectement le terrain à la conquête arabo-musulmane.

Se définissant comme pré-chalcédonienne, l’Église d’Égypte devint dissidente, mais le pouvoir impérial la considéra comme hérétique et il la traita donc comme telle, la combattant avec vigueur, notamment sous l’empereur byzantin Justinien (527-565).

Le diocèse d’Égypte fut alors supprimé et sur ses décombres furent créés cinq duchés placés sous l’autorité du Préfet du prétoire d’Orient, à savoir l’Égypte, l’Augustamnique, l’Arcadie, la Thébaïde et la Libye. Chacun de ces duchés fut divisé en deux Éparchies. Le but de cette réforme était de briser l’unité du pays afin de mieux le contrôler. Cependant, les querelles religieuses ne cessèrent pas et entre 540 et 578, l’Église d’Égypte se divisa en de multiples courants qui s’entre-déchirèrent.

L’Église égyptienne tira ensuite avantage de la conquête perse de 618, le roi sassanide Khosrow II s’appuyant sur elle afin d’affaiblir les revendications de Constantinople.

En 629, la reconquête byzantine faite par l’empereur Héraclius, fut ressentie par les Coptes comme une invasion suivie d’une occupation. D’autant plus qu’un non Égyptien fut placé à la tête du Patriarcat d’Alexandrie avec pour mission d’extirper la dissidence copte, c’est-à-dire combattre l’église pré-chalcédonienne. Ces luttes internes au christianisme préparèrent le terrain aux conquérants arabo-musulmans.

II- La Berbérie durant le siècle vandale (429-533)

En 409, après avoir traversé la Gaule, la tribu germanique des Vandales se fixa dans le sud de l’Espagne où elle aurait donné son nom à la région de l’Andalousie. En 429, Genséric, leur roi (428-477)182, décida de « passer » en Afrique avec pour objectif Carthage (Modéran, 1998c)183.

Nous ignorons où les Vandales débarquèrent. Peut-être dans la région de Ceuta ou dans celle de Tanger, bien qu’aucune trace archéologique de leur éventuel passage n’y ait été identifiée. Nous ne sommes pas davantage documentés sur la suite de leur progression vers l’est. Nous commençons à y voir plus clair au printemps 430 quand leur présence est signalée dans l’Africa Proconsularis où ils défirent l’armée romaine commandée par le comte d’Afrique, Boniface, qui se retrancha ensuite dans les murs d’Hippo Regius (Bône) avant de s’embarquer pour Rome.

En 435, Genséric fut le maître d’une partie de la Mauretania Sitifensis jusqu’au Hodna, de la Numidie jusqu’aux Aurès, de la partie occidentale de la Proconsularis et peut-être d’une partie de la Byzacène. Cette année-là, par le Traité d’Hippone, l’empereur Valentinien III (424-455) lui accorda le statut de fédéré avec droit de s’installer dans les régions qu’il venait de conquérir, en échange de quoi il s’engagea à ne pas aller au-delà184.

En 439, passant outre ce traité, Genséric s’empara de Carthage, puis, en 442, il débarqua en Sicile. Acculé et impuissant, l’empereur reconnut alors le royaume vandale avec pour capitale Carthage, contre l’abandon de la Sicile. Ce traité partageait donc l’Afrique romaine entre l’Empire, ou du moins ce qui en restait, et Genséric qui voyait son pouvoir reconnu jusqu’à Oea (Tripoli).

En 455, après la mort de Valentinien III, Genséric se lança dans une nouvelle phase de conquêtes, s’emparant de la totalité de la Sitifensis, l’actuelle Algérie centrale185, de la Corse, de la Sardaigne, des îles Baléares et d’une partie de la Sicile, reconstituant en quelque sorte le territoire qui était celui de Carthage à la veille de la première guerre punique en 264 av. J.-C.186.

Dans l’actuelle Libye, si la Cyrénaïque échappa totalement à l’intrusion vandale, il n’en fut en revanche pas de même en Tripolitaine où, à partir de 439, une partie du littoral, semble être passée un moment sous le contrôle des envahisseurs187.

Dans un premier temps, après la conquête de 429, certaines tribus berbères s’allièrent aux Vandales. En 455, quand Genséric prit Rome, il comptait ainsi parmi ses troupes ceux que les Romains puis les Byzantins nommaient les Maures188.

Les rapports entre les Vandales, les Berbères des Aurès et ceux du Djebel Nefusa, changèrent de nature après la mort de Genséric. Gunthamund (484-496), son successeur, dut ainsi les combattre à plusieurs reprises.

En 484, dans les Aurès, Masties se proclama indépendant. Né vers 400 apr. J.-C dans la région d’Arris et mort en 494189, il fut le fondateur d’un royaume éphémère qui contrôla une grande partie de l’actuelle Tunisie et de la Tripolitaine.

Sous le règne de Thrasamund (496-523), les Vandales subirent une grave défaite face à Cabaon, le chef des Laguatan de Tripolitaine (carte page XXII). À partir de ce moment, et notamment sous les règnes d’Hildéric (523-530) et de Gélimer (530-533), les Laguatan lancèrent de puissantes opérations de pillage en Tripolitaine (Modéran, 2003c : 11). Les causes de ces soulèvements furent différemment analysées selon les périodes autour de deux grandes approches, l’une religieuse, l’autre économique :

- Une certaine historiographie coloniale, peut-être trop immergée dans le paradigme Berbères = chrétiens a privilégié l’explication religieuse. Tirant argument du fait que l’année 484 étant à la fois celle du début de la grande persécution des catholiques par les Vandales et celle du soulèvement des Aurès, fut mise en avant l’idée que ce serait la politique de conversion forcée entreprise par Gunthamund qui aurait marqué le début de la rupture avec les Berbères catholiques190.

Aujourd’hui, l’approche religieuse du phénomène, sans être totalement abandonnée, n’est plus considérée comme pouvant donner une cohérence à ces événements car, comme l’a justement remarqué Yves Modéran « elle n’explique au mieux que le déclenchement de la révolte, non ses causes profondes » (Modéran, 2003c : 555).

- L’explication économique qui repose sur l’idée d’une rupture avec la période précédente (Gauthier, 1935), n’est pas davantage recevable car il a été démontré que les premières années de la présence vandale, entre 430 et 450, n’ont pas constitué une césure dans les structures économiques et commerciales de la Byzacène, cœur du royaume. Le phénomène fut plutôt celui d’une lente asphyxie du commerce et de l’économie dans toute l’Afrique vandale qui frappa particulièrement le monde rural le moins romanisé.

En réalité, ce fut une véritable « reconquête berbère » qui se produisit durant l’époque vandale et elle s’exerça dans plusieurs directions. Depuis le sud tout d’abord avec, dès 520, la poussée des nomades de Tripolitaine, dont les Laguatan de Cabaon qui pénétrèrent en Byzacène, ce cœur de la présence vandale « enserré par des principautés berbères très attachées à leur indépendance » (Fantar et Decret, 1998 : 344).

Paradoxalement, ce fut la Tripolitaine, donc une région largement hors du contrôle vandale, qui fut la plus fortement touchée, Lepcis étant même prise par les Laguatan entre 527 et 533.

En 530, Gelimer (530-534), petit-fils de Genséric, renversa Hildéric qui cherchait à se rapprocher de Byzance et à se réconcilier avec les catholiques. Dès son accession au trône, il reprit les persécutions contre ces derniers et il rompit avec Byzance.

III- La parenthèse byzantine (533-632)

La déposition d’Hildéric, petit-fils de l’empereur Valentinien III191, fut pour Justinien le prétexte de l’intervention ; d’autant plus que le contexte international lui était alors favorable car il venait de signer un traité de paix avec les Perses.

Après la conquête vandale, les Byzantins avaient à plusieurs reprises tenté de prendre pied en Berbérie, notamment en 431-432 et en 468, mais cela avait été à chaque fois un échec.

Tout changea en 533 quand une armée forte de 9 000 fantassins et de 5 000 cavaliers, commandée par le général Bélisaire, récent vainqueur des Perses prit la mer. Gélimer qui n’avait probablement pas cru à cette expédition n’utilisa pas sa puissante flotte pour tenter d’intercepter le corps expéditionnaire byzantin. Tout au contraire, il envoya ses navires en Sardaigne sous les ordres de son frère Tzatzon pour y réduire une insurrection.

Le débarquement byzantin se fit dans la région d’Hadrumète (Sousse) à la fin du mois d’août 533. Accueilli en libérateur192, Bélisaire remporta deux grandes batailles sur les Vandales ; la première, le 13 septembre 533, lui ouvrit les portes de Carthage où il entra le 15 septembre 533. Les Vandales contre-attaquèrent le 15 décembre 533, mais ils furent une seconde fois battus devant Carthage. Gélimer tenta ensuite de mener la guérilla, mais, au mois de mars 534, il fut contraint de se rendre193. Ceux des Vandales qui n’avaient pas réussi à fuir furent capturés et vendus comme esclaves.

Dès le mois d’avril 534, l’empereur ordonna que son autorité soit établie sur toute l’ancienne Afrique romaine dans ses frontières existant au moment de l’invasion vandale194, tous ses habitants étant considérés comme des sujets de l’Empire.

Pour Justinien, une distinction existait en effet entre les Berbères « pacifiques » vivant à l’intérieur des limites impériales et les Berbères extérieurs (les Maures) voulant y pénétrer :

« Cette politique apparaît d’une simplicité extrême : le Maure est perçu ici essentiellement comme un envahisseur étranger, de même nature que le Vandale (le texte emploie une formule unique : invasio Wandalorum et Maurorum). Il a occupé une partie des provinces africaines, à l’intérieur de l’ancien limes. Il s’agit désormais de l’en expulser et de rétablir des frontières fortifiées isolant les provinces de ces gens » (Modéran, 2003c : 589).

Or, les instructions données par Justinien étaient en total décalage avec la réalité ethnographique, historique et politique de la région car elles faisaient référence à une situation remontant au IIIe siècle et qui avait évolué en profondeur depuis.

De plus, cette politique prenait l’exact contre-pied de celle qui avait été suivie au tout début de la conquête byzantine, une année auparavant, et qui reposait au contraire sur la prise en compte de la nouvelle occupation de l’espace par certaines tribus berbères. Ces dernières considérèrent alors que l’Empire leur avait menti et que les promesses qui leur avaient été faites par Bélisaire n’avaient été que des moyens de les détacher des Vandales. Deux logiques s’affrontèrent alors :

- Celle des chefs berbères qui avaient rallié Bélisaire en 533 et qui avaient cru comprendre qu’en remerciement de leur appui, les Byzantins reconnaissaient leur installation sur d’anciens territoires romains ainsi que leur autonomie, en échange de leur acceptation de l’autorité de l’Empereur ;

- Celle des Byzantins qui voulaient tout au contraire croire que ces chefs berbères admettaient le retour entier de la romanité avec son corollaire qui était leur expulsion vers leurs régions d’origine situées hors des limites de l’Empire.

Les guerres berbères (cartes pages XXII et XXIV)

De cette incompréhension éclatèrent plusieurs guerres. Dès le printemps 534, commença ainsi une longue série d’insurrections en Byzacène (534-535) et en Numidie (534-539).

La première guerre se déroula essentiellement en Byzacène (l’actuelle Tunisie) et en Numidie (la partie orientale de l’actuelle Algérie) où les tribus soulevées reçurent le renfort de trois tribus berbères sahariennes aux ethnonymes incertains, les Austuriani, les Ifuraces et les Laguatan195. La chance des Byzantins fut qu’Antalas, un des principaux chefs des Aurès, refusa de s’associer à la révolte et demeura l’allié de l’Empire jusqu’en 543.

En 535, Solomon, le successeur de Bélisaire, battit Cusina (Cutzinas) dans le sud de la Byzacène. Il en fit ensuite son allié contre Iaudas (Yabdas, Iabdas), roi des Aurès (Modéran, 2000). Après avoir obtenu la neutralité de Masuna, roi de Maurétanie sitifienne et celle d’Ortaias196, roi de l’Aurès occidental, il lança une campagne contre Iaudas, mais ce fut un échec et il retourna à Carthage. Au même moment, des Berbères sahariens commandés par Carcasan, le chef des Ifuraces197, lancèrent de véritables expéditions contre les forces byzantines et Solomon dut les affronter après qu’ils eurent remporté plusieurs batailles, notamment contre une unité de cavalerie auxiliaire composée de Huns. Menacées, les cités de Tripolitaine appelèrent à l’aide Romanus, le comte d’Afrique, qui subordonna son intervention à la fourniture de quatre mille chameaux car il avait bien conscience que pour en finir avec les incursions, il devrait porter le fer dans les régions sahariennes198.

En 536, le contingent vandale de l’armée byzantine se mutina sous le commandement de Stoza (ou Stozas), ce qui contraignit Bélisaire à revenir en Afrique. Il repoussa les mutins, mais le mouvement redémarra après son départ et Stoza rallia à sa personne les 2/3 de l’armée (Julien, 1931, tome I : 266). Justinien envoya alors un de ses cousins, le patrice Germanos qui reprit le contrôle d’une partie des troupes mutinées après leur avoir réglé des arriérés de solde.

En 539, Justinien renomma Solomon199 à la tête de l’armée d’Afrique. Ce dernier entama une seconde campagne dans les Aurès où il livra de rudes combats, notamment au sud de Baghai (Bagaï) où Iaudas fut vaincu. Durant quelques années, le calme revint. Cependant, en 543, les Aurès se soulevèrent à nouveau, mais sous les ordres d’Antalas cette fois200.

Au même moment, c’est-à-dire fin 543 ou début 544, les Laguatan de Tripolitaine demandèrent à négocier. Sergius, le commandant en chef byzantin accorda une entrevue à une délégation composée de 79 représentants de la tribu qu’il fit massacrer. Ce crime rendit les Laguatan furieux et ils attaquèrent la plupart des villes de Tripolitaine, contraignant Sergius à se replier vers Carthage. Puis, alliés à Carcasan, chef des Ifuraces, ils marchèrent sur la Cyrénaïque où ils prirent Béréniké, l’actuelle Benghazi. Ils repartirent ensuite vers l’ouest, ravagèrent la Tripolitaine côtière, puis ils pénétrèrent en Byzacène où ils se joignirent aux forces d’Antalas. Au mois de juin 544, ils remportèrent la bataille de Cillium (Kasserine), durant laquelle Solomon fut tué201.

Quelques semaines plus tard, ils mirent le siège devant Laribus (carte page XXIV), mais la ville étant puissamment défendue par ses fortifications, les Laguatan-Ifuraces décidèrent de retourner en Tripolitaine.

Pourquoi les Laguatan levèrent-ils le siège de Laribus ? Cette décision fut longuement commentée par les historiens et nous nous rangerons à l’hypothèse émise par Yves Modéran car elle est fondée sur une réalité à la fois géographique et culturelle :

« Pour des gens éloignés de leur pays depuis plusieurs mois, chargés de butin et voyant approcher l’automne, la décision du retour était logique : la résistance de Laribus annonçait une guerre longue contre les Byzantins abrités derrière un réseau de puissantes forteresses, alors que l’automne allait ramener les pluies dans leur patrie. Ils repartirent donc vers le sud en août ou septembre 544 […] agissant ainsi en fonction d’une logique propre à une société pastorale. Ils laissèrent Antalas seul en Byzacène » (Modéran, 2003c : 621).

La grande révolte berbère rassemblant à la fois des tribus de Byzacène et de Tripolitaine n’eut donc pas de suite car, comme l’écrit encore Yves Modéran, les stratégies suivies par les uns et par les autres était trop différente :

« Les Laguatan et ceux qui les suivaient, en majorité nomades ou semi-nomades, ne semblent avoir jamais cru possible une occupation à long terme de l’Afrique romaine (Byzacène). Arrivant au printemps et repartant à la fin de l’été, ils adaptèrent la guerre aux besoins de leurs troupeaux, et cherchèrent avant tout à assurer leur subsistance, sans songer réellement à quitter les terres de Tripolitaine. Ils n’apportèrent donc qu’un soutien intermittent à Antalas qui avait d’autres projets » (Modéran, 2003c : 629).

En 545, le général Areobindus, préfet du prétoire et successeur de Solomon, fut battu par Antalas et ses alliés Laguatan revenus de Tripolitaine. Guntarith, le dux de Numidie (un chef numide selon Corippe) l’assassina avant d’être lui-même tué par l’Arménien Artabane qui reçut en récompense le commandement de l’armée d’Afrique.

L’anarchie s’emparant de la région, Justinien réagit en rappelant du front oriental un de ses meilleurs généraux, Jean Troglita202 auquel, à la fin de l’année 546, il confia le gouvernement de l’Afrique (Modéran, 1986, 2003b, 2008b).

Avec Jean Troglita, nous assistons au retour à une politique réaliste prenant appui sur les « grands féodaux » ; en quelque sorte, la « méthode Lyautey » avant la lettre. Un contemporain, Jordanès, a ainsi pu écrire que « Jean (Troglita) vainquit les Maures rebelles au moyen des Maures pacifiés » (Cité par Modéran, 2005 : 454).

À l’intérieur du territoire impérial, la présence de certaines tribus berbères gérées par leurs coutumes propres fut acceptée en échange de leur reconnaissance de la suzeraineté de l’Empereur. Un des piliers de la politique de pacification suivie par Jean Troglita fut la christianisation, outil de contrôle des populations berbères de Tripolitaine, seule susceptible de les « canaliser » à long terme.

En 547, Cusina (Cutzinas)203, le chef de la région des Nemencha se rallia aux Byzantins ainsi que Iaudas, le chef d’une partie des Aurès. En position de force, Jean Troglita attaqua alors Antalas qui était à la tête d’une autre partie des tribus des Aurès et il le battit. Il poursuivit ensuite son offensive en Tripolitaine où il fut vaincu par les Laguatan de Carcasan qui avancèrent jusqu’à Carthage.

Au début de l’année 548, Jean Troglita contre-attaqua en Byzacène et Carcasan fut tué cependant que les Laguatan survivants étaient pourchassés. La ville de Ghirza, leur capitale, fut brûlée.

Jean Troglita repoussa ensuite les Laguatan le plus loin possible, les refoulant vers le golfe des Syrtes et la Cyrénaïque et Augila fut occupé. Le sanctuaire d’Ammon y fut rasé et remplacé par une église (carte page XXIV).

En récompense de sa fidélité, Cusina se vit reconnaître le commandement de l’ensemble de l’Aurès204 qui devint une sorte d’État vassal de l’Empire byzantin et sur lequel il régna jusqu’en 563 (Modéran, 1990, 1994, 2005b).

Jean Troglita et la Johannide

La Johannide, épopée en latin écrite par Corippe vers 550205 a été composée sous le règne de l’empereur Justinien. Récitée devant les notables de Carthage (Zarini, 2008) la Johannide narre la conquête ou la reconquête de l’Afrique, ou plus exactement de la Byzacène, de ses confins tripolitains et de la Proconsulaire, par Jean Troglita entre 546 et 548.

Ce récit est riche d’enseignements sur les populations qui vivaient alors dans la région car sont clairement distingués les Romani, les Afri et les Mauri (Zarini, 2005)206. Corippe parle des Berbères en employant les synonymes : Mauri et Mazaces, les qualifiant indifféremment de barbari ou de barbarici (Zarini, 2005 : 409).

Chez Corippe, les Africains sont les Berbères romanisés et christianisés. Les Arabes firent ensuite la même distinction avec les Rûm (Byzantins), les Afarîks (les Berbères romanisés) et les Berbères.

La parenthèse de paix fut refermée en 563207 après que le gouverneur Jean Rogathinos eut fait assassiner (exécuter ?) Cusina pour des raisons inconnues (Modéran, 1994), ce qui provoqua le soulèvement des tribus des Aurès et de la Numidie. Il fallut une armée venue de Constantinople sous le commandement de Marcien, neveu de l’empereur, pour en venir à bout. En 565, après la mort de l’empereur Justinien, l’administration impériale se décomposa peu à peu.

Arrivé au pouvoir en 602 après avoir assassiné l’empereur Maurice, le centurion Phocas (602-610) eut à faire face à la rébellion d’Héraclius, exarque d’Afrique. En 609 ce dernier attaqua l’Égypte à partir de la Tripolitaine. Le 5 octobre 610, Phocas fut tué et Héraclius se substitua à lui.

Plus à l’ouest, vers l’actuelle Algérie centrale, la situation fut différente car les Byzantins ne cherchèrent pas à prendre le contrôle de ces régions. Maîtres de la Méditerranée, ils se contentèrent de posséder les villes portuaires de Rusguniae, Tipaza, Caesarea et Cartenna, se désintéressant de leur hinterland208.

Dans l’extrême ouest de la Berbérie ils ne contrôlèrent que Ceuta et ses environs où ils eurent à faire face à la révolte des tribus rifaines conduites par Garmul. Ce dernier qui avait sa capitale à Altava, l’actuelle Ouled Mimoun en Algérie (carte page XXII), avait un temps été allié aux Byzantins avant d’entrer en rébellion dans les années 550.

En 570, Amabilis, le chef de l’armée byzantine envoyée pour le soumettre fut tué au combat et Ceuta fut alors menacée (Cuoq, 1984 : 95-96). Deux autres chefs byzantins auraient à leur tour trouvé la mort en affrontant les troupes de Garmul qui fut finalement vaincu et tué en 578 par le général Gennadius.

Après l’empereur Tibère II Constantin qui régna de 578 à 582, Maurice I° (582-602) monta sur le trône et il réorganisa ses possessions africaines. Il incorpora ainsi la Tripolitaine au diocèse d’Égypte cependant que les rares places de Maurétanie encore sous contrôle impérial furent rattachées à la Sitifienne, le tout formant la Maurétanie Première. La Maurétanie Seconde fut ramenée à Septem (Ceuta) et les îles Baléares lui furent rattachées.

Faisant sien le jugement de Procope209, Charles-André Julien dressa en son temps un bilan totalement négatif de la période byzantine :

« […] les concussions d’un Bélisaire, le favoritisme et les brutalités d’un Solomon, l’incompétence d’un Sergius ou d’un Areobindus, l’accaparement des terres et le pillage des habitants par les officiers supérieurs et les gouverneurs, les persécutions religieuses, l’anarchie dans l’armée, le développement du colonat réduisant les paysans à une demi-servitude, l’ordre se traduisant surtout par une fiscalité atroce et une exploitation scientifique, dont l’Afrique ne se relèvera pas » (Julien, 1952 tome I : 271).

Toutes ces raisons paraissent certes s’être additionnées, mais la cause principale de l’échec byzantin est ethno-politique car les tribus berbères qui avaient profité du vide vandale ne voulaient pas être soumises à un maître étranger.

Villaverde Vega (2001) a montré pour sa part que la période vandale ayant favorisé le retour aux organisations tribales, les sédentaires romanisés furent affaiblis au profit des « Maures de l’intérieur » comme Antalas en Byzacène et Iaudas dans les Aurès, région rebelle que les Byzantins encerclèrent avec des forts.

La « reconquête » byzantine ne mit donc pas un terme à la poussée berbère, cette « reberbérisation lente et inéluctable » (Fantar et Decret, 1998 : 345) qui, et comme nous l’avons vu, avait débuté durant la période vandale.

Durant le siècle byzantin, l’Empire romain ne fut donc pas reconstitué sur la rive africaine de la Méditerranée car les Berbères s’y opposèrent210. La conquête byzantine porta essentiellement sur les villes où une nouvelle romanité se développa qui se trouva bientôt coupée de la masse berbère rurale.

Des Nasamons aux Laguatan

Dans toute l’histoire de la période byzantine, les Laguatan (ou LLaguas ou Leuathae) sont mentionnés par les sources. Les Arabes les désigneront sous l’ethnonyme Lawâta ou Louâta (Mattingly, 1983, Modéran, 2008 et Chaker, 2008).

Les Laguatan apparaissent pour la première fois dans les sources en 360 apr. J.-C. quand ils attaquèrent Lepcis et ils semblent naître de la dislocation des Nasamons qui paraissent s’être fragmentés à la même époque. Le nom de Laguatan recouvre en réalité de nombreuses tribus ou sous-tribus apparentées et ayant un lien confédéral (Mattingly, 1983) ou alliées (Modéran, 1983), dont les Austuriani, groupés dans une sorte de confédération qui aurait pu prendre le nom de la tribu fédératrice211, à savoir Laguatan, et dont le vaste territoire avait primitivement pour centre les oasis situées au sud du golfe des Syrtes, entre le Djebel Nefusa et la Hamada el Hamrah (carte pages XXIV et XXVII). Selon Hérodote, ils se déplaçaient entre la côte styrique et l’oasis d’Augila (Modéran, 2003c : 219). Ils utilisaient des chameaux pour le transport mais ils étaient avant tout cavaliers. Ces semi-nomades étaient également agriculteurs, ou, du moins, certaines fractions l’étaient. Corippe évoque ainsi « le rude Nasamon qui laboure les champs styriques » (cité par Modéran, 2003c : 76).

Sur la longue durée, et comme l’a bien fait remarquer Yves Modéran :

« Tout montre qu’ils ne cessèrent, à partir de foyers qui se rapprochèrent peu à peu de la côte, d’exercer une pression sur les cités des deux provinces de l’actuelle Libye, en réalisant une progression orientée non d’est en ouest, mais bien plutôt du sud vers le nord ou si l’on veut, du sud vers le nord-est et le nord-ouest » (Modéran, 2008 : 4019).

180. Pour tout ce qui concerne l’Afrique vandale et byzantine il est indispensable de se reporter au n°10 (2003) de la revue Antiquité Tardive et plus particulièrement aux articles d’Yves Moderan et de Pol Trousset. Pour l’étendue des régions sous autorité vandale, voir Modéran (1999b).

181. La Sitifienne en fit peut-être partie durant la seconde moitié du Ve siècle.

182. Il naquit vers 399 dans la région du lac Balaton, dans l’actuelle Hongrie, et il mourut à Carthage en 477.

183. En 427 ou en 428, Boniface, le Comte d’Afrique qui était entré en conflit avec l’empereur Valentinien III eut besoin de troupes et il engagea alors des mercenaires vandales. En 429, il se réconcilia avec Rome, au moment où arrivèrent en Afrique les Vandales de Genséric (Modéran, 2014 : 95-130).

184. Sur la question de l’effondrement romain face aux Vandales, voir Modéran (2006).

185. Cependant, dès 474, la plus grande partie de la Sitifensis échappa au contrôle des Vandales.

186. Sur l’étendue de la conquête vandale, voir Modéran (1999b, 2002a, 2003b et 2014).

187. Pour tout ce qui concerne l’Afrique vandale et byzantine il est indispensable de se reporter au n°10 (2003) de la revue Antiquité Tardive et plus particulièrement aux articles d’Yves Moderan et de Pol Trousset.

188. « Au VIe siècle, le Maure est certainement toujours un autochtone africain que les Romains jugent « non romanisé » (Modéran, 2003c : 11). Pour l’emploi de Maure et de Berbère, voir Modéran (2003c, note 36, page 11).

189. Il eut pour successeur Iaudas (Iabdas) même si Orthaïas revendiquait sa filiation.

190. Les Vandales étaient acquis à l’arianisme qui niait la divinité du Christ. Pour le prêtre Arius qui donna son nom à cette hérésie, le Christ n’était pas le fils de Dieu, mais un prophète envoyé par lui.

191. Petit-fils de Genséric et fils du roi Hunéric, sa mère était Eudocia, fille de Valentinien III. Enlevée par Genséric lors de la prise et du pillage de Rome en 455, elle avait été donnée comme épouse à Hunéric. Prisonnier de Gélimer, Hunéric fut exécuté sur ordre de ce dernier à l’approche des troupes byzantines en 533.

192. Pour tout ce qui concerne les opérations militaires et les talents de tacticien de Bélisaire, on se reportera à Alain Alexandra (2003). La principale leçon militaire de cette guerre concerne l’emploi massif de la cavalerie qui donna un avantage déterminant aux Byzantins, ce que ces derniers oublièrent ensuite et qui expliquera plus tard la rapide victoire des cavaliers arabo-musulmans sur les lourds et lents fantassins grecs. Sur Bélisaire, voir Chassin (1957). Pour tout ce qui concerne les aspects militaires de la période byzantine, on se reportera à Pringle (1981).

193. Après l’avoir fait figurer à son triomphe, Justinien l’épargna et lui donna un domaine. Il mourut vers 560.

194. Justinien qui voulait restaurer l’administration romaine, reconstitua la Préfecture du prétoire d’Afrique avec à sa tête un préfet. Ce dernier avait théoriquement autorité sur sept provinces dont la Tripolitaine où l’influence byzantine ne semble guère avoir dépassé une étroite bande littorale autour des trois villes de Sabratha, Oea et Lepcis Magna (carte page XXIV).

195. Toutes trois sont issues de l’ethnie des Nasamons (Modéran, 2003 :309), mais il n’est pas certain qu’Austuriani et Ifuraces soient deux tribus différentes.

196. Sur Ortaias, voir l’Encyclopédie berbère, volume 8, rubrique Aurès.

197. Carcasan n’était visiblement ni romanisé, ni christianisé puisque, avant les batailles, il exhortait ses troupes en ces termes : « Toute l’assistance des dieux ne nous a pas quitté dans ces plaines. Ammon ne veut pas qu’il en soit ainsi, et Gurzil non plus qui souffre que sa divinité ait été de la sorte outragée » (Cité par Modéran, 2003c : 236).

198. Contrairement à une idée-reçue, les Berbères semi-nomades sahariens ne fondaient pas leur supériorité militaire sur l’emploi du dromadaire. Cet animal ne fut en effet introduit dans la région qu’aux derniers siècles avant l’ère chrétienne et il fallut attendre le IV° siècle pour qu’il soit généralisé en Afrique du Nord. Les Berbères sahariens étaient d’abord des cavaliers et ce fut leur cavalerie qui constitua leur force militaire. Il faut attendre le VI° siècle pour que soit mentionnée l’utilisation du dromadaire par certaines tribus berbères lors de leurs combats contre les forces byzantines (Thiry, 1995 : 452-454).

199. Solomon avait quitté l’Afrique en 536, après la précédente campagne.

200. Antalas qui avait refusé de s’associer à la révolte de 534 n’avait donc pas été expulsé des terres qu’il occupait. Il demeura l’allié de l’Empire jusqu’en 543.

201. Selon Corippe (Johannide), une épidémie de peste décima l’armée byzantine, ce qui favorisa les Berbères.

202. Jean Troglita connaissait la région car il avait participé à l’expédition de 533.

203. Cusina était un berbéro-romain puisque son père était Berbère et sa mère Romaine. Exerçant son commandement vers 535 sur une partie de la région, en 539, les Byzantins lui reconnurent une autorité élargie. Puis, en 548, il reçut le titre d’exarque des Maures (Modéran, 2005b : 453-454).

204. Sur l’Aurès au VIe siècle, voir Michel Janon (1980).

205. « La Johannide de Corippe est pour le Maghreb ce que la Chanson de Roland a pu être pour l’Occident chrétien » (Février, 1990 : 156).

206. Cette distinction a bien été mise en évidence par G. Marçais (1941).

207. Des soulèvements éclatèrent en 563, entre 569 et 571, en 587 et en 595 (Modéran, 2003c : 11)

208. Pour tout ce qui concerne l’étendue territoriale de la « reconquête » byzantine, voir Pol Trousset (2003).

209. « Justinien ; après la défaite des Vandales ne s’inquiéta point d’assurer la solide possession du pays ; il ne comprit pas que la meilleure garantie de l’autorité réside dans la bonne volonté des sujets ; mais il se hâta de rappeler Bélisaire qu’il soupçonnait injustement d’aspirer à l’Empire, et, lui-même administrant l’Afrique à distance, il l’épuisa, la pilla à plaisir. Il envoya des agents pour estimer les terres, il établit des impôts très lourds qui n’existaient point auparavant, il s’adjugea la meilleure partie du sol, il interdit aux ariens la célébration de leurs mystères, il différa les envois de renforts en toutes circonstance et se montra dur au soldat. De là naquirent les troubles qui aboutirent à de grands désastres » (Procope, Histoire secrète, cité par Julien, 1952, tome I : 271-272).

210. Pour une utile synthèse sur l’Afrique byzantine, voir Khaled Belkhodja (1970).

211. J’ai montré dans mon Histoire de l’Afrique du Sud (2010) que le même phénomène s’est produit avec les Zulu. Cette petite tribu du grand ensemble ethnique Nguni fédéra plusieurs dizaines d’autres tribus qui constituèrent la nation zulu tout en conservant leurs noms tribaux.