Chapitre IV

Les Almohades et l’arabisation de la Berbèrie (XIIe-XIIIe)

Les Almoravides étaient des Berbères sahariens appartenant au groupe Sanhaja. Les Almohades304 qui les évincèrent étaient des Berbères montagnards se rattachant au groupe Masmouda. À la différence des Almoravides qui affirmaient leur soumission au calife de Bagdad, les Almohades rejetaient la suzeraineté abbasside. Se voulant califes, donc successeurs du prophète Mohammed, leur empire se sépara de l’Orient mais, paradoxe, ce furent eux qui arabisèrent le Maghreb305.

À la suite d’Abd el Moumen ben Ali, trois souverains almohades contribuèrent au développement de l’empire qui établit pour un demi-siècle son hégémonie sur l’Islam occidental. La défaite subie en Espagne, à Las Navas de Tolosa en 1212 ruina la puissante construction née de la prédication d’Ibn Toumert et des conquêtes du premier calife.

I-La victoire sur les Almoravides

C’est à l’appel d’un réformateur religieux, d’un mahdi306 que le Maroc montagnard se dressa contre les Almoravides.

Mohammed ibn Toumert était un Berbère qui naquit vers 1080 à Igilliz, dans la tribu des Hargas (Harghen), sur le versant septentrional de l’Anti-Atlas. Fils de l’amghar, le chef de ce village en partie troglodyte, le jeune homme fut porté très tôt vers les préoccupations spirituelles. Animé d’un profond zèle religieux, il fut surnommé pour cette raison le « flambeau » (açafou). Peut-être se rendit-il dans al-Andalus. Sa présence en Orient est en revanche certaine, même s’il paraît peu probable qu’il ait été, comme on l’a prétendu par la suite, un disciple d’al Ghazali dont on ne sait même pas s’il l’a jamais rencontré. À Bagdad et au Caire, peut-être à Damas, il eut sans doute l’occasion de connaître des soufis et la découverte de toute la diversité de la tradition religieuse musulmane l’éloigna rapidement du malékisme étroit qui triomphait alors dans l’empire almoravide.

Après dix ans de voyage en Orient, il regagna le Maghreb en 1117. Arrivé à Tripoli, il se rendit à Mahdiya, puis à Tunis et à Bougie. Il entendit, par son exemple et sa prédication, réformer les mœurs qu’il jugeait corrompues des grandes cités méditerranéennes. Bientôt suivi d’un groupe grandissant de fidèles enflammés par ses discours, il brisa les instruments de musique et dénonça le luxe vestimentaire ou la richesse ostentatoire des notables locaux. Chassé de Bougie par la population excédée par ses diatribes et les troubles qu’elles engendraient, il se réfugia à proximité de la ville, dans la zaouia de Mallala, pour y poursuivre son enseignement. Il y rassembla autour de lui de nombreux disciples, dont celui qui fut le véritable propagateur de la foi nouvelle, Abd el Moumen ben Ali, membre de la tribu Koumiya de la région de Nedroma307.

Les Almohades ou la foi avant le rite

La doctrine almohade prônait une rigoureuse réforme des mœurs, l’orthodoxie religieuse devant aller de pair avec une stricte observance des prescriptions morales de l’Islam.

Ibn Toumert s’insurgeait ainsi régulièrement contre l’usage du vin, demeuré très répandu au Maghreb à cette époque. Il tonnait également contre le fait que les femmes almoravides ne portaient pas de voile. Il s’indignait régulièrement que la séparation des sexes ne fut pas suffisamment respectée. Les instruments de musique ou le luxe vestimentaire ne trouvaient pas davantage grâce à ses yeux. Avec le souci de l’unité divine dans le domaine théologique et la volonté d’imposer une révolution puritaine en matière de mœurs, la condamnation des pratiques malékites constitue le troisième volet important de la doctrine almohade.

Selon Ibn Toumert, la loi musulmane devait se fonder sur l’étude directe du Coran et de la Tradition. L’opinion personnelle des juristes, fondée sur le recours à l’analogie ou le consensus établi entre les docteurs d’une même époque, ne pouvait fonder de nouvelles règles. Les docteurs malékites qui décidaient du droit sous l’autorité des Almoravides s’écartaient dangereusement de la lettre du Coran et des enseignements de la Tradition pour s’enliser dans un juridisme stérile qui risquait de substituer à la volonté divine exprimée dans le Coran et la Sunna, des opinions et des jugements purement humains.

La corruption des docteurs malékites devait donc être combattue en priorité et les musulmans qui n’adhérèrent pas à cette nouvelle conception des choses furent rangés dans le camp des infidèles et des mécréants308.

Pour comprendre la rapidité avec laquelle la prédication d’Ibn Toumert rallia à sa cause la plupart des tribus de l’Atlas, il faut rappeler ce que fut le rôle joué traditionnellement en ces régions par les « prophètes » ou les mahdis qui soulevèrent régulièrement le Maroc médiéval dont l’histoire est riche en mouvements sociaux à caractère messianique (Ferhat et Trihi, 1989).

Le mahdisme

« Le Mahdisme, correspondant en milieu musulman, au messianisme judaïque et chrétien, a été engendré et alimenté par le mécontentement populaire dans la société musulmane qui, depuis les Califes Bien Guidés, n’a jamais pu jouir d’un régime politique jouissant de sa confiance unanime et répondant à ses aspirations. C’est au sein de la grande fitna, que le fils de Ali, Mohamed Ibn al-Hanafiya a été proclamé comme « premier Mahdi » en Islam par ses partisans chiites […] Le mahdisme alimente une idéologie contestataire qui considère que l’Islam, en tant que doctrine et loi, est toujours bafoué par les pouvoirs établis et les institutions de l’État. Le Mahdi est toujours attendu comme le restaurateur de la Shari’a, qui est l’expression de la justice divine » (Zniber, 1993 : 15).

« Le mahdisme est l’un des recours qu’offre la tradition musulmane pour légitimer un dirigeant du point de vue religieux et politique. C’est un recours particulièrement utile lorsque l’objectif est de rénover les élites de la société. Cela implique aussi que toute action mahdiste apporte une doctrine de purification qui justifie d’une part l’élimination de ce qui existe, et qui est considéré comme une hérésie et, d’autre part, l’implantation de la nouveauté en tant que tradition retrouvée » (Fierro, 2000).

Dans la plupart des cas, les pouvoirs en place furent en mesure de réprimer de manière très violente ces diverses insurrections, mais ces dernières n’en rencontrèrent pas moins à chaque occasion une large audience dans la population. Héritiers des devins qui jouaient un rôle important dans les sociétés berbères traditionnelles, les prophètes marocains du haut Moyen Âge prêchaient en langue berbère et se plaçaient, après le Prophète Mohammed, dans la lignée des envoyés de Dieu. À cet égard, Salih al Bargwati, le fondateur de la religion des Barghwata (voir plus haut page 148) apparaît comme le premier de cette lignée et son influence fut si importante que le nom de sa tribu se confondit avec celui de ses fidèles309.

Le particularisme propre aux tribus berbères favorisa l’apparition de ces chefs religieux généralement liés à une communauté. Les attentes messianiques populaires se précisèrent au fur et à mesure que progressait l’islamisation du pays. L’espérance en la venue d’un sauveur appelé à purifier le monde du péché en même temps qu’il devait rétablir la justice sociale conforme à la volonté divine se maintint ainsi durant plusieurs siècles.

La prédication d’Ibn Toumert s’inscrivit donc dans une tradition locale fortement enracinée et il est intéressant de signaler que diverses prophéties contemporaines annonçaient le triomphe d’un souverain berbère destiné à fonder un grand empire.

Ibn Toumert usa abondamment de ces traditions au cours de ses prédications dans les tribus de l’Atlas, en rappelant régulièrement ce qui permettait d’identifier le saint personnage attendu et en se présentant lui-même comme étant le Mahdi ou l’imam impeccable. Cette conception dont nous avons vu qu’elle devait être inspirée par le chiisme s’inscrivait dans une tradition autochtone berbère très puissante.

Alors qu’il se trouvait à Mallala, Ibn Toumert reçut la visite de deux Berbères originaires du Grand Atlas dont les doléances l’encouragèrent à revenir vers son pays natal où la domination almoravide était mal supportée. Avec une petite troupe de fidèles parmi lesquels se trouvait El Baïdaq, qui a raconté toute cette aventure, Ibn Toumert se mit en marche vers Tlemcen d’où il fut expulsé pour avoir manifesté trop brutalement sa détestation des instruments de musique.

Les discours enflammés qui accompagnaient sa marche lui attiraient cependant des partisans ; c’est ainsi qu’à Oujda et à Guercif (cartes pages XXXV et XXXIX), des communautés de fidèles s’organisèrent et se maintinrent après son départ. Expulsé de Fès pour y avoir fait détruire des instruments de musique, il fit ensuite route vers Salé, puis vers Marrakech où il prêcha sa doctrine et commença à troubler l’ordre public.

Ibn Toumert fut confronté aux fakihs malékites et à cette occasion, il put révéler l’étendue de ses connaissances religieuses et philosophiques, ce qui inquiéta les intéressés qui firent pression sur les autorités almoravides pour qu’elles le fassent arrêter. Accompagné d’Abd el Moumen ben Ali, il eut cependant le temps de quitter la ville. Accueilli par les Berbères Masmouda hostiles au pouvoir des Sanhaja-Lemtouna, il gagna le pays des Iguelouan (Glaoua), puis celui des Hazraga. À partir de ce moment, Ibn Toumert put compter sur l’appui du chef le plus important de la confédération des Hintata, Abou Hafs Omar qui fut l’un des plus fidèles soutiens de la cause almohade.

Il lui fallut cependant plusieurs années pour établir les bases d’un véritable État car les divisions demeuraient grandes entre les tribus berbères de l’Atlas, même si la perspective de faire l’unité contre les Almoravides constituait un puissant élément fédérateur.

Installé pendant quelque temps dans son village natal, en 1125, il choisit finalement d’établir sa « capitale » à Tinmel dont le site permettait d’assurer la défense de la communauté dans un cadre à la fois désolé et magnifique. Là, il régna sur sa communauté, secondé par les « Dix », ses premiers compagnons, parmi lesquels se distinguaient Abd el Moumen et Al Béchir. Une assemblée des « Cinquante », formée des Dix et de quarante représentants des tribus, complétait l’organisation politique mise en place. Entouré de ses fidèles les plus sûrs, Ibn Toumert se trouva dans la situation du Prophète Mohammed pendant son séjour à Médine. Vivant de manière ascétique, habillé de vêtements faits d’étoffe grossière, ennemi de tout luxe, le chef politique et religieux de la communauté mena en cette retraite une vie édifiante. Comme « Imam impeccable et infaillible », il mettait, selon Henri Terrasse, « tout son soin à bien pénétrer les siens du caractère surnaturel de sa mission ». Tinmel apparaît ainsi comme un vaste ribat, une sorte de forteresse-monastère où se préparaient à leur mission sacrée les combattants intransigeants de la foi musulmane.

Les auteurs hostiles aux Almohades ont voulu par la suite présenter Ibn Toumert comme un charlatan habile à tromper les trop crédules Berbères en réalisant des « miracles » qui n’étaient que des tours de magie élémentaire. Rien de tout cela ne paraît solidement fondé. Si l’idée d’un « Mahdi imposteur » répandue par la suite ne peut être retenue, Ibn Toumert imposait en revanche à ses fidèles une discipline aussi rigoureuse qu’impitoyable. La présence aux prières et aux récitations de textes tirés du Coran et appris par cœur était évidemment obligatoire, de même que l’assistance aux sermons. Toute absence était sanctionnée et des récidivistes furent même exécutés.

Législateur et juge à la fois, Ibn Toumert demeura vigilant face à toutes les tentations de dissidences et, au cours de la « journée du tri », qui devait permettre de distinguer les « hypocrites » mêlés au troupeau des fidèles, bon nombre d’éléments jugés trop tièdes furent purement et simplement mis à mort. Les alliés suspects de double jeu subirent à plusieurs reprises le même sort. C’est sous cette poigne de fer que les tribus de l’Atlas réalisèrent progressivement leur unité. Les guerres intestines cessèrent et le réduit almohade put percevoir régulièrement l’impôt par l’intermédiaire des chefs de tribus acquis à la foi nouvelle.

En 1122, inquiets, les Almoravides avaient envoyé contre Ibn Toumert une expédition commandée par le gouverneur du Sous, Abou Bakr ben Mohammed el-Lamtouni, mais elle avait été complètement défaite. Ce succès avait encore accru le prestige d’Ibn Toumert qui put s’assurer ainsi de nouveaux ralliements.

Après l’échec subi en 1122, les Almoravides hésitèrent à engager des forces en des régions montagneuses mal connues et hostiles. Le sultan almoravide Ali ben Youssef ben Tachfin (1107-1143), pensait que l’atavisme qui portait à l’anarchie les tribus berbères de la montagne suffirait à paralyser les efforts du maître de Tinmel.

Ce ne fut qu’en 1127 que l’émir almoravide se décida à frapper un grand coup, mais son armée fut battue devant Aghmat (carte page XXXV) et les survivants furent poursuivis jusqu’aux portes de Marrakech qui faillit tomber entre les mains des Almohades. La capitale almoravide se retrouva donc assiégée par un ennemi jusque-là insaisissable, qui s’était décidé à sortir de son repaire montagnard. Parfaitement aguerris pour mener un combat fait de coups de main et d’embuscades, les Almohades n’étaient en revanche guère préparés à livrer bataille en plaine et ils furent écrasés quand les assiégés organisèrent une sortie. Al Bechir fut tué lors de ce combat et Abd el Moumen dut se replier précipitamment dans son refuge montagnard.

Au mois de septembre 1130, le Mahdi s’éteignit sans avoir vu triompher l’idée nouvelle à laquelle il avait consacré toute son existence.

La disparition d’Ibn Toumert fut cachée à ses fidèles, l’un de ses seconds transmettant les ordres qu’il était censé donner. Cette mise en scène était nécessaire car le successeur désigné, Abd el Moumen (1130-1163), bien qu’il se fût marié avec une Berbère de la région et qu’il eût été adopté par la tribu des Harga, pouvait en effet être considéré comme un étranger. Selon Ibn Khaldoun et El Baïdaq, le secret fut maintenu jusqu’en 1133, et ce fut grâce à l’appui d’Abou Hafs Omar, chef des Hintata, qu’Abd el Moumen, le Berbère zénète de Tlemcen vit son autorité admise par les Masmouda de l’Atlas.

Rendu prudent par l’échec subi devant Marrakech en 1127, Abd el Moumen se contenta de lancer plusieurs raids victorieux contre les territoires contrôlés par les Almoravides, mais sans jamais s’éloigner de son refuge montagnard. Les succès ainsi remportés consolidèrent son autorité et, lors d’une grande assemblée réunie à Tinmel, les « Dix » et les « Cinquante » prêtèrent serment à leur nouveau chef, qui prit alors le titre de calife.

Solide guerrier et brillant orateur, le fondateur de l’empire almohade était aussi un fin politique. Toutes ces qualités lui furent nécessaires pour réussir à l’emporter sur ses adversaires almoravides, maîtres du Maghreb occidental et de l’Andalousie.

Dans un premier temps, et nous l’avons vu, les Almohades évitèrent le combat en plaine qui risquait de leur être défavorable ; quant aux Almoravides, ils ne se risquaient pas à venir les chercher dans leurs repaires montagnards, où l’avantage du terrain jouait à plein en leur faveur. De nouvelles tribus vinrent se joindre aux Masmouda, ce qui renforça l’alliance réalisée autour des Almohades qui étendirent bientôt leur influence jusqu’aux communautés zénètes du Maghreb central.

Face à cette masse grandissante d’ennemis, les Almoravides pouvaient opposer les contingents saharaoui qui avaient forgé leurs victoires passées, ainsi que des troupes levées dans les régions du Maroc demeurées sous leur contrôle. Ils pouvaient également compter sur la solidité de la milice chrétienne du Catalan Reverter310, troupe d’élite, solidement armée et équipée, qui mit plus d’une fois en déroute les guerriers almohades aventurés en rase campagne.

Durant les années qui suivirent la mort d’Ibn Toumert, Abd el Moumen concentra surtout ses efforts sur le sud marocain où ses forces s’emparèrent de l’importante forteresse de Tasghimout (carte page XXXV), puis, en 1140-1141, une longue campagne permit la soumission des oasis du sud. Tournés ensuite vers le nord, les « Mowahidoun » s’emparèrent de Taza.

À l’inverse, ils échouèrent devant Ceuta et ne purent ainsi gêner les relations entre le Maroc et l’Andalousie. Ces succès relatifs complétaient la prise de contrôle de la montagne, mais toute « descente » importante en plaine demeurait impossible. Cependant, les divisions intervenues dans le camp almoravide à la faveur de la mort d’Ali ben Youssef ben Tachfin en 1143, entraînèrent diverses dissidences qui profitèrent à Abd el Moumen. Celui-ci put alors prendre Melilla et Alhucemas. Puis, en 1145, à l’issue d’une bataille livrée devant Tlemcen, le sultan almoravide Tachfin ben Ali (1143-1145) se replia sur Oran, après avoir mis en sûreté à Marrakech son fils Ibrahim, l’héritier désigné. Abandonné par certains de ses fidèles et désespérant de voir arriver une flotte de secours, Tachfin ben Ali tenta une sortie, mais une chute de cheval lui fut fatale. Quand les guerriers almohades trouvèrent son cadavre, ils envoyèrent sa tête à Abd el Moumen.

Oran fut prise peu après et tous ses défenseurs massacrés. Tlemcen tomba ensuite ainsi qu’Oujda, Guercif, Meknès et Fès, dont la garnison fut passée au fil de l’épée. Salé ne chercha pas à résister et Ceuta se soumit. Maître du nord marocain, Abd el Moumen envoya Abou Hafs Omar al Moranda conquérir le pays des Barghwata et il marcha sur Marrakech qui fut enlevée en mars 1147 ; tous les représentants de la lignée almoravide y furent massacrés. Maître de la capitale almoravide, le calife almohade décida d’édifier sur les ruines du Dar al Hajar, le palais de ses ennemis abattus, une grande mosquée, la célèbre Koutoubiya.

II- Les migrations hilaliennes et l’arabisation de la Libye et du Maghreb

Au début du VIIIe siècle, des tribus arabes originaires du Nedj, dans le nord de l’Arabie, dont les Beni Hilal311, les Beni Maaqil et les Beni Sulaym, elles-mêmes subdivisées en plusieurs clans dont les Atbej, les Riyah et les Zoghba, étaient entrées en Égypte par le Sinaï.

Durant la première moitié du XIe siècle, les campagnes égyptiennes furent dévastées par ces Bédouins. En 1050, sous la conduite d’Abu Zayd al-Hilali, ces derniers partirent vers le Maghreb, encouragés par les Fatimides qui voulaient punir leurs vassaux zirides et leurs cousins hammadides ralliés au sunnisme et au califat abasside de Bagdad. Les Fatimides ayant remis des titres de propriété aux chefs des tribus arabes, la conquête était donc légitimée (Poncet, 1967 et 1968 ; Idris, 1968, Berque, 1972).

Les migrations hilaliennes vues par Gabiel Camps et Charles-André Julien

« […] les nomades arabes ébranlent puis détruisent les royaumes ziride (Tunisie) et hammadide (Algérie orientale et centrale), pillent consciencieusement le plat pays, font fuir les sédentaires, accordent leur alliance, temporaire et souvent défaillante au moment critique, aux princes berbères qui, en échange, leur concèdent des territoires. Ceux-ci une fois mis en coupe réglée, les Beni Hilal tournent leurs regards vers d’autres horizons, vers d’autres « printemps » comme ils disent, où leurs troupeaux trouveront de nouveaux pâturages et les guerriers des villes à piller ou à rançonner durement […] en moins de trois siècles, les Hilaliens font triompher leur genre de vie et réussissent, sans l’avoir désiré, à arabiser linguistiquement et culturellement, la plus grande partie d’une Berbérie qui ne mérite plus son nom.

C’est une étrange et à vrai dire assez merveilleuse histoire que cette transformation ethno-socio-linguistique d’une population de plusieurs millions de Berbères312 par quelques dizaines de milliers de Bédouins […] Les contingents nomades arabes, qui parlaient la langue sacrée et en tiraient un grand prestige auprès des autres musulmans, loin d’être absorbés par la masse berbère, servirent de modèles, l’attirèrent à eux […] » (Camps, 1992 : 151-164).

« L’invasion hilalienne est à coup sûr l’événement le plus important de tout le Moyen Âge maghrébin. C’est elle, bien plus que la conquête musulmane, qui a transformé le Maghreb pour des siècles. Avant les Hilaliens, ce pays, l’islam mis à part, était resté profondément berbère de langue et de coutumes ; il l’était redevenu sur le plan politique à mesure qu’il avait secoué l’autorité de l’Orient […] Les Bédouins apportèrent avec eux leur langue, que l’on distingue facilement des dialectes citadins, legs des premiers conquérants musulmans. De cet arabe bédouin viennent la plupart des dialectes arabes ruraux parlés aujourd’hui en Afrique du Nord […]. Avec eux, le nomadisme se fit envahissant, arrachant à la culture des céréales ou des vergers des terres qui étaient faites pour elle, ruinant par asphyxie villages et villes secondaires, ne laissant subsister qu’une mince frange agricole le long des côtes, autour des villes qui demeuraient ou à l’intérieur des massifs montagneux que le flot arabe contourna sans les pénétrer. Les exemples abondent : c’est l’agriculture ifrîqiyenne refluant vers le Cap Bon et la région de Bizerte, cependant que les terres à olivier du centre sont livrées aux troupeaux ; c’est le royaume hammadide obligé de se replier sur Bougie ; c’est Kairouan réduite au rang de petite ville après avoir été capitale pendant des siècles, c’est la Kabylie se murant dans ses montagnes et restant imperméable aux nouveaux venus […].

Toutes ces transformations, notons-le, furent lentes en général ; ce n’est pas de torrent impétueux qu’il faut parler, mais plutôt du flot implacable de la marée qui monte ; presque aucune bataille mémorable, aucun fait spectaculaire : une poussée régulière, presque douce, mais irrésistible » (Julien, 1952 : 414-415).

L’arrivée de ces tribus arabes changea la physionomie d’une partie de la Libye et de tout le Maghreb qui, jusque-là Berbères, devinrent peu à peu arabo-berbères. L’économie régionale subit une forte mutation dans la mesure où, dans bien des régions de plaines, les cultivateurs abandonnèrent leur terre aux envahisseurs qu’Ibn Khaldoun décrit dans les termes suivants :

« Semblables à une nuée de sauterelles, ils détruisaient tout sur leur passage […] Si les Arabes ont besoin de pierres afin de caler leurs marmites sur un foyer, ils dégradent les murs des bâtiments afin de se les procurer ; s’il leur faut du bois pour en faire des piquets ou des mâts de tentes, ils détruisent les toits des maisons » (cité par Decret, 2003).

Le mouvement fut particulièrement sensible dans l’actuelle Libye, notamment en Cyrénaïque dont la partie haute, autour de l’antique ville de Cyrène (carte page XVII) vit ses vergers et son économie arboricole totalement détruits, ainsi que dans l’Ifrikiya, l’actuelle Tunisie, jusque-là essentiellement agricole et où le pastoralisme ainsi que le nomadisme l’emportèrent désormais313.

Nous n’entrerons pas ici dans le débat concernant le qualificatif donné à la migration-invasion des Arabes hilaliens (Poncet, 1967 et Idris, 1968). Néanmoins, sommes-nous en présence d’un désastre absolu comme le décrivit Ibn Khaldoun, ou bien s’agit-il d’une « simple » catastrophe liée au passage d’une économie sédentaire à une économie à dominante nomade ?

Les sources semblent donner raison à Ibn Khaldoun car elles évoquent très largement le pillage et la destruction des villes de Libye, notamment la prospère Surt qui ne se releva jamais du passage des tribus arabes (Mouton, 2012 : 113). Cependant, comme l’a noté André Martel, les destructions qu’Ibn Khadoun attribue aux Beni Hilal « comptent moins que les valeurs qu’ils véhiculent. Face aux citadins et aux sédentaires des plaines et des montagnes, ils renforcent les semi-nomades des steppes » (Martel, 1991 : 35).

Ces semi-nomades berbères qui ont un mode de vie voisin de celui des envahisseurs vont d’ailleurs rapidement fusionner avec ces derniers. Nombre de tribus réputées bédouines de Libye et qui sont ainsi berbéro-arabes.

La première tribu qui pénétra en Ifrikiya à partir de la Libye fut celle des Beni Riyah qui était conduite par Munis ben Yahia. Ce dernier s’allia au souverain ziride al-Mu’izz ben Badis en épousant sa fille et il reçut l’autorisation de s’installer dans le Hodna. Ces alliés furent cependant vite encombrants car ils se mirent à piller le pays. Aussi, les Zirides décidèrent-ils de les chasser mais, au mois d’avril 1052, à Haydaran dans la région de Gabès, leur armée fut battue et toute l’Ifrikiya tomba alors aux mains des Arabes.

En 1057 Kairouan fut prise et pillée cependant que le sultan al-Mu’izz ben Badis réussissait à se réfugier à Mahdya. La chute de Kairouan eut des conséquences considérables car ses élites lettrées prirent le chemin de l’exil et allèrent se réfugier à Fès où fut créé le quartier des Kairouanais, à Tunis ou encore en Espagne. L’anarchie s’empara ensuite de l’ancien royaume ziride. Sur ses ruines se constituèrent alors des pouvoirs locaux. Certains étaient arabes cependant que d’autres étaient dirigés par des Zirides autonomes dont le principal fut celui de Tunis avec les Banu Khurasan.

De leur côté, les Hafsides de Tunis engagèrent à leur service les Kooub, une fraction des Beni Sulaym, tandis que le Zénète Yaghmorassen, fondateur du royaume abd-el-wadide de Tlemcen s’appuya sur les Zoghba (Camps, 1992 : 163). Mais, là encore, ces « alliances » consacrées par des mariages étaient fragiles. C’est ainsi que les Hammadides furent battus par les Athbej en 1050, puis en 1051 ; quant aux Kooub, ils pillèrent Kairouan en 1057, cependant que les Zoghba et les Riyah dévastèrent Béja, ville du nord de la Tunisie314.

Fondateur d’un empire créé par des montagnards sédentaires berbères, Abd el Moumen ne pouvait que craindre l’arrivée de Bédouins nomades dans l’est du Maghreb. D’autant plus qu’un autre danger se profilait avec le roi normand de Sicile, Roger II, qui avait pris l’île de Djerba en 1134, imposé sa suzeraineté à Mahdiya et menaçait Bougie, le port le plus prospère du Maghreb oriental et où s’étaient repliés les Hammadides. En 1146, Roger II débarqua à Tripoli et il s’installa ensuite à Gabès, Sfax et Sousse. Fixés dans les ports, les conquérants normands se désintéressèrent de l’arrière-pays, mais ils monopolisèrent à leur profit le commerce maritime de la région. Pendant que ces événements se déroulaient, les Banu Hazrun réussirent à se maintenir à Tripoli mais en 1147, les Normands de Sicile les en chassèrent315.

Les menaces grandissantes que faisaient peser les Bédouins sur ce qui restait des états hammadides, ainsi que l’intervention normande, décidèrent les Almohades à intervenir.

Rassemblée à Salé en 1151, l’armée marocaine quitta les rives du Bou Regreg et se dirigea vers le nord, comme si elle s’apprêtait à franchir le détroit pour gagner Al-Andalus. Abd el Moumen se rendit même jusqu’à Ceuta et ce ne fut qu’ensuite qu’il infléchit vers l’est la marche de sa troupe. Par Tlemcen, l’armée parvint à Alger où elle fut rejointe par Al Hassan ben Ali (Ziride), chassé de Mahdiya par les Normands. Les troupes hammadides furent aisément défaites devant Bougie et les Almohades firent leur entrée dans la ville livrée aux flammes et au massacre. Abd el Moumen régla ainsi des comptes avec les Hammadides de Bougie, qui avaient tenté de secourir les Almoravides lors de la bataille de Tlemcen en 1145 et qui avaient jadis chassé Ibn Toumert de leur ville comme nous l’avons vu plus haut page 175

Abd el Moumen renonça ensuite à marcher sur Kairouan et il repartit vers Marrakech après avoir nommé des gouverneurs et installé des garnisons dans les régions conquises.

Les tribus arabes se lancèrent alors à sa poursuite mais en 1152, à Sétif, après trois jours de bataille, elles furent écrasées. Abd el Moumen prit alors une décision lourde de conséquences. Plutôt que de refouler les Arabes vers l’est, il les fit passer à son service. Cette décision s’expliquait par son souci de rassembler toutes les forces de l’Islam en vue de la guerre sainte qu’il avait l’intention de livrer aux forces chrétiennes engagées dans la reconquête de la péninsule Ibérique. Désormais, les tribus hilaliennes constituèrent le djish des Almohades, leur devant le service militaire en échange de la dispense du kharadj et de la reconnaissance de nombre d’avantages (Benabdallah, 1994 : 37-38).

Plus musulman que Berbère, Abd el Moumen donna ainsi la priorité au jihad tout en interdisant une éventuelle alliance entre les Bédouins et les princes normands de Sicile habiles à jouer des divisions susceptibles d’affaiblir le camp musulman.

Ce furent donc les Berbères almohades qui ouvrirent le Maroc aux Arabes (Idriss, 1991 : 89). Sous le règne de Jacoub al Mansour (1184-1199), les tribus arabes Riyah316, Jochem, Athbej, Sofyan, Khlot, Atrej et Zoghba reçurent ainsi l’autorisation de s’installer dans les riches plaines atlantiques, alors peuplées par plusieurs tribus berbères masmouda aujourd’hui disparues, dont les Doukkala, les Regrada, les Dghoug, les Maguer, les Mouctaraia, les Barghwata317 et les Hazmir318. Ces Berbères furent en partie refoulés vers l’Atlas, cependant que ceux qui restèrent s’assimilèrent peu à peu aux Arabes ; à telle enseigne qu’aujourd’hui, la plupart des habitants des Doukkala sont persuadés qu’ils sont d’origine arabe. Certains Beni Maqil se dirigèrent ensuite vers la Mauritanie actuelle où ils donnèrent naissance aux tribus Hassan319 (carte page XXXVII).

En 1159, sept ans après la victoire de Sétif, à la tête d’une puissante armée levée au Maroc et appuyée par une flotte de soixante-dix navires, Abd el-Moumen mena une nouvelle expédition en direction de l’est. La victoire fut rapide. Tunis se rendit cependant que les Normands abandonnèrent Mahdiya pour se replier en Sicile. Alors qu’Abd el-Moumen était sur le chemin du retour, les Arabes tentèrent un coup de main sur Kairouan, mais ils furent surpris par un corps de cavaliers marocains et une pyramide fut édifiée avec leurs têtes coupées. Tout le Maghreb étant désormais unifié sous domination marocaine, Abd el-Moumen décida ensuite de porter la guerre au nord du détroit, dans Al Andalus.

III- Al-Andalus et l’épuisement des Almohades

De 1145 à 1147, la révolte déclenchée contre les Almoravides avait abouti, en Espagne musulmane, à la constitution de nouveaux royaumes autonomes correspondant, dans l’histoire d’Al-Andalus, à la deuxième période des reinos de taifas.

Chassés de Cordoue, les Almoravides se maintinrent à Séville et à Grenade, ainsi qu’aux Baléares. Des petites principautés indépendantes existaient à Badajoz, Cacérès, Ronda, Jerez, Arcos, Malaga ou Cadix. De son côté, Ibn Mardanich était le maître de Valence, de Murcie et de Jaén (carte page XXXVI).

Ces différents états apparurent alors très menacés par les progrès de la reconquista. En 1147, Lisbonne et Santarem furent prises puis, Castillans et Aragonais s’emparèrent d’Almeria qu’ils conservèrent durant dix ans. En 1148, sur le front aragonais, Tortosa, Lérida et Fraga retombèrent aux mains des chrétiens. Moins d’un siècle après avoir fait appel aux Almoravides, les musulmans d’Espagne se tournèrent à nouveau vers le Maroc et vers le calife almohade surgi des montagnes de l’Atlas.

En 1146, alors que Marrakech n’était pas encore passée aux mains des Almohades, Abd el Moumen avait envoyé en Espagne un corps expéditionnaire qui avait pris Beja, Silves, Badajoz, puis Séville au mois de janvier 1147. Cordoue, Carmona et Grenade étaient ensuite tombées entre les mains des Marocains qui contrôlèrent ainsi tout le sud de la péninsule.

En 1157, les Almohades reprirent Almeria aux chrétiens, puis, vers 1160, Abd el Moumen ben Ali franchit le détroit et fit fortifier Gibraltar cependant qu’Abou Hafs Omar battait les Castillans près de Badajoz et qu’Abou Yakoub Youssef, le fils du sultan, reprenait Carmona.

Abd el Moumen rentra ensuite à Marrakech et, en 1163, au moment où il préparait une nouvelle expédition, la mort le surprit à Salé. Son corps fut alors transporté et inhumé à Tinmel, auprès de celui du Mahdi Ibn Toumert.

Abou Yakoub Youssef qui régna de 1163 à 1184 était issu par sa mère d’une lignée de notables de Tinmel, la ville sainte de la dynastie, ce qui ne pouvait qu’asseoir son autorité sur les Masmouda de l’Atlas. Bénéficiant du soutien du vieux cheikh Abou Hafs Omar, le nouveau sultan prit le titre de calife en 1167. Ce Berbère n’en fut pas moins de cœur un Andalou. Ses séjours à Séville lui avaient fait apprécier les raffinements et les plaisirs qui faisaient le charme de la vie de cour sur les bords du Guadalquivir et c’est à Al-Andalus qu’il donna la priorité tout au long de son règne.

Dans la péninsule Ibérique, en 1172, deux frères d’Abou Yakoub Youssef, Abou Hafs et Abou Said, purent obtenir le ralliement de Valence, puis de Murcia aux Almohades, mais les Baléares demeurèrent aux mains des Beni Ghaniya, héritiers du pouvoir almoravide. De leur côté, les chrétiens n’abandonnaient pas la lutte. En 1177, le Portugais Alphonse Henriques poussa un raid jusqu’aux portes de Séville et la même année, le roi de Castille Alphonse VIII (dit le Noble) s’empara de Cuenca, couvrant ainsi vers l’est l’ensemble de ses territoires.

En 1181, Abou Yakoub Youssef lança une offensive d’envergure qui permit la reprise d’Evora, mais Alphonse VIII réagit en venant assiéger Cordoue et en poussant des raids destructeurs jusqu’à Malaga, Grenade et Ronda. Le sultan décida alors d’accentuer son effort mais, venu assiéger Santarem en 1184, il fut mortellement blessé lors d’une sortie de la garnison. Son corps fut ramené à Tinmel pour y reposer auprès de ceux de son père et d’Ibn Toumert.

Abou Youssef Yakoub el-Mansour320 (le Victorieux 1184-1199) étant l’héritier désigné du défunt, ses oncles et ses frères lui prêtèrent serment de fidélité dès qu’il revint au Maroc.

En 1195, le souverain dut gagner l’Espagne où la pression chrétienne devenait de plus en plus forte. Débarqué à Algésiras, il marcha vers le nord à la tête d’une puissante armée et le 10 juillet 1195, à Alarcos (Al-Arak), à l’ouest de Tolède, les chrétiens furent défaits. Cette victoire lui permit de pousser des raids jusqu’à Madrid et Guadalajara, mais Tolède résista à tous les assauts.

En réalité, tout comme celle remportée en 1086 à Zallaca par les Almoravides, la victoire d’Alarcos ne fit que contenir une poussée chrétienne désormais inexorable car la Reconquista conservait Tolède et Cuenca, les deux positions essentielles du cœur de la péninsule. De plus, Abou Youssef Yakoub el-Mansour ne put concentrer toutes ses forces en Espagne car il eut également fort à faire en Afrique du Nord.

En 1183, resté fidèle aux Almoravides, Ali Ben Ghaniya qui s’était maintenu dans les îles Baléares avait en effet porté la lutte en Berbérie où il s’était emparé de Bougie d’où il rallia plusieurs tribus arabes. Toute la partie orientale de l’empire se trouva alors menacée, du sud des plaines tunisiennes jusqu’aux plateaux du Constantinois. Ali ben Ghaniya prit ensuite Alger et Miliana, assiégea Constantine et s’empara de Gafsa avant d’atteindre Tripoli où il reçut d’importants renforts arabes qui dévastèrent bientôt toute l’Ifriqiya à l’exception de Tunis et de Mahdiya qui résistèrent (carte page XXXIX).

En 1187, Abou Youssef Yakoub el-Mansour conduisit une réaction de grande ampleur. Alger et Bougie furent reprises, puis, Ali ben Ghaniya et ses alliés arabes furent écrasés près de Gafsa. Comme ses prédécesseurs, l’avaient fait avant lui, le sultan almohade déporta vers le Maroc une partie des vaincus afin de les utiliser pour les besoins du jihad andalou, renforçant encore davantage l’élément arabe.

Un frère d’Ali ben Ghaniya, nommé Yahia ben Ghaniya, reprit le combat dans l’est du Maghreb, à la tête des tribus arabes. Aussi prompts à se replier sur le désert que les Almohades de l’Atlas l’avaient été à se réfugier à l’abri de leurs montagnes, les nomades répandus au sud de l’Ifriqiya ainsi que leurs inspirateurs almoravides créèrent ainsi une situation catastrophique dans l’est de l’Empire.

Abou Youssef Yakoub el-Mansour mourut au début de 1199 et son corps fut transporté à Tinmel pour y être inhumé.

Le quatrième calife almohade, Mohammed An Nasir (1199-1213) était le fils et l’héritier désigné d’Abou Youssef Yakoub el-Mansour et il fut proclamé sans difficulté. Le souverain qui reçut le surnom de « Champion de la religion de Dieu », eut beaucoup de difficulté à tenir l’Ifriqiya où seules les grandes villes telles que Bougie, Constantine ou Tunis demeurèrent soumises à son autorité.

En 1202, Yahia ben Ghaniya qui avait pris Mahdiya et Tripoli s’empara de Tunis où il établit sa capitale, y faisant dire la prière au nom du calife abbasside de Bagdad. Vers l’ouest, son influence s’étendit jusqu’à Bône et vers le sud jusqu’à Tébessa.

La réaction marocaine fut à la hauteur du danger. Commandée par Abou Mohammed, une armée prit Tunis, puis Mahdiya et Gabès. Contraintes de se replier, les troupes de Yahia ben Ghaniya furent finalement vaincues dans la région de Souk Ahras (carte page XXXV). Battu une nouvelle fois dans la vallée du Chélif, Yahia ben Ghaniya n’eut d’autre ressource que de chercher refuge dans le désert. Réapparu en 1205, il subit une nouvelle défaite près de Tébessa321. L’autorité almohade était ainsi rétablie à Tunis et jusqu’en Tripolitaine322.

L’ensemble du Maghreb parut alors pacifié et la paix marocaine y régna au cours de la première décennie du XIIIe siècle. Longtemps demeurées le bastion des derniers partisans de la cause almoravide, les Baléares furent conquises et demeurèrent sous contrôle marocain jusqu’à la prise de Majorque par le roi Jaime d’Aragon en 1230.

Le règne de Mohammed An Nasir semblait donc prolonger celui de son glorieux prédécesseur et il ne manquait plus au souverain qu’à remporter en Espagne une victoire décisive qui serait la suite du désastre infligé aux chrétiens à Alarcos en 1195. Le destin en décida autrement.

Les forces almohades quittèrent Marrakech le 6 février 1211 et elles mirent trois mois, de mars à mai, pour traverser le détroit. La résistance, pendant cinquante-cinq jours, d’une poignée de chevaliers retranchés dans la forteresse de Salvatierra bloqua l’avance du sultan323.

Plutôt que d’attendre l’offensive almohade, les rois chrétiens appelèrent leurs troupes à se rassembler au printemps 1212 à Tolède, afin de prendre l’initiative des opérations. Les chrétiens quittèrent la ville le 20 juin 1212, les troupes placées sous les ordres de Diego Lopez de Haro, marchant en tête, suivies par les Catalans et les Aragonais de Pierre II, puis par les troupes castillanes d’Alphonse VIII. Le 22 juin, l’armée marocaine rassemblée à Séville s’ébranla à son tour, mais sa progression fut ralentie par de constants problèmes d’approvisionnement.

Le 24 juin, l’avant-garde des Croisés prit Malagon dont les défenseurs furent massacrés et le 27, elle entama le siège de Calatrava (Qalat Rabah) sur les bords du fleuve Guadiana. Le 30 juin, la puissante citadelle se rendit et le 7 juillet, l’armée chrétienne fut renforcée par les contingents navarrais de Sanche VI.

Le 16 juillet, les deux armées entrèrent en contact à Las Navas de Tolosa où le choc fut terrible. Quand la cavalerie lourde chrétienne ouvrit une brèche dans le dispositif musulman, le sultan Mohammed An Nasir fit donner ses réserves et les assauts chrétiens furent repoussés. Alphonse VIII se lança alors en personne dans la mêlée, avec l’élite de la chevalerie castillane et il réussit à disloquer la ligne adverse, obligeant les Marocains à lâcher pied.

Le 18 juillet 1212, la victoire chrétienne de Las Navas de Tolosa324 fut totale et elle sonna le glas d’Al-Andalus, même si elle ne fut pas suivie de l’offensive finale car une épidémie de dysenterie obligea le roi de Castille à ordonner le repli325. Quant au sultan Mohammed An Nasir, il décida de rentrer à Marrakech où il mourut l’année suivante, peut-être empoisonné, laissant le pouvoir à son fils Al-Mostansir (1213-1224) âgé de seize ans et avec lequel la longue décadence almohade commença.

Doté d’un caractère instable, le jeune souverain laissa les rênes du pouvoir à ses vizirs. Al-Mostansir mourut en 1224, tué par un taureau et le gouverneur almohade de Murcie, Al-Adil (1224-1227), fils d’Abou Youssef Yakoub el Mansour se proclama calife. Passé au Maroc, il y fut battu et son neveu, Yahia ben Nasir (1227-1229), fils du sultan Mohammed An Nasir, fut investi à Marrakech par les cheiks almohades.

Al-Mamoun, troisième fils d’Abou Youssef Yakoub el Mansour, contesta cette investiture et il se proclama calife en 1239. Puis il passa en Afrique après avoir demandé et obtenu l’aide du roi de Castille Ferdinand III qui lui fournit un important corps de cavalerie en échange de la remise de dix villes en Espagne. En 1230, Al-Mamoun s’empara de Marrakech cependant que Yahia ben Nasir se réfugiait à Tinmel.

Al-Mamoun rompit violemment avec la tradition religieuse almohade, allant jusqu’à faire marteler le nom du Mahdi et arrondir les pièces de monnaie de forme carrée qui étaient en usage, décrétant que quiconque continuerait de les utiliser serait considéré comme hérétique ; puis il fit décapiter les cheikhs et les nobles almohades.

Al-Mamoun espérait peut-être renouer avec la tradition malékite naguère dominante au Maghreb, mais il ne parvint qu’à accroître l’anarchie générale. C’est ainsi que quelques mois après la prise de Marrakech, il lança une expédition en direction de Tinmel afin d’éliminer son neveu Yahia ben Nasir. D’après Ibn abi-Zar (1326 : 210), la campagne fut victorieuse car, même si Yahia ben Nasir réussit à s’échapper, quatorze mille têtes auraient été accrochées sur les remparts de Marrakech.

En 1231, Al-Mamoun, toujours suivi de son armée chrétienne, partit assiéger Ceuta où l’un de ses frères, Abou Moussa Amran avait rejeté son autorité. Profitant de l’absence du sultan, Yahia ben Nasir qui avait réussi à refaire ses forces fondit sur Marrakech qu’il enleva. Quand il apprit la nouvelle, Al-Mamoun leva immédiatement le siège de Ceuta et il se mit en marche vers sa capitale, mais, le 17 octobre 1232, il mourut en chemin.

Son fils Abou Mohammed Ar-Rachid (1232-1242), à peine âge de quatorze ans et né d’une esclave chrétienne fut proclamé. Il eut la sagesse de conserver le contingent militaire chrétien grâce auquel il reprit Marrakech à Yahia ben Nasir, puis il s’empara de Fès. Réfugié à Taza, Yahia ben Nasir fut trahi par la tribu arabe des Makhaly. Sa tête fut envoyée à Abou Mohammed Ar-Rachid qui mourut au mois de décembre 1242.

Abou el-Hassan Ali ad Saïd, un autre fils d’Al-Mamoun, fut proclamé à la mort de son frère326 sous le nom de règne de Abou el-Hassan el-Moutouassim Billah (le soutenu par la faveur de Dieu). Durant son règne (1242-1248), la milice chrétienne constitua un élément important de l’armée (Cenival, 1927 : 80-81). Abou el-Hassan Ali ad Saïd rétablit l’autorité de la dynastie sur le Maroc et il entreprit d’écarter les Hafsides du Maghreb central, mais il mourut en 1248, avant d’avoir pu mener à son terme cette politique.

Son successeur, Omar al Mourtada (1248-1266), arrière-petit-fils d’Abou Youssef Yakoub el-Mansour, ne régna guère que sur Marrakech et sa région. En 1264, il dut même payer tribut à ses rivaux mérinides solidement installés à Fès. Soutenu par ces derniers, Abou Debbous, un autre arrière-petit-fils de Yakoub el Mansour, se dressa contre son cousin Omar al-Mourtada qui fut capturé et exécuté.

Maître de Marrakech, Abou Debbous (1266-1269), refusa de tenir les promesses faites aux Mérinides pour l’aide qu’ils lui avaient apportée ; aussi, au mois de septembre 1269, le Mérinide Abou Youssef Yakoub attaqua-t-il la ville. Abou Debbous fut tué au combat et les Mérinides s’emparèrent de Marrakech où ils se posèrent en successeurs de la dynastie vaincue (voir plus loin page…).

Victorieux des Almoravides, les Almohades qui durent à leur tour céder la place à une nouvelle dynastie berbère avaient donné au Maroc médiéval sa plus grande extension en même temps que l’éclat d’une civilisation née de la symbiose réalisée, en l’espace d’un peu plus d’un siècle, entre berbérité et culture andalouse.

304. Almohade vient de l’arabe al-Muwahidoun qui signifie les unitariens car l’essentiel de la théologie d’ibn Toumert était l’unité de Dieu.

305. « [Avec Ibn Toumert] l’Orient allait arriver en force au Maroc, avec la doctrine almohade. Certes, le Maghreb s’était libéré entre temps de la tutelle politique de l’Orient en rompant avec les Fatimides, en se dotant d’états indépendants issus de ses grandes confédérations tribales, mais l’Orient ne cessait d’approfondir son influence sur les plans religieux et culturel. Les grands états berbères du Maghreb, tout en assurant leur indépendance, se sont montrés plus attachés au patrimoine arabo-musulman que leurs devanciers. Le shiisme est entré au Maghreb grâce au concours des Kutama. Le Malékisme est devenu la doctrine officielle, en matière juridique, de l’État marocain avec l’avènement des Almoravides. Cette acculturation allait se poursuivre et s’approfondir, grâce à l’enseignement et à l’action d’Ibn Toumert » (Zniber, 1993 : 19).

306. Pour tout ce qui concerne Ibn Toumert et le phénomène mahdiste chez les Almohades, voir Laroui (1993 : 9-13), Zniber (1993 :15-29) et Levy (1993 : 31-45). Sur le mahdisme en général, on se reportera à Kaddouri (1993a et b) et à Garcia-Arenal (1993 : 95-117).

307. Chronique d’El Baïdaq. Présentée dans les Documents inédits d’histoire almohade, recueillis et traduits par Lévi-Provençal, Paris 1928.

308. Les Almoravides furent ainsi l’objet de la colère d’Ibn Toumert et de ses dénonciations. Dans une lettre à Abd el Moumen, il écrivit : «Il faut mener le jihad (la guerre sainte) contre les Infidèles voilés, car il est plus important de les combattre que de combattre les chrétiens […] ». Les Almohades suivirent également une politique de conversion forcée des juifs avec la suppression de la dhimma, mais leur conversion ne fut que de façade : « Maïmonide qui vécut à Fès de 1160 à 1165, montre que derrière une conversion de façade, il était possible aux juifs de pratiquer les prescriptions de leur religion. Les Almohades n’instaurèrent aucune inquisition pour vérifier la foi des néophytes ou leur marranisme avant la lettre. À la fin du siècle, sous Yakoub el Mansour (1184-1199), le pouvoir almohade était tellement peu sûr de l’Islam des néo-musulmans qu’il imposa aux « yahud » le port d’un habit spécial qui matérialisait leur statut hybride dans la société musulmane » (Lévy, 1993 : 36). Le judaïsme marocain se rétablit sous les Mérinides quand la dhimma fut réinstaurée. Pour tout ce qui concerne les Juifs du Maroc, voir la bibliographie publiée à l’occasion du Colloque d’Essaouira du mois de mars 2010 et intitulée : Les Juifs du Maroc et d’Al-Andalus.

309. Les Barghwata.

310. Robert Reverter Guilabert de la Guardia, vicomte de Barcelone, né en 1090, devint le chef des mercenaires chrétiens au service du sultan almoravide Ali ben Youssef ben Tachfin. Nous ignorons si son engagement est dû au fait qu’il aurait été fait prisonnier en 1126 ou bien si, dépouillé de ses biens par Berenguer Ramon de Castellet, il se mit au service des Almoravides par dépit. En 1145, il aurait été capturé par l’Almohade Abd el Moumen qui l’aurait fait crucifier. Après sa mort, son fils aîné Berenguer Reverter retrouva les possessions familiales de la vicomté de Barcelone alors qu’un autre de ses fils, Ali ben Berenguer, converti à l’islam, devint général almohade et prit Majorque aux Banu Ghaniya qui étaient les héritiers des Almoravides. Il trouva la mort au combat en Ifriqyiya ou à Tlemcen en 1187 en luttant contre eux (Lagardère, 1999 : 301-307 ; Clément, 2003).

311. L’ancêtre de toutes ces tribus est Hilal, d’où Beni Hilal et Hilaliens dont les principales tribus sont les Djochem, les Atbej, les Zoghba, les Riyah, les Rebia et les Adi. S’y ajoutèrent les beni Sulaym et les beni Maqil.

312. On estime que les effectifs totaux des tribus Beni Hilal, Beni Mâqil ou Beni Sulaim qui pénétrèrent au Maghreb aux XIe et XIIe siècles était d’environ cent mille individus.

313. Sur l’agriculture en Libye avant les destructions opérées par les Arabes hilalliens, voir André Laronde (1989).

314. Ne pas confondre avec Béjaïa (Bougie) en Algérie.

315. Cette tentative de conquête de l’Ifrikiya par Roger II fut interrompue en raison des luttes qui opposèrent ce dernier à l’empereur byzantin.

316. Les Riyah s’installèrent dans le Gharb.

317. Les Barghwata furent massacrés et remplacés par les Jochem.

318. Pour l’installation des tribus arabes dans la région de Safi, entre l’Oum er-Rbia et le sud du Tensift, voir Benhima (2008 : 106 et suivantes).

319. En moins de trois siècles, les Hilaliens firent triompher leur genre de vie et réussirent, sans l’avoir désiré, à arabiser linguistiquement et culturellement la plus grande partie du Maghreb. On lira à ce sujet l’article que Gabriel Camps (1983) consacre à cette question et dont le titre résume bien la problématique : Comment la Berbérie est devenue le Maghreb arabe.

320. Ce fut après la victoire d’Alarcos qu’Abou Youssef Yakoub prit le titre d’el-Mansour (le Victorieux).

321. Yahia ben Ghaniya ne s’avoua pas vaincu pour autant et il lança des raids meurtriers contre les villes du Maghreb central mais, poursuivi par Abou Mohammed et de nouveau battu, il se replia une nouvelle fois sur le désert pour y mener jusqu’à sa mort, survenue en 1236, une vie de pillard.

322. Alors maîtres de tout le Maghreb, ils menèrent une expédition jusque dans la région des Syrtes mais leur pouvoir ne s’exerça jamais véritablement sur l’actuelle Libye. Il en fut de même avec les Berbères Hafsides de Tunis qui régnèrent de 1207 à 1574 et qui n’établirent leur pouvoir que sur la partie la plus occidentale de la Tripolitaine. À l’est, l’Égypte des Ayyubides (1170-1260) ne chercha pas à étendre son autorité sur la Cyrénaïque où les conquérants bédouins menèrent une vie autonome.

323. Quelques chevaliers de l’ordre de Calatrava ayant réussi à s’emparer du château de Salvatierra dans la vallée du Guadalquivir, très loin de leurs lignes, le sultan marocain ne voulut pas prendre le risque d’avancer vers le nord avec cette place forte sur ses arrières et c’est pourquoi il en fit le siège.

324. Hisn el-Oukab en arabe.

325. En 1236, Cordoue, l’ancienne capitale du califat Omeyyade redevint chrétienne. Valence fut prise en 1238 et en 1245 les chrétiens étaient maîtres de l’ensemble du Levant. En 1249, ce fut le tour de Séville, suivie de Cadix et de Huelva. Devenu vassal du royaume de Castille, le royaume de Grenade demeura alors la dernière position musulmane dans la péninsule Ibérique.

326. Il avait pour mère une esclave nubienne et c’est pourquoi il avait une carnation foncée.