Chapitre IV

L’Égypte et les Régences turques aux XVIIe et XVIIIe siècles

L’Afrique du Nord sous domination ottomane était divisée en Régences (Tripoli, Tunis et Alger) dites Sandjak ou Odjak de l’Ouest412. À des degrés divers, ces régions bénéficièrent de l’ « ordre ottoman », de son administration et de son encadrement militaire.

L’autorité ottomane fut symbolique dans l’actuelle Algérie et dès le début du XVIIIe siècle, elle ne s’exerça plus à Tripoli et à Tunis. Robert Mantran413 a montré que l’autonomie administrative y fut mutuellement acceptée sans remise en cause fondamentale de la suzeraineté du sultan et que ces trois provinces ne cessérent jamais d’être considérées comme ottomanes par Istanbul414. En Égypte, où la Porte ottomane ne réussit pas à s’imposer véritablement aux Mamelouk, les XVIIe et XVIIIe siècles furent une période d’anarchie.

I- L’Égypte sous les factions mamelouks

En Égypte, l’aristocratie mamelouke se coupa en deux factions, la Fakariya et la Kasimiya. Beys, Mamelouks et Janissaires s’y retrouvèrent pour dominer chacun une partie du pays. L’alternance du pouvoir se fit par la violence, les factions s’imposant tour à tour, comme à l’époque du sultanat mamelouk, ainsi que nous l’avons vu plus haut.

En 1631, les vingt-quatre beys du Sandjak, c’est-à-dire les gouverneurs des vingt-quatre provinces, désignèrent l’un d’entre eux, Ridwan Bey al-Fakari comme régent par intérim. Après sa mort survenue en 1656, le climat devint anarchique. Istanbul laissa faire, jouant sur les factions afin de maintenir un minimum de présence et garantir ainsi le versement de l’impôt provincial.

Au début du XVIIIe siècle, la Fakariya connut une grave crise interne et ses membres se divisèrent, s’affrontèrent et s’entre-massacrèrent, avec pour conséquence l’affaiblissement des Janissaires qui composaient l’essentiel de ses forces. Les Mamelouks, majoritairement membres de la Kasimiya se renforcèrent alors, mais comme eux aussi se divisèrent, en 1718 la Fakariya reprit le pouvoir, dans de féroces règlements de comptes.

En 1760, Ali Bey s’imposa (1760-1773). En 1768, il destitua le Wali turc, puis, en 1770, à Djeddah, il remplaça le vice-régent ottoman par un bey égyptien, ambitionnant alors de reconstituer l’ancien sultanat mamelouk. Il fut assassiné en 1773 par son fils adoptif Muhamad, qui prit le nom de Muhamad Bey. Une période d’une quinzaine d’années de sanglants conflits débuta alors durant laquelle la lutte pour le pouvoir au sein de la caste mamelouke entraîna une succession de coups d’état dont il serait fastidieux de vouloir dresser la liste ici.

La Porte laissa faire, manipulant les factions et utilisant l’anarchie pour augmenter le volume du hazine, l’impôt annuel qu’elle recevait de l’Égypte.

Trois adversaires s’opposèrent alors, Ismaël Bey, Mourad Bey et Ibrahim Bey. L’alliance des deux derniers permit de chasser le premier qui avait les faveurs d’Istanbul ; puis les deux autres s’opposèrent avant de se réconcilier en 1786. Le sultan ottoman qui craignit pour son autorité, décida alors de reprendre la situation en main et au mois de juillet 1786, un corps expéditionnaire commandé par Hassan Pacha débarqua à Alexandrie où les Mamelouks furent battus.

Mourad Bey et Ibrahim Bey se réfugièrent alors en Haute-Égypte et le pays fut coupé en deux. La Basse-Égypte fut placée sous l’autorité d’Ismaël Bey qui la gouverna pour le compte du sultan ottoman, cependant que la Haute-Égypte demeura sous celle des deux chefs mamelouks rebelles.

En 1791, après la mort d’Ismaël Bey, Mourad Bey et Ibrahim Bey reprirent le contrôle de toute l’Égypte. En 1792, ils conclurent un accord avec Istanbul portant sur l’impôt annuel qu’ils devaient verser au sultan. Dès lors, la Porte leur abandonna l’Égypte. L’anarchie, l’oppression, les crises ne cessèrent plus jusqu’à l’intervention française de 1798 qui, comme nous le verrons plus loin, fut d’abord vue par la population égyptienne comme une libération.

II- La Régence de Tripoli

Des trois Régences, celle de Tripoli, la plus proche du cœur de l’empire ottoman, fut dans un premier temps la seule à être véritablement administrée par le Sultan, même si, comme ailleurs dans l’empire, les Janissaires s’y montrèrent particulièrement indisciplinés. En 1609, Sulayman, un officier de la milice de Tripoli, s’y fit reconnaître comme dey par le contingent de l’odjak et s’ouvrit alors une période d’incertitudes, les deys imposant un pouvoir quasi dictatorial.

Durant la première période ottomane deux pachas de Tripoli, Muhammad Sakizli (1633-1649) et Uthman Bey Sakizli (1649-1672), qui étaient tous deux des renégats grecs, rattachèrent la Cyrénaïque puis le Fezzan à la Tripolitaine, constituant le pachalik de Tripoli. Ils reconnaissaient l’autorité de la Porte qui continuait à nommer des pachas dont le rôle était de la représenter. Cependant, leur autorité ne dépassait pas les villes côtières, les tribus de l’intérieur étant quasiment autonomes.

En 1672, une révolution provoquée par des contestations concernant le partage des prises de course fit que le régime des pachas fut supprimé et l’on en revint à l’élection des deys par les représentants de la milice. Entre 1672 et 1683 sept deys se succédèrent ainsi à Tripoli, tous étant imposés puis démis par la milice. L’anarchie fut alors totale car, tant à Tripoli que dans les principales villes côtières, Janissaires et corsaires se disputèrent le pouvoir. Inquiète, la Régence de Tunis qui ne pouvait laisser se développer à ses portes un tel climat d’anarchie, intervint à plusieurs reprises, mais sans réussir à ramener l’ordre.

La Régence pratiqua une importante activité de course qui menaça le commerce méditerranéen et provoqua plusieurs interventions européennes.

[En 1675 et en 1676, les Anglais menèrent ainsi plusieurs opérations contre les corsaires de Tripoli puis, en 1680, ce furent les expéditions françaises du commandeur de Valbelle et de l’amiral Duquesne.

En 1685, l’amiral d’Estrées bombarda Tripoli et détruisit une partie de la ville. Le dey Al Hajj abd Allah signa alors un traité de paix, versa une forte indemnité et libéra tous les captifs pris sous pavillon français, à savoir mille deux cents hommes au total (Zeltner, 1992 : 190). Cependant, dès l’année suivante, les navires français furent de nouveau attaqués et l’amiral de Mortemart procéda à une nouvelle démonstration de force, mais sans guère de résultat.

Le 21 janvier 1692 le dey déclara la guerre à la France et le consul, ainsi que tous les Français présents à Tripoli furent arrêtés cependant que cinq navires au mouillage étaient saisis. Entre les mois de février et de mai 1692, onze navires marchands français furent capturés avec leurs équipages, soit deux cent quinze hommes. Aussi, le 6 juin 1692, une escadre française se présenta-t-elle devant Tripoli pour exiger leur libération, mais les Tripolitains attachèrent le consul et plusieurs Français à la bouche de canons et menacèrent de tirer. La flotte s’en retourna avant de revenir au mois d’août suivant pour procéder à un inutile bombardement.

La situation fut alors grave pour le commerce de Marseille car il ne fut plus possible de naviguer en Méditerranée occidentale. D’autant plus que la marine française n’avait pas les moyens d’intervenir, toutes ses forces étant alors engagées dans la guerre de la ligue d’Ausbourg Tourville avait été battu à la Hougue en mai 1692 et nombre de vaisseaux avaient été perdus. La France intervint alors auprès de La Porte qui envoya une ambassade avec un négociateur français et le 27 mai 1693, une paix fut signée à l’avantage de Tripoli (Zeltner, 1992 : 192).

Ne pouvant plus attaquer les navires français, Tripoli déclara ensuite la guerre à l’Angleterre et à la Hollande avant de se rapprocher à nouveau de Londres, jouant de la rivalité entre l’Angleterre et la France. Au mois d’octobre 1694, Londres et Tripoli ayant signé un traité de paix, les navires français furent de nouveau attaqués et contraints de naviguer en convois.

En 1695, les dangers furent tels que, par décision royale la Méditerranée fut provisoirement interdite aux vaisseaux français, puis, en 1696, la marine française maintint en permanence sur zone une escadre destinée à protéger la navigation. Au mois de septembre 1697, la paix de Ryswick qui mettait un terme à la guerre de la ligue d’Ausbourg permit le retour en force de la marine française et les attaques diminuèrent. De 1689 à 1697 Marseille avait perdu 260 navires (Zeltner, 1992 : 196).

Au début du XVIIIe siècle, le pachalik s’émancipa de la tutelle ottomane. En 1711, Ahmed Karamanli, un officier Kouloughli415 descendant d’un corsaire turc, prit la tête de l’odjak et il fut élu dey. En 1718, il reçut un firman (décret impérial) de La Porte, mais, en 1720, il se déclara indépendant d’elle.

Les Karamanli prirent appui sur certaines tribus de Tripolitaine dont les Maghara et les Awlad Sulayman, et ils réussirent à créer un État reposant sur les élites citadines. Territorialement et politiquement, la Régence de Tripoli était en réalité coupée en deux, l’opposition entre côtiers citadins et tribus nomades de l’intérieur étant une constante de la politique locale (Mac Lachlan, 1978). En Cyrénaïque, le pouvoir des Karamanli ne s’étendit pas au-delà de quelques villes côtières.

Sous les Karamanli, la flotte corsaire de Tripoli continua sa maraude et elle multiplia les prises. En 1728, la France réagit vigoureusement en envoyant une escadre de 14 navires placée sous les ordres de l’amiral de Grand Pré. Trois navires français furent rendus mais, comme Ahmed Karamanli refusait de verser une indemnité, Tripoli fut soumise à un violent bombardement. Cependant, dès le départ de la flotte française, les corsaires reprirent leurs activités. Aussi, le 28 novembre 1728, Duguay-Trouin, lieutenant général du Royaume proposa-t-il une mesure radicale :

« […] faire passer à Tripoly douze mille hommes de troupes. Il est certain qu’en prenant cette ville, la réduisant en cendres, démolissant de fond en comble les remparts et toutes les fortifications, et faisant le dégast dans la campagne, nous donnerions une terreur générale à tous les pirates d’Afrique. » (Cité par Zeltner, 1992 : 200)

L’année suivante, le 3 juin 1729, une escadre française commandée par le capitaine de vaisseau de Gouyon se présenta devant Tripoli et le pacha traita. À partir de cette date, il n’y eut plus de guerre avec la France, même si, chaque année, des flottes françaises croisèrent devant Tripoli pour y assurer une présence. Puis, la Régence s’ouvrit au commerce international. Cependant, comme l’écrivait en 1750 le consul anglais Robert White :

« La cupidité est le principal mobile de cet État (la Libye), comme tous ceux de ce rivage. Ceux qui donnent le plus sont considérés comme leurs meilleurs amis. Et la nation qui saura le mieux adapter ses présents aux besoins du moment y trouvera toujours le plus grand intérêt et avantage. » (Cité par Zeltner, 1992 : 201)

À la fin du XVIIIe siècle, le climat politique de la Régence de Tripoli tourna à l’anarchie car plusieurs tribus arabes rejetèrent l’autorité des Karamanli.

En 1788, éclata même une guerre entre tribus quand Sayf al Nasr, le chef des Awlad Sulayman, rompit officiellement avec Tripoli alors que plusieurs tribus leur demeurèrent fidèles. Grâce à l’appui de ces dernières, dont les Maghara, dès le mois de mars 1789, les Karamanli purent rétablir la situation.

Ali Karamanli eut trois fils, Hassan, Ahmed et Yusuf. En 1790, Yusuf assassina son frère ainé Hassan après lui avoir tendu une embuscade chez leur mère (Zeltner, 1992 : 267-269). Le peuple se souleva contre l’assassin qui fut banni par son père, mais, deux ans plus tard, au mois de juin 1793, il le nomma gouverneur de Benghazi où il refit ses forces avant de prendre Tripoli.

Le 29 juillet 1793, La Porte envoya un nouveau pacha en la personne d’Ali Burgul, un Géorgien, beau-frère du dey d’Alger, qui déclara la déchéance d’Ali Karamanli. La population n’accepta pas ce retour de la Turquie et Yusuf conduisit la résistance cependant que son père Ali et son frère Ahmed se réfugiaient à Djerba. Au mois de novembre 1794, Ali Burgul y débarqua pour tenter de les capturer, mais le Bey de Tunis intervint militairement et réinstalla les Karamanli à Tripoli.

Ali Karamanli abdiqua ensuite en faveur de son fils Ahmed mais, en 1796, Yusuf détrôna son frère qu’il nomma gouverneur de la ville de Dernah en Cyrénaïque.

III- La Régence de Tunis (carte page XLVIII)

La période de la Tunisie beylicale recouvre une plage de temps allant de 1574 à 1881, date du début de l’occupation française. Durant ces trois siècles, la régence de Tunis fut une province de l’empire ottoman théoriquement administrée par un Pacha mais où le pouvoir était passé dans les faits au commandant militaire, le Dey, lui-même étant finalement supplanté par un administrateur civil, le Bey. L’aristocratie conquérante turque s’y était ouverte aux Koulougli et aux notables indigènes, ce qui fit qu’une réelle fusion s’y produisit, permettant la naissance d’une monarchie pré-nationale.

Au mois d’août 1574, Tunis avait été définitivement occupée par les Ottomans ; l’ancien royaume hafside devenant alors une province turque gouvernée par un pacha nommé par le sultan. À la fin du XVIe siècle, les représentants du Sultan s’émancipèrent peu à peu et en 1590, les Janissaires mirent à la tête du territoire un dey qui fut ensuite supplanté par le bey qui était son collecteur d’impôt.

Deux dynasties beylicales se succédèrent à Tunis. La première, celle des Mouradites, fut fondée par Mourad II Bey, pacha nommé par le sultan ottoman en 1631, qui instaura un beylicat héréditaire. Son fils Hammouda Pacha Bey lui succéda et en 1666, il affermit son pouvoir après avoir mis au pas la milice Janissaire. En 1699, Mourad Bey III fut assassiné par un de ses officiers nommé Ibrahim Chérif. Les Turcs d’Alger intervinrent alors et en 1705, Ibrahim Chérif fut vaincu et fait prisonnier.

Profitant de la vacance du pouvoir, Hussein Ben Ali Turki, agha des spahis, c’est-à-dire commandant de la cavalerie, s’imposa comme Bey et il fonda la dynastie des husseinites. Il n’était pas Turc, mais Koulougli et il régna sous le nom d’Hussein Ier. En 1735, son neveu, Ali Ier Pacha le renversa. En 1756, ce dernier fut déposé par deux des fils d’Hussein Ier, Mohammed Rachid Bey qui régna de 1756 à 1759 et Ali II Bey qui régna de 1759 à 1782.

Sous les règnes d’Ali Bey et d’Hammuda Bey (1782-1814), la Régence de Tunis connut une période de prospérité en dépit de deux famines et d’une épidémie de peste. Le contexte international était alors favorable aux pays producteurs de blé en raison des guerres européennes de la période révolutionnaire. De plus, les corsaires tunisiens reprirent du service, ce qui augmenta les ressources de l’État beylical. Militairement, Tunis triompha de Venise entre 1784 et 1792, de Tripoli en 1793-1794 et d’Alger en 1807.

IV- La Régence d’Alger416

À la différence de celles de Tripoli et de Tunis, la Régence d’Alger (Wilayat el-Djezair en arabe et Gezayir-i Garp en turc), demeura une colonie de la Porte sous autorité de Beys nommés à la tête de Beylik ou provinces, puis de Deys placés à la tête de Deylik (carte page XLVIII).

Dans la première moitié du XVIe siècle, les reis (amiral en turc) et les gouverneurs envoyés par la Sublime Porte avaient vécu sur mer ou retranchés dans certains ports en raison de l’hostilité des tribus. Puis, à partir de 1550, les Turcs avaient commencé à s’intéresser à l’arrière-pays. Hassan Pacha, fils de Khayr ad-Din Barbaros, fit alors de Tlemcen un centre militaire et administratif, puis son successeur, Salih Reis (1552-1556), installa une garnison à Biskra d’où il s’avança dans le Sahara, jusqu’à Tougourt et Ouargla (carte page XLVIII).

Au XVIIe siècle, les rapports entre Alger et La Porte furent particulièrement complexes. En 1659, les autorités d’Alger contestèrent ainsi la nomination d’un nouveau pacha. Cependant, plutôt que d’envoyer une flotte afin de ramener les rebelles dans la voie de l’obéissance comme il l’avait fait dans d’autres contrées de l’Empire, le Grand Vizir Kopriliu Mehemet Pacha écrivit la lettre suivante aux Algérois :

« […] aucun vali ne sera envoyé chez vous. Vous pouvez vouer obéissance à qui bon vous semble. Le Padichah n’a pas besoin des serviteurs de votre genre. Il possède déjà mille pays comme l’Algérie. Que l’Algérie existe ou pas ne change rien pour lui. Dorénavant il vous est interdit de vous approcher des côtes ottomanes » (Cité par Tal Shuval, 2002 : 14).

La réaction du divan417 d’Alger fut singulière car il dépêcha au Grand Vizir un messager pour lui annoncer qu’il accueillerait n’importe quel pacha, « même un chien ». L’envoyé d’Alger attendit plus d’un an une réponse, puis il fut exécuté. Finalement, en 1661, La Porte envoya un pacha après avoir montré à Alger qu’elle pouvait se passer d’elle quand cette dernière avait au contraire besoin de sa protection contre les menaces européennes et marocaines.

Désormais, la politique de l’élite dirigeante militaro-administrative ottomane algérienne fut de garder la plus grande autonomie possible tout en demeurant parfaitement loyale à La Porte et tout en évitant de se dissoudre par mariage dans la masse de la population. Une véritable ségrégation fut alors la règle avec :

« […] la distinction entre le statut légal des fils des membres de la milice (turque) et des femmes indigènes, les kuloglu (koulougli) et les fils que les membres de l’élite ottomane eurent avec des femmes étrangères418, qui étaient considérés comme de véritables Turcs » (Tal Shuval, 2002 : 12).

Au XVIIIe siècle, Alger se détacha peu à peu de la Sublime Porte, mais sans toutefois rompre avec elle comme l’a bien montré Shuval (2002). Les deys furent choisis par l’odjaq, la milice Janissaire et en 1711, le dey Ali Chaouch obtint l’autonomie.

À cette époque, les provinces ou beylik étaient au nombre de sept (Alger, Constantine, Oran, Mascara, Mazouna419, Tlemcen et Médéa). Chaque beylik était divisé en plusieurs Outan ayant à leur tête des caïds dépendant directement du Dey. Un siècle plus tard, à la veille de la conquête française, la Régence turque d’Alger était divisée en trois beylik (provinces) soumis à l’autorité théorique du dey d’Alger et dirigés par trois beys. Il s’agissait du beylik de Titteri dont le chef-lieu était Médéa, du beylik de Constantine et de celui de Mascara420. En plus de ces trois ensembles, et dépendant directement de l’autorité du dey d’Alger, le Dar es Sultan s’étendait à la Mitidja et jusqu’à l’atlas blidéen.

Dans les beylik l’autorité « centrale » était plus qu’inégale. Elle était théoriquement représentée par des caïds nommés par l’administration turque qui s’appuyaient sur des tribus ralliées (les Deira ou Makhzen). Ainsi à Constantine, à Titteri ou dans la région d’Oran, où les responsables turcs ne disposaient que d’un nombre restreint de Janissaires. Parfois, l’autorité était exercée par des Kouloughli421, comme à Tlemcen ou à Mostaganem.

Le corps des Janissaires qui atteignait un maximum de 15 000 hommes pour toute la Régence étant incapable d’y faire respecter l’autorité du dey, le pouvoir ottoman s’appuya donc sur les tribus dites makhzen, auxquelles étaient délégués le maintien de l’ordre et la levée de l’impôt. Chaque membre du Makhzen était dispensé d’impôt, se voyait remettre un cheval et un fusil et devait en échange le service militaire au Bey. Les tribus rebelles pouvaient être dépossédées de leurs terres qui étaient alors attribuées aux tribus makhzen. Pour appuyer ces dernières, des postes, les bordj, furent créés dans lesquels étaient casernés des Janissaires.

Plusieurs tribus berbères furent makhzen. Ainsi les Zaoua qui constituent une branche des Kutama et dont le territoire se situe entre Alger et Bougie. Dans la région de Tizi Ouzou, les Aït Boukhtouche furent également makhzen après de longues résistances, ainsi que les Aït Mahieddine, les Ameraoua et les Guechtoula de la région de Sebaou, de même que les Abid de la région de Boghni en Kabylie. À Constantine les Ottomans eurent de solides alliés avec les Zemoul, tribu makhzen depuis le XVIe siècle.

Pour tenter d’administrer leurs beylik, les beys cherchèrent à s’appuyer sur les féodaux qui en profitèrent pour renforcer leur puissance. Dans tous les cas, les zones qu’ils contrôlaient étaient réduites car la plupart des tribus kabyles, sédentaires ou nomades, étaient de fait indépendantes. Seule la perception de l’impôt était relativement bien assurée au moyen d’un système d’intéressement consistant à exonérer les tribus chargées de le lever et qui, de plus, leur donnait droit de razzia sur celles qui ne s’y soumettaient pas.

La situation était très différente à Alger même et dans les chefs-lieu des provinces. Alger et sa région où les Janissaires étaient relativement nombreux, étaient dirigées par un dey turc qui prenait appui sur des notables turcs qui le désignaient. Les derniers dey vécurent quasiment enfermés avec leur milice Janissaire dans la forteresse de la casbah qui dominait le port d’Alger. Leur administration reposait sur le divan.

Durant la période ottomane, la Kabylie ne fut jamais contrôlée par le pouvoir d’Alger, d’autant plus que les tribus qui se révoltaient étaient régulièrement des tribus makhzen.

En 1757 éclata ainsi la révolte des Guechtoula ; en 1767, celle des Flissa Oum Ellil. En 1768, les Zaoua envahirent le Dar es sultan, autrement dit la Mitidja et menacèrent Alger. Les Flissa Oum Ellil se soulevèrent à nouveau en 1798-1799 et à la même époque la révolte de la confrérie derkaoua entraîna plusieurs tribus de l’Ouarsenis et de petite Kabylie, cependant que d’autres donnèrent au contraire des hommes au dey.

La Course

La Course algéroise débuta vers 1520-1530 et elle constitua jusqu’au début du XXe siècle le cœur de la vie politique et économique de la Régence. Selon Lemnouar Merouche (2001-2007), cette activité expliquerait l’émergence et le maintien de ce qu’il nomme l’« État d’Alger ». Selon lui, il ne s’agissait pas de piraterie puisque les raïs, les capitaines, étaient des agents de l’« État422».

Lemnouar Merouche distingue trois grandes périodes dans la course algéroise :

1-La première, entre 1530 et 1579, vit la fondation de l’« État d’Alger » qui s’ancra régionalement dans la lutte menée contre l’Espagne.

2-La seconde, entre 1580 et 1699, fut celle de l’apogée de la Course, « le siècle de la Course », durant laquelle se construisirent les fortunes et les hiérarchies sociales qu’elles impliquaient. À ce propos, l’auteur écrit qu’à l’exception de raïs Hamidou, aucun des dirigeants de la course et aucun bâtisseur de fortune ne fut d’origine algérienne.

3-La troisième période qui recouvre les années 1780 à 1830 fut celle du ralentissement, puis du déclin et enfin de la disparition de la Course quand les détenteurs des fortunes amassées durant la période précédente se tournèrent vers des placements plus rentables, comme les exportations agricoles, notamment de blé. Nous rejoignons ici la « créance Bacri » (voir plus loin pages 308-309).

De nombreuses expéditions européennes furent lancées contre les corsaires algérois :

- En 1620-1621 par les Anglais ;

- Entre 1681 et 1688 la marine française bombarda Alger à plusieurs reprises, notamment en 1682 avec l’amiral Duquesne et après que le Dey eut déclaré la guerre à la France. En représailles, les Turcs massacrèrent le père Jean Le Vacher, consul de France, en l’attachant à un canon qui tira sur les navires423. En 1684, le vice-amiral de Tourville obtint la signature de la paix, puis, la course ne cessant pas, en 1688, le maréchal d’Estrées bombarda Alger, y causant de très importants dégâts. Plusieurs français furent alors attachés à des canons et massacrés.

En 1775, la course provoqua la guerre hispano-algérienne (1775-1785) qui débuta en 1775 avec l’échec d’un débarquement espagnol qui fit plusieurs milliers de morts. Au mois de juillet 1784, une ligue européenne constitua une flotte rassemblant navires anglais, espagnols, portugais, vénitiens et appartenant à l’Ordre de Malte, soit 130 navires, qui bombardèrent Alger.

- En 1804 l’amiral Nelson croisa devant Alger juste avant la bataille de Trafalgar.

- En 1816, une flotta anglo-hollandaise bombarda la ville.

412. L’odjak était un corps de Janissaires sous les ordres d’un dey.

413. Voir l’article intitulé « Le statut de l’Algérie, de la Tunisie et de la tripolitaine dans l’Empire ottoman » dans Mantran (1984). Dans ce livre édité à Londres, sont publiés 15 articles rédigés par Robert Mantran entre 1956 et 1980 et dont trois sont consacrés au Maghreb (Tripoli, Tunis et Alger).

414. Tal Shuval (2002) a bien montré quant à lui que la question historiographique les concernant est largement à base idéologique. En effet : « Une partie du problème est liée au fait que les historiens colonialistes, cherchant à justifier la prise de l’Algérie par la France, prétendaient qu’avant la conquête ce pays était soumis à une occupation étrangère impérialiste et qu’il n’appartenait à l’Empire ottoman que de nom. Les histoires nationales du Maghreb post-colonial adhèrent à la vue de la quasi-indépendance des « régences » nord-africaines, car cela leur permet de dater l’émergence des diverses nations maghrébines longtemps avant l’ère coloniale » (Tal Shuval, 2002 : 2).

415. Les Kouloughli étaient des métis de Turcs et de femmes indigènes.

416. Sur la période turque en Algérie, voir Boyer (1970), Kaddache (1998) et Shuval (2002). Pour tout ce qui concerne la piraterie et la marine algéroise, voir Boyer (1985), Chevallier (1988), Courtinat (2003), Devoulx (1869), Panzac (2002).

417. Le divan ou diwan était le conseil des principaux responsables militaires et territoriaux.

418. Essentiellement les femmes esclaves européennes. Les Kouloughlis se révoltèrent plusieurs fois contre ce statut discriminant qui montrait bien que l’élite ottomane voulait à tout prix éviter de se dissoudre.

419. Actuelle région de Relizane.

420. Qui devint celui d’Oran à partir de 1792, date du départ définitif des Espagnols qui occupèrent la ville jusqu’à cette date.

421. Dans la Régence d’Alger, le problème kouloughli se posa d’une manière récurrente. Il venait du fait qu’étant de mères indigènes, les Kouloughli avaient des liens avec les populations que n’avaient pas les Turcs perçus comme des occupants. Ils pouvaient donc menacer leur pouvoir. Ceci fit que durant toute la période de la Régence, les rapports entre Kouloughli et Turcs furent régulièrement conflictuels.

Deux grands conflits les opposèrent, le premier en 1596 et le second, le plus important, en 1629 quand, alliés à certaines tribus kabyles, les Kouloughli tentèrent de prendre le pouvoir à Alger. Au terme d’une guerre de dix années, ils furent amnistiés (Boyer, 1970). Ils ne recouvrirent cependant leurs anciennes attributions qu’en 1693 quand le Dey Chaban (Hadj Chabane) qui exerça ses fonctions de 1688 à 1695, les rétablit dans tous leurs droits. Pour tout ce qui concerne les Kouloughli dans la régence d’Alger, voir Pierre Boyer (1970).

422. Cette analyse n’est pas recevable car nous ne sommes pas en présence d’une véritable Course. L’algéroise n’obéissait en effet pas à ces règles strictes qui la caractérisaient en Europe car, et comme l’a bien montré Albert Devoulx (1869), son but n’était pas de s’attaquer avec l’aval des autorités à des navires ennemis en temps de guerre, son seul objectif étant le butin.

423. En 1830, après la prise d’Alger, le canon surnommé la « Consulaire » fut envoyé à Brest où il se trouve actuellement.