La colonisation de l’Afrique du Nord débuta en 1881526 avec l’intervention française en Tunisie suivie de celle de la Grande-Bretagne en Égypte en 1882. En 1911, l'Italie prit pied en Libye et en 1912, la France imposa son Protectorat au Maroc. Dans les deux derniers pays, les résistances furent fortes et longues. La « Pacification » marocaine était ainsi loin d’être terminée lorsqu’éclata le premier conflit mondial, cependant qu’en Libye, les Italiens bataillèrent durement pour prendre le contrôle de l’intérieur du pays.
Nous avons vu plus haut qu’en 1882, l’Égypte fut occupée par les forces britanniques alors qu’elle faisait partie de l’Empire ottoman. Le pays mis sous tutelle et les ministres égyptiens contrôlés par des conseillers britanniques placés sous les ordres directs de Sir Evelyn Baring, futur lord Cromer, Haut-Commissaire de 1883 à 1907.
En théorie, cette présence anglaise n’était que temporaire, mais tout changea quand, devenu Premier ministre (1887-1888), lord Salisbury estima qu’il n’était plus question de quitter l’Égypte en raison d’une nouvelle situation internationale particulièrement complexe :
1- Pour Londres, il était prioritaire de garantir la liberté de navigation vers les Indes, via le canal de Suez.
2- Comme la Russie cherchait à ouvrir à sa flotte de la mer Noire l’accès à la Méditerranée, Londres voulait éviter l’affaiblissement de la Turquie gardienne des Détroits.
3- Or, les guerres balkaniques qui se succédaient avaient pour conséquence un recul turc et une poussée slave, ce qui faisait craindre aux Britanniques l’ouverture des Détroits à la flotte russe.
4- Londres était donc condamnée à rester en Égypte pour y assurer sa liberté de circulation via le canal de Suez au cas où la flotte russe parviendrait à s’ouvrir un passage vers la Méditerranée.
Cette mise en tutelle de l’Égypte favorisa le courant nationaliste or, dans la conception des premiers nationalistes égyptiens, l’idée d’un État national laïc n’existait pas. Les partisans d’Arabi Pacha (voir plus haut page 318) n’étaient en effet pas des nationalistes au sens propre du terme, mais des arabo-musulmans militant pour le départ des étrangers chrétiens ; pour eux, seul le sultan turc était en mesure de défendre les territoires musulmans menacés par les infidèles. Plus panislamistes que nationalistes, ceux qui avaient suivi Arabi Pacha furent désemparés après l’échec de son mouvement.
La revendication nationaliste fut ensuite incarnée de 1898 à 1906 par Mustapha Kamil (1874-1908)527, leader du Parti nationaliste, qui l’exprima dans de nombreux discours et dans des articles publiés, notamment dans Al-Liwa (l’Étendard), revue qu’il fonda en 1900. Comme lui, son successeur, Muhamad Farid était partisan d’une souveraineté ottomane sur l’Égypte (Delanoue, 1977 : 129-156).
Durant l’année 1906, la revendication égyptienne prit un tour plus militant, avec une grève des étudiants et une émeute paysanne. La tension devint alors telle qu’en 1907, les autorités d’occupation annoncèrent le début d’un processus devant déboucher sur l’autonomie.
Au même moment, certains nationalistes égyptiens appartenant au courant libéral et laïc pensèrent qu’ils n’obtiendraient rien en affrontant directement les Britanniques et qu’il était donc préférable de collaborer avec eux afin d’en retirer des concessions successives allant jusqu’à l’indépendance. En 1907, ils fondèrent un nouveau parti politique, l’Umma qui n’eut que peu d’échos parmi la population.
La fondation du Soudan anglo-égyptien
Au Soudan le mouvement mahdiste s’étendit comme une traînée de poudre. Au mois de juin 1882, une force de plusieurs milliers d’hommes envoyée par le gouverneur égyptien de Khartoum fut exterminée. Le 18 janvier 1883, El Obeid capitale du Kordofan fut prise.
Londres devait réagir car la situation du Khédive d’Égypte paraissait désespérée puisqu’il était en quelque sorte « pris en tenaille » entre Arabi Pacha qui contrôlait la Basse Égypte et le Mahdi maître du Soudan.
Une colonne composée d’une dizaine de milliers de recrues égyptiennes mal entraînées et encadrées par quarante-deux officiers britanniques fut alors envoyée au Soudan. Placée sous les ordres du colonel Hicks (Hicks Pacha), elle partit de Suakin (Souakim) sur la mer Rouge (carte page L) avec pour objectif El Obeid. Le 4 novembre 1883, à Shaykan, à proximité de son objectif, elle fut attaquée par les Mahdistes qui l’écrasèrent. Elle laissa sur le terrain, outre son chef, neuf mille cinq cents hommes, la quasi-totalité de son encadrement européen et tout son matériel.
Les insurgés prirent ensuite le contrôle d’une grande partie du Soudan, notamment les provinces du Kordofan, du Darfour et du Bahr el-Ghazal, cependant que le gouverneur Charles Gordon était assiégé dans Khartoum. Le 26 janvier 1885, après plusieurs mois de siège, les forces mahdistes enlevèrent la ville dans laquelle quatre mille soldats anglo-égyptiens furent massacrés. Gordon subit le même sort et son cadavre fut décapité. Maître de Khartoum, Muhamad Ahmed fonda un État mahdiste et se donna le titre de calife528.
Après avoir hésité, les Britanniques furent contraints d’agir pour quatre raisons principales :
1-L’exemple soudanais risquait d’être contagieux et pouvait avoir de graves conséquences en Égypte, et donc dans la zone du canal de Suez.
2- La France qui avait remporté sur la Grande-Bretagne la « course au Niger » se rapprochait de la région du lac Tchad par laquelle elle allait chercher à progresser vers le haut-Nil, menaçant le « corridor » que les Britanniques souhaitaient ouvrir depuis Le Caire au nord, jusqu’au cap de Bonne Espérance au sud.
3-Les Italiens venaient de s’installer sur la rive africaine de la mer Rouge. Comme ils avaient entrepris de progresser vers l’intérieur, ils étaient donc susceptibles de menacer la prépondérance britannique le long de cette « écluse » naturelle reliant la Méditerranée à l’océan Indien.
4-L’autorité du successeur du Mahdi était contestée.
Le moment semblant propice, la conquête du Soudan fut donc décidée. Au mois de mars 1896, une expédition britannique placée sous les ordres du général Horatius Kitchener s’ébranla, progressant vers le sud à la vitesse de la construction de la voie de chemin de fer Égypte-Khartoum par laquelle avançaient troupes et matériel. À l’issue de trois batailles529 livrées en 1898 et en 1899, les armées mahdistes furent vaincues et le 19 janvier 1899, le Soudan devint un Condominium anglo-égyptien.
Pour les Britanniques, il était temps car l’expédition française du capitaine Marchand avait atteint le Nil à Fachoda, ce qui déclencha une forte crise entre Londres et Paris.
Au mois d’avril 1881, l’occupation de la Tunisie par la France provoqua des rancœurs en Italie car la Régence de Tunis y était vue comme un prolongement d’autant plus naturel que 55 000 Italiens y résidaient. Le profond ressentiment envers un pays auquel elle devait pourtant son unité, fit qu’en 1882, l’Italie conclut avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie le traité créant la Triple Alliance (Triplice). En conséquence de quoi, la France s’opposa à son projet libyen.
Rome chercha alors une compensation en Mer Rouge, mais ce fut la défaite d’Adoua en 1896 face à l’Éthiopie. Le courant nationaliste voulut ensuite venger ce désastre par la création d’une « plus grande Italie531». Or, à l’exception de l’Éthiopie qui venait de vaincre l’armée italienne, il ne restait plus que deux territoires encore « libres » en Afrique, le Maroc, quasiment acquis par la France, et la Régence turque de Tripoli.
En 1902, l’Italie fit plusieurs gestes en direction de la France afin d’obtenir son soutien dans sa politique de revendication libyenne. Bien que membre de la Triplice donc, de l’alliance avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, elle proposât de demeurer neutre sur les Alpes en cas de guerre, tout en annonçant qu’elle renonçait à revendiquer le Maroc.
En 1909, afin d’affaiblir l’empire ottoman, la Russie décida de soutenir le projet italien en Libye. À partir de ce moment, les événements connurent une réelle accélération car Rome se trouva diplomatiquement en position de force.
Dans la nuit du 26 au 27 septembre 1911, l’Italie adressa un ultimatum au gouvernement ottoman. Au motif que ses colons installés en Libye étant maltraités, elle lui annonçait clairement son intention d’intervenir afin de les protéger. Deux jours plus tard, par le biais des médiateurs austro-hongrois, la Porte fit savoir que, afin d’éviter une guerre, elle acceptait un « transfert du contrôle » du territoire au profit de l’Italie, mais qu’elle y maintenait sa « suzeraineté formelle ». Giovanni Giolitti, le Président du conseil italien considéra cette demande comme dilatoire et le 29 septembre, le royaume d’Italie déclara la guerre à l’Empire ottoman. Le 30 septembre, la flotte italienne croisa devant Tripoli et le 3 octobre elle bombarda la ville.
Sur place, les 4 000 réguliers turcs ne reçurent que de maigres renforts arrivés clandestinement par la Tunisie et l’Égypte. Face à eux, le corps expéditionnaire italien, commandé par le général Carlo Caneva, aligna 36 000 hommes, effectif bientôt porté à 100 000.
La guerre italo-turque (1911-1912)532 ayant éclaté, ce furent paradoxalement les alliés de l’Italie, à savoir l’Autriche et l’Allemagne qui protestèrent. L’Autriche craignait en effet qu’en cas de guerre générale avec la Turquie, l’Italie décide d’intervenir dans les Balkans ; quant à l’Allemagne qui avait des intérêts en Turquie, elle était furieuse d’avoir été placée devant un fait accompli qui allait la contraindre à choisir entre deux ententes, toutes deux indispensables à sa diplomatie.
Le 4 octobre 1911, les Italiens débarquèrent à Tobrouk, le 5 octobre à Tripoli après plusieurs jours de bombardement, le 18 octobre à Darnah et le 20 octobre à Benghazi. Le 23 octobre, une contre-attaque turque fut lancée et à quelques dizaines de kilomètres de Tripoli, les Italiens subirent une défaite infligée par Enver Pacha et Mustafa Kemal, le futur Kemal Atatürk.
Au mois de mai 1912, la marine italienne ouvrit un second front en mer Égée et elle s’empara de Rhodes ainsi que du Dodécanèse.
Le 18 octobre 1912, devant la multiplication des périls et menacée sur plusieurs fronts à la fois533, la Turquie signa le Traité de Lausanne-Ouchy par lequel elle céda à l’Italie la Tripolitaine, la Cyrénaïque et les îles du Dodécanèse. Aux termes de ce traité, les Ottomans devaient retirer tout leur personnel militaire et administratif, sauf à Benghazi qui se vit doter d’un statut spécial car un représentant du sultan (un naib) y résiderait.
En Cyrénaïque, des officiers turcs continuèrent cependant la guerre, soutenus par la sanûsiya. Commandés par Aziz Bey qui avait succédé à Enver Pacha, ils résistèrent d’abord dans le Djebel Akhdar qui domine Benghazi, puis adossés à la frontière égyptienne534. Leur combat dura jusqu’en 1918 (voir plus loin pages 379-380).
Durant les mois de mars-avril 1913, les Italiens lancèrent plusieurs grandes opérations dans l’intérieur de la Tripolitaine avec occupation du Djebel Nefusa et de Ghadamès. Vers le Fezzan, la pénétrante se fit depuis Syrte en direction de Mourzouk atteint le 3 mars 1914, puis vers Ghât occupée le 12 août (cartes pages LI, LXIX et LXX).
Après avoir piétiné, le général Giovanni Ameglio finit par l’emporter, mais ses adversaires qui ne renoncèrent pas, lancèrent une guérilla qui toucha le Djebel Akhdar et s’étendit ensuite sur toute la région limitrophe de l’Égypte. Entre Cyrénaïque et Tripolitaine, les insurgés furent maîtres de la région des Syrtes, ce qui leur permit de couper en deux le dispositif italien.
Sous Ahmed Bey (1837-1855) la régence de Tunis connut de profondes réformes. Le souverain modernisa le pays, le dota d’une constitution et d’une armée opérationnelle, ce qui provoqua un profond déficit du budget de l’État et le recours aux emprunts, notamment auprès de banques françaises.
Sous Sadok Bey (1859-1882), la Régence de Tunis s’enfonça dans la crise économique. En 1863, les impôts furent doublés, ce qui provoqua le soulèvement de la population. En 1867, incapable de rembourser ses emprunts et interdite d’en contracter de nouveaux, la Régence fut en situation de faillite. Deux ans plus tard, en 1869, le gouvernement déclara l’état de banqueroute.
La Régence de Tunis devint alors le jouet des appétits impérialistes et elle passa sous le contrôle de ses créanciers européens. Une commission financière internationale s’installa alors à Tunis afin de prendre en charge la gestion de l’État et garantir les remboursements de ses emprunts.
En 1878, c’était donc un État en totale banqueroute que les congressistes de Berlin offrirent à la France qui ne se précipita pas pour en prendre possession. Les hésitations françaises répondirent alors à quatre motifs :
- Le premier était que Bismarck poussait la France à agir ; or, Paris qui ne croyait pas à l’attitude désintéressée du chancelier allemand, soupçonnait une manœuvre de sa part. Or, Bismarck désirait se rapprocher de la France en la soutenant dans son mouvement d’expansion outre-mer, dérivatif qu’il pensait offrir à sa volonté française de revanche. De plus, Bismarck escomptait bien que cette politique heurterait celle de Londres, ce qui empêcherait, par voie de conséquence, toute alliance franco-britannique dirigée contre l’Allemagne.
- Le deuxième résultait du quasi-revirement britannique, Londres semblant revenir sur les promesses faites à la France au sujet de la Tunisie lors du congrès de Berlin en 1878.
- Le troisième était que l’Italie revendiquait la Tunisie. Or, la France cherchait à constituer une alliance contre l’Allemagne et c’est pourquoi elle hésitait à se brouiller à la fois avec Londres et avec Rome, au seul avantage de Berlin.
- Le quatrième motif était économique, car la France ne voyant pas l’intérêt qu’elle aurait eu à porter seule, le fardeau de la faillite beylicale en prenant le contrôle de la Tunisie.
L’analyse française changea en 1880 quand Bismarck qui ne voulait pas voir l’Angleterre maîtresse de tous les verrous méditerranéens (Gibraltar, Malte, Chypre et l’Égypte), pressa Paris d’intervenir, menaçant, en cas de tergiversation de soutenir les revendications italiennes sur la Tunisie. Au même moment, l’idée que la sécurité de l’Algérie passait par le contrôle de la totalité du Maghreb s’imposa, tant à Alger qu’à l’état-major.
Le gouvernement de Jules Ferry constitué le 23 septembre 1880 décida donc d’intervenir en Tunisie, prétextant des incursions de la tribu berbère des Kroumir535.
Le 4 avril 1881, Jules Ferry fit une déclaration solennelle au Parlement, annonçant qu’il avait décidé de rétablir l’ordre sur la frontière algéro-tunisienne et le 24 avril, les colonnes françaises entrèrent en Tunisie.
Le 12 mai 1881, 35 000 soldats se présentèrent devant le palais du Bardo, résidence du Bey qui n’eut que deux heures pour étudier et signer le Traité du Bardo ou Traité de Ksar Saïd.
En paraphant cet acte de droit international passé entre deux états souverains, le Bey ne renonçait pas à la souveraineté interne et, de plus, il se réservait le droit d’entretenir une armée. Il était également précisé que la présence française n’était que provisoire :
« Son Altesse le Bey de Tunis consent à ce que l’autorité militaire française fasse occuper les points qu’elle jugera nécessaires pour le rétablissement de l’ordre et la sécurité de la frontière et du littoral […] Cette occupation cessera lorsque les autorités militaires françaises et tunisiennes auront reconnu, d’un commun accord, que l’administration locale est en état de garantir le maintien de l’ordre » (Traité du Bardo, article 2).
Le 9 juin 1881, soit moins d’un mois plus tard, le Bey reconnut à la France un rôle d’intermédiaire dans le domaine des « rapports de la Régence avec les représentants des puissances amies » accréditées. Cette reconnaissance déclencha une crise politique en France car, à l’automne 1881, lors de la rentrée du Parlement, Jules Ferry fut accusé d’être allé au-delà du Traité du Bardo et d’avoir suivi cette politique hors du contrôle des députés. L’opposition considérait même que le texte signé le 9 juin était sans valeur. Jules Ferry fut contraint de démissionner et Gambetta lui succéda.
La Tunisie devint un authentique protectorat le 8 juin 1883, sous le second ministère Ferry, lorsque fut signée la Convention de la Marsa qui donna à la France le droit de promulguer les réformes administratives, judiciaires et financières qu’elle jugerait nécessaires.
Ce régime du protectorat reposait sur la réaffirmation du pouvoir tunisien incarné par le bey qui régnait mais ne gouvernait pas. De plus, tout ce qui relevait des affaires militaires et des relations internationales était confié à la France ce qui faisait du résident le ministre des Affaires étrangères du bey. Au point de vue administratif, la puissance protectrice superposait son administration à celle du pays. Le bey n’avait plus l’initiative des lois et décrets qu’il devait signer. Le premier résident de France fut Paul Cambon.
Au mois de septembre 1870, l’effondrement de l’Empire fut accueilli dans la joie par une partie de la population européenne d’Algérie qui se mit à croire qu’elle allait pouvoir s’affranchir du régime militaire, « le régime du sabre », et elle rallia avec enthousiasme les nouvelles autorités de Tours.
À la fin du mois de septembre 1870, des communes insurrectionnelles et des « comités républicains » furent créés à Alger, Oran, Constantine, Philippeville et Bône. Le 30 septembre, Alger passa sous le contrôle d’un avocat, Romuald Vuillermoz, déporté républicain de 1848 qui s’auto désigna « Commissaire civil extraordinaire par interim », proclama le régime civil et exigea la suppression des Bureaux arabes. Les insurgés furent écoutés par le Gouvernement provisoire qui confia l’Algérie au Garde des Sceaux, Adolphe Isaac Crémieux536».
Futur artisan du ralliement des catholiques à la République en 1890, le cardinal Lavigerie (1825-1892) reprochait aux Bureaux arabes et au régime militaire, d’être trop protecteurs des indigènes et de freiner la colonisation de l’Algérie. Il était donc en accord sur ce point avec le gouvernement républicain issu de la défaite de 1870, notamment avec le ministre de la Justice, Adolphe Isaac Crémieux (1796-1880), qui fit adopter les décrets qui portent son nom et qui se fit élire député d’Alger dès le mois d’octobre 1871.
C’est à l’intention de ce dernier et de Léon Gambetta que le prélat rédigea ses « Notes sur l’Algérie » datées de la ville de Tours le 1er décembre 1870. Cette référence a son importance. En effet, le 4 septembre 1870, le Gouvernement de la Défense nationale avait été constitué à l’Hôtel de ville de Paris en raison de la vacance du pouvoir. Il était composé, notamment, du général Trochu qui en était le Président, de Jules Ferry, vice-président, de Léon Gambetta ministre de l’Intérieur et d’Adolphe Crémieux, ministre de la Justice.
À la fin du mois de septembre, en raison des menaces prussiennes, et afin de parer à toute éventualité, une délégation gouvernementale fut envoyée à Tours. Elle était composée de deux ministres, celui de la Justice, Crémieux, et celui de la Marine, l’amiral Fourichon.
Le 7 octobre, Gambetta qui venait de quitter Paris en ballon rejoignit la Délégation de Tours qui partit pour Bordeaux le 9 décembre. Le 1er décembre, quand Mgr Lavigerie remit ses notes à Crémieux et Gambetta, ceux-ci résidaient donc encore à Tours.
Ce texte du fondateur de l’ordre les Missionnaires d’Afrique, les célèbres Pères Blancs, est particulièrement important car il annonçait la nouvelle politique qui sera suivie en Algérie durant plus de deux décennies. Il y prend l’exact contre-pied de la politique algérienne suivie jusque-là par les militaires, par les Bureaux arabes et par l’Empereur Napoléon III. Sans la moindre ambiguïté, il demande la spoliation des Algériens et l’introduction d’une administration directe de type jacobin :
« Deux choses manquent (en Algérie) et sont absolument nécessaires :
1°) Des terres pour établir des colons ;
2°) Des colons pour peupler les terres.
Les terres manquent et on ne peut s’en procurer parce que les Arabes qui en sont devenus propriétaires, de simples usufruitiers qu’ils étaient auparavant, et cela en vertu du déplorable sénatus-consulte de 1864, les possèdent en commun et ne peuvent, par conséquent, les aliéner.
Deux remèdes sont possibles à cet état de choses. Le premier est la constitution immédiate de la propriété, au moins par famille, dans les tribus. Le second est l’expropriation moyennant un prix équitable, pour cause d’utilité publique.
Ces deux opérations peuvent être terminées en moins d’une année dans toute l’Algérie, pourvu que l’on n’en confie pas le soin aux bureaux arabes qui ont intérêt à les empêcher, mais à des commissaires mixtes. Il suffit, en effet, d’une circulaire aux caïds et aux cadis, pour leur ordonner de procéder immédiatement, chacun dans sa tribu, aux bornages de terres dont jouit, de temps immémorial, chaque famille et d’en dresser un état exact. […] Ces terres pourraient, dès lors, entrer immédiatement dans la circulation par la simple application de la loi française, déclarée obligatoire pour les Arabes, que nul n’est forcé de rester dans l’indivision. Il suffirait alors, en effet, que l’un des membres de la famille consentit à vendre, pour que la licitation devînt obligatoire. L’expropriation offre moins d’embarras encore. Un décret y suffit, et toutes les tribus ayant beaucoup plus de terres que leurs membres n’en peuvent utiliser, l’expropriation serait pour elles un vrai bienfait parce qu’il leur donnerait le prix en argent d’immeubles aujourd’hui improductifs […].
Un grand danger menace l’Algérie. Ce sont les tentatives de séparation d’avec la France. Une portion trop considérable de nos colons français, de ceux qui habitent les villes surtout […], est l’écume de la France : transportés de juin 1848, repris de justice ou banqueroutiers. À leur tête se trouvent des hommes d’une activité fébrile, mais odieusement tarés et voués au mépris des honnêtes gens. Ne pouvant se faire une place dans la société régulière, ils cherchent à provoquer une séparation d’avec la France pour dominer ensuite la colonie par la terreur. […] Il n’y a qu’un seul moyen de couper court à ces tentatives coupables et insensées, c’est de proclamer au plus tôt l’assimilation complète de l’Algérie à la France et de supprimer toute centralisation à Alger, de quelque nom qu’elle se couvre […] Il ne faut en Algérie que des départements et des préfets […] Quant aux indigènes, Il faut les faire administrer par des fonctionnaires civils […] et avoir, de distance en distance, quelques détachements de gendarmerie pour appuyer leur autorité537».
Investi des pleins pouvoirs, Crémieux promulgua 58 décrets en moins de cinq mois. Son but était de couler l’Algérie dans le moule français et de la soumettre au même régime que les départements de la métropole, ayant des préfets à leur tête et une représentation au Parlement. Le projet politique des républicains en Algérie était l’assimilation. La langue arabe devait disparaître au profit du français, comme cela était prévu avec toutes les autres langues régionales, breton, basque, corse, le jacobinisme ne concevant pas de pluralité linguistique.
Citoyenneté et nationalité
L’ordonnance royale du 22 juillet 1834 avait fait de l’ancienne régence ottomane une possession française avec pour résultat que tous les habitants du territoire étaient devenus des sujets français.
« Le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 “sur l’état des personnes et la naturalisation en Algérie” précise, dans son article premier, que “L’indigène musulman est Français ; néanmoins il continuera à être régi par la loi musulmane”. Autrement dit, et cela est également vrai pour les Juifs résidant sur le territoire de l’ancienne régence d’Alger, le sénatus consulte opère une distinction entre la nationalité et la citoyenneté – au demeurant moins étanche qu’on ne le prétend généralement, la nationalité conférant, de fait, certains éléments de citoyenneté – celle-ci pouvant être acquise à la suite d’une démarche volontaire entraînant l’abandon des statuts personnels.
C’est d’ailleurs cet abandon que le décret Crémieux du 24 octobre 1870 imposa aux Juifs du nord de l’Algérie lorsqu’il leur accorda collectivement la citoyenneté française, et non pas la nationalité dont ils jouissaient déjà538».
Les décrets du 24 octobre 1870 plaçaient l’Algérie sous l’autorité d’un gouverneur général civil dépendant du ministère de l’Intérieur et faisaient des Juifs d’Algérie, des citoyens français de plein exercice à la différence des musulmans qui étaient des sujets de la République.
Crémieux fit un véritable procès en sorcellerie aux Bureaux arabes, les accusant de « politique antinationale » pour s’être opposés à l’extension de la colonisation terrienne. Par le décret du 24 décembre 1870, le Bureau Politique et les subdivisions furent supprimés, ce qui décapita le corps qui fut ensuite vidé de sa substance par le décret du 1er janvier 1871 qui le transforma en Bureau des Affaires Indigènes, le cantonnant aux Territoires du Sud, là où le colonat était inexistant (Frémeaux, 1993).
Le régime civil républicain succéda donc au régime militaire. Son jacobinisme, le mépris qu’il afficha pour les populations indigènes, son laïcisme qui fit passer ses représentants pour des mécréants aux yeux des musulmans, exercèrent des ravages et provoquèrent un traumatisme que l’Algérie française ne surmonta jamais.
Le soulèvement kabyle de 1871 qui débuta au sud de Souk-Ahras à la fin du mois de janvier 1871, s’étendit comme une traînée de poudre. Au mois d’avril 1871, la Petite Kabylie fut touchée, puis la région de Tébessa et enfin la Grande Kabylie. Le 8 avril, l’insurrection prit une dimension religieuse quand Mohamed Ameziane El Haddad lança un appel aux armes au nom de la confrérie des Rahmania. Le mouvement impliqua peut-être un tiers de la population totale de l’Algérie539.
Ce n’était pas la première fois que la montagne bougeait. Des insurrections sporadiques s’étaient en effet déjà produites entre 1858 et 1870 dans les Kabylies, les Aurès et le Hodna. En 1871, le soulèvement prit une autre dimension, même si la présence française ne fut pas réellement menacée. Les insurgés se rassemblèrent derrière Mohammed el-Mokrani (1815-1871)540, un notable dont le père, cheikh Ahmed El Mokrani, khalife de la région de Medjana, sur les hauts plateaux, s’était rallié aux Français après la prise de Constantine en 1837 avant de participer à la colonne que le général Bugeaud mena contre Abd el-Kader en 1846-1847.
Sa révolte était d’abord féodale541 et, même si des motifs personnels l’avaient amplifiée, il n’en demeure pas moins qu’elle s’expliquait d’abord par une incompréhension de la nouvelle politique française, ce qui fit dire à ce « grand seigneur d’épée » selon les termes des officiers français qui l’avaient côtoyé :
« Je consens à obéir à un soldat, mais je ne recevrai jamais d’ordres d’un juif, ni d’un marchand » (cité par Martin, 1987 : 109).
L’allusion aux décrets Crémieux (voir plus haut) était donc très claire. Pourtant, selon Richard Ayoun (1988), là ne serait pas la cause de la révolte. Selon cet auteur, une telle interprétation serait même anachronique et relèverait d’une « légende » dont la diffusion serait postérieure aux événements.
Cette position ne peut être suivie. En effet, même si le père de Mokrani, Ahmed el-Mokrani contesta la politique française à l’époque du maréchal Bugeaud, la rupture entre son fils Mohammed el-Mokrani et la France est parfaitement datée et elle n’a pas de lien avec elle. Un retour en arrière est nécessaire afin de pouvoir le montrer.
En 1870, à l’exception des centres de colonisation et des villes, l’Algérie était administrée par l’armée, ce que contestaient les colons qui réclamaient l’imposition du régime civil. Or, le 7 mars 1870, quelques mois avant la chute de l’Empire, l’opposition républicaine étant au pouvoir avec Emile Ollivier, le parlement étendit à l’Algérie le régime républicain, remplaçant ainsi le régime militaire par le régime civil. Le maréchal de Mac-Mahon, gouverneur de l’Algérie, donna alors sa démission qui fut refusée par le gouvernement. Mokrani démissionna également de son poste de bachaga.
Le 4 septembre 1870, se produisit l’insurrection républicaine, puis la République fut proclamée et le gouvernement Gambetta arriva aux affaires. Par un décret signé par Crémieux, alors ministre de l’Intérieur et daté du 24 mars 1871, les villes et les centres de colonisation furent érigés en communes et les tribus vivant dans leur proximité leur furent rattachées. Une telle mesure signifiait qu’elles passaient sous l’autorité des maires des communes de plein exercice et, aux termes de l’article 3 de ce décret, leurs chefs devenaient des agents municipaux. Dans le cas présent :
« […] cela impliquait que le bachaga Mokrani dont la majeure partie du territoire jouxtait la commune de Bordj Bou-Arredj, tombait sous l’autorité du maire de Bordj Bou-Arredj pour devenir conseiller municipal de cette commune […]. Ce décret causa une sourde inquiétude chez les chefs indigènes qui voyaient à terme la fin de leurs prérogatives et la perte de ce à quoi ils tenaient le plus, la Heurma, c’est-à-dire la considération, les honneurs dus à leur rang » (Sicard, 2013 : 27).
Mokrani n’accepta pas ces mesures. La synthèse de ses griefs contre la France républicaine est parfaitement exprimée dans les lignes qui suivent et qui rapportent l’entrevue qu’il eut le 2 mars 1871, soit quelques semaines après le début de l’insurrection, avec le capitaine Olivier, officier du bureau arabe de Bordj Bou-Arredj :
« Je vous ai prié de venir me trouver parce que je ne pouvais pas aller à vous ; les « mercantis » m’assassineraient si j’entrais dans la ville (Bordj Bou-Arredj) et vous seriez impuissant à me protéger car vous n’avez plus d’autorité. J’ai envoyé ma démission de Bachaga ; je ne veux plus servir la France […] Comment voulez-vous que je serve votre gouvernement ? Je ne veux pas accepter votre république car, depuis qu’elle a été proclamée, je vois des choses horribles. J’étais habitué à écouter vos sages conseils ; à qui dois-je m’adresser aujourd’hui ? À vous, au commandant ou au commissaire civil ? Par la vérité de Dieu je n’y comprends rien : on insulte vos généraux devant lesquels on était tous soumis comme des serviteurs ; on les remplace par des « mercantis », par des juifs, et l’on pense que nous subirons cela ! Jamais, pour ma part, je ne le supporterai, et voilà pourquoi je donne ma démission […]542.»
Cette démission fut refusée par les militaires qui lui déclarèrent qu’ils ne pouvaient la recevoir car elle devait être remise aux autorités civiles désormais seules habilitées. Aussi, le 9 mars, Mokrani écrivit-il une lettre au général Augeraud, chef de la division de Constantine dans laquelle il annonçait qu’il allait prendre les armes :
« Vous connaissez la cause qui m’éloigne de vous ; je ne puis que vous répéter ce que vous savez déjà : je ne veux pas être l’agent du gouvernement civil […] Je m’apprête à vous combattre ; que chacun aujourd’hui prenne son fusil543 ».
Féodale et aristocratique, la révolte fut également populaire. Cependant, seuls les Kabyles se soulevèrent alors que les populations « arabes » de l’ouest ne bougèrent pas. Au moment du déclenchement de l’insurrection kabyle, l’armée d’Algérie était d’ailleurs largement composée d’unités de tirailleurs qui demeurèrent dans le devoir. Les Kabyles étaient pour leur part restés à l’écart du soulèvement d’Abd el-Kader dans les années 1840.
Le mouvement fut une lame de fond en pays kabyle puisqu’entre 80 000 et 100 000 combattants coururent aux armes, attaquant fermes et villages. Tizi-Ouzou fut prise à l’exception du bordj à l’intérieur duquel une poignée de Français résista. Le 14 avril, les hommes de Mokrani prirent le poste de Palestro, puis l’insurrection toucha la région côtière. Les insurgés qui marchaient sur Alger furent arrêtés à l’Alma544, le 22 avril 1871 par des volontaires européens.
En France, malgré l’insurrection de la Commune, le danger fut évalué à sa juste mesure et de très importants renforts furent promptement rassemblés. La lutte fut âpre, les villages perchés devant être enlevés les uns après les autres. Le 5 mai, sur l’oued Soufflat, près de Bouira, Mokrani fut tué par une colonne commandée par le général Saussier. La relation de sa mort faite par un rapport militaire français montre tout le respect que Mokrani avait imposé :
« […] il descendit de cheval et, gravissant lentement, la tête haute, l’escarpement d’un ravin balayé par notre mousqueterie, il reçut la mort545, qu’aux dires des témoins de cette scène émouvante il cherchait, orgueilleux et fier comme il eut fait du triomphe. »
Après sa mort, son frère, Bou Mezrag el Mokrani et son cousin El Hadj Bouzid le remplacèrent. Bou Mezrag el Mokrani fut capturé le 20 janvier 1872.
Dans leurs représailles, les Français eurent la « main lourde » : condamnations à mort, déportations en Nouvelle-Calédonie, impôt de guerre, confiscation de terres, destruction de plantations, etc.
L’insurrection kabyle avait tiré sa force de son support ethnique mais ce fut également sa faiblesse car elle ne réussit pas à impliquer les tribus arabes. Ses traces demeurèrent même si, en dépit de petits mouvements sporadiques périodiques, l’Algérie connut des décennies de paix.
Aux ordres des nouvelles autorités républicaines l’amiral de Gueydon qui avait écrasé la révolte, installa des villages de colonisation sur les terres confisquées aux tribus insurgées. Son successeur, le général Chanzy, un authentique républicain, acheva de mettre en place le régime civil qui broya sans états d’âme les identités indigènes.
Après 1871, l’Algérie fut assimilée à la France métropolitaine dont elle constitua trois départements. En 1881, avec le code de l’indigénat, ses habitants autochtones furent dotés d’un statut particulier puisqu’ils devinrent en quelque sorte les sujets de la République française cependant que les Français et les juifs étaient des citoyens à part entière. Plus exactement, la population de l’Algérie fut alors répartie en trois catégories, les Français de souche ou les Européens nés en Algérie, les juifs assimilés aux Français et les Français musulmans.
Le décret du 26 août 1881 retira ce qui restait de personnalité à l’Algérie avec la mise en place du système des « rattachements » qui enleva ses derniers pouvoirs au Gouverneur général. Chacun des grands services administratifs d’Algérie fut directement placé sous l’autorité des ministères parisiens, chaque administration n’étant plus qu’un bureau détaché.
À partir de 1892 le système des « rattachements » fut dénoncé devant le Parlement par les élus d’Algérie eux-mêmes, tant les lourdeurs administratives et l’incompétence des administrations parisiennes entravaient les initiatives locales. Il fallut cependant attendre le Gouverneur général Jules Cambon, en poste d’avril 1891 à septembre 1897, pour que le système soit enfin aboli par le décret du 31 décembre 1896 qui adoptait une timide forme de décentralisation.
La période de l’assimilation administrative étant terminée, la décentralisation se fit ensuite en trois étapes :
-Le décret du 23 août 1898 définit les nouveaux pouvoirs du Gouverneur général puis les délégations financières etc.
- La loi du 19 décembre 1900 dota l’Algérie de la personnalité civile.
- La loi du 24 décembre 1902 aménagea une circonscription distincte, celle des Territoires du Sud.
Pour le législateur, l’Algérie n’était donc plus un simple prolongement de la France car il reconnaissait qu’elle avait un caractère propre. Cependant, elle n’avait ni autonomie politique, ni financière ; la gestion était certes décentralisée, mais elle demeurait étroitement subordonnée aux pouvoirs publics métropolitains.
À partir de l’Algérie, la pénétration française au Sahara se fit en plusieurs étapes :
- En 1844, Biskra accepta la présence d’un détachement français mais, en 1849, la région se souleva. Le centre de la révolte fut l’oasis de Zaatcha, près de Biskra et son chef avait pour nom Bou-Ziane. Le général Emile Herbillon écrasa les révoltés et fit fusiller Bou-Ziane546.
- En 1851, un poste militaire fut construit à Djelfa, au carrefour des routes de Laghouat, d’Aflou et de Bou-Saâda.
- En 1844, le général Guillaume Stanislas Marey-Monge avait soumis Laghouat, mais, en 1852, à l’instigation du chérif Mohammed ben Abdallah, la ville se souleva ce qui entraîna l’intervention du général Aimable Pélissier qui la prit au mois de décembre 1852.
- Entre 1864 et 1869 la tribu arabe pré-saharienne des Ouled Sidi Cheikh dont le territoire était la région des confins algéro-sahariens (carte page LIV), se révolta à l’appel de son chef, Si Sliman. La révolte débuta en 1864 quand le lieutenant-colonel Beauprêtre, commandant du cercle de Tiaret et qui parcourait la région à la tête d’un petit détachement fut massacré dans sa tente par des cavaliers Ouled Sidi Cheikh. Le soulèvement s’étendit à toute la région et dura jusqu’en 1869. Elle prit fin à la suite de l’expédition décidée par le Gouverneur Général Mac Mahon et réalisée par général Louis-Joseph de Colomb qui, parti de Géryville, pacifia toute la région et établit un poste militaire à l’endroit qui, un temps, porta son nom, Colomb-Béchar.
- Au mois de mars 1870, le général de Wimpffen commandant la province d’Oran s’empara d’Aïn-Chaïr et de la région de l’Oued Ghir, coupant ainsi aux Ouled Sidi Cheikh l’accès au Maroc (Lihoreau, 1996).
La défaite de 1870 et l’insurrection de la Kabylie firent que durant plusieurs années, la pénétration vers le sud algérien fut mise entre parenthèses et cela, jusqu’en 1881. Cette année-là, à l’appel du marabout Bou Amama, des insurgés s’avancèrent jusqu’à Saïda et en 1882, plus à l'est, Ghardaïa se souleva (carte page LVII). À la tête du 2e Régiment étranger, le colonel Oscar de Négrier reconquit le Sud Oranais et la campagne prit fin le 26 avril 1882 après le combat du Chott el-Tigri (carte page LIV).
À partir de 1881, plusieurs explorations sahariennes finirent tragiquement :
- Le 16 février 1881, le colonel Paul Flatters, parti d’Ouargla le 4 décembre 1880 pour étudier le tracé d’une voie ferrée centre-saharienne, fut massacré à Bir el Garama, à 1 000 kilomètres au sud d’Ouargla, par des Touareg.
- Le 8 mars 1886, le lieutenant Justin Palat parti pour traverser le Sahara fut assassiné par ses guides dans le sud du Gourara.
- Le 6 février 1889, Camille Douls, parti du Maroc et après avoir traversé le Tafilalet, fut assassiné au sud de Béchar.
Au mois d’août 1903, la petite garnison de Tahrit, commandée par l’adjudant Gabaig547 fut massacrée et le 31 mai 1903, au col de Zénaga, entre Béni-Ounif et Figuig, le cortège du Gouverneur Général Jonnart, qui allait conférer à Figuig avec un envoyé du Sultan marocain fut attaqué, ce qui provoqua une vive réaction française à la suite de laquelle la conquête du Sahara fut décidée.
Cette conquête se fit en quatre étapes :
- En 1898, l’explorateur Foureau, accompagné de 300 hommes placés sous les ordres du commandant François-Joseph Lamy, traversa le Sahara depuis Touggourt jusqu’au lac Tchad établissant la jonction avec une colonne partie de Dakar, et une autre, partie de Libreville.
- En 1899, ce fut le Touat qui passa sous contrôle français à la suite d’une exploration géographique dirigée par le professeur Georges Flamand qui, parti d’Alger s’empara de l’oasis d’In-Salah.
- En 1902, le général François-Henry Laperrine soumit les Touareg du Hoggar en s’appuyant sur leurs ennemis séculaires, les Arabes Chaâmba.
- En 1902-1905, à partir d’Aïn Sefra, le général Hubert Lyautey pacifia le sud Oranais.
Ce fut durant les règnes des sultans Hassan Ier (1873-1894)548 et Moulay Abd el Aziz (1894-1908), que fut posée la « Question marocaine ». Face aux revendications des puissances européennes, et comme ils n’avaient plus aucune prise sur les événements, ces deux souverains ne purent que freiner un mouvement qui conduisait inexorablement au dépeçage du Maroc.
Le sultan Mohammed IV mourut en 1873 après avoir désigné comme successeur son fils, Moulay Hassan qui régna sous le nom d’Hassan Ier (1873-1894). Son accession au trône fut marquée par des révoltes, notamment à Fès, dans la région de Meknès et dans le Moyen Atlas.
Instruit par les difficultés intérieures, Hassan Ier essaya, comme l’avait tenté en vain avant lui son père Mohammed IV, de constituer une armée moderne549 (Benabdallah, 1994 : 55). Traditionnellement, les tribus guîch fournissaient alors leurs contingents de soldats et à ces troupes vinrent s’ajouter des volontaires équipés et instruits par des conseillers européens550, les tabors, qui devaient constituer le noyau d’une armée permanente. Cependant, quand la solde se faisait attendre, les soldats vendaient armes et chevaux et à l’époque des récoltes, les désertions se multipliaient. Les expéditions militaires d’Hassan Ier restèrent donc incertaines et leurs résultats précaires.
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le système dit des « protégés » déstabilisa largement le pays. Il consistait en privilèges pour les consuls et les négociants étrangers, mais également pour leur personnel engagé sur place, qu’il fut juif ou musulman. Les « protégés » ne payaient pas d’impôts et étaient dispensés de la contribution militaire ; les litiges ne pouvaient être réglés que par le consul du pays qui les protégeait, ce qui faisait qu’ils échappaient donc à la loi marocaine551. En cas d’accident ou de perte touchant des marchandises, ils étaient automatiquement indemnisés par le Maroc.
L’attribution du statut de « Protégé » fut pour les puissances le moyen de se tailler des zones d’influence au Maroc552 car les représentations étrangères distribuaient des statuts de protection et des naturalisations. En conséquence de quoi, une partie des sujets du sultan échappait à sa juridiction, sans parler du manque à gagner pour le Trésor puisque cette partie riche et active de la population ne payait plus d’impôts. La protection fut aussi le moyen de corrompre des personnalités marocaines et de faire pression sur elles à des fins politiques, ce qui posa bien des problèmes :
« Dans toutes les parties du royaume s’amoncelaient sur les bureaux des agents du pouvoir les plaintes relatives aux exactions et provocations qu’ils (les protégés) commettaient. Les plus remarqués étaient les excès émanant des protégés juifs dont l’« insolence » paraissait d’autant plus insupportable à la population qu’ils bénéficiaient automatiquement ou presque du soutien des représentants européens, qui pour leur être agréable allaient parfois jusqu’à menacer des pires représailles le gouvernement chérifien553 » (Abitbol, 2009 : 343).
En 1885, le consul de France, écrivit un rapport pointant les dérives du système :
« C’est grâce à la protection qu’ils (les « protégés ») se livrent à un trafic inavouable, en achetant des créances véreuses […] en inventant des vols dont ils auraient prétendument été victimes et en abusant du prêt usuraire. Assurément, il y a comme partout des exceptions très honorables, mais la majorité est sujette à caution […] Que de familles musulmanes ruinées par des protégés, que de musulmans emprisonnés durant des années, à cause de créances monstrueusement augmentées du fait de l’usure la plus éhontée554. »
Cette question des « Protégés » eut des conséquences majeures car ce fut pour tenter de la régler que, le 10 mai 1880, fut donnée, à la demande d’Hassan Ier, la conférence de Madrid qui marqua le début de l’internationalisation de la « question marocaine » (Abitbol, 2009 : 344). Elle fut complétée par le règlement de Tanger en 1 881. Jusqu’à cette date, seules l’Angleterre et la France jouissaient du traitement de « la nation la plus favorisée », mais dès lors, les privilèges de la protection furent étendus à l’Allemagne, à l’Autriche, à la Belgique, au Danemark, à l’Espagne, aux États-Unis, à l’Italie, aux Pays-Bas, au Portugal, à la Suède et à la Norvège. De plus, les puissances obtinrent le droit de propriété dans tout l’empire. La terre marocaine et les sujets du sultan échappaient donc peu à peu à la souveraineté nationale.
À la suite de pressions exercées par le Grand Vizir Ba Ahmed ben Moussa, Moulay Abd el Aziz (1894-1908), fils cadet d’Hassan Ier, et âgé de quatorze ans, fut proclamé sultan à la mort de son père. Cette intronisation suscita bien des oppositions, surtout parmi les notables de Fès, nombre d’entre eux préférant voir sur le trône son frère aîné, Moulay Mohammed.
Ba Ahmed ben Moussa mourut le 13 mai 1900. À partir de ce moment Moulay Abd el Aziz alors âgé de vingt ans, exerça la réalité du pouvoir et il définit un vaste programme de réformes destiné à adapter le Maroc au monde moderne.
Sa priorité fut de restructurer à la fois l’administration centrale, c’est-à-dire le Makhzen, mais aussi l’administration provinciale. Mais ces réformes coûtaient cher, or l’impôt ne rentrait pas en dépit des mesures qui avaient été prises par son père, le sultan Hassan Ier, et qui visaient à sa généralisation. C’est pourquoi il lança une vaste réforme, connue sous le nom de Tertib555, qui fut un échec et qui braqua contre lui une grande partie de la population. Elle multiplia en effet les mécontents car sa finalité était de remplacer les impôts coraniques traditionnels par un impôt sur les biens agricoles. L’échec du Tertib précipita le naufrage du pays et permit sa mise sous tutelle.
Moulay Abd el Aziz se retrouva bientôt isolé et face à un insurmontable problème financier car, non seulement les nouvelles catégories assujetties à l’impôt refusèrent de l’acquitter, mais celles qui jusque-là le payaient firent preuve de mauvaise volonté. Pendant deux ans, l’argent ne rentra pas et le makhzen dut avoir recours à l’emprunt.
La question des confins
Le traité de Lalla Maghnia (1 845) avait autorisé la France à exercer son droit de suite au Maroc. Or, comme il devenait nécessaire de le faire de façon quasi permanente, le gouvernement français décida d’intervenir directement auprès du sultan afin de lui demander de contrôler les tribus frontalières relevant de son autorité. Mais le Makhzen n’était plus en mesure d’imposer son autorité sur les confins du royaume.
La situation dégénéra à la frontière entre le Maroc et l’Algérie à la suite de problèmes internes à la tribu des Ouled Sidi Cheikh (carte page LIV). Cette dernière était en effet divisée en deux groupes, celui des Cheraga, qui vivait en territoire français, et celui des Gharaba sous autorité marocaine. En 1861, à la mort du chef des Cheraga, Si Hamza, un allié de la France, les deux composantes de la tribu décidèrent de se réunir et une insurrection éclata, s’étendant aux hauts plateaux algériens dont les populations se joignirent aux Ouled Sidi Cheikh.
En 1870, et nous l’avons vu, le général de Wimpffen battit les Cheraga qui trouvèrent refuge au Maroc où il les poursuivit (Nordman, 1996a : 41-71). En 1884, l’ensemble de la tribu se soumit à l’exception de Bou Amama. Ce marabout fondateur d’une zaouia demanda la protection effective du sultan du Maroc sur les oasis du Touat (cartes pages XLI et XLII) afin de se garder des ambitions françaises de plus en plus réelles depuis l’annexion du Mzab en 1882.
Les populations du Tidikelt, région d’In Salah se placèrent également sous la protection marocaine et le sultan nomma à Figuig un caïd chargé de le représenter dans les oasis du Touat.
Théophile Delcassé, ministre français des Affaires étrangères de fin juin 1898 au 6 juin 1905, voulut établir un compromis avec le Maroc. Ce furent les Accords des Confins. Signés en mai 1902, ils instituaient un contrôle commun de la région.
Dans le courant de l’année 1903, les militaires français décidèrent de prendre la ville de Figuig que le traité signé en 1845, à Lalla Maghnia, avait pourtant explicitement laissée au Maroc. Charles Jonnart (1857-1927) gouverneur de l’Algérie depuis le mois de mai 1903 était acquis à ce plan.
Nommé général, Hubert Lyautey eut pour mission officielle d’assurer la pacification de la frontière depuis la Méditerranée jusqu’à Beni-Abbes (carte page LIV). Au mois d’octobre 1903, en territoire marocain, il fit occuper Béchar (Colomb-Béchar), qui contrôle le Haut Guir, les oasis du Touat et les pistes du Soudan.
En juin 1904, après la prise de Ras el Aïn, rebaptisée Berguent (carte page LIV), le gouvernement ordonna à Lyautey d’évacuer immédiatement les lieux, mais, fort de l’appui de Jonnart et de celui du député d’Algérie Eugène Étienne556, il refusa et fit plier le gouvernement557.
Au mois d’août 1907, les Berbères Béni Snassen vivant dans le massif éponyme situé entre Berkane au nord, Oujda au sud et se prolongeant en Algérie jusqu’à la hauteur de Nedroma, se soulevèrent.
Avec 6 000 hommes, Lyautey encercla le massif des Béni Snassen et le 12 janvier 1908, les tribus étant soumises, il y fonda les postes d’Aïn Sfa, de Berkane, de Taforalt et de Martimprey (Aïn el-Hadid en Algérie). Désormais, la France contrôlait l’ensemble de la région située entre la frontière algérienne et l’est de la Moulouya. Profitant de la situation, Lyautey persuada le gouvernement français de créer un haut-commissariat à la frontière algéro-marocaine dont il reçut le commandement. Le 16 mai 1908 il fut nommé haut-commissaire.
Désormais, il était clair que la France allait amplifier sa politique de prise de contrôle du Maroc à partir de l’Algérie. Or, les événements qui se déroulèrent au Maroc firent que, contrairement à ce plan, l’installation française se fit par l’Atlantique.
Le 8 avril 1904, au terme de laborieuses négociations entre la France et l’Angleterre des accords furent signés qui donnaient à chacune des parties une totale liberté d’action dans son propre « domaine » géographique. La France se voyait ainsi reconnaître la possibilité d’étendre son influence au Maroc. L’Espagne, grande perdante de cet arrangement franco-britannique, prit acte le 3 octobre, acceptant avec réalisme de n’acquérir finalement qu’une zone limitée dans le nord du royaume, une petite enclave autour de Sidi Ifni (Ifni), ainsi qu’une bande littorale découpée sur le Sahara atlantique558.
En 1905, Saint-René Taillandier, ministre de France à Tanger fut chargé d’une mission destinée à mettre en pratique cet « arrangement ». Il engagea à cette occasion le sultan Moulay Abd el Aziz à entreprendre des réformes touchant l’armée, et accordant à la France le contrôle des exportations et des importations, ainsi qu’un monopole de trente ans sur les travaux publics. La création d’une banque d’État marocaine à capitaux français était également demandée. En échange, la France était disposée à consentir un prêt important compris entre 150 et 200 millions de francs.
Contre toute attente, le sultan résista fermement et son attitude fut relayée opportunément par l’arrivée de Guillaume II à Tanger, le 31 mars 1905. Sa conversation avec Moulay Abd el Malek, le représentant du sultan, fut rédigée et transcrite après coup par une agence de presse qui la répandit dans le monde entier, sous le titre solennel de « Discours de Tanger », ce qui déclencha un processus de tension européenne.
Sous la pression de l’Allemagne, le sultan demanda que soit réunie une conférence internationale afin qu’y soit discuté l’avenir du royaume chérifien. Primitivement prévue à Tanger, elle se tint en Espagne, à Algésiras, du 7 janvier au 6 avril 1906 et elle réunit treize pays, dont les États-Unis et naturellement le Maroc. L’Allemagne s’y trouva isolée et l’Angleterre soutint la France qui en retira tout l’avantage.
Le 7 avril 1906, l’Acte d’Algésiras reconnut, certes, l’indépendance et l’intégrité du Maroc, ce qui calma les craintes de l’Allemagne, mais la France obtint le contrôle de Rabat, Mazagan, Safi et Mogador. Tanger et Casablanca étaient partagés avec les Espagnols qui obtenaient Tétouan et Larache (carte page LVI). Paris était de plus majoritaire dans la banque d’État marocaine, ce qui lui assurait la domination des finances, c’est-à-dire du makhzen.
Le Maroc n’était donc plus un pays indépendant, et, selon l’expression de Jaurès, la France s’engagea alors dans le « guêpier marocain ». L’Acte d’Algésiras fit en effet éclater le mécontentement dans la population, le sultan étant accusé de mollesse ou même de traîtrise. Partout les émeutes menacèrent aussi bien les fonctionnaires du sultan que les Européens, mais ce furent d’abord les juifs qui subirent559.
Le 19 mars 1907, à Marrakech, le docteur Mauchamp fut lapidé, puis son corps lardé de coups de poignard560. L’émotion fut si grande en France que les croiseurs Lalande, Jeanne d’Arc, Forbin, Galilée, Gloire et Condé furent envoyés en baie de Tanger. Le gouvernement autorisa également Lyautey à « prendre en gage » la ville d’Oujda, ce qui fut réalisé le 29 mars par une colonne commandée par le colonel Félineau.
Toujours durant l’année 1907, la France intervint dans le Maroc atlantique, d’abord à Casablanca où des ouvriers européens dont quatre Français et plusieurs Espagnols avaient été massacrés. Le 7 août 1907, la flotte française bombarda Casablanca, puis l’armée française intervint dans la région de la Chaouia, son arrière-pays561.
Le frère aîné de Moulay Abd el Aziz, Moulay Hafid, intriguait pour arriver au pouvoir. Il avait une réputation de piété exemplaire et, jour après jour, sa position se renforçait au fur et à mesure que celle de son frère s’affaiblissait.
L’analyse de Lyautey
La France était hésitante. Devait-elle soutenir le sultan légitime et donc prendre parti, au risque de se voir entraînée dans une guerre civile, ou au contraire devait-elle laisser les Marocains régler entre eux la question du pouvoir avec toutes les conséquences d’une telle neutralité, dont celle de voir le trône chérifien occupé par un adversaire de la présence française ?
Ce fut en partie pour tenter de répondre à cette question qu’au mois de septembre 1907, soit au lendemain des événements de Casablanca, fut envoyée au Maroc la mission Regnault-Lyautey dont Hubert Lyautey parle dans ses Lettres de Rabat562, notamment dans celle en date du vendredi 11 octobre dans laquelle il résume parfaitement la situation :
« On pouvait, dans la crise vitale que traverse le Maghzen, ne pas prendre parti, rester neutre entre les concurrents actuels au trône, laisser venir la dislocation, chercher ensuite à en tirer parti. Bonne ou mauvaise, c’était une politique ; elle pouvait se défendre, et, pour ma part, je n’étais pas éloigné de m’y ranger. Mais du moment qu’on décidait d’envoyer ici, au-devant du sultan en détresse, une ambassade, et une ambassade d’une importance inusitée, on prenait parti. C’était le geste, le geste décisif, la reconnaissance éclatante d’Abd el Aziz comme seul sultan légitime. Il fallait aller jusqu’au bout. Si, en effet, nous ne lui apportons pas d’appui effectif, nous l’affaiblissons. Il faut être ici pour se rendre compte à quel point le contact du chrétien, notre présence si nombreuse, la protection apparente que lui apportent nos uniformes et nos bateaux en rade, le discréditent aux yeux de son peuple, s’il ne peut se justifier immédiatement par la compensation, c’est-à-dire l’argent, l’appui effectif. C’est ce que M. Régnault télégraphie à Paris avec détresse. Notre présence inerte et inefficace n’est qu’un argument de plus pour Moulay Hafid, qui s’en sert largement, et pour le fanatisme des tribus, qui accusent Abd el Aziz d’être vendu aux Roumis » (Lyautey, Lettre de Rabat, vendredi 11 octobre 1907).
Lyautey avait vu juste car les hésitations françaises profitaient à Moulay Hafid qui continuait à rassembler des partisans de plus en plus nombreux. Il était surtout soutenu par les grands féodaux du sud dont Madani Glaoui et Abdel Malek M’Tougui qui craignaient que les réformes souhaitées par Moulay Abd el Aziz ne marquassent la fin de leurs privilèges. Voilà pourquoi c’est à Marrakech que Moulay Hafid fut proclamé le 16 août 1907.
Le nouveau sultan constitua un gouvernement auquel ces grands notables participèrent. Madani Glaoui fut nommé ministre de la Guerre, M’Tougui ministre de la Justice, Tayeb Tazi ministre des Finances et Aïssa Ben Omar reçut le portefeuille des Affaires étrangères.
La France ayant décidé de soutenir Moulay Abd el Aziz563, ce dernier demanda donc l’intervention des troupes françaises car les partisans de Moulay Hafid avançaient dans la Chaouia. Le 12 janvier 1908, une colonne française marcha vers Settat afin de « donner de l’air » au sultan légitime. Puis, au début du mois d’août 1908, comptant sur un soutien français, Moulay Abd el Aziz décida de prendre Marrakech afin d’y rétablir son autorité. Le 19 août, abandonné par les siens, il fut contraint de se réfugier à Settat où les troupes françaises assurèrent sa protection. Son prestige définitivement atteint, il fut désormais en sursis et toutes les villes du Maroc se rallièrent à Moulay Hafid.
Le 7 décembre 1908 après que Moulay Hafid eut accepté l’Acte d’Algésiras et levé la déclaration du Jihad, la France le reconnut.
Moulay Hafid (1908-1912) était donc au pouvoir, mais il fut dans l’incapacité de l’exercer et surtout de tenir ses promesses. Or, il avait été proclamé contre son engagement d’abroger l’Acte d’Algésira, de libérer la Chaouia, de dénoncer les dettes de Moulay Abd el Aziz ainsi que tous les accords politiques et financiers signés par ce dernier. Il se trouva donc vite dans une position très inconfortable. Paralysé, il fut face à un mouvement de désenchantement aussi puissant que l’avaient été les espoirs qu’il avait incarnés et plusieurs tribus mirent le siège devant Fès afin de l’obliger à tenir ses engagements. Le 15 avril 1911, la ville fut encerclée. Pris au piège, le 17 avril, il demanda l’aide militaire de Paris.
En France, la situation avait évolué en faveur de la tendance « coloniale ». Le ministre des Affaires étrangères Stephen Pichon, partisan des solutions pacifiques, venait en effet d’être remplacé par Jean Cruppi et, au ministère de la Guerre, se trouvait Maurice Berteaux. Tous les décideurs étaient des proches d’Eugène Etienne, chez qui ils se retrouvaient avec Lyautey, Gouraud et Eugène Regnault, ministre plénipotentiaire à Tanger. La presse quant à elle se faisait l’écho de l’agitation marocaine et mettait en relief les dangers courus par les Français du Maroc.
Le 4 mai, la ville de Fès fut sur le point de tomber entre les mains des insurgés. Un nouvel assaut se produisit le 11 mai, mais il se brisa sur les défenses du colonel Mangin. L’intervention fut alors décidée. Forte de 6 000 hommes, la colonne commandée par les généraux Moinier564 et Brulard se mit en marche, cependant qu’à l’est de la Moulouya, 12 000 hommes de la division d’Oran sous les ordres du général Toutée furent tenus prêts.
Le 18 mai, après une nouvelle attaque d’envergure également repoussée, le sultan demanda une seconde fois le secours des troupes françaises. La colonne Moinier entra à Fès le 21 mai et le 8 juin, Meknès fut investie. La route de Rabat à Fès fut alors dégagée.
À l’évidence, la France avait outrepassé ses droits et le traité d’Algésiras avait été violé car les troupes françaises étaient sorties des limites de la Chaouia qui leur avaient été internationalement fixées.
Profitant de la situation, l’Espagne occupa Larache le 9 juin 1911, El Ksar el (Alcazarquivir) le 12 juin, puis Arzila (Arcila) et Sidi Ifni (cartes pages XLIV et LVI). Quant à l’Allemagne, elle réagit durement le 1er juillet 1911, en envoyant le croiseur Panther565 à Agadir, officiellement afin de protéger ses intérêts économiques dans le Sous. En fait il s’agissait de montrer à la France qu’elle ne pouvait impunément prendre possession du Maroc.
À ce moment, l’on frôla la guerre. Pour l’éviter, et pour tenter de trouver un terrain d’entente entre Paris et Berlin, les diplomates s’agitèrent, discutèrent, proposèrent et surtout marchandèrent. Jules Cambon, ambassadeur de France à Berlin et Joseph Caillaux, président du Conseil, posèrent un préalable : les droits français sur le Maroc n’étaient pas négociables ; le 21 juillet, la Grande Bretagne annonça qu’elle se rangeait aux côtés de Paris. Ceci étant, afin de « calmer » l’Allemagne, il convenait de lui offrir des compensations.
Berlin comprit que toute limitation ou remise en question de la volonté française au Maroc conduirait à la guerre. En conséquence, son attitude consista à obtenir le maximum de concessions en échange de la reconnaissance de ce qui allait devenir le Protectorat français sur le Maroc.
Le 4 novembre 1911, une convention fut signée qui régla le contentieux colonial entre les deux pays à l’avantage de la France. La réussite n’était pas mince, car la diplomatie française avait réussi à canaliser les appétits allemands qui s’exerçaient sur le Maroc et à les diriger vers l’Afrique équatoriale566. Soutenue par la Grande-Bretagne, la France fut bien la gagnante de l’opération. Territorialement, quel fut en effet le résultat de cette crise pour l’Allemagne ? Son protectorat du Kamerun gagna 275 000 km2 qui constituèrent le Neukamerun567. En échange, elle reconnut le protectorat français sur le Maroc et céda à Paris « le bec de canard », un territoire de 15 000 km2 situé au sud du lac Tchad et compris entre le Chari et le Logone. Désormais, la France eut « les mains libres » au Maroc568.
Après la signature de la convention franco-allemande du 4 novembre 1911, la dernière étape de domination de l’empire chérifien fut proche. Regnault fut chargé de faire signer le traité de Protectorat à Moulay Hafid, mais il ne fallut pas moins d’une semaine pour le convaincre. Tout fut finalement réglé le 30 mars 1912, sous la pression de cinq mille soldats français campant sous les murs de son palais de Fès, de l’occupation de vastes zones dans l’ouest et dans l’est du royaume, et d’un climat d’anarchie qui s’étendait dans le pays.
Quelques jours plus tard, le 17 avril 1912, éclata la révolte des tabors marocains qui se mutinèrent et assassinèrent leurs officiers français. Ils se répandirent ensuite dans la ville de Fès, ameutèrent les habitants qui prêtèrent leur concours pour tuer les Français rencontrés en route et piller le mellah ou quartier juif. Ils voulurent également tuer le sultan, mais celui-ci leur échappa569.
Le 27 avril 1912, le général de corps d’armée Lyautey, fut nommé Résident général de France au Maroc. Un mois plus tard, le 26 mai, les tribus furent sur le point de prendre Fès, mais, arrivé avec des renforts, Lyautey les en empêcha. Le 28 mai, un assaut général fut lancé par les insurgés et certains remparts de la ville furent pris. Encerclé, Lyautey ordonna à la Légion étrangère de former le carré, puis, le 1er juin, le colonel Gouraud fit lever le siège de Fès.
Le traité de Fès (30 mars 1912)
« Article premier :
« Le gouvernement de la République Française et Sa Majesté le Sultan sont d’accord pour instituer au Maroc un nouveau régime comportant les réformes administratives, judiciaires, scolaires, économiques, financières et militaires que le Gouvernement Français jugera utile d’introduire sur le territoire marocain.
« Ce régime sauvegardera la situation religieuse, le respect et le prestige traditionnel du Sultan, l’exercice de la religion musulmane et des institutions religieuses, notamment de celles des habous. Il comportera l’organisation d’un Makhzen chérifien réformé.
« Le Gouvernement de la République se concertera avec le Gouvernement Espagnol au sujet des intérêts que ce Gouvernement tient de sa position géographique et de ses possessions territoriales sur la côte marocaine. De même la ville de Tanger gardera le caractère spécial qui lui a été reconnu et qui déterminera son organisation municipale.
« Article deux :
« Sa Majesté le Sultan admet dès maintenant que le Gouvernement Français procède, après avoir prévenu le Makhzen, aux occupations militaires du territoire marocain qu’il jugerait nécessaires au maintien de l’ordre et de la sécurité des transactions commerciales et à ce qu’il exerce toute action de police sur terre et dans les eaux marocaines… »
526. À l’exception des praesidios de Ceuta et de Melilla, espagnols depuis le XVe siècle et de l’Algérie où la France était présente depuis 1830.
527. Après sa mort survenue en 1908, le nouveau chef du parti fut Muhamad Farid.
528. Quelques mois plus tard, en juin 1885, le Mahdi mourut. Son successeur, le calife Abdallah, attaqua l’Ethiopie où il fut battu entre 1891 et 1894.
529. Celle du 8 avril 1898 sur les bords de l’Atbara, celle de Karari près d’Omdurman le 2 septembre 1898 et celle d’Umn Diwaykrat au Kordofan le 24 novembre 1899 à l’issue de laquelle le calife fut retrouvé, mort, sur son tapis de prière. Tous les chefs mahdistes furent tués ou faits prisonniers.
530. Libye est le nom que l’Italie donna à l’ancienne Régence de Tripoli.
531. Ses buts étaient triples : irrédentisme contre l’Autriche (Trentin et Istrie) ; revendications en Albanie et volonté d’expansion en Tripolitaine. Auteur du Saluto Italico, Giosue Carducci exalta la mission impériale de l’Italie. Alfredo Moriani, Enrico Corradini – qui fonda en 1904 la revue Il Regno – et surtout Gabriele d’Annunzio lui-même – qui exalta « la nouvelle aurore de l’Italie, fleur de toutes les races » – s’inscrivaient dans la même lignée. La Ligue Navale, la Société Dante Alighieri, l’Institut Colonial Italien fondé en 1906 et sa Rivista Coloniale, les congrès géographiques et coloniaux contribuèrent alors au maintien des espérances impériales (Conrad, 2007).
532. Pour les détails de la campagne, il sera utile de se reporter au livre de Charles Stephenson (2014).
533. Le soulèvement de l’Albanie et les pressions russes aidèrent les Italiens, d’autant plus qu’au mois d’octobre 1912, la Serbie, le Monténégro, la Grèce et la Bulgarie adressèrent un ultimatum à la Turquie avant de l’attaquer.
534. Les Britanniques avaient occupé Sollum le 27 novembre 1911.
535. Vivant dans un territoire partagé entre l’Algérie et la Tunisie, cette dernière violait régulièrement une frontière qui n’avait aucun sens pour elle.
536. Né le 30 avril 1796, Isaac Jacob Adolphe Crémieux était avocat. Président du Consistoire central israélite de Paris en 1843, il fut président de l’Alliance israélite universelle en 1864. Ministre de la Justice du gouvernement provisoire de Défense nationale, c’est le 24 octobre qu’il fit promulguer six décrets qui furent publiés au Bulletin officiel en date du 7 novembre à Tours. Ils étaient destinés à refondre l’administration de l’Algérie. L’un d’entre eux accordait la citoyenneté française aux juifs d’Algérie : « Les Israélites indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés citoyens français : en conséquence, leur statut réel et le statut personnel sont, à compter de la promulgation du présent décret, réglés par la loi française. Tous les droits acquis jusqu’à ce jour restent inviolables. Toutes dispositions législatives, décret, règlement ou ordonnance contraires sont abolis ».
537. J. Tournier, « Le cardinal Lavigerie et la politique coloniale de la France en Afrique ». Documents inédits. Extrait de la revue Le Correspondant, 5e livraison, 10 mars 1912, pages 835-837.
538. Daniel Lefeuvre « Réponse à Catherine Coquery-Vidrovitch » dans Études coloniales, vendredi 18 mai 2007, en ligne. Sur la question de la citoyenneté et de la nationalité accordée ou non aux populations musulmanes d’Algérie et leur « confinement » dans le statut d’indigènes, il est indispensable de se reporter au numéro 61, 3e et 4e trimestre 2015 de la revue Mémoire Vive publiée par le CDHA (Centre de documentation historique sur l’Algérie).
539. Sur la révolte de Mokrani, voir Mouloud Gaïd (1993) et Tahar Oussedik (2005).
540. De son vrai nom Aït Mokrane Hadj Mohand.
541. Un rapport militaire français datant de 1871 le décrit comme un chef « issu d’une famille ancienne et puissante, doué d’une bravoure chevaleresque, riche et libéral jusqu’à la prodigalité (et il) dispose en maître souverain de toutes les contrées avoisinant son commandement ».
542. Déclaration du bachaga Mokrani au capitaine Olivier, officier du bureau arabe de Bordj Bou-Arredj, le 2 mars 1871. Cité par Sicard (2013 : 36).
543. Lettre de Mokrani au général Augeraud, dans « Rapport sur les actes du Gouvernement de la Défense Nationale, Versailles, 1875, page 768.
544. Aujourd’hui Boudouaou dans la wilaya de Boumerdès.
545. Il fut tué d’une balle en plein front.
546. Le général Herbillon a fait le récit de cette campagne dans un ouvrage publié à Paris en 1863 et intitulé « Insurrection survenue dans le sud de la province de Constantine en 1849 : relation du siège de Zaatcha ».
547. L’adjudant Alexandre Gabaig du 2e Tirailleurs était né à Mascara.
548. Sur le règne de Moulay Hassan et l’étendue réelle de son pouvoir, on se reportera à D. Nordman (1996b : 101-126).
549. Sur la question de l’armée marocaine en général, voir Simou Bahija (1995) qui a renouvelé la question en profondeur.
550. Quinze instructeurs de différents pays furent employés sur place.
551. Ce qui était justifié pour les étrangers par le fait qu’étant chrétiens ils ne pouvaient être soumis à la Charia, c’est-à-dire à la Loi musulmane.
552. Sur la question des protégés il sera utile de se reporter à Kenbib (1996).
553. Plus généralement, pour tout ce qui concerne les Juifs du Maroc, il sera utile de se reporter à Abitbol (2009).
554. Cité par C.A. Julien (1978 : 32).
555. Il s’agissait d’une véritable révolution touchant au cœur même du système qui s’était instauré depuis plusieurs siècles et qui reposait sur une inégalité devant l’impôt, certaines tribus en étant exemptées en raison de leur fidélité au trône, ainsi que nombre de notables ou de confréries religieuses. Cette réforme passait également par l’établissement d’un cadastre, ce qui était une vue de l’esprit avec un pouvoir central faible.
556. Eugène Etienne (1844-1921) né à Oran, d’un père officier, républicain, protégé de Gambetta, fut député d’Oran de 1881 à 1919, année où il fut élu sénateur. En 1887, puis, de février 1889 et jusqu’au mois de février 1892, il fut sous-secrétaire d’État aux Colonies, mais il occupa plusieurs autres postes ministériels, notamment de 1892 à 1905. En 1892, il fut élu vice-président de la Chambre. Sur les relations entre Etienne et Lyautey, voir James Cooke (1972).
557. Sur les relations entre Delcassé et Lyautey et sur leurs différences politiques, il importe de se reporter à John Kim Munholland (1968).
558. Pour tout ce qui concerne la politique marocaine de l’Espagne durant la période 1897-1904, il est essentiel de se reporter à Pastor Guarrigues (2006).
559. Pour tout ce qui concerne la question et le mythe d’une histoire judéo-arabe « idyllique » au Maghreb et plus généralement dans toute l’Afrique du Nord, on se reportera à Georges Bensoussan (2012).
560.Voir à ce sujet l’ouvrage que Jonathan Katz (2006) a consacré à l’assassinat du docteur Mauchamp et à ses conséquences.
561. Pour ce qui concerne les événements de Casablanca et leur conséquence qui fut la campagne d’un an menée par l’armée française à travers la Chaouia, on se reportera aux souvenirs des capitaines Paul Azan (1911) et Henri Joseph Grasset (1912) ainsi qu’à Augarde (1987). Pour l’explication de ces événements, voir Lugan (2010 : 237 et suivantes).
562. Les Lettres de Rabat furent écrites entre les mois de septembre et d’octobre 1907 quand, général commandant la division d’Oran et haut-commissaire pour les confins algéro-marocains, Hubert Lyautey fit partie de la première mission française envoyée dans l’Empire chérifien après le bombardement et le débarquement de Casablanca du mois d’août 1907. Publiées pour la dernière fois en 1924, elles ont été re-éditées en 2010 à Casablanca par J-P Péroncel-Hugoz.
563. Christian Houel fut le témoin des événements qui se déroulèrent au Maroc à partir de 1904 ; son témoignage a une grande valeur scientifique et documentaire (Houel, 1954, réédition en 2013).
564. Successeur du général d’Amade à Casablanca.
565. Il y fut rejoint par le Berlin et par l’Eber.
566. En Allemagne, en juin 1910, von Dernburg avait été entraîné par la chute du chancelier von Bùlow, et son successeur, von Lindequist, démissionna en protestation contre la signature de la convention franco-allemande du 4 novembre qu’il jugeait trop défavorable pour le Reich (Lugan, 1990).
567. 52 270 km2 pris sur le Moyen-Congo ; 46 989 km2 pris sur l’Oubangui-Chari ; 40 569 km2 pris sur le Gabon et 34 450 km2 pris sur le territoire militaire du Tchad.
568. En France comme en Allemagne, cet accord fut considéré comme une capitulation par les milieux nationalistes. Le ministère Caillaux fut renversé et Raymond Poincaré devint le nouveau président du Conseil.
569. Sur les événements de Fès, il importe de lire le roman de Robert Brasillach, intitulé La Conquérante.