Au Maroc avec le sultan Moulay Youssef (Mohammed V) et en Tunisie avec Habib Bourguiba, l’idée nationaliste s’incarna dans deux hommes providentiels. Dans les deux pays, en dépit d’incidents, de manifestations, d’attentats et de contre-attentats, les indépendances furent octroyées au terme d’un processus rapide et sans heurts majeurs.
Au Maroc, l’institution monarchique sortit de la période du Protectorat auréolée d’un prestige considérable alors qu’en Tunisie le régime beylical fut emporté dans les soubressauts de la post-indépendance.
En Tunisie, le nationalisme eut deux courants, celui des milieux lettrés de la bourgeoisie d’une part et le prolétariat socialiste ou communiste incarné dans l’UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) d’autre part. L’indépendance s’y fit à la fois au profit de nouvelles élites issues de l’école française et du syndicalisme. Quant aux anciens milieux dirigeants beylicaux et à la vieille bourgeoisie d’affaires qui leur était liée, ils ne furent pas écartés et encore moins éliminés comme cela fut le cas en Algérie.
Nous avons vu qu’en violation du Traité de protectorat, Moncef Bey avait été destitué le 14 mai 1942 par le général Juin sur ordre du général Giraud et remplacé par Lamine Bey, un de ses cousins655. À partir de ce moment les indépendantistes accélérèrent leurs revendications et le Consul général américain Hooker Doolittle intervint directement dans les affaires du Protectorat. Il soutint activement le Néo-Destour et organisa la fuite en Égypte de son leader, Habib Bourguiba accusé à tort par les Français d’être pronazi, ce qui était totalement faux comme nous l’avons montré plus haut.
Le charisme d’Habib Bourguiba, le soutien fourni à l’UGTT par les syndicats américains et la montée en puissance des revendications nationalistes à l’ONU firent que l’inéluctabilité de l’indépendance s’imposa rapidement.
Le nationalisme tunisien s’affirma de plus en plus clairement656 à partir du 22 février 1945, date de la création d’un Front tunisien demandant « l’autonomie intérieure de la nation tunisienne à base démocratique sous le régime d’une monarchie constitutionnelle ».
Appuyée sur deux piliers, l’un, politique, le Néo-Destour, l’autre, syndical à partir de la création au mois d’août 1946 sous l’impulsion de Ferhat Hached, de l’UGTT, la revendication indépendantiste devint de plus en plus puissante.
Prenant la mesure de la contestation, au mois de janvier 1947, Paris nomma un nouveau Résident réputé « libéral », Jean Mons. Ce dernier fit passer de quatre à six le nombre des ministres tunisiens et fit nommer comme Premier ministre un homme pondéré et respecté, Mustapha Kaak, bâtonnier de l’ordre des avocats de Tunisie, un conservateur monarchiste. Ces mesures ne calmèrent pas les nationalistes qui, de leur côté, organisèrent à Sfax un mouvement de grève qui prit une tournure quasi insurrectionnelle.
Le 11 avril 1950, Lamine Bey écrivit au président de la République française Vincent Auriol, pour lui demander une accélération des réformes. Trois jours plus tard, le 14 avril, Habib Bourguiba présenta une proposition d’autonomie interne avec un programme contenant plusieurs points : création d’un exécutif tunisien, constitution d’un gouvernement, remplacement de la haute administration française par des Tunisiens, suppression de la gendarmerie française, élections municipales, puis élections législatives permettant d’élire une Assemblée nationale.
Le 8 octobre 1951, M. Mongi Slim dirigeant du Neo-Destour prononça un important discours dans lequel il reprit ces demandes, terminant son intervention en ces termes :
« Alors que nous sommes convaincus de la mauvaise volonté de notre partenaire de Tunis (le Résident de France) nous nous adressons directement au gouvernement français […] La France est-elle décidée réellement à donner une suite aux actes aux termes desquels elle s’est engagée à conduire la Tunisie à l’autonomie interne ? Ce qui ne peut se réaliser que par la constitution d’un gouvernement tunisien homogène responsable devant un Parlement tunisien […] La colonie française étant une colonie étrangère n’a pas le droit de participer en aucune façon au pouvoir législatif, quelle que soit son importance numérique657. »
Le 31 octobre 1951, les autorités tunisiennes se firent plus pressantes, demandant à Paris « la consécration dans un temps minimum de l’autonomie interne ». La tension monta alors d’un cran entre la France et la Tunisie car, face à ces revendications, la position française demeura inchangée. Le Mémorendum du 15 décembre 1951 signé par Maurice Schumann, alors secrétaire d’État aux Affaires étrangères du gouvernement Pleven, affirma même « le caractère définitif » liant la Tunisie à la France.
Au début de l’année 1952, une nouvelle tentative de compromis échoua et des troubles se produisirent, entraînant l’arrestation d’Habib Bourguiba par les autorités françaises. Au mois de mars, Lamine Bey constitua un gouvernement sans l’aval de la Résidence de France laquelle exigea qu’il le limoge. Devant son refus, les ministres nouvellement nommés furent arrêtés.
La Tunisie traversa alors des moments troublés car une organisation secrète opposée à l’indépendance, la Main Rouge, organisa une campagne d’attentats en réponse à ceux des nationalistes (Méléro, 1997). Le 5 décembre 1952, le leader syndicaliste Ferhat Hachal fut assassiné, puis, le 1er juillet 1953 le prince Ezzedine bey, héritier présomptif du trône le fut à son tour. Les nationalistes parlèrent alors de provocation policière alors qu’il était de notoriété publique que le défunt était un partisan du compromis avec la France658. Quant aux attentats contre les Tunisiens partisans de la France, ils se multiplièrent et des groupes armés, les fellaghas, tentèrent de prendre le contrôle des campagnes.
En 1954, les accrochages entre fellaghas et soldats français furent nombreux ainsi que les attentats et les contre-attentats. Pour les seuls mois de mars à juillet 1954 une vingtaine d’Européens et une cinquantaine de Tunisiens furent ainsi tués dans des attentats commis en ville. Dans les campagnes, le bilan des accrochages fut de cinquante-trois fellaghas et de vingt militaires français tués (Julien, 1985 : 146).
Le 17 juin 1954, lors du débat précédant son investiture, Pierre Mendès France déclara qu’il allait rétablir l’ordre en Tunisie en des termes peu conciliants et clairement inscrits dans la continuité politique française :
« J’affirme la nécessité de sauvegarder la présence française en Tunisie. Je suis bien d’accord avec Mitterrand lorsqu’il dit qu’en Tunisie, le problème n’est pas d’abandonner mais de rester. Bizerte a pour nous la même valeur que Toulon. »
Ces propos « virils » étaient néanmoins suivis d’une ouverture car Pierre Mendès-France affirma également qu’il ferait appliquer sans :
« […] hésitations ou réticences des promesses que nous avons faites à des populations qui ont eu foi en nous […] dont celle de les mettre en état de gérer elles-mêmes leurs affaires659. »
Le 31 juillet, le nouveau président du Conseil arriva à Tunis accompagné du général Boyer de Latour, nouveau Résident général remplaçant Pierre Voizard, et du général Juin. En début d’après-midi, au palais beylical, il prononça un discours qui tranchait avec la politique précédemment suivie par la France, déclarant dans ce qui est devenu le « discours de Carthage » :
« L’autonomie interne de l’État tunisien est reconnue et proclamée sans arrière-pensée par le gouvernement français […] Dès maintenant et si tel est votre désir, un nouveau gouvernement peut être constitué qui, outre la gestion des affaires de la Régence, sera chargé de négocier en votre nom avec le gouvernement français les conventions destinées à fixer clairement le droit des uns et des autres. »
Le 23 février 1955, après la chute du gouvernement Mendès France, Edgard Faure devint Président du Conseil et il confia le ministère des Affaires étrangères à Antoine Pinay. Des négociations de fond furent entreprises en avril 1955 qui débouchèrent sur un ensemble de conventions approuvées par Habib Bourguiba alors en résidence surveillée en France. Paraphées le 29 mai 1955, elles ouvrirent la voie à l’autonomie interne, prélude à l’indépendance.
Le 3 juin 1955, Edgar Faure signa les Conventions qui mettaient fin à la participation de la France au gouvernement et à l’administration de la Tunisie.
Il ne resta plus qu’à achever le processus menant vers l’indépendance, ce qui se fit à la suite de la Conférence d’Aix-les-Bains du mois d’août 1955 qui était destinée à régler à la fois la question du Maroc et celle de la Tunisie.
La marche à l’indépendance s’étant faite en dehors du bey, le grand vainqueur fut Habib Bourguiba qui regagna Tunis le 22 mars pour y recevoir un accueil triomphal. Cependant, au sein du Néo-Destour une forte rivalité l’opposa à Salah ben Youssef. Ce dernier voulait une indépendance totale et immédiate et il refusait de voir les Tunisiens déposer les armes alors que les Algériens luttaient contre la présence française. Il exigea donc qu’un congrès du parti soit réuni pour discuter de ces points.
Le 7 octobre 1955, Salah ben Youssef s’ancra dans une posture maximaliste. Il dénonça ainsi les Conventions qui venaient d’être signées avec la France, y voyant une trahison car il les considérait comme une refondation du protectorat. Le 12 octobre, il fut démis de son poste de secrétaire général et exclu du parti, puis, lors du congrès de Sfax, la ligne défendue par Habib Bourguiba fut acclamée. En réalité, la position de Salah ben Youssef était une : « opposition de l’arabisme et de l’islam à la civilisation occidentale » que défendait Habib Bourguiba (Julien, 1985 : 202).
Le 10 août 1956, par un vote du Parlement français, la Tunisie se vit reconnaître l’autonomie interne puis, le 20 mars 1956, sous le cabinet Guy Mollet, la France reconnut son indépendance. Le Traité de Ksar Saïd dit du Bardo du 12 mai 1881 était donc aboli.
« Menottez cette main qui signa l’indépendance »
Dans l’histoire du nationalisme tunisien, un nom s’impose, celui d’Habib Bourguiba, le « Combattant suprême ». Cette omniprésence fait que plusieurs autres grands acteurs de l’indépendance voient leurs rôles respectifs occultés par l’histoire officielle.
Parmi eux, figure au premier plan Tahar Ben Ammar qui fut le cofondateur du Destour et qui, le 3 juin 1955, à Paris, signa la convention sur l’autonomie interne en compagnie de Mongi Slim et d’Ahmed Mestiri, puis le traité d’indépendance le 20 mars 1956.
En 1920, Tahar Ben Ammar fonda le Destour en compagnie de plusieurs autres nationalistes, dont Ali Kahia, Ahmed Essafi et Abdelaziz Thaalbi. Homme de Tradition, Tahar Ben Ammar fut le Grand Vizir de Lamine Bey avant devenir le premier chef de gouvernement de la Tunisie indépendante.
Cet homme qui eut un rôle essentiel dans la réalisation de l’indépendance tunisienne fut en quelque sorte « évacué » du panthéon des gloires nationales car c’était un homme de parole et d’honneur. Il refusa, lui, son ancien Grand Vizir, de témoigner contre Lamine Bey que le républicain Bourguiba voulait faire condamner pour « trahison » et « intelligence avec la France ».
Jeté en prison avec son épouse, il aura cette phrase pleine d’élévation aux gendarmes qui s’apprêtaient à l’entraver : « Menottez-donc cette main qui signa l’indépendance de la Tunisie ». Un procès particulièrement malhonnête lui fut intenté pour fraude fiscale et recel de bijoux. Libéré après cinq mois d’incarcération, il se retira de la vie politique. En 1969, Bourguiba exprimera ses regrets et le fera décorer du Grand cordon de l’Ordre de l’indépendance.
La Seconde Guerre mondiale qui avait ouvert une période de trêve entre l’opposition nationaliste marocaine et la Résidence fut rapidement refermée après 1945. À la différence de la Tunisie, où la lutte pour l’indépendance fut menée par Habib Bourguiba et le parti Néo-Destour qui courcircuitèrent le bey, au Maroc, l’Istiqlal et son leader Allal el-Fassi ne purent jamais s’imposer au sultan Mohammed ben Youssef qui réussit à demeurer le vrai maître du combat nationaliste660. Au Maroc, le nationalisme fut à la fois urbain et arabo-andalou, son adversaire principal étant la montagne féodale et berbère661.
Dès le lendemain de la guerre, le sultan Mohammed ben Youssef se rendit en France où le général De Gaulle lui promit de réfléchir à une forme d’émancipation du Maroc et à la définition de nouvelles relations mutuelles. Ce projet n’eut pas de suite car, au mois de janvier 1946, le général démissionna et les gouvernements qui se succédèrent après son départ furent incapables de prendre en compte la situation nouvelle. Au Maroc, les nationalistes ne se contentaient en effet plus de réclamer des réformes puisqu’ils exigeaient l’indépendance.
En 1946, à l’arrivée d’Eirik Labonne, le nouveau Résident général, qui succédait à Gabriel Puaux, les dirigeants de l’Istiqlal alors en prison pour « intelligence avec l’ennemi » furent libérés.
En 1947, avec le « discours de Tanger », le sultan reprit les thèmes du Manifeste de l’Istiqlal, radicalisant ainsi sa revendication et l’appuyant sur les États-Unis. Paris achemina alors des renforts militaires. Au mois de juin 1947, il fut mis fin à la mission du Résident Labonne qui fut remplacé par le général Juin.
Originaire d’Algérie, ce dernier avait largement participé à la « pacification » du Maroc avant 1939 et il était chargé d’une gloire conquise en Italie à la tête de l’armée d’Afrique. C’était donc un bon connaisseur du pays. Les instructions dont il était porteur étaient d’instaurer une co-souveraineté franco-marocaine, ce qui revenait à démanteler peu à peu le traité de Fès afin que la France puisse renforcer son autorité et sa présence au Maroc. En d’autres termes, Paris voulait « algérianiser » le Maroc, ce qui revenait à préconiser une politique contraire de celle qui avait été menée par Lyautey puisqu’elle visait à faire insensiblement passer le pays du statut d’État protégé ayant vocation à une indépendance prochaine, à celui d’État intégré plus ou moins étroitement à l’Union française.
Mohammed ben Youssef résista à ce plan, refusant de ratifier de son sceau les textes qui lui étaient proposés et qui nécessitaient sa signature pour avoir force de loi. Avec cette « grève du sceau », les Dahirs que le Résident de France présentait à sa signature pour promulgation ne purent plus être ratifiés, ce qui bloqua administrativement le pays.
Comme le nationalisme marocain était incarné par le souverain, ce fut contre lui, donc contre la monarchie, que porta la contre-offensive française avec l’appui de plusieurs grandes tribus berbères et de nombre de féodaux662 conduits par Si Thami el Glaoui et le chérif Abdallah al-Kettani663. Le point de non-retour fut atteint quand le général Juin demanda au souverain de désavouer l’Istiqlal ou de se démettre.
Le sultan refusa ces deux exigences et les autorités françaises de Rabat décidèrent alors de le contraindre à cesser « la grève du sceau ». Pour faire pression sur lui autant que pour l’impressionner, au mois de février 1951, le Glaoui lança des milliers de cavaliers des tribus vers Fès et Rabat avec l’accord de la Résidence qui assura la logistique en fourrage et en vivres.
Devant ce coup de force qui risquait de déclencher une guerre civile, Mohammed ben Youssef céda en partie, tout en annonçant qu’il ne le faisait que pour éviter une effusion de sang. Le 25 février, il accepta de se séparer des plus nationalistes parmi les membres de son entourage, dont Mehdi Ben Barka, mais il ne cessa pas pour autant sa grève du sceau.
À la fin du mois de septembre 1951, le général Juin fut remplacé par le général Guillaume664 qui s’appuya sur Philippe Boniface, le chef de région de Casablanca. Né en Algérie, Philippe Boniface parlait couramment l’arabe et avait débuté sa vie professionnelle comme interprète avant de devenir contrôleur civil. Son projet politique était totalement à l’opposé de l’esprit du Protectorat puisqu’il ambitionnait de faire du Maroc une partie intégrante de la République française. Appuyé par les réseaux issus de la résistance à laquelle il avait participé en organisant le débarquement américain de novembre 1942, il devint vite la personnalité majeure du Protectorat, réussissant à se rendre indispensable aux Résidents successifs. Chef de la Direction des affaires politiques de la Résidence sous Gabriel Puaux, il fut nommé chef de la région de Casablanca par son successeur Eirik Labonne et à ce titre, il exerça les fonctions qui étaient celles d’un préfet en métropole.
Mohammed ben Youssef tenta de négocier avec le général Guillaume mais en vain. Aussi, au mois de novembre 1952, dans son Discours du trône, demanda-t-il l’émancipation immédiate du Maroc. À partir de ce moment, l’engrenage politique qui conduisit à sa déposition fut enclenché.
Le 5 décembre 1952, en Tunisie, le leader syndicaliste nationaliste Ferhat Hachad fut, comme nous l’avons vu, assassiné par des ultras européens et le 7 décembre, en protestation, l’UGSCM (Union générale des syndicats confédérés du Maroc), le parti communiste et l’Istiqlal lancèrent un ordre de grève générale. Une émeute éclata à Casablanca et la police ouvrit le feu sur les manifestants. Le 8 décembre, de nouvelles manifestations se déroulèrent ; puis il fut décidé de tenir une réunion de protestation le 10 décembre à la Maison des syndicats située en ville européenne. Le chef de région, Philippe Boniface ordonna alors aux forces de l’ordre d’ouvrir le feu sur les manifestants, provoquant un bain de sang, le bilan s’élevant à 34 morts. Puis il fit arrêter des centaines de militants nationalistes dont certains des principaux dirigeants de l’Istiqlal, ceux de la mouvance communiste, ainsi que plusieurs pachas ou caïds.
Le 26 février 1953, Si Thami el-Glaoui réunit autour de lui une vingtaine de caïds qui signèrent une pétition accusant le sultan de « mener le Maroc à sa perte en s’inféodant aux partis extrémistes illégaux », c’est-à-dire notamment à l’Istiqlal665. Au début du mois de mai, cette pétition avait recueilli plus de trois cents signatures et, en visite en France, Si Thami el Glaoui déclara :
« Pour les représentants qualifiés du Maroc et pour moi-même, le sultan est déchu. »
Dépassé par les événements sur lesquels il n’avait plus aucune prise, le gouvernement français666 convoqua le général Guillaume à Paris. Le 12 août, ce dernier exposa à Joseph Laniel, président du Conseil, les solutions pouvant permettre de sortir de la crise, à savoir :
1- laisser Si Thami el-Glaoui prendre le palais royal et éliminer le sultan,
2- ouvrir le feu sur les hommes de Si Thami el-Glaoui afin de conforter le pouvoir de Mohammed ben Youssef,
3- exiler ce dernier.
Ayant reçu un quasi-blanc-seing pour mettre en marche la troisième option, le 13 août, le général se rendit au palais royal où il fit signer au sultan les Dahirs que ce dernier avait jusque-là refusé de revêtir de son sceau. Le 15 août, sa dignité de chef religieux, (Imam), lui fut retirée par une assemblée de caïds réunie par le Glaoui. Un nouvel imam fut proclamé en la personne d’un de ses vieux cousins, Moulay Mohammed Ben Arafa, fils de Moulay Arafa, frère du sultan Moulay Hassan Ier (1873-1894), qui fut proclamé « Prince des Croyants », fonction religieuse et non politique. Le 20 août, divisé, le gouvernement français entérina le fait accompli et le général Guillaume se rendit au palais royal pour annoncer au sultan qu’il était déposé667. Le sultan Mohammed ben Youssef fut mis en état d’arrestation avec le prince héritier Moulay Hassan et embarqué à bord d’un avion militaire français pour un exil de plus de deux années en Corse, puis à Madagascar. Le nouveau sultan fut investi par les oulémas de Fès le 21 août 1953 et il accepta le principe de co-souveraineté franco-marocaine.
Ce coup d’État se retourna vite contre ses auteurs car la déposition de Mohammed ben Youssef provoqua une prise de conscience nationale et les militants nationalistes multiplièrent les actes terroristes. Le 11 septembre 1953, le sultan Moulay Mohammed Ben Arafa échappa ainsi à un attentat668. Le 7 novembre, le déraillement du train Casablanca-Alger fit 7 morts, et le 24 décembre, l’explosion d’une bombe au marché central de Casablanca provoqua 18 morts669. L’année suivante, la déposition de Mohammed ben Youssef fut commémorée par des mouvements de foule qui tournèrent au soulèvement, notamment à Fès.
Dans la partie du Maroc sous souveraineté espagnole, le khalifa du sultan, Moulay ben El Mehdi, refusa de s’incliner devant le coup de force de la Résidence de France et les autorités espagnoles soutinrent le même point de vue. En France, des voix de plus en plus nombreuses s’élevèrent contre « l’opération du 20 août 1953 » qui était une violation flagrante du Traité de Fès. Côté européen, des groupes contre-terroristes, en particulier Présence française670, se jetèrent dans les batailles de rues, compliquant encore une situation qui paralysa complètement la Résidence671. À l’extérieur, la France dut faire face à de graves problèmes diplomatiques, la Ligue arabe refusant de reconnaître Moulay Mohammed Ben Arafa comme sultan ; quant à l’ONU, elle fut saisie par les États arabes, les États d’Asie et les pays communistes.
Au mois de juin 1954, la situation se trouvant bloquée, le gouvernement français décida de remplacer le général Guillaume par Francis Lacoste, un civil, qui arriva à Casablanca le 14 juin et qui fut un Résident de transition.
Le 12 juin 1954, le gouvernement Laniel fut renversé et le 18 juin, Pierre Mendès France fut investi par l’Assemblée nationale. Edgar Faure, qui succéda à Pierre Mendès France le 23 février 1955, nomma Gilbert Grandval en remplacement de Francis Lacoste (21 juin 1955).
Les 20 et 21 août, les massacres de Khénitra et d’Oued-Zem qui firent plusieurs dizaines de victimes françaises dont nombre de femmes et d’enfants, provoquèrent une nouvelle tension dans l’ensemble du Maroc et à l’automne 1955, des régions entières semblèrent sur le point de se soulever, notamment le Rif, à l’instigation de l’Armée de libération marocaine.
Le 22 août, Gilbert Grandval présenta sa démission après deux mois durant lesquels il lui avait fallu affronter à la fois les « durs » du mouvement Présence française et les militants nationalistes marocains (Grandval, 1956). Le général Boyer de Latour lui succéda comme Résident général le 29 août 1955.
La situation qui paraissait bloquée fut dénouée en moins de trois mois, du 20 août au 6 novembre 1955 à la suite de la Conférence Franco-Marocaine d’Aix les Bains. La délégation française réunissait le Président du Conseil et les Ministres Robert Schuman, Antoine Pinay et Pierre July672 ainsi que le Général Pierre Koenig. La délégation marocaine était composée du Grand Vizir El Mokri673, de Si Thami El Glaoui, Pacha de Marrakech, d’El Hajoui, Directeur du Protocole auprès du sultan Ben Arafa et d’un groupe de pachas. Le mouvement Istiqlal était représenté par M. Bouabid et le P.D.I. (Parti démocratique de l’indépendance) par MM. Benjelloun et Cherkaoui674.
Pour les Marocains, le départ du sultan Moulay ben Arafa, était un préalable675 car Mohammed Ben Youssef était considéré par eux comme le sultan légitime. La délégation marocaine accepta que, sous l’autorité du Conseil du Trône676, soit constitué un Gouvernement marocain représentatif des différentes fractions de la population et le 25 août, Si Thami El Glaoui opéra une spectaculaire volte-face en demandant que l’on reconnaisse l’autorité de Sidi Mohammed ben Youssef.
Le départ du sultan Moulay Mohammed Ben Arafa et la formation d’un Gouvernement marocain furent acceptés au cours du Conseil des ministres français des 28 et 29 août. Au nom du gouvernement Pinay, ces propositions furent ensuite soumises à l’approbation formelle de Sidi Mohammed Ben Youssef à Madagascar677 où il était en résidence surveillée, par une délégation composée du général Catroux et d’Henri Yrissou, directeur de cabinet d’Antoine Pinay (Yrissou, 2000 : 62-77).
Le sultan Moulay Mohammed Ben Arafa renonça officiellement à ses droits et il invita tous les Marocains à se rallier à la personne de Sidi Mohammed Ben Youssef. Le 16 novembre 1955, après vingt-sept mois d’exil, ce dernier rentra au Maroc.
Au mois de décembre, alors que le pays n’était pas encore indépendant, le gouvernement de Mbarek Bekkai, ancien pacha de Sefrou, fut formé. Sur les 21 ministres le composant, 9 étaient membres de l’istiqlal, 6 du PDI (Parti de la démocratie et de l’indépendance) et 6 appartenaient aux Indépendants d’Ahmed Guedira.
Le 15 février 1956 débutèrent les négociations entre Mohammed Ben Youssef et le président Coty ; puis, le 2 mars, la France reconnut l’indépendance du Maroc par la signature d’une déclaration commune mettant fin au Traité de Fès instaurant le Protectorat.
Le 15 mars, l’Espagne invita le sultan Mohammed ben Youssef à se rendre à Madrid où, le 7 avril, une déclaration commune fut signée dans laquelle l’Espagne renonçait à son tour à la souveraineté qu’elle exerçait sur la partie septentrionale du royaume. Le 29 octobre, la zone de Tanger fut réintégrée au Maroc.
Au mois d’avril, l’Espagne restitua à Rabat la zone nord qui était sous son contrôle puis, au mois d’octobre, la ville de Tanger. Elle conservait en revanche l’enclave de Sidi Ifni, la zone de Tarfaya, et le Sahara occidental (carte page LXVI)
654. Voir pour la question en général, C-A Julien (1985), Droz (1993) et J-F Martin (2003).
655. La mort en 1948 de Moncef Bey leva l’hypothèque sur la question de la légitimité de Lamine Bey.
656. Pour tout ce qui concerne le processus menant à l’indépendance de la Tunisie, l’ouvrage de Charles-André Julien (1985) demeure indispensable en raison de la connaissance intime que l’auteur a de la question et de ses protagonistes et cela, en dépit de son constant parti-pris.
657. La communauté européenne était forte d’environ 250 000 personnes dans les années 1950.
658. Le Bey Lamine intronisa Sadok Bey, le frère du défunt, le 5 juillet.
659. Cité par Charles-André Julien (1985 : 143).
660. Cette question a été traitée par Abd-el Aziz Belal dans sa thèse soutenue en 1964 et éditée en 1976.
661. Sur les positions de la gauche française face au nationalisme marocain, voir Georges Oved (1984).
662. L’œuvre de Lyautey était ainsi réduite à néant car il avait « pacifié » le Maroc en faisant précisément accepter l’autorité du sultan aux tribus et à leurs chefs.
663. Le chérif al-Kettani descendait des Idrissides et peut-être avait-il en tête l’idée d’un changement de dynastie au profit de ces derniers.
664. Tout comme son prédécesseur, le nouveau Résident général connaissait le Maroc où il avait servi durant de longues années. Le général Guillaume avait participé aux opérations militaires contre les forces de l’Axe et avait commandé les tabors marocains à la tête desquels il s’était couvert de gloire durant la campagne d’Italie en 1942-1943.
665. Dans son livre (2004), Abdessadeq El Glaoui, 7e fils du pacha de Marrakech, développe la thèse selon laquelle son père craignait que l’Istiqlal et ses alliés causent la perte de la monarchie. Ce serait donc pour sauver l’institution qu’il aurait décidé de faire déposer Mohammed ben Youssef.
666. Joseph Laniel avait succédé à René Mayer le 20 juin 1953 et il avait conservé Georges Bidault comme ministre des Affaires étrangères.
667. Pour la relation de l’entrevue entre le sultan et le représentant de la France, il est indispensable de se reporter au témoignage du prince Moulay Hassan, le futur Hassan II, qui en fut le témoin oculaire et qui la relate avec de nombreux détails (Hassan II, 1993 : 54-55). L’Espagne qui avait été tenue dans l’ignorance de la déposition du sultan, faite en infraction au Traité de Fès du 30 mars 1912, continua à regarder Sidi Mohammed ben Youssef comme le seul souverain légitime
668. Il échappa encore à deux attentats à Marrakech.
669. Sur le mouvement nationaliste à Casablanca, voir Wahid (2000). La résistance marocaine fut multiple et ses principales composantes furent l’Organisation secrète Al mounaddama Assirya, créé le 7 avril 1951 ; la main Noire Al Yad Assaouda fondée à Casablanca au mois de décembre 1952, le Croissant Noir Al Hilal Al Aswad qui prit le relais de la Main Noire en octobre 1954 ; l’armée de libération Jaich Attahrir. Cette dernière bénéficia de complicité de la part des autorités espagnoles de Tétouan et fin 1954 un camp d’entraînement existait dans la région de Nador (Wahid : 2000).
670. Pour ce qui est du mouvement Présence française, voir Julien (1985 : 182-186).
671.Le 11 juin 1955 à Casablanca, Jacques Lemaigre-Dubreuil qui militait pour l’indépendance du Maroc fut assassiné par des ultra qui ne furent jamais identifiés. Voir à ce sujet François Broche (1977), Clotilde de Gastines (2006), et William Hoisington (2009).
672. Pierre July ministre des Affaires marocaines et tunisiennes depuis le 23 février 1955, conserva son portefeuille jusqu’au 20 octobre 1955 quand le ministère fut rattaché à celui des Affaires Etrangères alors dirigé par Antoine Pinay.
673. Plus que centenaire en 1955, il avait effectué une première mission à Paris comme Ambassadeur du Maroc entre 1885 et 1892.
674. Les Israélites et les Français du Maroc étaient également représentés.
675. Les Marocains partisans du souverain légitime l’avaient baptisé du sobriquet méprisant de « Sultan des Français ».
676. Pour éviter la vacance du pouvoir, la constitution d’un Conseil du Trône avait été proposée le 26 décembre 1954 par le sultan en exil.
677. Le 29 janvier 1954, la famille royale marocaine étant à Antsirabé, nouvelle étape de son exil, des tractations y avaient débuté quasiment aussitôt car le gouvernement français prenait chaque jour la mesure de l’impasse dans laquelle il s’était mis. Paris envoya plusieurs émissaires au sultan déchu dont le docteur Dubois-Rocquebert, son médecin particulier. Paris voulait obtenir du sultan exilé qu’il acceptât de signer un acte d’abdication, en échange de quoi il lui serait accordé de s’installer en France. Mais le souverain demeura intraitable.