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CHAPITRE 25
APRÈS AVOIR FAIT LEURS ADIEUX à Princesse, Flocon de Neige partit chasser et Étoile de Feu rentra seul au camp. Le crépuscule était tombé lorsqu’il atteignit le ravin. Il sentit Tornade Blanche avant même de le voir. Le jeune chef rattrapa son lieutenant au moment où ce dernier s’apprêtait à pénétrer dans le tunnel d’ajoncs. Lorsqu’il aperçut Étoile de Feu, le guerrier blanc posa au sol le campagnol qu’il tenait dans la gueule.
« Je voulais justement te dire un mot, lança-t-il sans même un salut. Ici, c’est très bien, personne ne nous entendra.
— Que se passe-t-il ? s’enquit Étoile de Feu, dont le cœur avait bondi. Il est arrivé quelque chose ?
— À part Fléau, tu veux dire ? » miaula le vétéran, ironique. Il s’installa sur le plat d’un rocher et fit signe à son chef de le rejoindre. « Non, tout va bien. Les patrouilles et l’entraînement se déroulent comme prévu… Mais je n’arrête pas de me demander si notre décision est la bonne…
— Comment ça ? » fit le rouquin, les yeux écarquillés.
Le lieutenant du Clan du Tonnerre prit une longue et douloureuse inspiration.
« Fléau et son Clan ont l’avantage du nombre, même si nous pouvons compter sur le Clan du Vent. Je sais que nos guerriers se battront jusqu’à leur dernier souffle pour sauver la forêt, mais le prix à payer est peut-être trop élevé.
— Tu veux dire que nous devrions abandonner ? » La voix du chef se fit plus dure. Jamais il n’aurait pensé que son lieutenant l’encouragerait dans ce sens. Si Tornade Blanche n’avait pas prouvé son courage à maintes reprises, il aurait mis ces déclarations sur le compte de la lâcheté. « Et quitter la forêt ?
— Je n’en sais rien. » Tornade Blanche semblait fatigué, et Étoile de Feu se rappela l’âge de son lieutenant. « Les choses changent, personne ne peut le nier, et il est peut-être temps de suivre le mouvement. Il doit y avoir des territoires libres par-delà les Hautes Pierres. Nous pourrions trouver un autre endroit…
— Jamais ! coupa Étoile de Feu. La forêt nous appartient !
— Tu es jeune. » Le vétéran le regarda d’un air solennel. « C’est normal que tu voies les choses ainsi. Mais des guerriers vont mourir, Étoile de Feu.
— Je le sais. » Toute la journée, il s’était appliqué à remonter le moral de ses guerriers, et le sien, en évoquant leur victoire contre Fléau. Maintenant, l’attitude de Tornade Blanche le contraignait à regarder la réalité en face : même en cas de victoire, les pertes seraient lourdes. Si le Clan du Tonnerre réussissait à chasser les intrus de la forêt, il resterait si peu de survivants qu’ils seraient aussi affaiblis qu’en cas de défaite. « Nous devons nous battre. Il le faut, reprit-il enfin. Nous ne pouvons pas nous enfuir comme des souris. Tu as raison Tornade Blanche, j’en ai conscience, mais que faire d’autre ? Je ne peux croire que le Clan des Étoiles désire notre départ.
— Je savais que tu dirais ça, répondit le vétéran en acquiesçant. Eh bien, je t’ai fait part de mon opinion. Les lieutenants sont là pour ça.
— Et je t’en remercie, Tornade Blanche. »
Le guerrier blanc se mit sur ses pattes et s’apprêtait à récupérer son campagnol lorsqu’il regarda Étoile de Feu par-dessus son épaule.
« Je n’ai jamais eu l’ambition d’Étoile du Tigre ni la tienne, miaula-t-il. Je n’ai jamais voulu être chef. Mais je suis encore plus soulagé de ne pas l’être aujourd’hui. Personne ne voudrait prendre de telles décisions à ta place. »
Étoile de Feu cligna les yeux, ne sachant que répondre.
« Tout ce que j’espère, poursuivit le vétéran, c’est que je me battrai de toutes mes forces quand l’heure sera venue. »
Une ombre d’hésitation passa sur son visage. Étoile de Feu songea que, arrivés à son âge, bien des chats auraient déjà rejoint les anciens. Il était compréhensible qu’il doute de sa force.
« J’en suis sûr et certain, le rassura-t-il. La forêt n’abrite aucun guerrier plus valeureux que toi. »
Tornade Blanche soutint longtemps son regard, sans rien dire. Puis il ramassa son campagnol et retourna au camp.
Étoile de Feu resta sur le rocher. Les paroles de son lieutenant l’avait troublé, et l’idée de retrouver sa sombre tanière lui répugnait. Il savait qu’il ne trouverait pas le sommeil.
Après avoir écouté les bruits feutrés de la nuit tombante pendant quelques instants, Étoile de Feu regagna le sommet du ravin. Dans le ciel, des striures rouge pâle indiquaient que le soleil s’était couché, et au-dessus de lui, la voûte céleste s’assombrissait, piquée ici et là de quelques guerriers du Clan des Étoiles en train de l’observer.
Le jeune chef fila à travers les sous-bois. Il se rendit compte en chemin que ses pas le menaient vers les Rochers du Soleil. Le temps qu’il arrive à l’orée de la forêt, l’obscurité était totale. Les formes arrondies des rocs se découpaient sur le ciel comme autant d’animaux endormis, recouverts de gel. Il entendait l’eau de la rivière clapoter sur les rochers et, bien plus près, un léger bruissement lui signala la présence de gibier.
L’eau lui monta à la bouche lorsqu’il discerna l’odeur d’une souris. Il rampa vers elle, effleurant à peine le sol de ses pattes, et bondit. Lorsqu’il referma les mâchoires sur sa prise, il réalisa combien il avait faim et finit goulûment sa proie en quelques bouchées.
Rassasié, il sauta de roche en roche jusqu’au sommet où il s’assit pour contempler la rivière. L’eau sombre scintillait sous les étoiles. Une brise fit frémir la surface du cours d’eau, ébouriffant sa fourrure et agitant les arbres dénudés autour de lui.
Étoile de Feu leva la tête vers la Toison Argentée. Les guerriers du Clan des Étoiles le regardaient… ils semblaient bien froids et lointains par cette nuit hivernale. Se souciaient-ils vraiment des bouleversements de la forêt ? Ou Étoile Bleue avait-elle eu raison lorsque sa colère l’avait poussée à leur déclarer la guerre ? Pendant un instant, le jeune chef perçut le terrible sentiment d’isolement de son ancien mentor. Il ne pouvait vraiment le partager car, contrairement à elle, il n’avait jamais douté des guerriers de son propre Clan. En revanche, il commençait à comprendre comment elle en était venue à douter du Clan des Étoiles.
Tant de chats étaient déjà morts à cause de la quête de pouvoir d’Étoile du Tigre. Tant de vies gâchées que les guerriers de jadis n’avaient pas sauvées. Étoile de Feu se demandait s’il était naïf de croire au soutien de ses ancêtres.
Mais sans eux, comment son Clan pourrait-il survivre ? Il leva la tête pour hurler à la gloire de la Toison Argentée.
« Montrez-moi ce que je dois faire ! Montrez-moi que vous nous soutenez ! »
Aucune réponse ne vint des cieux.
Il comprit à quel point il était faible et insignifiant comparé au Clan des Étoiles régnant sur le ciel entier. Blessé, il se trouva un creux entre les rochers à l’abri de la bise. Il pensait être incapable de s’endormir ; pourtant, il était tellement épuisé que ses yeux se fermèrent.
Il rêvait qu’il était assis près des Quatre Chênes, ses sens engourdis par la chaleur de l’air et le doux parfum de la saison des feuilles vertes. Les guerriers du Clan des Étoiles l’entouraient de toutes parts dans la clairière, comme lors de sa visite à la Pierre de Lune. Il aperçut Petite Feuille et Croc Jaune, ainsi que tous les guerriers que le Clan du Tonnerre avait perdus, et même d’autres qui avaient rejoint leurs rangs depuis peu : Pelage de Silex et Nuage d’Ajoncs, le jeune apprenti du Clan de la Rivière.
En rêve, Étoile de Feu bondit sur ses pattes et leur fit face. Pour la première fois, il n’était nullement impressionné par ses ancêtres. Il lui semblait qu’ils l’avaient abandonné, lui et toute la forêt, à leur terrible destin.
« Vous régnez sur la forêt ! feula-t-il, laissant libre cours à sa colère. Vous avez envoyé l’orage, le soir de l’Assemblée, pour m’empêcher d’informer les autres Clans des méfaits d’Étoile du Tigre. Vous lui avez permis d’amener Fléau dans la forêt ! Pourquoi nous infliger cela ? Vous voulez vraiment notre perte ? »
Une silhouette familière s’approcha : le pelage bleu-gris d’Étoile Bleue étincelait sous les étoiles, et ses yeux brillaient d’un feu bleuté.
« Étoile de Feu, tu ne comprends pas. Le Clan des Étoiles ne règne pas sur la forêt. »
Le jeune chef la regarda bouche bée. Tout était-il donc faux ? Tout ce qu’il avait appris depuis son arrivée dans la forêt, il y avait si longtemps ?
« Le Clan des Étoiles se préoccupe du sort de tous les chats de la forêt, poursuivit Étoile Bleue. Des aveugles jusqu’aux chatons sans défense, en passant par les plus anciens. Nous veillons sur eux. Nous envoyons des rêves et des signes aux guérisseurs. Mais l’orage n’était pas de notre fait. Fléau et Étoile du Tigre ont fait couler le sang pour obtenir le pouvoir car telle est leur nature. Nous observons, mais nous n’intervenons pas. Dans le cas contraire, serais-tu vraiment libre ? Étoile de Feu, toi et tous les autres, vous avez le choix de suivre ou non le code du guerrier. Vous n’êtes pas les jouets du Clan des Étoiles.
— Mais…
— Et en ce moment même, nous gardons l’œil sur toi, continua-t-elle en ignorant son intervention. Tu es l’élu. Le feu qui sauvera le Clan. Aucun guerrier du Clan des Étoiles ne t’a mené là. Tu es venu de ton plein gré parce que tu as l’âme d’un guerrier et le cœur d’un chat loyal envers son Clan. La foi que tu portes au Clan des Étoiles te donnera la force nécessaire. »
Ces paroles apaisèrent le rouquin. Il avait l’impression que la puissance d’Étoile Bleue et de tous les guerriers du Clan des Étoiles se déversait en lui. Quoi qu’il arrive lors de la bataille contre le Clan du Sang, Étoile de Feu savait désormais que le Clan des Étoiles ne l’avait pas abandonné.
Étoile Bleue posa son museau sur sa tête, comme le jour de son baptême. À son contact, le feu pâle émis par l’ensemble des guerriers commença à faiblir, et le jeune chef plongea dans les ténèbres chaudes du profond sommeil. Lorsqu’il rouvrit les yeux, les premières lueurs de l’aube tachetaient le ciel.
Le rouquin se leva et s’étira. Le souvenir de son rêve insuffla une énergie nouvelle jusqu’au bout de ses pattes. En tant que chef, il se devait de sauver son Clan. Et avec l’aide du Clan des Étoiles, il trouverait un moyen d’y parvenir.