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CHAPITRE 27
ÉTOILE DE FEU SE RÉVEILLA juste avant l’aube. La lune s’était couchée, mais le soleil n’avait pas encore strié l’horizon de sa lumière laiteuse. Par cette nuit froide et noire comme un lac gelé, le silence était total.
Le rouquin sortit de son antre. La clairière était déserte, mais il entendait ses guerriers s’agiter dans leur repaire. Le givre scintillait sur le sol, tandis qu’au-dessus de sa tête la Toison Argentée dessinait une rivière dans le ciel.
Il prit le temps de humer l’air de la nuit, chargé de tant d’odeurs de chats familières, et sentit chacun de ses poils se hérisser. Il vivait peut-être sa dernière matinée dans le camp. Comme tous les autres membres de son Clan. Il avait l’impression que la situation échappait à son contrôle. Il voulut se rassurer en se répétant que le Clan des Étoiles décidait de son destin, sans réussir à s’en convaincre.
Il soupira et s’ébroua avant de gagner le tunnel de fougères menant à l’antre de Museau Cendré. La guérisseuse acheminait des paquets d’herbes et de baies jusqu’à la clairière, où Nuage de Bruyère était en train de constituer des petits ballots faciles à porter.
« Tout est prêt ? demanda-t-il.
— Je crois. » Les yeux de Museau Cendré s’emplirent de chagrin, comme si elle voyait déjà les blessés qui auraient bientôt besoin de son aide. « D’autres chats devront nous aider à porter tout cela jusqu’aux Quatre Chênes. Nuage de Bruyère et moi n’y arriverons pas toutes seules.
— Je te confie tous les apprentis, la rassura-t-il. Nuage de Bruyère, tu veux bien le leur annoncer ? »
La jeune chatte s’inclina avant de détaler.
« Une fois sur place, les apprentis devront participer au combat, annonça-t-il. Mais Nuage de Bruyère pourra rester avec toi. Trouve un endroit sûr. Je crois qu’il y a un abri de l’autre côté du ruisseau…
— Qu’est-ce que tu racontes ? s’énerva-t-elle. À quoi je servirais si je me tenais loin des combats ?
— Les guerriers ont besoin de toi, insista-t-il. Si tu te fais blesser, que nous arrivera-t-il ?
— Nuage de Bruyère et moi sommes capables de nous défendre. Nous ne sommes pas des chatons inoffensifs, tu sais. »
La réponse acerbe de Museau Cendré lui rappela son mentor, Croc Jaune.
Il soupira, pressant son nez contre celui de la guérisseuse.
« Comme tu veux, souffla-t-il. Je sais que, quoi que je dise, je n’arriverai pas à te faire changer d’avis. Mais, s’il te plaît… sois prudente.
— Ne t’inquiète pas, Étoile de Feu, ronronna-t-elle. Nous ferons attention.
— Le Clan des Étoiles t’a-t-il parlé de la bataille ? se força-t-il à lui demander.
— Non. Je n’ai vu aucun signe. » La guérisseuse leva les yeux vers la Toison Argentée qui pâlissait peu à peu à mesure que l’aube pointait. « Cela ne ressemble pas au Clan des Étoiles de rester silencieux avant un événement d’une telle importance.
— Ils… ils m’ont envoyé un rêve, Museau Cendré, avoua-t-il d’une voix hésitante. Mais je ne suis pas sûr de le comprendre. Faute de temps, je ne peux pas te le raconter maintenant. J’espère juste que c’était un bon présage. »
La curiosité illumina les yeux bleus de la guérisseuse, toutefois elle ne lui posa aucune question.
Étoile de Feu revint sur ses pas vers l’antre des anciens. En chemin, il passa devant Poil de Fougère qui montait la garde, et le salua d’un mouvement de la queue.
Lorsqu’il atteignit l’arbre couché, noirci par l’incendie qui avait balayé le camp à la dernière saison des feuilles vertes, tous les anciens dormaient encore, excepté Perce-Neige qu’il trouva assise, la queue enroulée autour des pattes.
La chatte se leva en le voyant arriver.
« C’est l’heure ?
— Oui. Nous allons bientôt partir… mais tu ne viens pas, Perce-Neige.
— Quoi ? fit-elle, la fourrure soudain ébouriffée. Pourquoi donc ? Tu crois vraiment qu’on va rester à l’écart et…
— Écoute-moi, Perce-Neige. C’est important. Si tu es honnête, tu admettras que Petite Oreille et Un-Œil auraient du mal à rejoindre les Quatre Chênes, sans même parler de se battre. Et Plume Cendrée est de plus en plus faible. Je ne peux pas les emmener affronter Fléau.
— Et moi ?
— Je sais que tu es une guerrière, Perce-Neige. » Le jeune chef avait longtemps réfléchi à ce qu’il allait dire, pourtant, sous le regard perçant de l’ancienne, il avait l’impression d’être de nouveau un apprenti. « Voilà pourquoi j’ai besoin de toi ici. Il n’y aura que les trois anciens et les chatons de Fleur de Saule. Ils ont appris quelques mouvements défensifs, mais ils ne sont pas prêts à se battre. Je te nomme à la tête du camp pendant que nous sommes tous là-bas.
— Mais je… Oh », s’interrompit-elle, comprenant ce qu’Étoile de Feu lui demandait. Sa fourrure s’aplatit de nouveau. « Je vois. Très bien, Étoile de Feu. Tu peux compter sur moi.
— Merci. Si la bataille tourne mal, nous tenterons de nous replier vers le camp pour te venir en aide. Mais nous n’y parviendrons peut-être pas. Si le Clan du Sang arrive jusqu’ici, tu seras toute seule pour défendre le camp. Il faudra évacuer les chatons et les anciens. S’il le faut, essayez de traverser la rivière et de gagner la ferme de Gerboise.
— Entendu. Je ferai de mon mieux. » Elle se tourna vers la litière de Cœur Blanc, où la jeune chatte dormait toujours. « Et elle ?
— Cœur Blanc est aussi forte que n’importe quel guerrier, maintenant, lui apprit-il, le cœur soudain léger. Elle nous accompagne. » Il s’approcha d’elle et la secoua gentiment du bout de la patte. « Réveille-toi, Cœur Blanc. C’est l’heure. »
Elle ouvrit son œil indemne puis se leva pour s’étirer.
« Voilà, Étoile de Feu. Je suis prête. »
Elle se dirigeait déjà vers la clairière lorsqu’il la rappela.
« Cœur Blanc, si on surmonte cette épreuve, tu pourras dormir dans le gîte des guerriers. »
Les oreilles de la jeune chatte frémirent et elle sembla soudain plus grande.
« Merci, Étoile de Feu ! » miaula-t-elle avant de filer, maintenant parfaitement réveillée.
D’un signe de tête, il salua Perce-Neige et suivit Cœur Blanc dans la clairière. Entre-temps, certains chats avaient déjà quitté leur tanière. Les apprentis, dont Nuage de Plume et Nuage d’Orage, entouraient Museau Cendré, chacun portant un ballot d’herbes. Pelage de Poussière les accompagnait, parlant à voix basse à Nuage de Bruyère.
Près du gîte des guerriers, Cœur Blanc avait rejoint Flocon de Neige, tandis que Poil de Souris et Longue Plume se tournaient autour, répétant une ultime fois leurs techniques de combat. Plume Grise et Tempête de Sable émergèrent ensemble des branches qui masquaient l’entrée de la tanière des guerriers, suivis de Cœur d’Épines et de Patte de Brume. Tornade Blanche orienta tout le monde vers la réserve de gibier.
Étoile de Feu se sentit soudain fier devant ses combattants, tous courageux et loyaux, jusqu’au dernier.
Au-dessus de lui, les branches dénudées et noires commençaient à se découper sur le ciel sombre. Il fut saisi d’une peur panique à l’idée que l’aube approchait. Il s’obligea à marcher d’un pas confiant jusqu’au garde-manger, où se tenait Tornade Blanche.
« On y est », miaula le lieutenant.
Étoile de Feu choisit un campagnol. Malgré son estomac noué, il se força à avaler chaque bouchée du rongeur.
« Étoile de Feu, poursuivit Tornade Blanche, je voulais te dire qu’Étoile Bleue n’aurait pas mieux fait dans ces jours troublés. Je suis fier d’être ton lieutenant. »
Le jeune chef le dévisagea.
« Tornade Blanche, tu parles comme si… »
Il ne put exprimer tout haut ce qu’il redoutait tant. Le respect du vétéran signifiait tant pour lui que les mots lui manquaient. Il n’imaginait pas ce qu’il ferait si Tornade Blanche devait ne pas revenir vivant de la bataille.
Le lieutenant se concentra sur le merle qu’il dévorait, évitant le regard de son chef, et ne dit rien de plus.
Le camp était toujours plongé dans l’obscurité lorsque Perce-Neige et les autres anciens sortirent saluer les guerriers. Les chatons de Fleur de Saule se ruèrent hors de la pouponnière pour dire au revoir à leur mère et à Tempête de Sable. Ils semblaient excités… trop jeunes pour comprendre vraiment ce que le Clan partait affronter.
« Bon, Étoile de Feu, miaula Flocon de Neige, tout est prêt ? » Sa queue s’agitait nerveusement et il avoua : « Je me sentirai bien mieux quand on sera en route. »
Son oncle avala une dernière bouchée de campagnol et répondit :
« Moi aussi, Flocon de Neige. Allons-y. »
Il se leva et réunit son Clan d’un mouvement de la queue. Son regard croisa celui de Tempête de Sable, et il se sentit soudain ragaillardi par ses yeux verts pleins de confiance et d’amour.
« Chats du Clan du Tonnerre, lança-t-il, nous allons nous battre contre le Clan du Sang. Mais nous ne sommes pas seuls. Rappelez-vous qu’il y a quatre Clans dans la forêt, qu’il en sera toujours ainsi, et que les trois autres se battront à nos côtés aujourd’hui. Nous réussirons à chasser ces terribles envahisseurs ! »
Ses guerriers bondirent sur leurs pattes et feulèrent à l’unisson. Étoile de Feu fit volte-face et les entraîna dans le tunnel d’ajoncs, vers les Quatre Chênes.
Il fit une halte au sommet du ravin pour lancer un dernier regard derrière lui, ne sachant s’il reverrait un jour son camp bien-aimé.