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CHAPITRE 3
CŒUR DE FEU SENTIT qu’on lui donnait de petits coups dans les côtes. Il étouffa un miaulement de protestation et ouvrit les yeux : Museau Cendré était penchée sur lui.
« Tu t’es assoupi, murmura-t-elle. Mais tu dois te réveiller. Il est temps d’enterrer Étoile Bleue. »
Le guerrier peina à se lever. Il étira chacune de ses pattes engourdies et se passa la langue sur ses babines sèches. Il avait l’impression d’avoir dormi dans la clairière toute une lune. Dès qu’il fut réveillé, une vague de culpabilité l’envahit.
« Quelqu’un m’a vu ? marmonna-t-il.
— Seulement moi, le rassura la guérisseuse d’un ton compatissant. Ne t’inquiète pas, Cœur de Feu. Personne ne t’en voudrait de récupérer après les événements d’hier. »
Le rouquin balaya des yeux la clairière. La pâle lumière de l’aube commençait à peine à pénétrer entre les arbres. À quelques longueurs de queue, les anciens s’étaient rassemblés pour porter la dépouille d’Étoile Bleue jusqu’à sa dernière demeure. Le reste du Clan sortait peu à peu des tanières, formant deux rangs de part et d’autre de l’entrée du tunnel d’ajoncs.
Au signal de Museau Cendré, les anciens soulevèrent le corps et le portèrent entre les rangées de guerriers endeuillés. Chacun baissa la tête au passage du convoi.
« Au revoir, Étoile Bleue, murmura Cœur de Feu. Je ne t’oublierai jamais. »
La douleur lui transperça le cœur comme autant d’épines lorsqu’il vit le bout de la queue de son défunt mentor laisser un sillon parmi les feuilles noircies qui tapissaient le sol depuis le récent incendie.
Lorsque Étoile Bleue eut disparu avec son escorte, les autres félins se dispersèrent. Cœur de Feu passa le camp en revue et nota avec satisfaction que le garde-manger était bien garni. Il ne lui restait plus qu’à désigner la patrouille de l’aube. Il pourrait ensuite se nourrir et se reposer. Il était persuadé que, même s’il dormait une lune, l’épuisement ne quitterait pas ses pattes douloureuses.
« Bon, Cœur de Feu, miaula Museau Cendré. Tu es prêt ?
— Prêt à quoi ? s’enquit-il, l’air étonné.
— À rejoindre la Pierre de Lune pour que le Clan des Étoiles t’accorde tes neuf vies, annonça-t-elle en agitant le bout de la queue. Cœur de Feu, ne me dis pas que tu as oublié ! »
Mal à l’aise, il fit passer son poids d’une patte sur l’autre. Bien sûr, il n’avait pas oublié la cérémonie traditionnelle qui intronisait chaque nouveau chef de Clan. Mais pour une raison inconnue, il n’avait pas pensé qu’elle aurait lieu si vite. Il se sentit étourdi par la vitesse à laquelle les événements se succédaient et le forçaient à aller de l’avant, les eaux tumultueuses des gorges l’avaient emporté et failli le noyer.
La peur lui noua la gorge. Jamais aucun chef n’avait évoqué le rituel mystique. Personne, excepté les guérisseurs, ne savait en quoi il consistait. Cœur de Feu avait déjà vu la Pierre de Lune. Il avait même regardé Étoile Bleue communier avec le Clan des Étoiles dans son sommeil. Cette expérience l’avait stupéfié. Il ne pouvait imaginer ce qui se produirait lorsque lui-même s’allongerait près de la pierre sacrée pour partager les rêves des guerriers d’autrefois.
Les Hautes Pierres se trouvaient à une journée de marche, et le rituel exigeait qu’il jeûne. Même les herbes fortifiantes lui étaient interdites.
« Le Clan des Étoiles te donnera la force », le rassura Museau Cendré, comme si elle avait lu dans ses pensées.
Cœur de Feu marmonna son assentiment, puis il aperçut Tornade Blanche qui se dirigeait vers l’antre des guerriers. D’un mouvement de la queue, il appela le vétéran.
« Je dois me rendre aux Hautes Pierres, lui expliqua-t-il. Tu veux bien te charger du camp ? Nous aurons besoin d’une patrouille à l’aube.
— Je m’en occupe, promit Tornade Blanche. Que le Clan des Étoiles t’accompagne, Cœur de Feu. »
Tandis qu’il suivait Museau Cendré vers le tunnel, le rouquin inspecta une dernière fois les environs. Il avait l’impression de partir pour un long voyage, qui l’entraînerait plus loin qu’il n’avait jamais été, et dont il n’était pas sûr de revenir. D’une certaine façon, c’était la vérité : le chat qui rentrerait aurait un nouveau nom, de nouvelles responsabilités et entretiendrait une relation particulière avec le Clan des Étoiles.
Il allait se mettre en route lorsqu’on l’appela. Plume Grise et Tempête de Sable le rejoignirent en courant.
« Tu n’espérais quand même pas te défiler sans dire au revoir ? » s’indigna Plume Grise, le souffle court.
Tempête de Sable, elle, se contenta d’entremêler sa queue à celle de Cœur de Feu et se pressa contre lui.
« Je serai de retour demain, répondit-il. Écoutez, je sais que rien ne sera plus comme avant, ajouta-t-il, gêné, mais j’aurai toujours besoin de vous deux. N’importe quel chat rêverait d’avoir des amis comme vous.
— On le sait bien, stupide boule de poils », rétorqua Plume Grise en lui envoyant une bourrade dans l’épaule.
Les yeux de Tempête de Sable étincelèrent lorsqu’elle regarda Cœur de Feu.
« Nous aussi, nous aurons toujours besoin de toi, murmura-t-elle. Et tu ferais mieux de ne pas l’oublier.
— Cœur de Feu, dépêche-toi ! lança Museau Cendré depuis l’entrée du tunnel. On doit atteindre les Hautes Pierres à la nuit tombée… et rappelle-toi que je vais moins vite que toi.
— J’arrive ! »
Cœur de Feu gratifia ses deux amis d’un coup de langue rapide sur le front avant de plonger sous les ajoncs à la suite de la guérisseuse. Son cœur était empli d’espoir tandis qu’il grimpait en haut du ravin. Même s’il devait abandonner sa vie de lieutenant derrière lui, il savait qu’il conserverait l’essentiel.
Le temps que les deux chats rejoignent les Quatre Chênes, où se tenait l’Assemblée des Clans à chaque pleine lune, le soleil brillait au milieu d’un ciel bleu limpide, et le givre avait fondu sur l’herbe.
« J’espère qu’on ne croisera pas de patrouille du Clan du Vent », déclara Cœur de Feu lorsqu’ils passèrent la frontière et se retrouvèrent dans la lande, loin de l’abri qu’offrait la forêt.
Quelque temps plus tôt, Étoile Bleue avait voulu attaquer ce Clan ennemi, l’accusant de voler le gibier du Clan du Tonnerre. Cœur de Feu avait désobéi à son chef, au risque de passer pour un traître, afin d’éviter cette bataille. Même si Étoile Filante, le chef du Clan du Vent, avait accepté de faire la paix, certains de ses guerriers pouvaient encore leur en vouloir.
« Ils ne nous empêcheront pas de passer, répondit Museau Cendré avec calme.
— Ils pourraient essayer, répliqua le rouquin. Je préférerais qu’on évite de tomber sur eux. »
Malheureusement, en arrivant au sommet d’une colline, ils virent une patrouille ennemie se faufiler dans la bruyère en contrebas, à quelques longueurs de queue de là. Ils faisaient face au vent, si bien que Cœur de Feu n’avait pas détecté leur présence.
Quand le chef de la patrouille leva la tête, Cœur de Feu reconnut le guerrier Oreille Balafrée. Son sang se figea en constatant que son vieil ennemi, Griffe de Pierre, le suivait de près, accompagné d’un apprenti qu’il ne reconnaissait pas. Les deux chats du Clan du Tonnerre attendirent que la patrouille les rejoigne : ils n’avaient plus aucune chance de les éviter.
Griffe de Pierre montra les crocs en grognant, mais Oreille Balafrée inclina la tête devant le guerrier roux.
« Salutations, Cœur de Feu, Museau Cendré. Que faites-vous sur notre territoire ?
— Nous allons aux Hautes Pierres », expliqua Museau Cendré.
Cœur de Feu fut fier de voir le guerrier du Clan du Vent faire un signe de tête respectueux devant la guérisseuse.
« Pas de mauvaises nouvelles, j’espère ? » s’enquit Oreille Balafrée, car les chats ne se rendaient en ce lieu que pour consulter le Clan des Étoiles en temps de crise.
« La pire qui soit, répondit Museau Cendré. Étoile Bleue est morte hier. »
Les trois guerriers du Clan du Vent inclinèrent la tête. Même Griffe de Pierre prit un air solennel.
« C’était un chef noble et majestueux, murmura Oreille Balafrée. Tous les Clans honoreront sa mémoire. » Il releva la tête et se tourna vers Cœur de Feu. « Alors, tu vas devenir chef ? demanda-t-il avec respect.
— Oui. Je vais recevoir mes neuf vies du Clan des Étoiles. »
Le regard d’Oreille Balafrée balaya la fourrure fauve de son interlocuteur.
« Tu es jeune, commenta-t-il. Mais quelque chose me dit que tu feras un bon chef.
— M-merci, bégaya Cœur de Feu, surpris.
— Nous ne devons pas tarder, intervint Museau Cendré. La route est longue jusqu’aux Hautes Pierres.
— Bien sûr, miaula Oreille Balafrée en s’écartant du passage. Nous informerons Étoile Filante de la nouvelle. Que le Clan des Étoiles vous accompagne ! » lança-t-il aux deux félins du Clan du Tonnerre qui disparaissaient déjà dans la bruyère.
À la lisière du plateau, ils firent halte et contemplèrent en contrebas un paysage bien différent. Les collines dénudées où la roche affleurait ici et là avaient laissé place à des champs et des haies parsemés de nids de Bipèdes. Au loin, le Chemin du Tonnerre se détachait tel un ruban noir au-delà duquel s’élevaient des pics nus, gris et menaçants. Le cœur du guerrier roux se serra : cette région désolée était leur destination.
Il vit que Museau Cendré le regardait d’un air compatissant.
« Tout est différent, confessa-t-il. Tu as vu ces chats du Clan du Vent. Même eux ne me traitent plus de la même façon. » Elle était la seule à qui il pouvait se confier. « Tout le monde semble s’attendre à me voir noble et sage. Mais je ne suis pas comme ça. Je ferai toujours des erreurs. Museau Cendré, je ne suis pas certain d’être à la hauteur.
— Cervelle de souris ! » Cœur de Feu était à la fois choqué et réconforté par le ton moqueur de sa camarade. « Lorsque tu feras des erreurs – car tu en feras, c’est sûr –, je serai là pour te le dire, crois-moi. » Elle ajouta plus sérieusement : « Et je serai toujours ton amie, quoi qu’il arrive. Le chat parfait n’existe pas. Étoile Bleue ne l’était pas ! Le plus important, c’est de toujours tirer une leçon de tes erreurs et d’avoir le courage d’écouter ton cœur. » Elle lui passa la langue sur l’oreille. « Tu vas y arriver, Cœur de Feu. Maintenant, allons-y. »
Il la laissa descendre la première vers la plaine des Bipèdes. En bas, leurs pas s’enfoncèrent dans la terre collante d’un champ labouré. Ils contournèrent le nid de Bipèdes où vivaient les deux solitaires, Gerboise et Nuage de Jais. Le rouquin fut déçu de ne pas les apercevoir, car ils étaient tous deux les amis du Clan du Tonnerre. Nuage de Jais s’était jadis entraîné comme apprenti au côté de Cœur de Feu. L’aboiement lointain d’un chien fit frissonner ce dernier, lui rappelant l’horrible souvenir de la meute à ses trousses.
Sans quitter l’ombre des haies, ils finirent par rejoindre le Chemin du Tonnerre. Ils se tapirent sur le bas-côté, la fourrure ébouriffée par le souffle des monstres. Leur puanteur envahit le nez et la gorge de Cœur de Feu, et ses yeux le piquèrent.
Museau Cendré se raidit, attendant de pouvoir traverser entre deux monstres. Le guerrier s’inquiétait pour son amie. Sa patte avait été irrémédiablement abîmée dans un accident près du Chemin du Tonnerre, de nombreuses lunes auparavant, alors qu’elle était son apprentie. Il se sentait toujours aussi coupable de n’avoir pu empêcher le drame. Cette vieille blessure la ralentirait.
« Allons-y ensemble, miaula-t-il. Dès que tu seras prête. »
Museau Cendré hocha la tête. Son compagnon devina qu’elle avait peur, mais qu’elle ne l’admettrait pour rien au monde. Un instant plus tard, après le passage d’un monstre de couleur vive, elle lança : « Maintenant ! » et boitilla rapidement sur la surface dure et noire.
Cœur de Feu bondit à son côté, se forçant à rester derrière elle même si son cœur martelait sa poitrine et son instinct lui hurlait de courir aussi vite que possible. Il entendit au loin le rugissement d’un monstre, mais ils atteignirent la haie de l’autre côté avant son arrivée.
« Que le Clan des Étoiles soit loué, c’est fini », soupira la guérisseuse.
Cœur de Feu opina du chef, appréhendant déjà l’épreuve du retour.
Le soleil déclinait dans le ciel. Cœur de Feu connaissait moins ce côté-ci du Chemin du Tonnerre. Les sens en alerte, ils commencèrent leur ascension vers les Hautes Pierres. Le lieutenant n’entendait que le gibier se faufiler dans l’herbe rase. L’odeur alléchante le fit saliver et il regretta de ne pouvoir faire une pause pour chasser.
Lorsqu’ils parvinrent au pied de la dernière paroi rocheuse, le soleil se couchait derrière le sommet. Les ombres du soir s’allongeaient, refroidissant la terre. Au-dessus de lui, Cœur de Feu distinguait l’entrée d’une caverne, un trou noir sous une arche grise.
« Nous avons presque atteint la Grotte de la Vie, miaula Museau Cendré. Reposons-nous un instant. »
Ils s’étendirent sur un rocher plat tandis que les derniers vestiges du jour quittaient le ciel et que les étoiles de la Toison Argentée apparaissaient peu à peu. La lune inonda bientôt le paysage de ses rayons froids et blancs comme du givre.
« Il est temps », déclara la guérisseuse.
De nouveau, Cœur de Feu fut assailli par le doute et crut même que ses pattes ne le porteraient plus. Il se leva pourtant et reprit l’ascension. Les cailloux acérés entamaient ses coussinets. Enfin, ils furent devant le lieu sacré de tous les Clans : la Grotte de la Vie.
On aurait dit une bouche béante s’ouvrant sur les ténèbres. Pour être déjà venu, Cœur de Feu savait qu’il était inutile de se fatiguer les yeux : l’obscurité était totale jusqu’à l’antichambre où se trouvait la Pierre de Lune. Tandis qu’il hésitait, Museau Cendré avança d’un pas assuré.
« Suis mon odeur, lui conseilla-t-elle. Je te guiderai jusqu’à la Pierre. Et maintenant, tant que le rituel n’est pas terminé, nous ne devons plus parler.
— Mais je ne sais pas quoi faire, protesta le guerrier.
— Quand nous aurons atteint la Pierre, allonge-toi et presse ton museau contre elle, expliqua la chatte, ses yeux bleus luisant sous le clair de lune. Le Clan des Étoiles s’assurera que tu dors pour te rencontrer en rêve. »
Cœur de Feu aurait voulu lui poser mille questions, cependant il avait conscience qu’aucune de ses réponses ne l’aiderait à surmonter sa peur grandissante. Il acquiesça en silence et suivit Museau Cendré dans les ténèbres.
Le tunnel descendait en pente douce. Cœur de Feu perdit bientôt son sens de l’orientation, car le chemin changeait perpétuellement de direction. Parfois, les parois étaient si rapprochées que sa fourrure et ses moustaches les frôlaient. Son cœur palpitait tant qu’il ouvrit la bouche pour humer l’odeur réconfortante de Museau Cendré, terrifié à l’idée de perdre sa trace.
Enfin, il réussit à distinguer les oreilles de sa camarade qui se découpaient sur une faible lumière. D’autres parfums lui parvinrent, et ses moustaches frémirent sous un courant d’air froid. Puis, après un dernier virage, la lumière s’intensifia. Cœur de Feu avança, les yeux plissés, sentant que le tunnel s’élargissait pour déboucher sur une caverne.
Au-dessus de sa tête, une brèche s’ouvrait sur un triangle de ciel nocturne. Un épais rayon de lune s’y glissait, tombant droit sur une roche au centre de la salle. Cœur de Feu en eut le souffle coupé. S’il avait déjà vu la Pierre de Lune, il avait oublié à quel point elle offrait un spectacle saisissant. Haute de trois longueurs de queue, elle s’affinait en son sommet et réfléchissait le clair de lune comme si une étoile était tombée sur terre. La lumière blanche emplissait l’espace, nimbant d’argent la fourrure grise de Museau Cendré.
La guérisseuse se tourna vers lui et lui fit comprendre d’un signe de la queue qu’il devait prendre place près du rocher sacré.
Cœur de Feu obéit ; il se coucha devant la pierre, plaça sa tête sur ses pattes de façon que son museau touche la surface lisse. Le contact froid le surprit, à tel point qu’il faillit reculer. L’espace d’un instant, il regarda, perplexe, des étoiles scintiller dans la roche.
Puis il ferma les yeux et attendit que le Clan des Étoiles l’attire dans le sommeil.