LE SILENCE ENVAHIT LA CLAIRIÈRE. La froide lumière du soleil filtrait entre les arbres, faisant miroiter le sang répandu sur l’herbe. Flocon de Neige se leva tant bien que mal et claudiqua jusqu’à Étoile de Feu pour contempler le corps sans vie de Fléau.
« Tu as réussi, Étoile de Feu, haleta-t-il. Tu as sauvé la forêt.
— Nous avons tous sauvé la forêt », corrigea-t-il en donnant un coup de langue à son neveu. Il repensa aux problèmes que le guerrier blanc avait posés en arrivant dans le Clan. À cette époque, Étoile de Feu n’aurait jamais imaginé qu’il serait un jour aussi fier de son neveu entêté. « Va chercher Museau Cendré, et demande-lui quelque chose pour tes blessures. »
Le jeune guerrier hocha la tête et partit d’un pas chancelant.
En balayant du regard la clairière, il constata que les guerriers de chaque Clan se rassemblaient autour de leur guérisseur. Il n’y avait plus un mais quatre groupes ; le Clan du Lion n’était plus.
Il fut d’abord incapable de repérer Tempête de Sable, et une vague de panique s’empara de lui. Il ne supporterait pas de la perdre.
Puis il la vit s’avancer vers lui en trébuchant. La fourrure de son flanc s’était amalgamée sous le sang séché, mais Étoile de Feu constata que ses blessures n’étaient pas graves.
« Que le Clan des Étoiles soit loué ! » soupira-t-il.
Il la rejoignit en deux bonds. Les yeux verts de la guerrière reflétaient son soulagement.
« Nous avons réussi, murmura-t-elle. Nous avons chassé le Clan du Sang. »
Étoile de Feu se sentit soudain étourdi, comme si les Quatre Chênes tournoyaient autour de lui.
« Laisse-moi t’aider, intima Tempête de Sable en le soutenant de son épaule. Tu as perdu beaucoup de sang. Viens, on va voir Museau Cendré. »
Le rouquin tituba tout le long du chemin, savourant l’odeur de Tempête de Sable, réconforté par la douceur de sa fourrure. Lorsqu’ils eurent rejoint la guérisseuse, il s’effondra au sol, se demandant s’il allait perdre une autre vie. Puis il s’aperçut qu’il entendait toujours les bruits alentour et sa douleur s’intensifia au lieu de diminuer lorsque Nuage de Bruyère appliqua des toiles d’araignée sur ses blessures les plus profondes.
« Il va bien ? demanda Plume Grise. Eh, allez, Étoile de Feu… tu ne peux pas abandonner maintenant !
— Mais non. Je suis fatigué, c’est tout. Ne t’inquiète pas, tu as encore quelques lunes devant toi avant de devenir chef.
— Étoile de Feu, l’appela Tempête de Sable. D’autres chats arrivent. »
Le jeune chef s’assit. Un groupe de guerriers du Clan de la Rivière, Étoile du Léopard à sa tête, se dirigeait vers lui. Le chef du Clan de la Rivière s’inclina devant Étoile de Feu. Des traces de griffures striaient son pelage, mais ses yeux étaient clairs et sa queue dressée bien haut.
« Félicitations, Étoile de Feu, miaula-t-elle. On m’a dit que tu avais tué Fléau.
— Tout le monde s’est bien battu, répondit-il. Nous n’aurions pas gagné sans unir les quatre Clans.
— Tu as raison. Mais il nous faut maintenant nous séparer. Je vais reconduire mon Clan à notre camp. Nous devons nous occuper des blessés et pleurer nos morts.
— Et le Clan de l’Ombre ? s’enquit-il.
— Il doit retourner chez lui, déclara-t-elle d’un ton ferme. J’ai un nouveau lieutenant, et suffisamment de guerriers pour défendre notre territoire si le Clan de l’Ombre ne respecte pas nos frontières.
— Qui est ton nouveau lieutenant ? voulut-il savoir, curieux.
— Patte de Brume », miaula-t-elle, les yeux brillants.
Sous ses yeux ébahis, Patte de Brume sortit soudain du groupe de guerriers du Clan, suivie de Nuage de Plume et de Nuage d’Orage.
« Je vais suivre Étoile du Léopard, expliqua la guerrière en fixant Étoile de Feu avec le regard bleu glacé de sa mère. Je te serai éternellement reconnaissante pour ce que tu as fait… néanmoins, mon cœur va au Clan de la Rivière. »
Le rouquin acquiesça. Il ne s’était jamais attendu à ce qu’elle oublie complètement son Clan natal.
« Mais… en tant que lieutenant ? Après ce qui est arrivé à Pelage de Silex ? »
Les yeux de Patte de Brume s’emplirent de tristesse ; pour autant, sa détermination ne faiblit pas.
« Étoile du Léopard me l’avait proposé avant la bataille, expliqua-t-elle. Je lui ai répondu que j’y réfléchirais. Maintenant, je sais que je dois le faire à la mémoire de Pelage de Silex, et pour le bien du Clan. »
Étoile de Feu inclina la tête, respectueux de la dure décision qu’elle avait prise.
« Que le Clan des Étoiles t’accompagne, lança-t-il. Et puisse l’amitié qui te lie au Clan du Tonnerre durer à jamais. »
Le regard hésitant des deux jeunes guerriers près de Patte de Brume passait d’Étoile de Feu à Étoile du Léopard.
« Nous partons aussi, déclara Nuage d’Orage. Le Clan de la Rivière a perdu beaucoup de combattants. Il a besoin de nous. »
Nuage de Plume s’avança près de Plume Grise et pressa son museau contre le sien.
« Tu viendras nous voir, pas vrai ? demanda-t-elle.
— J’espère bien, soupira-t-il, la voix rauque, peiné de voir repartir ses enfants. Faites de votre mieux, je veux être fier de vous.
— Il faudra être digne de votre père, ajouta Étoile de Feu. Il est le nouveau lieutenant du Clan du Tonnerre. »
Les deux apprentis se pressèrent contre leur père, enroulant leur queue autour de la sienne. Étoile du Léopard leur accorda un instant de répit avant de donner le signal du départ. Les jeunes chats la suivirent, puis le Clan de la Rivière disparut dans les buissons.
Étoile de Feu avisa ensuite les guerriers du Clan de l’Ombre, qui se tenaient non loin de là. Nuage Épineux se trouvait parmi eux, il parlait à sa sœur. Le rouquin s’efforça de se lever et claudiqua jusqu’à eux. Patte Noire vint à sa rencontre.
« Étoile de Feu, le salua le lieutenant du Clan de l’Ombre. Finalement, nous l’avons gagnée, cette guerre.
— En effet. Que vas-tu faire maintenant ?
— Ramener mon Clan à la maison et préparer mon voyage jusqu’aux Hautes Pierres. Je suis leur nouveau chef. Nous avons beaucoup à faire pour nous remettre de tous ces événements, mais la vie dans la forêt finira par reprendre son cours.
— Je te verrai donc à la prochaine Assemblée. Et tu ferais mieux d’apprendre des erreurs de tes prédécesseurs. J’ai vu ce que tu as fait à Pelage de Silex, près de la Colline Macabre. »
Une ombre traversa le regard de Patte Noire, mais il ne répondit pas.
D’un mouvement de la queue, il fit signe à Nuage Épineux, qui frotta brièvement son museau contre le flanc de sa sœur avant de se faufiler entre les guerriers du Clan de l’Ombre pour rejoindre son mentor. Patte Noire rassembla son Clan et l’entraîna hors de la clairière. Rhume des Foins ferma la marche en coulant un dernier regard vers Étoile de Feu. Le rouquin espérait que le guérisseur aurait plus de chance avec son nouveau chef, après tout ce qu’il avait enduré auprès d’Étoile Noire et d’Étoile du Tigre.
Étoile de Feu retourna vers son propre Clan et se retrouva nez à nez avec Gerboise et Nuage de Jais.
« Patte Noire ne m’inspire pas confiance, murmura Nuage de Jais en regardant les derniers guerriers du Clan de l’Ombre disparaître dans les buissons. C’est un fauteur de trouble.
— Je sais, répondit Étoile de Feu. Ne t’inquiète pas. Le Clan du Tonnerre sera prêt s’il tente quoi que ce soit.
— Au moins, maintenant que Fléau est mort, les chats du territoire des Bipèdes auront une chance de vivre en paix, déclara Gerboise. Leur existence sera plus facile.
— Tu comptes y retourner ? voulut savoir le rouquin.
— Jamais de la vie ! s’exclama le solitaire, la queue haute. Nous rentrons directement à la maison.
— Mais ce fut un plaisir de se battre pour le Clan du Tonnerre, ajouta Nuage de Jais.
— Le Clan du Tonnerre vous en sera toujours reconnaissant, leur assura Étoile de Feu avec chaleur. Vous êtes libres d’aller et venir sur notre territoire.
— Et toi, n’oublie pas de nous rendre visite chaque fois que tu iras vers les Hautes Pierres, lança Gerboise en partant. On te trouvera bien une souris ou deux. »
Maintenant que les Clans de l’Ombre et de la Rivière étaient partis, Étoile de Feu voulut prendre des nouvelles du Clan du Vent avant de rassembler ses propres guerriers pour le départ. Un petit groupe de chats du Clan du Vent s’était formé autour d’Écorce de Chêne, leur guérisseur, mais bien moins important que ce à quoi il s’attendait. Étoile Filante lui-même restait introuvable. Un frisson de terreur parcourut la fourrure d’Étoile de Feu.
Puis il vit le chef du Clan du Vent émerger des buissons de l’autre côté de la clairière. Griffe de Pierre et Belle-de-Jour le suivaient de près, ainsi que deux apprentis. Les cinq félins semblaient hors d’haleine, comme s’ils venaient de courir. Étoile de Feu bondit vers eux, s’attendant à voir une horde ennemie surgir des buissons à leurs trousses.
« Que se passe-t-il ? demanda-t-il. Le Clan du Sang vous poursuit ? »
Étoile Filante émit un ronronnement amusé :
« Non, Étoile de Feu. C’est nous qui les avons talonnés, jusqu’au Chemin du Tonnerre. Ils ne sont pas près de revenir.
— Bien », fit Étoile de Feu, rassuré.
Il distingua une lueur de satisfaction dans les yeux de Belle-de-Jour et comprit qu’elle avait vengé la mort de Nuage d’Ajoncs.
Prenant une grande inspiration, Étoile de Feu s’inclina devant Étoile Filante et déclara :
« Nous n’avons plus besoin du Clan du Lion. Il y a de nouveau quatre Clans dans la forêt. »
Le vétéran comprit ce que cela signifiait : ils n’étaient plus alliés, mais rivaux, et seule la prochaine Assemblée leur permettrait de se retrouver en toute amitié.
« Nous vous devons notre liberté », miaula le chef du Clan du Vent. Il s’inclina à son tour et rejoignit ses guerriers à l’autre bout de la clairière.
Une fois seul, Étoile de Feu s’efforça de grimper jusqu’au sommet du Grand Rocher. L’odeur du sang montait jusqu’à lui mais, de son point de vue, il pouvait contempler la forêt. Il s’autorisa enfin à penser que la guerre ne serait bientôt plus qu’un lointain souvenir.
Il imaginait les esprits du Clan des Étoiles tout autour de lui, partageant l’autorité sur son Clan. Ils l’accompagneraient dans le moindre de ses actes jusqu’à ce qu’il abandonne sa dernière vie pour aller les rejoindre.
« Merci, Clan des Étoiles, murmura-t-il. Merci d’être resté avec nous, vous, le cinquième Clan de la forêt. Comment ai-je pu penser un seul instant que je livrerais cette bataille tout seul ? »
Il sentit soudain une odeur familière lui chatouiller les narines, ainsi que la douceur du pelage de Petite Feuille contre le sien. Son souffle chaud lui caressa l’oreille.
« Tu n’es jamais seul, Étoile de Feu. Ton Clan survivra, et je veillerai sur toi pour toujours. »
L’espace d’un instant, son chagrin se raviva, comme si sa chère guérisseuse n’était pas morte de nombreuses lunes auparavant mais au cours de ce combat. Puis ses oreilles frémirent au crissement des griffes sur le rocher. Tandis que l’odeur de Petite Feuille s’évanouissait, il vit Plume Grise et Tempête de Sable grimper jusqu’à lui, suivis de Nuage Épineux.
La guerrière se frotta contre lui.
« Étoile Bleue avait vu juste, chuchota-t-elle. Le feu a bien sauvé le Clan.
— Et nous sommes de nouveau quatre Clans, ajouta Plume Grise. Comme il se doit. »
Non, nous sommes cinq Clans, pensa Étoile de Feu. Ses yeux balayèrent la clairière en contrebas et les arbres qui s’étendaient aussi loin que son regard portait, tandis que ses sens retrouvaient les bruits et les parfums de sa forêt. Un millier de murmures secrets lui soufflaient que la saison des feuilles nouvelles s’éveillait sous la terre froide, encourageant les jeunes pousses à sortir du sol et le gibier à quitter le long sommeil de la mauvaise saison.
Soudain, la lumière du levant perça entre les arbres et inonda la clairière de ses chauds rayons. Jamais Étoile de Feu n’avait vu aube aussi radieuse.