ÉTOILE DE FEU SE RÉVEILLA dans un sursaut de terreur. Il était de retour dans la Grotte de la Vie, le museau collé à la Pierre de Lune. Le rayon de lumière lunaire avait disparu et les étoiles peinaient à éclairer le lieu. Mais il ne fut guère soulagé de s’être réveillé car la puanteur du sang n’avait pas quitté ses narines et son pelage lui semblait chaud et poisseux.
Le cœur palpitant, il s’efforça de se lever. De l’autre côté de la caverne, il distinguait à peine Museau Cendré. Elle l’attendait près du tunnel, lui faisant signe de la rejoindre. Le premier réflexe d’Étoile de Feu fut de lui raconter tout ce qu’il avait vu, mais il se souvint qu’il devait rester silencieux jusqu’à ce qu’ils aient quitté la Grotte de la Vie. Il avait tellement hâte de sortir qu’il bondit dans le tunnel avant la guérisseuse.
Le trajet du retour lui sembla deux fois plus long qu’à l’aller. Il courait en suivant sa propre odeur, s’écorchant contre les parois, horrifié à l’idée de se perdre et d’être enterré vivant. L’air lui semblait trop épais, il paniquait de plus en plus dans cette obscurité totale, redoutant de se trouver piégé pour toujours dans le sang et les ténèbres.
Puis il aperçut le pâle contour de l’entrée du tunnel et surgit dans l’air calme de la nuit, où la lune vacillait derrière de fins nuages. Étoile de Feu planta ses griffes dans la terre meuble tandis que des frissons le parcouraient du museau jusqu’au bout de la queue.
Un peu plus tard, Museau Cendré le rejoignit et vint se frotter à lui pour l’aider à reprendre le contrôle de lui-même.
« Que s’est-il passé ? demanda-t-elle doucement.
— Tu ne le sais donc pas ?
— Je sais que le rituel a été interrompu – l’odeur de sang me l’a fait comprendre. Mais j’ignore pourquoi. » Elle plongea ses yeux dans les siens, inquiète. « Dis-moi, as-tu reçu tes neuf vies et ton nom ? »
Cœur de Feu acquiesça, et la guérisseuse se détendit, visiblement rassurée.
« Le reste peut attendre. Allons-y », conclut-elle.
Étoile de Feu se sentit d’abord trop faible pour bouger. Mais il ne voulait pas rester si près de la Grotte de la Vie et des choses horribles qu’il y avait vues. Tremblant, pas après pas, il entama la descente. Museau Cendré le suivait de près, lui indiquant parfois d’un coup de museau un chemin plus facile. Elle ne lui posa aucune question, et son compagnon lui en fut reconnaissant.
À mesure qu’ils s’éloignaient du tunnel, l’odeur de sang s’estompait dans sa bouche et ses narines. Pourtant, il avait l’impression que, même s’il faisait sa toilette pendant une lune entière, il ne débarrasserait jamais sa fourrure des dernières traces poisseuses. Il commençait à se sentir mieux, mais il était au bord de l’épuisement. Dès que les roches laissèrent place à l’herbe, il se laissa tomber à l’abri d’un buisson d’aubépine.
« Je dois me reposer », miaula-t-il.
Museau Cendré s’installa près de lui et les deux chats firent leur toilette en silence. Étoile de Feu aurait voulu parler à son amie de sa vision, mais il en était incapable. D’un côté, il voulait la protéger de la peur indescriptible qu’il avait ressentie ; à supposer qu’elle puisse lui expliquer la signification de la prophétie d’Étoile Bleue, à quoi bon lui faire partager son angoisse pour l’avenir ? De l’autre, il espérait que, s’il ne parlait pas de son horrible vision, elle ne se réaliserait jamais. Ou bien son statut de chef était-il maudit pour de bon ? Étoile Bleue lui avait dit avant de mourir qu’il était le feu qui sauverait le Clan. Comment y croire, si le feu se voyait éteint par la vague de sang de son rêve ? Étoile de Feu avait déjà eu des rêves prémonitoires, et il avait appris à les prendre au sérieux. Il ne pouvait ignorer sa vision, d’autant plus qu’elle avait mis fin à un rituel crucial.
Museau Cendré interrompit le fil de ses pensées.
« Ce n’est pas grave si tu ne veux pas en parler tout de suite, tu sais. »
Étoile de Feu enfouit son museau dans le pelage de sa camarade, la remerciant pour sa compassion.
« Il faut que j’y réfléchisse, répondit-il en pesant ses mots. Pour le moment… c’est trop tôt. » Il trembla une nouvelle fois au souvenir de son cauchemar. « Museau Cendré, reprit-il, je ne l’ai jamais dit à personne, mais… parfois, je vois le futur dans mes rêves. »
Les oreilles de la guérisseuse tressaillirent de surprise.
« C’est peu commun. Les chefs de Clan et les guérisseurs sont en communion avec le Clan des Étoiles, déclara-t-elle. Mais je n’ai jamais entendu dire que les guerriers ordinaires pouvaient faire de tels rêves. Depuis combien de temps cela dure-t-il ?
— Depuis toujours, même quand j’étais un chat domestique », confia-t-il en se souvenant du songe qui l’avait guidé dans la forêt. « Mais je… je ne sais pas si ces rêves viennent des guerriers de jadis. »
Après tout, avant de rejoindre le Clan du Tonnerre, il n’avait jamais entendu parler du Clan des Étoiles. Se pouvait-il que, même alors, ses membres aient veillé sur lui ?
Museau Cendré demeura pensive.
« Au bout du compte, tous nos rêves nous viennent des ancêtres, murmura-t-elle. Se réalisent-ils toujours ?
— Oui. Mais pas forcément comme je m’y attendais. Certains sont plus faciles à comprendre que d’autres.
— Cela vaut aussi pour ta dernière vision. Étoile de Feu, souviens-toi que tu n’es pas tout seul. Maintenant que tu es chef de Clan, le Clan des Étoiles partagera beaucoup de choses avec toi. Et je suis là pour t’aider à interpréter les signes. À toi de décider ce que tu veux me raconter. »
Il lui fut reconnaissant d’être si compréhensive, pourtant les mots de la guérisseuse le firent frissonner. Sa nouvelle relation avec le Clan des Étoiles l’entraînerait sur des sentiers qu’il préférerait peut-être éviter. Pendant un instant, il regretta l’époque où il n’était qu’un simple guerrier qui pouvait chasser avec Plume Grise et dormir près de Tempête de Sable dans le gîte commun.
« Merci, Museau Cendré, miaula-t-il tout en se relevant. Je te promets de venir te trouver en cas de besoin. » Malgré ces mots, Étoile de Feu ne pouvait s’empêcher de croire qu’il devrait affronter seul cette menace. Il lâcha un grand soupir. « Allons-y. »
Étoile de Feu avait beau être impatient de rentrer au camp, son endurance faiblissait. Depuis la course folle avec la meute de chiens, il n’avait presque rien mangé et n’avait pas dormi, sauf pour rêver. Le long voyage jusqu’aux Hautes Pierres, les souffrances du rituel et la terrible vision étaient venus à bout de ses forces.
Ses pas se faisaient plus lents et hésitants. Ils longeaient la ferme de Gerboise lorsque la chatte lui donna un petit coup dans l’épaule.
« Ça suffit, Étoile de Feu, miaula-t-elle d’un ton ferme. En tant que guérisseuse, je décrète que tu as besoin de repos. Voyons si Gerboise et Nuage de Jais sont là.
— Bonne idée », reconnut le nouveau chef.
Prudemment, les deux chats approchèrent de la grange des Bipèdes. Étoile de Feu craignait que les chiens ne soient détachés, mais leur odeur était diffuse et lointaine. Celle des chats était bien plus forte. Étoile de Feu aperçut bientôt un robuste félin noir et blanc qui se faufilait par un trou dans la porte.
« Gerboise ! C’est bon de te revoir. Tu connais Museau Cendré, notre guérisseuse ? »
Le matou hocha la tête pour les saluer.
« Moi aussi, ça me fait plaisir de te retrouver, Cœur de Feu.
— Étoile de Feu, le corrigea Museau Cendré. Il est chef de Clan, maintenant.
— Félicitations ! s’exclama Gerboise, les yeux écarquillés. Mais cela signifie donc qu’Étoile Bleue n’est plus. Toutes mes condoléances.
— Elle est morte comme elle a vécu, en protégeant son Clan, lui rapporta Étoile de Feu.
— Ce doit être une longue histoire. Nuage de Jais voudra sûrement l’entendre. Venez », leur lança-t-il en retournant dans la grange.
À l’intérieur, il faisait sombre et chaud. L’air sentait fort le foin et la souris. Étoile de Feu entendait déjà les petits bruits des proies, et la faim lui donna le tournis.
« Un endroit douillet où dormir, et du gibier à volonté, déclara le rouquin avec envie. Mieux vaut ne pas le dire au Clan du Tonnerre, ou bien tous les membres se battraient pour vous rejoindre et devenir des solitaires. »
Gerboise se mit à rire doucement.
« Nuage de Jais, appela-t-il. Viens voir qui est là. »
Une silhouette sombre se leva d’un bond en ronronnant. Du temps où il était apprenti, Nuage de Jais avait été le seul à connaître la vérité sur la mort de Plume Rousse : celui-ci avait été assassiné par Étoile du Tigre, son mentor. Lorsque ce dernier avait tenté de faire taire son apprenti pour toujours, Étoile de Feu lui avait trouvé ce refuge. Nuage de Jais appréciait davantage d’être un solitaire qu’un guerrier, mais il n’avait jamais oublié son Clan natal ni son amitié pour ses anciens camarades.
« Alors comme ça, Étoile Bleue est morte, murmura-t-il lorsque Gerboise lui eut appris la nouvelle. Je l’admirais beaucoup », ajouta-t-il, les yeux embrumés par la tristesse.
Gerboise le réconforta en se frottant à lui. Le solitaire avait dû paraître bien accueillant aux yeux du jeune apprenti effrayé qui était venu le trouver bien des lunes plus tôt.
« Te voilà chef de Clan, poursuivit Nuage de Jais en se tournant vers le rouquin. Le Clan des Étoiles a fait un bon choix. » Il les guida vers le fond de la grange. « Ça vous dirait de chasser un peu ?
— Quelle bonne idée, répondit Museau Cendré. Étoile de Feu, tu veux que je t’attrape quelque chose ? »
Malgré sa fatigue, ce dernier secoua la tête : quel chef de Clan il ferait s’il n’était pas capable de chasser tout seul ! Peu après, il fondit sur un rongeur, se fiant plus à son ouïe qu’à sa vue.
Nuage de Jais avait de la chance, pensa-t-il en prenant sa proie dans la gueule pour rejoindre les autres. Les souris de la grange étaient deux fois plus grosses que celles de la forêt à la mauvaise saison, et elles étaient plus faciles à attraper. Il n’en fit qu’une bouchée et sentit ses forces lui revenir peu à peu.
« Tu ne vas pas te contenter de ça, lui lança l’ancien apprenti. Il y en a plein, ici. »
Lorsque Étoile de Feu et Museau Cendré furent rassasiés, ils s’installèrent dans le foin et firent leur toilette en compagnie de leurs amis, leur rapportant les dernières nouvelles du Clan. Les deux solitaires furent bouleversés d’apprendre l’attaque de la meute.
« J’ai toujours su qu’Étoile du Tigre était un monstre sanguinaire, cracha Nuage de Jais. Pourtant, jamais je ne l’aurais cru capable de détruire tout un Clan.
— Que le Clan des Étoiles en soit remercié, il a échoué, répondit Étoile de Feu. Mais il s’en est fallu de peu. Je ne veux plus jamais revivre ça.
— Il faudra à tout prix empêcher Étoile du Tigre de recommencer », ajouta Gerboise.
Étoile de Feu hocha la tête. Il hésita, puis poursuivit :
« Je ne sais pas comment je vais faire sans Étoile Bleue. Tout me semble si sombre et… et je me sens dépassé. »
Il passa sous silence l’interruption du rituel et sa vision horrible, mais il vit dans les yeux de Museau Cendré qu’elle devinait ses pensées.
« Rappelle-toi que tout le Clan te soutient, miaula-t-elle. Personne n’oubliera qu’Étoile Bleue et toi avez sauvé le Clan.
— Peut-être qu’ils attendent trop de moi.
— N’importe quoi ! rugit la guérisseuse. Ils savent que tu seras un grand chef, et ils te soutiendront jusqu’à leur dernier souffle.
— Et moi aussi », ajouta Nuage de Jais, à la grande surprise du rouquin. Malgré son embarras, le matou noir continua : « Je ne suis pas un guerrier, mais si un jour tu as besoin de mon aide, tu n’as qu’à demander.
— Merci, Nuage de Jais, répondit son ami.
— Puis-je venir au camp bientôt ? Je voudrais rendre un dernier hommage à Étoile Bleue.
— Bien sûr. Étoile Bleue t’a donné le droit d’aller et venir sur le territoire du Clan du Tonnerre. Il n’y a pas de raison que ça change.
— Je te remercie », fit-il en baissant la tête. Lorsqu’il la releva, Étoile de Feu vit qu’il le regardait avec respect. « Tu m’as sauvé la vie une fois, Étoile de Feu. Je ne pourrai jamais m’acquitter de cette dette. Mais si Étoile du Tigre venait vous provoquer, je serais fier de me joindre aux guerriers du Clan du Tonnerre et de me battre à vos côtés jusqu’à la mort. »