Aujourd'hui 9 septembre 1944, zéro heure trente... Je crois que mon réveil avance d'un quart d'heure. Je n'ai pas de montre, pas de pendule, rien que ce réveil.
Le jour, je le pose sur la cheminée de mon bureau, à côté du cadre à photos. Dans le cadre se chevauchent quelques photos de mes enfants. Voici ma fille dans le sable, le buste de mon fils avec son grand front. Les voici ensemble. Et puis tous les deux sur mes genoux, un jour d'hiver. Chers petits, ils sont si beaux, ils sont si jeunes. Quand je serai mort, ils se disputeront ma chemise. Dieu veuille que je meure nu.
La nuit, je le pose sur une chaise, près de mon lit. Souvent, il se prend un pied dans un trou du cannage, et bascule. Je le relève, je passe ses deux autres pieds dans deux autres trous. Ainsi, il tient. Quand je voyage, je l'emporte, enveloppé d'une feuille de journal. S'il avance, aujourd'hui, qu'importe. À zéro heure trente, ou zéro heure quinze, je recommence ce livre pour la troisième fois.
Je l'ai commencé pour la première fois en mil neuf cent trente-neuf, en juillet, je crois, pendant les vacances, au bord de la mer. Le grand-père me disait qu'on allait avoir la guerre. Je le craignais aussi, mais n'y croyais pas. Si on vous affirmait que vous allez mourir bientôt, le croiriez-vous ? Je travaillais dans le grenier de la villa du grand-père, sous la lucarne. Là, j'avais la paix. Lui, sa main bossue crispée autour d'un crayon, vérifiait les comptes, en bas, dans la salle à manger, disputait deux sous à sa bonne sur le prix d'une banane avariée, poussait les roues de son fauteuil, jusqu'à la fenêtre, soulevait d'un doigt tordu un coin du rideau, faisait la paix avec la bonne pour parler de la voisine, de l'épicier. Le soir, il se hissait d'une marche à l'autre sur ses deux béquilles, jusqu'à sa chambre du premier étage. La bonne l'éclairait, par-devant, avec une bougie.
Cette nuit, c'est aussi la flamme d'une bougie qui m'éclaire. La guerre nous a privés de tout, et de la lumière. Là-bas, le grand-père n'avait pas voulu faire installer l'électricité, par économie.
Un soir, de la béquille gauche il a manqué la cinquième marche. Il est tombé en arrière, en bas, sur les dalles du vestibule. N'importe qui se serait tué. Lui, il n'a rien eu. Il était noué, il était dur, incassable. À partir de ce soir-là, c'est moi qui l'ai monté jusqu'à sa chambre, sur mon dos. Je m'accroupissais devant son fauteuil. Il se levait tant bien que mal, tendant ses bras raides comme ceux de Guignol, s'écroulait en avant, sur mon dos. Je me relevais, je le tenais sous les fesses. Il ne pouvait pas se cramponner, à cause de ses mains noueuses. Il fallait que je le tienne bien. Je montais, derrière la bonne et sa bougie. Il n'était pas lourd. Je me renversais en arrière sur le lit. Il tombait sur les couvertures. C'était la bonne qui le déshabillait. Une vieille bonne. Il était tout tordu de rhumatismes. Il avait trop bu d'huile de foie de morue. Il avait commencé à gagner sa vie à douze ans, comme apprenti imprimeur. À cette époque, apprenti, c'était dur. D'abord faire les courses à travers tout Paris, nettoyer l'atelier. Et les engueulades, et les coups, et les farces des compagnons. Quand il ne restait plus la moindre besogne à faire, apprendre un peu, petit à petit, le métier.
Il était devenu patron, et s'était retiré des affaires son million gagné. Mais il pouvait se vanter d'avoir travaillé tous les jours et la moitié des nuits. Tousseux, mal nourri par habitude, quand il montait à son troisième il emportait un tabouret pour s'asseoir aux paliers. Il se soutenait avec de l'huile de foie de morue. Il en buvait tous les jours, été comme hiver. Il en a bu des barriques. Un médecin le lui a dit : ça lui a tellement fortifié les os qu'il lui en a poussé des supplémentaires, dans les articulations.
Il est mort. Personne ne l'a pleuré. On le traitait de vieil avare. Il avait eu tant de peine à gagner son argent, ça lui faisait mal de le voir partir, morceau par morceau. Il n'achetait pas d'autre fromage que du Port-Salut. Il le lavait à la brosse, sous le robinet, et, à table, défendait qu'on enlevât la croûte. C'était un fromage dont on ne perdait rien.
Il est mort. On s'est battu, depuis, dans le cimetière. Tout a été retourné par les bombes. Les vieux os et les morts neufs, avec la terre grasse, et les perles de couronnes semées comme des graines pour les petits oiseaux. Tout en l'air, brassé et labouré, et remélangé vingt fois. Les pierres tombales en gravillons. Et les villas tout autour, tout le village, le casino, le phare cligne-l'œil, laminé tout ça, aplani, nivelé, les falaises écroulées dans la mer, et les galets de la plage envahis de ferraille, de casques rouillés, de bouts de bois, de têtes de morts, de fils de fer, de poutres, avec des tanks presque entiers et des bateaux sur le flanc, des canons tordus, des pantalons vides. Il ne reste rien du village, de la maison, ni de la lucarne du grenier. Il ne reste rien du grand-père. Il ne reste pas grand-chose du livre que j'avais commencé. Je l'ai recommencé il y a trois mois. En juin, pendant les vacances, à la campagne. Dans la chambre d'hôtel, cramponné à la petite table qui glissait de tous les côtés sur le parquet en bois synthétique. Un beau parquet, un peu fendu dans le milieu, et qui penchait d'un côté, si bien que la tête du lit était plus basse que le pied. Et la bonne grognait parce que je mouillais son beau parquet en me lavant les pieds dans le bidet. Pour que la bonne cessât de grogner, j'ai épongé le parquet avec la descente de lit. Alors la bonne a grogné pour la descente de lit. Les cabinets étaient souvent bouchés, mais on mangeait bien. De la viande à tous les repas. Bien manger, on ne pense qu'à ça depuis quatre ans. C'est notre souci. Je me cramponnais à la petite table. Je l'appuyais à la fenêtre, je la coinçais contre la table de nuit. Deux feuilles de papier, un livre, l'encrier, ma main ouverte : la table débordait. Ce n'était pas facile pour travailler. On s'est battu, autour de l'hôtel, et dedans. Les miliciens, les G.M.R., le maquis, les Allemands, les Américains, les F.F.I., et les Arabes. À la mitraillette, à la grenade, au couteau, au canon. L'hôtel a flambé. Les Allemands ont fusillé le patron et les F.F.I. ont tondu sa femme. Un Nègre a violé la bonne.
Aujourd'hui, pour la troisième fois, je recommence ce livre. Il est maintenant deux heures trente. Ma bougie fume. C'est une bougie de guerre, jaunâtre, et qui sent le pétrole. Je me suis fait une tasse de vrai café, avec quelques grains conservés au fond d'une boîte. Je ne pouvais pas attendre plus longtemps pour recommencer. J'étais couché, je me suis relevé. Je ne pouvais pas attendre le jour. Autour de moi, c'était la nuit. La guerre n'est pas finie. Elle ne finit jamais. Parfois, elle s'arrête, pour reprendre souffle pendant que pousse la chair fraîche. C'est la bataille, la simple bataille entre la vie et la mort. La même pour les cailloux, les végétaux, les animaux et les hommes. Et la vie et la mort sont toutes deux victorieuses.
Entre la première version de ce livre et celle de l'hôtel du milieu de la France, la différence était petite. En cinq ans, je n'avais guère vieilli. Mais celle-ci, cette troisième, que j'ai voulu commencer sans attendre l'aube, celle-ci sera tout autre. L'histoire n'a pas changé. Je l'ai seulement déplacée dans le temps, j'ai modifié quelques circonstances. Mais l'histoire n'est qu'un prétexte. Ce qui compte, c'est ce que j'ai envie de vous dire, à travers les personnages. Et ce que je veux vous dire a bien changé depuis trois mois. Je suis mal parti. J'ai déjà menti beaucoup depuis la première ligne. Je n'ai pas tout dit. Je vais encore bien tourner autour de la vérité. Mais, avant le point final, je vous l'aurai sortie. Ma vérité.