Je donne mon ticket à l'homme du métro. Il est assis, enfoncé dans le mur, tête basse. Devant lui, d'un bord à l'autre de sa niche, passent des hommes et des femmes. Il ne les voit que des pieds jusqu'au ventre. C'est l'essentiel. Je vois le dessus de sa casquette, moirée d'usure et de crasse. Elle lui sert la semaine et le dimanche, et les jours de pluie elle reçoit la pluie. La visière me cache son visage. De son corps vivant je ne vois que sa main qui tient la pince, la machine à faire le petit trou. La pince s'avance vers mon billet et le mord. La main qui tient cette pince est la main de l'homme qui fait des trous huit heures par jour, mille trous par heure, tous pareils, de la même taille, huit mille petits trous ronds. Chaque trou qu'il perce vole dans ses yeux en image de petit trou rond, papillote et tourbillonne et entre dans sa tête, et derrière elle viennent d'autres images pareilles, et l'intérieur de sa tête est creusé, rongé, par cette fourmilière de petits trous ronds. Un trou carré ! Un seul ! Si la pince, tout à coup, perçait un trou carré ! Ils s'éveillerait brusquement du sommeil des habitudes et des certitudes. Il ne pourrait plus croire à sa pince, plus croire à rien.
Il se demande à qui sont ces deux jambes devant lui, qui ne passent pas comme les autres, qui demeurent, avec leurs poches aux genoux, et ces chaussures mal cirées, ce pardessus entrouvert, cette longue main qui tient par la poignée une serviette de cuir culottée. Inquiet, il lève la tête et me regarde. Et j'ai vu ses yeux, glauques, pareils à des huîtres, froids comme de l'eau, avec, au milieu, un petit trou rond.
Une femme est venue s'asseoir sur la banquette en face de moi. Elle est vêtue d'un manteau d'étoffe mince noire, dont les bords se joignent à peine, tant il est coupé à l'économie. Elle est montée à la Bastille. Elle revient peut-être de faire un ménage. Elle est laide. Elle cherche humblement à s'embellir, elle enferme ses cheveux dans une résille, elle porte des clips aux oreilles, achetés chez le coiffeur de son quartier, deux nœuds de velours noir. Elle est laide et triste de pauvreté, de sa pauvre vie que rien ne viendra jamais peindre en couleurs. Son manteau noir, sa résille noire, ses nœuds noirs aux oreilles, et sa vie noire. Elle était pauvre avant de naître, personne ne lui a appris, quand elle était petite, à reconnaître ce qui est beau, à aimer la joie. Maintenant, elle peut gagner le gros lot, elle ne quittera jamais son manteau noir. Quand elle était petite, on lui a seulement appris à travailler. De son cabas de toile cirée posé sur ses genoux, sort le bord ondulé d'un moule à tarte. Elle vient de l'acheter, il brille. Il lui restait quelques tickets de pain. Elle a obtenu de la farine. Elle va faire une tarte sans beurre.
Une tarte... L'homme était aplati comme une tarte. Le char lourd a écrasé son canon, l'a écrasé lui-même. Il était peut-être déjà mort, ou seulement blessé. Il n'a pas pu fuir, il n'a pas eu le temps de hurler. Soixante tonnes d'acier l'ont aplati, à toute vitesse, sans s'arrêter, déjà loin. Il ne reste de lui que l'apparence, son uniforme repassé. Il a giclé en bouillie par les manches et les boutonnières. Sa tête a éclaté comme une groseille, et s'est enfoncée dans la terre avec les herbes et les petits cailloux Je viens de le voir au cinéma.
Il était le frère de cette femme, et de l'homme qui conduisait le char, et de celui qui perce les petits trous. C'est leur travail qui a construit le char, et qui a construit aussi l'obus qui, un peu plus tard, a fait flamber le char et cuit son conducteur. C'est leur travail qui a construit le métro brillant qui emmène la femme vers un autre moment de sa vie noire. Grâce à lui, elle va plus vite vers ses peines. Dans le filet au-dessus de sa tête, j'ai posé ma serviette, qui contient mon manuscrit. Je ne la quitte pas des yeux. Si on me la volait, je devrais tout recommencer. Et ce serait certainement un autre livre. Ces trois pages que je viens d'écrire aujourd'hui n'auraient pas été les mêmes si je les avais écrites hier ou demain. Je ne pourrais pas retrouver les mêmes humeurs, les mêmes facilités, les mêmes obstacles. Le métro n'emporte jamais les mêmes voyageurs. Il y a dix-huit mois, Jean était peut-être assis à cette place. C'est pourtant peu probable. Il venait rarement sur la rive droite. Dieu seul sait où il est aujourd'hui.