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Georges Pompidou, le sourire

de Monsieur Tout-le-Monde

 

« Alors, où est-ce qu’elle est la voiture ? » Le président de la République Georges Pompidou cherche son véhicule personnel – une Peugeot 504 – à travers la foule. Un chef de l’État qui conduit lui-même l’automobile qui le transporte, les Français n’avaient jamais vu cela.

Ce 12 avril 1971, dimanche de Pâques, devant les caméras de télévision et les appareils des photographes, Pompidou, entré à l’Élysée deux ans plus tôt, s’attarde, accompagné de son épouse Claude, sur le parvis de l’église de Cajarc, petite ville du Lot ; il y possède une maison de campagne et en est encore conseiller municipal. Il vient d’assister à la messe et se mêle à la foule des badauds qu’il salue avec bonhomie. Jeunes et vieux, les habitants de Cajarc, dont certains prennent une photo-souvenir, sont visiblement ravis d’approcher leur hôte prestigieux, et lui-même ne boude pas son plaisir. Sourire aux lèvres, il serre les mains qui se tendent en toute simplicité, distribue les mots aimables, « bonjour madame », « cela fait longtemps qu’on ne s’est vus ». Et puis, comme il n’y a pas de meilleure compagnie qui ne se quitte, le couple Pompidou regagne sa voiture ; Georges s’installe au volant et démarre. « Bon repos et bonnes vacances, monsieur ! » lui lance une dame.

L’après-midi, le journal télévisé filme Pompidou, citoyen d’honneur de Cajarc, dans la modeste salle de l’hôtel de ville où est organisée une petite cérémonie en son honneur. Assis, il écoute le discours du maire, debout à son côté. Comme un enfant récitant son compliment, M. Mirabelle, le premier magistrat de la ville, ému, un peu maladroit, lit son texte dédié à la « haute personnalité qui a la charge écrasante de diriger le pays ». La caméra s’arrête sur les visages des députés du cru, Bernard Pons et Guy Murat, qui ont pris place aux côtés des édiles. Quelques applaudissements, réponse brève de Pompidou pour dire « toute [sa] sympathie pour tous les élus de Cajarc » qui appelle de nouveaux applaudissements, et on passe au champagne. Le Président trinque de bon cœur avec chacun.

 

Scènes de la vie ordinaire nourries de spontanéité, mais qui n’auraient pu être filmées ni diffusées sans le feu vert, voire le précieux concours des services de l’Élysée. La spontanéité publique se construit par quelques coups de téléphone aux rédactions. La familiarité avec les Français, c’est important, à condition que tout le monde puisse la voir en action au journal de 20 heures ou dans son quotidien préféré. Georges Pompidou n’a pas besoin de conseil en communication. Il sait soigner son image tout seul, celle d’un chef de l’État issu de la France profonde, qui connaît les gens et les aime, un bon vivant qui apprécie les plats du terroir et les vins bien charpentés, un Français comme les autres, goguenard et paysan, qui se délecte des plaisirs conviviaux des parties de cartes et du jeu de boules. Pour autant, l’opinion n’ignore pas son immense culture, et d’autres reportages insistent sur l’homme de lettres qui s’entoure de livres et soutient l’art contemporain. Tradition et modernité, « continuité et changement », comme l’affirmait son slogan de campagne, en 1969 : la communication de Georges Pompidou est tout entière résumée par cette ambivalence.

À Cajarc, le fait qu’il ait accepté de se laisser saisir au volant de sa voiture ou son attitude, modeste et attentive, face aux Français ordinaires du conseil municipal participent d’une volonté d’afficher un tournant dans les relations entre les citoyens et celui qui les dirige. De telles scènes étaient inimaginables à l’époque du général de Gaulle. Nous ne sommes plus au temps des héros dont la légitimité se fondait sur l’Histoire ; nous entrons dans celui des hommes politiques comme tout le monde que les Français choisissent parce qu’ils leur ressemblent. Pour autant, nous sommes toujours en représentation ; seul le décor, le scénario et le message ont changé. Et puis, ne forçons pas le contraste. Georges Pompidou se veut aussi l’héritier du Général et tient à poursuivre son œuvre en enracinant la Ve République, plus profondément encore, dans l’imaginaire commun. Il ne renonce pas, loin de là, à la majesté de la fonction ni aux formes si particulières qui caractérisaient, à l’époque de de Gaulle, le dialogue du chef de l’État avec les citoyens. Sur ce plan, il infléchit plus qu’il ne bouleverse l’usage présidentiel de la télévision.

Cette ambivalence fait de Pompidou un homme de transition entre la communication gaullienne et celle, résolument moderne, de son successeur, Valéry Giscard d’Estaing. Les circonstances pèsent sur sa façon de communiquer, comme sur son destin tragique, marqué par la maladie. Fondamentalement, Pompidou n’est pas un doctrinaire, mais un pragmatique. C’est bien pourquoi, encore Premier ministre, il se garde de participer trop bruyamment au concert d’indignation ou de moquerie qui accompagne, en 1965, la première tentative d’introduction, en France, du marketing politique. Il veut voir. Moins de deux ans après la présidentielle sont prévues, au printemps 1967, des élections législatives. Or, contre toute attente, il propose à Michel Bongrand de participer à l’aventure. À lui de prouver l’efficacité de ses méthodes. S’il réussit, il aura installé définitivement le marketing dans la vie politique. Mais s’il échoue…

 

Une campagne clé en main

Environ un an avant l’échéance électorale, Bongrand est convoqué à Matignon. L’homme est un gaulliste de longue date, Pompidou le sait. Est-ce suffisant pour lui faire confiance ? Après tout, il vient de travailler pour un adversaire du Général. Alors, le Premier ministre teste sa fidélité. « Je vous engage, lui dit-il, à condition que vous me fournissiez tous les dossiers préparés pour Lecanuet. » Bongrand s’offusque et refuse. Pompidou insiste, et, devant les résistances de son interlocuteur, met sèchement fin à l’entretien. Le publicitaire s’apprête à sortir quand, brusquement, son hôte se déride et, l’œil rieur, lui déclare : « Maintenant, j’ai confiance en vous1. » Il est engagé.

Bongrand se met alors au travail. Promouvoir un seul homme, faire en sorte que tous les projecteurs soient braqués sur lui n’est guère simple ; mais que dire d’une communication conçue pour des centaines de candidats se présentant dans des centaines de circonscriptions qui, chacune, se distingue par ses caractères particuliers ? Une équipe de cent vingt personnes, psychosociologues, sociologues, démographes, publicitaires, spécialistes de marketing ou de l’analyse des sondages ne sera pas trop nombreuse pour résoudre le délicat problème.

Commençons par ce qui paraît désormais comme le plus classique : les affiches. Bongrand en imagine une, assez attendue, figurant le général de Gaulle. Il reprend l’image du Président à son bureau, sur fond de lambris élyséens, tel que le voient les téléspectateurs lorsqu’il s’adresse à eux dans ses allocutions : « Avec de Gaulle, pour la France. Ve République. » Voici pour la référence d’ensemble : voter gaulliste, c’est dire oui à de Gaulle. On n’avait pas besoin de cent vingt personnes pour en arriver là. Mais l’originalité se situe ailleurs. Pour quasiment chacune des 487 circonscriptions, en effet, Bongrand conçoit une affiche où chaque candidat gaulliste paraît avec Georges Pompidou à ses côtés. Le Premier ministre n’a, évidemment, pas posé 487 fois ; mais le travail de montage a été long et souvent méticuleux : tous les candidats ne sont pas photogéniques et, bien souvent, les retouches sont nécessaires. Ce type d’image semble commun de nos jours, mais il ne l’est pas à l’époque. L’effet en est très intéressant. Car, outre le troublant symbole du suzerain et du vassal qui se dégage de l’image et la démultiplication de la figure du chef du gouvernement sur les murs de France, il faut aussi savoir que ces affiches remplacent bientôt dans toute la France celles du général de Gaulle lui-même. Le Premier ministre vole la vedette au chef de l’État et, subrepticement, Bongrand sert l’ambition présidentielle de Georges Pompidou. Or l’opération n’a pu être montée sans son approbation personnelle.

Le Premier ministre, en effet, très présent dans la campagne, l’est aussi au moment où sont opérés les grands choix de communication. Par exemple, c’est Pompidou qui impose la publication d’un magazine en couleur et sur papier glacé, façon Paris-Match, imprimé à cinq cent mille exemplaires, auquel Pompidou, toujours lui, donne un titre qui lui ressemble : France-Demain, le magazine du Français moderne. La majorité en sort huit numéros au total, chacun consacré à un grand thème de politique gouvernementale (la jeunesse, les affaires sociales, la défense…). Pompidou voulait que le journal fût vendu en kiosque. Mais il faut se rendre à l’évidence : personne n’a vraiment envie d’acheter un document de promotion électorale. Alors, grâce aux militants, on le distribue sur les marchés, à la sortie du métro ou dans les meetings. L’opposition hurle au scandale. D’où vient l’argent ? Mitterrand, dans la campagne officielle à la télévision, apostrophe le Premier ministre sur ce sujet. Il connaît très bien la réponse, mais il ne peut rien prouver : les fonds spéciaux de Matignon sont faits pour des dépenses de ce genre.

Mais à quoi, alors, peuvent bien servir tous les experts mobilisés par Bongrand ? La réponse tient en un millier de pages, regroupées en trois classeurs, sous le titre « dossier du candidat », un vade mecum personnalisé où, aux informations générales et nationales, s’ajoutent une série de fiches qui doivent lui permettre de mieux connaître les particularités de sa circonscription. Certaines de ces fiches ne se distinguent pas vraiment par leur nouveauté. Depuis bien longtemps, les partis, qui disposent tous d’un secrétariat à la propagande, fabriquent des documents illustrant, chiffres à l’appui parfois, les résultats de la politique menée par le gouvernement, pour les défendre ou les attaquer. Mieux, depuis des lustres, ils confectionnent pour leurs candidats des argumentaires de campagne : si on vous interpelle sur ceci, il faut répondre cela. En revanche, ce qui est neuf dans le dossier, ce sont ces multiples fiches qui renseignent le candidat sur l’état de sa circonscription et doivent orienter le discours adressé aux électeurs : résultats des votes précédents, pyramides des âges, composition de la population active, répartition des activités, le tout à grand renfort de chiffres, de tableaux, de graphiques. On leur donne aussi les calendriers des événements locaux, marchés, salons, foires agricoles et autres, où il faut absolument se montrer pour rencontrer les gens ordinaires… et les médias. Renseignements très utiles pour les candidats « parachutés » ! Et puis, pour les plus imaginatifs, les plus audacieux, les plus riches aussi, le dossier donne des recettes pour réussir une réunion publique ou pour personnaliser sa campagne, avec, par exemple, un message enregistré par téléphone, très prisé aux États-Unis, voire filmé sur « visiotone », sorte de borne à écran où apparaît le visage du candidat. Bref, une campagne clé en main où on garantit au candidat qu’il aura réponse à tout !

Le problème pour Bongrand n’est pas la campagne, mais son résultat. Car, le 12 mars 1967 au soir, le mouvement gaulliste frise la catastrophe : 244 députés (bientôt 247, grâce à la Polynésie qui ne vote que cinq jours plus tard), soit 40 sièges de moins qu’en 1962 et une seule voix de majorité à l’Assemblée. Pompidou peut compter sur l’appui des 43 giscardiens. Malgré tout, l’échec semble patent et les méthodes « à l’américaine » du magicien de Services et Méthodes finalement peu probantes aux yeux du Premier ministre. Pompidou et Bongrand divorcent, même s’ils restent bons amis ; l’un est reconduit à Matignon par le général de Gaulle, l’autre crée sa propre entreprise en janvier 1968, baptisée Bongrand SA. Reste que le marketing politique a plutôt raté son entrée dans la cour des grands, même si, en novembre 1968, Michel Bongrand fonde avec Joseph Napolitan, à Paris, l’Association internationale des conseils politiques.

Décidément, Bongrand paraît maudit en politique. En avril 1969, c’est lui qui conçoit le slogan « Oui à de Gaulle, oui à l’Europe » et le million d’affiches appuyant le référendum sur la décentralisation que propose le Général aux Français. On en connaît le succès : 53 % de « non » et la démission du président de la République. On se demande bien, soit dit en passant, ce que vient faire l’Europe dans cette affaire, alors que seules les questions franco-françaises dominent les esprits. Du coup, au moment de se lancer à l’assaut de l’Élysée, au printemps 1969, Georges Pompidou le proclame à son entourage : il n’est pas question de faire une campagne « à l’américaine », aussi inutile que coûteuse ; on s’en tiendra aux bonnes vieilles recettes d’une campagne « à la française ». Et il tient parole.

 

Bourde ou coup de maître ?

Pompidou a-t-il vraiment besoin de spécialistes en marketing ? Non, si l’on en croit les sondages. Car, lorsqu’il quitte Matignon en juin 1968, à la demande de de Gaulle, il bénéficie d’une image flatteuse dans l’opinion et d’une popularité quasiment intacte. Les Français le trouvent plutôt sympathique et lui savent gré d’avoir su dénouer, par son autorité et ses talents de négociateur, la crise de mai 1968. Du reste, Pompidou abandonne le pouvoir en pleine gloire, juste après le raz-de-marée gaulliste aux législatives anticipées de juin. Et ce n’est pas son successeur, le discret, pour ne pas dire le fade Maurice Couve de Murville qui risque de le faire oublier dans l’opinion. Bref, alors que de Gaulle va fêter son 78e anniversaire, les Français lui ont trouvé un dauphin, Georges Pompidou. Ils se persuadent même que le Général a délibérément placé son Premier ministre « en réserve de la République » : ils sont 67 % à le penser, même si cela ne correspond à aucune réalité.

Or, loin de s’appliquer à dissiper le mythe, le principal intéressé comme son entourage s’évertuent à le nourrir, à coups de confidences aux journalistes : l’ambition présidentielle de Pompidou devient très vite un secret de Polichinelle, même s’il se garde de l’afficher trop clairement. L’art de communiquer, en effet, ne consiste pas seulement à s’exposer. Parfois, les petites phrases, bien distillées, les petits signes, habilement répandus, sont plus efficaces qu’une omniprésence médiatique. Le silence, cela se cultive. Il faut juste savoir se rappeler au bon souvenir des électeurs pour qu’ils n’oublient pas votre ambition nationale. Alors, un mot à un journaliste, un clin d’œil à un autre permettent souvent d’occuper le devant de la scène de la presse sans prendre le risque de se découvrir. Mais il lui arrive aussi de se faire prendre au piège.

Le 17 février 1969, Pompidou est à Rome où il doit notamment rencontrer le président Saragat et le pape Paul VI, peaufinant ainsi son image internationale. Le soir, à son hôtel, il reçoit plusieurs journalistes français, dont le correspondant de l’AFP, qui se lance : « Serez-vous un jour candidat à la présidence de la République ? » S’il y avait une élection je le serais certainement, répond Pompidou en substance, ajoutant que, pour l’heure, de Gaulle est toujours chef de l’État. Mais, dans la dépêche de l’AFP qui arrive à Paris, les propos sont plus nets : « Ce n’est, je crois, un mystère pour personne que je serai candidat à la présidence de la République lorsqu’il y en aura une. Mais je ne suis pas pressé. »

L’entretien terminé, les journalistes invités prennent congé et Pompidou vaque sereinement à ses occupations. Le lendemain, tandis qu’il s’apprête à quitter son hôtel pour être reçu en audience par le pape, le téléphone sonne : c’est Pierre Charpy, de Paris-Presse, qui l’appelle à propos de sa « déclaration ». « Quelle déclaration ? » L’ancien Premier ministre tombe des nues. La dépêche de l’AFP a mis en émoi le Tout-Paris politico-médiatique, les journaux s’apprêtent à en parler et Paris-Presse a bien l’intention d’en faire sa une. Pompidou ne peut plus retenir la machine : ses propos sont commentés dans tous les quotidiens et, à l’Élysée, le Général est furieux. Il a horreur qu’on lui force la main, et là, il estime que Pompidou a passé les bornes de la décence. Le principal intéressé pense faire une mise au point à son retour, dès qu’il touchera le sol français : mais à Orly, pas un micro, pas une caméra, pas un journaliste. Et, du côté du pouvoir, on ne tarde pas à réagir. D’abord, le 22 janvier, de Gaulle fait rapporter, par le porte-parole du gouvernement, les propos qu’il vient de tenir en conseil des ministres : « J’ai le devoir et l’intention de remplir [mon] mandat jusqu’à son terme. » Nouvelle salve de commentaires dans la presse. Ensuite, Matignon donne des ordres. L’interview que devait donner Pompidou à la télévision est brutalement annulée. Désormais, il est interdit d’antenne. C’est au tour de l’ex-chef du gouvernement de manifester son courroux, vexé qu’il est d’être traité comme un petit enfant pris en faute.

Contre toute attente, l’affaire, mal engagée, finit par tourner à son avantage. Le 2 février, en effet, de Gaulle, soucieux de reprendre la main, annonce à Quimper son projet de référendum sur la régionalisation et la réforme du Sénat. Immédiatement, les journaux s’interrogent : que fera le Général si le « non » l’emporte ? Question légitime, car on peut supposer qu’en cette occasion, comme par le passé, il engagera son mandat de Président. Et là, c’est Pompidou qui donne la clé. Puisqu’on lui refuse l’accès aux plateaux de l’ORTF, il décide de s’exprimer à Genève, sur la télévision suisse. Le 13 février, loin de s’excuser, il enfonce le clou : « Je ne crois pas avoir ce qu’on appelle un avenir politique. J’ai un passé politique. J’aurai peut-être, si Dieu le veut, un destin national, c’est autre chose. » Pompidou souffle sur les braises, mais le signe est clair : les hommes qui, dans la majorité, estiment que de Gaulle a fait son temps ont une alternative. Le dauphin est devenu le recours. Encore faut-il que le Général aille jusqu’au bout de sa logique, ce qu’il fait, le 10 avril, dans un entretien télévisé avec Michel Droit : « De la réponse que fera le pays à ce que je lui demande va dépendre, évidemment, soit la continuation de mon mandat, soit aussitôt mon départ. » C’est le début de la curée. Quatre jours plus tard, en effet, Valéry Giscard d’Estaing, après avoir beaucoup tergiversé, se prononce clairement en faveur du « non ». Pour Pompidou, le triomphe est d’autant plus total que les Français lui donnent raison. Non seulement, selon un sondage IFOP, une majorité d’entre eux approuvent sa « vraie-fausse » déclaration de Rome, mais ils le jugent, et de très loin, le meilleur successeur possible du général de Gaulle : 53 % contre 8 % à Couve de Murville et Mitterrand.

La « petite phrase » qui a déclenché la tempête, qu’on a cru une gigantesque erreur de communication, s’est révélée un coup de maître, de telle sorte que, longtemps, on a soupçonné Pompidou d’avoir joué, dans cette affaire, les faux naïfs.

Alors, quand le 28 avril, à 0h11, prenant acte de l’échec du référendum, le général de Gaulle annonce, par un communiqué laconique, qu’il cessera d’exercer ses fonctions le lendemain à midi, tout le monde s’attend à l’élection triomphale de Georges Pompidou. C’est sans compter avec les médias qui attirent l’attention sur un inconnu que la démission du Général met en pleine lumière : Alain Poher. Le 29 avril à 15 heures, le président du Sénat arrive à l’Élysée pour assurer, conformément à la Constitution, l’intérim présidentiel, en attendant l’élection dont le premier tour est fixé au 1er juin.

 

Non au marketing

Moins de vingt-quatre heures après le départ du Général, Pompidou annonce sa candidature. C’est important une déclaration de candidature, pas tellement en raison de ce qu’on y dit – les propos sont souvent convenus –, mais par les symboles qu’on y mobilise et l’impression qu’on laisse aux commentateurs. Le début d’une campagne est un peu comme l’amorce d’une représentation théâtrale : si on rate son entrée, le public reste sur cette impression durant toute la pièce. Vous pouvez être bon au deuxième acte, excellent au troisième, le souvenir, encore frais, de la scène initiale compromettra toutes vos prouesses ultérieures. Un homme politique d’expérience le sait, et Pompidou, plus que tous, ne l’ignore pas. Le 29 avril au matin, il choisit un court communiqué, diffusé depuis son bureau du quartier Latour-Maubourg, pour rendre publique sa décision. Il met donc les gaullistes devant le fait accompli, mais respecte la tradition de l’élection présidentielle fondée par le Général lui-même : le dialogue entre un homme seul et le peuple auquel il demande sa confiance. L’après-midi, il se rend au Palais-Bourbon pour rencontrer, d’abord les députés UDR, ensuite les députés Républicains indépendants. Il ne sollicite pas leur appui, moins encore leur autorisation : il les informe simplement de sa décision. À eux de le suivre, s’ils le souhaitent ; ce qu’ils font. Et le lendemain, toujours à l’Assemblée, il convoque les journalistes. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une conférence de presse, puisque Pompidou ne répond à aucune question : à travers eux, devant micros, caméras et appareils photographiques, il s’adresse aux Français. Assis derrière un bureau dénudé, grave, un tantinet nerveux, frottant mécaniquement ses mains l’une contre l’autre, il commence : « J’ai résolu de me présenter aux suffrages des Français. En le faisant, j’ai conscience d’obéir à mon devoir. » La déclaration est courte – 1 minute 30 –, mais elle lui permet d’affirmer ses perspectives – il veut maintenir la continuité et préparer l’avenir – et le style qu’il entend donner à sa campagne – de la mesure, de la modération.

« Je ne veux pas d’une campagne à l’américaine », répète Pompidou. En matière de communication, on jouera la carte de la modestie, de la simplicité, de la proximité, et on le fera savoir. Et quand, le 2 mai, il se présente devant les secrétaires fédéraux de l’UDR, le candidat martèle : « Nous ne devons pas exagérer les moyens extérieurs. Nous devons réduire au maximum les très grandes réunions où l’on ne parle qu’à des convaincus, qui coûtent cher, prennent beaucoup de temps, nous accablent de préoccupations et ne rapportent pas grand-chose. En revanche, nous devons agir en profondeur, descendre jusqu’au canton et jusqu’à la commune, par l’action personnelle, par l’action des élus, des militants, donc la vôtre au premier chef. »

Pas de marketing, alors ? Juste ce qu’il faut pour coller avec l’image de modernité que veut donner le candidat gaulliste. Pour ses slogans, ses affiches, ses imprimés électoraux, il fait appel, non à Bongrand, mais aux spécialistes de l’agence Havas qui, comme nous l’avons dit, est depuis quelques années associée aux campagnes gaullistes. Jean-Claude Théodore anime une équipe de créatifs qui, chaque jour ou presque, rencontre la garde rapprochée des conseillers politiques de Pompidou, Michel Jobert, Marie-France Garaud, Édouard Balladur. On discute des projets, et le courant ne passe pas toujours très bien entre les politiques et les publicitaires. Les premiers sont prompts à proposer de nouvelles idées, contraires à celles de la veille, alors que les seconds ont le souci de conserver toute son unité à l’image du candidat. Finalement, c’est Pompidou qui tranche. Assistant périodiquement aux réunions, il choisit lui-même les projets, rappelant, comme une règle intangible, qu’il faut d’abord parler aux Français de questions concrètes, enracinées dans la vie quotidienne.

Bientôt, le visage du candidat gaulliste s’installe dans le paysage des villes et des villages, sur des milliers de panneaux publicitaires. Aux cinquante mille placards commerciaux 120x160 s’ajoutent cinq millions d’affiches collées par les militants. Tantôt, l’ancien Premier ministre, esquissant un sourire, regarde le passant droit dans les yeux (« Pompidou. Avec la France, pour les Français » ; « Pompidou. Il tient ce qu’il promet »). Tantôt, son regard s’élève vers le ciel : le candidat se projette dans l’avenir (« Pompidou. Union-Efficacité » ; « Pompidou. Continuité-Progrès »). Toute cette communication n’est pas vraiment révolutionnaire, mais elle fixe assez bien l’image du « changement dans la continuité » souhaitée par Pompidou lui-même. La seule fantaisie « à l’américaine » qu’il s’accorde est l’enregistrement d’un message à l’intention des électeurs ; ils peuvent l’écouter en composant un numéro téléphonique spécialement créé à cet effet. Tout cela finit par coûter cher. À cette époque, les budgets de campagne relèvent du secret, et les chiffres qui circulent, émanant des différents candidats ou de leurs rivaux, sont surtout matière à polémique. La presse évoque, à propos de Pompidou, la dépense, faramineuse pour l’époque, de 350 millions de francs (près de 350 millions d’euros actuels2), soit onze fois plus que celle engagée par Michel Rocard, modeste candidat du Parti socialiste unifié. Le montant n’est pas invraisemblable ; encore faut-il y ajouter toutes les autres formes de dépenses, à commencer par l’organisation des meetings.

Pompidou, en effet, sillonne la France à bord d’un Mystère 20 ou d’un hélicoptère qui lui permettent de visiter cinq, six, parfois sept villes le même jour. Au total, il parcourt 13 500 kilomètres et tient une cinquantaine de réunions publiques, groupant quelques centaines et exceptionnellement quelques milliers d’auditeurs. La stratégie de la « campagne modeste » est rigoureusement appliquée : Pompidou va à la rencontre des Français et privilégie la province des villes moyennes. Son équipe sait mettre en scène la familiarité qui le relie aux gens ordinaires. Ainsi, à Antony, le 19 mai, les militants gaullistes accueillent les participants au meeting avec des badges « Pompidou président », d’où pendent des pompons tricolores. « Qui n’a pas son pompon ? », « Un pompon pour chacun ! ». Et lorsque le candidat arrive, une petite fille intimidée lui offre un énorme pompon aux couleurs de la France. Pompidou, bonhomme, sourit à l’enfant et l’embrasse. Une belle image qui, peut-être, fera la une des journaux du lendemain et, sûrement, un petit compte rendu bien senti à la télévision. Car le candidat gaulliste le sait : en 1969, comme quatre ans plus tôt, le dialogue avec les Français passe par le petit écran.

 

Fromage du Cantal et porc gras

La grande différence entre de Gaulle en 1965 et Pompidou en 1969, c’est que le second, lui, fait campagne. La télévision, elle, n’a pas changé. Le dispositif de la campagne officielle, suivie par les trois quarts des téléspectateurs, est semblable à ce qu’il était quatre ans plus tôt. Surtout, gaulliste hier, le journal télévisé l’est toujours aujourd’hui. Alors, il vote pour Pompidou.

L’ancien Premier ministre a désigné son adversaire, Alain Poher qui progresse dangereusement dans les enquêtes d’opinion. Deux ou trois semaines avant le premier tour, il le talonne dans les sondages. Le candidat gaulliste décide de frapper fort et de lui réserver ses coups. La télévision accompagne fidèlement la tactique, et ce d’autant plus aisément que le président de la République par intérim néglige les réunions publiques. Pompidou occupe alors l’essentiel des comptes rendus de campagne, tandis que les équipes de télévision passent à l’antenne les moments clés de ses meetings, ceux que lui a indiqués le service de presse du candidat, ceux qui comportent la « petite phrase » décochée pour déstabiliser l’adversaire.

Des exemples ? Le 21 mai, Pompidou est à Nantes. Que retient le journal télévisé dans son édition du lendemain ? Sa réplique à Poher, dont Pompidou ne cite pas le nom, mais qu’il veut, en digne héritier du général de Gaulle, faire passer pour le chef de file des partis de la IVe République, dont Poher fut ministre : « On nous dit, “oui, mais voyez-vous, je ne trouve que 3 ou 4 000 milliards de dollars dans les caisses”. Mais dans le dernier gouvernement de la IVe République dont faisait partie l’auteur de ces paroles, où étaient ces dollars, où était son dollar ? Il n’y avait que des dettes ! » Et la caméra fixe soudain le visage de Pompidou, les mâchoires serrées, l’œil sombre, signes de son indignation sincère et de sa colère rentrée, tandis que résonne un tonnerre d’applaudissements. Quelques jours plus tard, le 29 mai, le candidat est au côté de Giscard d’Estaing à Clermont-Ferrand. Quel extrait du discours le journal télévisé diffuse-t-il ? Celui où l’ancien Premier ministre riposte à ceux qui contestent son image d’homme du changement : « Ils nous disent aujourd’hui : “M. Pompidou nous parle de changement. Qu’est-ce qui prouve qu’il a changé ?” Mais eux, qu’est-ce qui prouve qu’ils aient changé si peu que ce soit ? » L’interrogation provoque l’enthousiasme de la foule. Tout cela relève évidemment de l’effet, ne repose sur aucun argument concret, aucune démonstration sérieuse. Dire que la IVe République n’a laissé que des dettes est pour le moins excessif. Retourner la question contre des rivaux ne constitue pas une réponse pour soi-même. Mais, fin mai, Pompidou a une urgence : rassembler son camp face à Poher et arriver en tête au premier tour pour créer la nécessaire dynamique du second.

 

Les meetings sont faits pour mobiliser ses partisans, les interventions de la campagne officielle, elles, pour convaincre les indécis. Et là, Pompidou adopte un ton très différent. Il sait, car les sondages le disent, qu’il inspire confiance aux Français. Ils le trouvent compétent, intelligent, énergique, qualités premières pour un futur président de la République et, au fond, proche de leurs préoccupations. Alors, c’est cette image-là que le candidat cultive lors de ses interventions radiotélévisées de la campagne officielle. Mais l’habileté de la communication de Pompidou ne s’arrête pas là. D’ordinaire, les candidats exposent leurs idées sans trop s’interroger sur ceux qui les écoutent. Ils développent un discours où chacun peut trouver son compte, les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes, les citadins et les ruraux, les ouvriers et les paysans, etc. « Chacun »… ou personne, car on ne parle pas de la même manière à un mineur du Nord, à un paysan du Cantal ou à un employé parisien. Cela, Pompidou l’a parfaitement compris. Il peut, dans certaines émissions, s’en tenir à des problèmes généraux. Mais dans d’autres, il s’applique à parler à une catégorie de Français en particulier, montrant qu’il connaît leur vie, leurs soucis quotidiens, leurs aspirations légitimes.

C’est bien ce qui se passe le 22 mai, quand Pompidou annonce qu’il va évoquer l’agriculture. Il n’est pas le seul à le faire durant la campagne. Mais lui engage directement le dialogue avec ceux qui la font vivre et qui le regardent sur le petit écran. Il s’adresse, comme il le dit, à chaque agriculteur, à son épouse, aux maires des petites communes rurales. Il ne cache pas ses objectifs : il veut les convaincre de la modernisation nécessaire. Mais au lieu de vanter les mérites de grands projets nationaux toujours abstraits pour le commun des mortels, d’aligner les chiffres et les statistiques, il part de leurs problèmes de tous les jours. Pompidou parle aux paysans comme s’il s’invitait à la table de la ferme, avec des mots simples, un ton presque gouailleur, des exemples concrets ; bref, il parle à leur bon sens. D’emblée, il cherche à les mettre en confiance, affirmant qu’il ne fera pas de promesses. Il s’attache aussi à ménager les susceptibilités, en n’oubliant personne, quitte à se prêter à l’exercice de l’énumération des régions agricoles ; il ne faut en oublier aucune : « la Normandie, la Bretagne, le Poitou, le Maine, le Limousin, l’Auvergne et toutes les vallées de montagne, les Pyrénées, les Alpes, le Jura, les Vosges et même les grandes plaines ». Et puis, une fois établie la complicité nécessaire, Pompidou montre à ses interlocuteurs qu’il est l’un des leurs, en parlant de lui-même : « Quand je pense qu’en Auvergne on fait toujours mon fromage de Cantal par fourmes de quarante kilos, eh bien, ça n’est pas bon pour le commerce, il faut le savoir, il faut le changer. Et j’en dirai autant du porc, par exemple. Nous savons tous combien en Bretagne, en Limousin et ailleurs, on a traditionnellement du porc gras. Et je sais, je suis de ces pays, qu’il est meilleur pour nous. Mais, que voulez-vous, la clientèle, le grand commerce, l’industrie de transformation veut des porcs maigres. Eh bien, faisons, faites des porcs maigres. Il faut se soumettre à la volonté du consommateur. »

Plus le discours avance, plus Pompidou joue sur la fibre affective, quitte à flatter son auditoire. La fin de son intervention est, à cet égard, un moment d’anthologie pompidolienne : « Voyez-vous, mes amis, je puis vous appeler ainsi, il y a quelque temps, partant de ma maison natale et me rendant dans le Lot, j’ai rendu, j’ai fait un petit pèlerinage à la ferme qu’exploitait mon grand-père, à la Châtaigneraie. J’ai revu la pauvre maison avec son escalier de bois, son balcon de bois et une treille le long du mur. Et j’ai mesuré ce que pour mon père et pour moi la vie avait été transformée. Eh bien, la vie à la campagne, elle se transforme actuellement. Elle se transforme visiblement et il faut que l’État vous y aide. Mais il faut aussi que vous le vouliez, que vous vous groupiez, que vous vous aidiez vous-mêmes, et alors, croyez-moi, vos filles et vos fils pourront envisager favorablement de rester à la terre, d’avoir des exploitations rentables, avec un niveau de vie et des conditions de vie convenables, comme vous y avez droit plus que personne, vous qui avez toujours fourni, dans toutes les guerres, les fantassins, ceux qui souffrent, ceux qui se font tuer et vous qui êtes, dans notre pays, un gage de stabilité et de bon sens. » Le « bon sens » : nous y voici. Cette vieille ficelle de l’homme politique, qui flatte l’intelligence de son interlocuteur pour mieux l’enfermer sur son terrain, a encore de beaux jours devant elle.

Aujourd’hui, on crierait au populisme, voire à la démagogie. Mais aucune voix, en 1969, ne s’élève pour hurler au scandale. Pourquoi ? Sans doute parce qu’à l’époque toute apparence de sincérité ou de sentiment personnel exprimé n’est pas immédiatement taxée d’arrière-pensées politiciennes ; on ne se dit pas : tout cela, ce n’est que de la « communication », autrement dit du vernis, du mensonge, du calcul ! Sans doute parce que le discours de Pompidou épouse parfaitement l’idée qu’on se fait du personnage, qu’il s’inscrit en phase avec son image et, peut-être aussi, parce qu’on a envie de l’entendre.

 

Rappelle-toi que tu n’es qu’un homme

Il faut croire que c’est efficace, puisque Pompidou arrive en tête du premier tour, avec 44 % des voix. Désormais, il est le grand favori de l’élection et il lui faut rassembler le plus grand nombre de Français autour de son nom. Du coup, le ton change et la communication connaît une brusque réorientation. Pompidou renoue avec la jovialité tout en situant résolument son discours dans la perspective de la victoire. Plus de message catégoriel, plus d’attaque contre son adversaire, mais l’affichage de la quiétude de l’homme qui, sûr de ses convictions, entrera bientôt à l’Élysée grâce à la confiance d’une majorité de Français. Et c’est une fois de plus la télévision qui lui permet de faire passer son message. Voyons-le à travers deux exemples.

Le premier se situe le 6 juin pendant la campagne officielle. Pompidou est interviewé par la journaliste Jacqueline Baudrier. Détendu, parlant d’une voix rassurante, il n’oublie cependant pas de fixer l’œil de la caméra. Car, par-delà l’effet recherché de la conversation à bâtons rompus, il est surtout venu délivrer un message sur sa façon d’envisager la présidence. D’abord, plein d’humilité, il explique qu’il a beaucoup appris durant les dix mois qui ont suivi son départ de Matignon. Regardant le téléspectateur dans les yeux, il affirme : « Redevenant un citoyen comme les autres […], on est beaucoup plus conscient de ce qu’est la vie des gens, de ce que sont leurs difficultés quotidiennes, leurs problèmes personnels et réels. » Quelle conclusion en tire-t-il ? « Je voudrais que l’action du gouvernement […] soit plus humaine, plus compréhensive. » Alors, dans un scénario bien huilé, Jacqueline Baudrier lui demande quel « style » il entend imprimer à l’Élysée ; nouvel élan de modestie : « je voudrais être un Président le plus près possible des hommes et le plus semblable, si je puis dire, à tous les Français ». Le président Pompidou restera donc un homme comme tout le monde ! Et, un doux sourire aux lèvres, presque timidement, il ajoute, en guise de conclusion : « Vous savez, dans l’Antiquité romaine, il y avait un usage. Quand un général, un homme d’État avait remporté un grand succès, on lui donnait la cérémonie du triomphe, c’est-à-dire qu’on le mettait sur un char et il montait au Capitole au milieu d’honneurs exceptionnels. Et puis, il y avait quelqu’un à côté de lui qui lui disait sans cesse à l’oreille : “Rappelle-toi que tu n’es qu’un homme.” Eh bien je voudrais, pour ma part, comme président de la République, si je le suis, me rappeler sans cesse que je ne suis qu’un Français parmi les Français, et par là même, que je suis donc capable de les comprendre et de comprendre leurs problèmes et leurs soucis. C’est ça, au fond, qui sera ma préoccupation permanente. » Voici pour la « force tranquille » de M. Pompidou qui doit rassurer un électorat parti vers d’autres cieux au premier tour, mais dont il a besoin au second.

Néanmoins, affirmer sa sagesse, sa modestie, sa proximité avec les « gens » ne suffit pas ; il faut le montrer. Et là, survient la première opération « Cajarc ». L’homme de terrain, l’homme des terroirs resurgit. Le 9 juin, dimanche de l’entre-deux-tours, Pompidou va venir dans la petite ville du Lot de manière, nous dit-on, « impromptue ». Une dizaine de reporters et de cameramen l’attendent, tout de même. En fin de matinée, il arrive, accueilli par le député local, Bernard Pons. Il descend de voiture, va à la rencontre de la population, serre les nombreuses mains qui se tendent. La caméra s’attarde sur ces citoyens ordinaires dont certains portent un chapeau surmonté d’un écusson à bonnet phrygien avec les mots « Pompidou, Président ». Et puis, à l’heure de l’apéritif, le candidat gaulliste s’installe à la terrasse d’un café et déguste un pastis, entouré des membres du conseil municipal. Les micros se tendent. Souriant, semblant indifférent à l’objectif de la caméra, il déclare qu’il est venu chercher à Cajarc « le repos et la tranquillité ». Et il ajoute avec humour : « Mais si, au second tour, vous ne me faites pas une large majorité, alors là, vous ne me voyez plus… » Rires assurés dans l’assistance.

Ainsi, de bout en bout, Georges Pompidou, élu chef de l’État avec 57,5 % des suffrages exprimés, est demeuré fidèle à sa stratégie de proximité. Il a cultivé une image et une seule, celle d’un homme à la fois sympathique et énergique, simple et compétent, proche et rassurant. Cette image, il l’a forgée depuis l’époque de Matignon. Il l’a fait fructifier durant toute la campagne, en rencontrant les Français, en leur parlant sans façons, comme un ami, en se montrant aussi disponible auprès des journalistes. Son image populaire, le candidat gaulliste l’a déclinée sur tous les tons, n’hésitant pas à aller répondre aux questions de Ménie Grégoire sur RTL (23 mai 1969) ou à susciter une biographie illustrée aux allures hagiographiques, signée par Gérard Aubray. L’unité d’un homme s’est projetée dans l’unité d’une image, grâce à une communication habile ; une unité et une habileté qui a manqué à ses adversaires, comme nous allons le voir maintenant, en nous intéressant au cas déroutant d’Alain Poher. Car une communication n’est jamais bonne en soi : son efficacité dépend de celle qu’adoptent les rivaux.

 

Poher profil bas

Un brave homme, Alain Poher : c’est ce que dit la presse et ce que pensent les Français. Mais suffit-il d’être sympathique pour gagner la confiance de l’électeur ? Cela aide sans doute dans un premier temps pour asseoir sa notoriété ; mais la bonhomie ne remplace pas la consistance politique. Poher l’apprend à ses dépens.

Quand il arrive à l’Élysée pour assurer l’intérim présidentiel, personne ne le connaît. À soixante ans, il a pourtant, derrière lui, une appréciable expérience des affaires publiques, construite au centre de l’échiquier politique. Directeur de cabinet du ministre des Finances Robert Schuman, en 1946, il a été deux fois un éphémère secrétaire d’État de la IVe République avant d’être nommé à la Marine, en novembre 1957, dans le gouvernement de Félix Gaillard. Pas de quoi vous assurer une grande popularité ! Membre du MRP, élu de Seine-et-Oise, il a surtout construit sa carrière au Sénat, qui ne donne guère l’occasion de briller devant micros et caméras. Et puis, en octobre 1968, il a été désigné par ses collègues président du Sénat, devenant ainsi le deuxième personnage de l’État et, au terme de la Constitution, celui qui doit assurer l’intérim de la présidence de la République en cas de vacance du pouvoir.

Habitués depuis onze ans à la raideur, à la majesté, à la distance aristocratique du général de Gaulle, les Français, grâce à la télévision, découvrent la rondeur, la simplicité et la bonhomie provinciale d’un homme toujours souriant dont le visage et la silhouette semblent tout droit sortis des caricatures parlementaires de la IIIe République. Le contraste entre l’un et l’autre comme la situation inédite née du départ du Général attirent l’attention des journalistes qui multiplient les portraits chaleureux d’Alain Poher. Sans doute, fin avril, ne nourrit-il aucune ambition présidentielle, se contentant de revêtir, pour quelques semaines, les prestigieux habits d’un pape de transition. Mais un double phénomène se produit. D’abord, la presse, soucieuse de trouver un rival à Pompidou, grand favori de l’élection, et de donner de l’intérêt à une campagne qui s’annonce bien morne, puisque le résultat semble joué d’avance, commence à dessiner les contours de l’hypothèse Poher. Et si Poher était candidat ? Du coup, les instituts de sondage lui emboîtent le pas et testent la candidature du président du Sénat. Et là, surprise, Poher est crédité d’un quart des intentions de vote, loin devant Gaston Defferre, censé rassembler la gauche et s’affirmer comme le principal adversaire de Pompidou. Mieux, disent les enquêtes, si Poher ne se présente pas, Pompidou sera élu dès le premier tour ! Alors, à l’Élysée, on commence à décortiquer les résultats détaillés des sondages, et on se met à rêver. Poher peut-il fédérer tous les électeurs qui ne veulent pas de Pompidou ? Poher consulte, hésite, fait le tour des partis. Et puis, le 12 mai, il fait annoncer par son porte-parole qu’il est candidat à la présidence de la République. Stupeur dans le monde politique. La presse se réjouit ; la campagne est relancée, d’autant que Poher a le vent en poupe. Deux jours après son annonce, de nouveaux sondages sont publiés : Pompidou n’a plus que trois ou quatre points d’avance sur lui.

Dans le concours de « campagne modeste » que se livrent Pompidou et Poher, ce dernier décroche indéniablement la palme. Dans son cas, du reste, ce n’est plus de l’humilité, mais un profil bas. « En matière électorale, la pauvreté, c’est la liberté », déclare-t-il un jour à la télévision. Certes, Poher ne dispose pas de gros moyens financiers et ne peut rivaliser avec Pompidou sur les murs de France. Mais ne soyons pas naïfs : clamer partout qu’on ne dilapidera pas l’argent pour faire campagne tient de la stratégie électorale. Poher est un homme modeste qui conduira une campagne modeste : voici qui lui permettra de cultiver son image auprès des Français et de cristalliser l’électorat des petites gens, les ouvriers, les paysans, les employés, les commerçants qui savent la valeur de l’argent.

L’austérité est donc à l’ordre du jour. Les militants auraient voulu de belles et grandes affiches sur les panneaux commerciaux, comme celles de Pompidou. Mais Poher n’en veut pas et on ne réserve aucun emplacement publicitaire. Il accepte une affiche, mais sur petit format et à condition qu’elle ne soit pas diffusée à profusion. Lourde déception des militants. Son état-major lui propose alors un journal, à la manière de celui de Pompidou, dont l’envoi serait assuré par une société spécialisée dans les fichiers électroniques. Trop cher, répond Alain Poher : il faut compter sur le réseau militant. Faire distribuer 10 millions d’exemplaires par les militants ? C’est impossible. Alors, on y renoncera. Dans ce cas, pourquoi ne pas acheter des encarts dans la presse où l’on présenterait la vie et l’œuvre du candidat que les Français ne connaissent pas ? Trop ostentatoire et surtout trop coûteux, rétorque le principal intéressé. Et des cartes postales ? Tous les candidats en distribuent ! Poher fait une concession : d’accord, mais à condition qu’on les imprime en noir et blanc. Et des meetings ? Il faut des meetings ! Je n’en ferai pas, décide Poher. On peut organiser des réunions publiques en ma faveur, mais les orateurs doivent savoir que leurs frais ne seront pas remboursés. Poher aurait voulu briser le moral des militants qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Comme l’observe l’un d’eux, totalement dépité : « J’ai touché en tout et pour tout cinquante affiches, là où il en aurait fallu cinq mille. Et encore, on m’a dit : “Ne les gaspillez pas.” C’est comme s’ils nous offraient un Rembrandt ou un Titien3 ! »

Que lui reste-t-il, alors, pour faire campagne ? La télévision, évidemment. Elle lui a permis de se faire connaître auprès des Français et, comme chacun sait, son impact a été déterminant en 1965. Certes, on peut essayer de tout miser sur le petit écran, mais à une condition : « être bon » face à la caméra. C’est bien là que le bât blesse. Alain Poher n’a pas le talent de Jean Lecanuet. Il recourt bien aux conseils du présentateur du journal télévisé, Jean Lanzi, sollicité pour des entretiens lors de la campagne officielle radiotélévisée, mais il ne l’écoute guère. Lanzi, par exemple, lui demande de changer ses épaisses lunettes, mais Poher n’en voit pas l’intérêt. Il lui explique qu’il doit parler sur le mode de la conversation, comme s’il s’adressait à chaque téléspectateur. Mais il s’entend répondre : « Faut-il être de la Comédie-Française pour prétendre aux fonctions de président de la République ? » Et puis chacun dans l’entourage de Poher y va de son petit conseil : il faut que vous lisiez votre texte, disent les uns ; au contraire, disent les autres, vous devez improviser, bâtir votre intervention à partir d’un simple canevas. Au total, Poher fait rigoureusement ce qu’il veut et se refuse à tout entraînement. On en mesure vite le résultat.

Ses prestations sur le petit écran font revenir les téléspectateurs dix ans en arrière. Quand il est seul face à la caméra, le visage barré par ses lunettes, ses yeux restent collés à ses notes. Et quand, ici ou là, il tente de relever la tête, il commence à hésiter, butant sur des phrases trop longues, trop abstraites, trop lyriques ; piètre exercice d’éloquence. Même dans les entretiens télévisés avec un journaliste, Poher semble décalé. Il voudrait bien donner l’impression de la conversation, mais semble incapable de se dégager d’un texte appris par cœur ; on le surprend même en train de jeter des coups d’œil répétés sur un papier discrètement couché sur le bras de son fauteuil. Il cherche ses mots, lève les yeux au ciel pour se concentrer, force son sourire et parle de manière un peu guindée, pour ne pas dire « vieille France ». Dans l’émission du 21 mai, coup de théâtre, il rompt brusquement le dialogue avec Lanzi pour lire une « déclaration importante » (sic). S’agit-il d’un tournant de la campagne ? En fait, il ânonne, sur un ton solennel, un texte totalement confus destiné à rejeter l’idée selon laquelle son élection déboucherait sur une impasse parlementaire. Dissoudrait-il l’Assemblée nationale ? Ne la dissoudrait-il pas ? Les Français restent sur leur faim. Bref, ses interventions sont aux antipodes d’une émission réussie pour tous les spécialistes de la télévision. Pour les spécialistes, mais pas pour les téléspectateurs, qui semblent lui pardonner sa maladresse. Elle devient même un étonnant facteur d’adhésion. De tous les candidats qu’ils ont vus, il est celui qui leur laisse la meilleure impression. L’inexpérience lui sert pour affirmer sa modestie, et les Français aiment bien cet homme qui leur ressemble. Il ne sait pas s’exprimer à la télévision : cela prouve bien qu’il n’est pas un homme politique comme les autres ! Du coup, Poher gagne en sympathie et en confiance.

Toutefois, l’effet de curiosité et d’indulgence passé, les avis changent. Car les Français le savent, l’enjeu est d’élire un homme qui, durant sept ans, présidera aux affaires du pays. Au fil des jours, ce qui apparaît comme de la maladresse et de la simplicité finit par se distinguer comme de l’incompétence et de la mollesse. Si le principal atout de Poher est de se présenter comme un Président arbitre, les Français exigent aussi de l’arbitre l’énergie et l’autorité nécessaires. La cote de Poher tombe alors rapidement et, au premier tour, il recueille à peine plus de 23 %, alors que les sondages les plus favorables lui promettaient douze points de plus, quinze jours avant le scrutin.

 

Plus de vingt points le séparent de Pompidou. Et, désormais, c’est exclusivement à lui que les Français le comparent. Il lui faut combler son retard, et, s’il veut passer la nécessaire barre des 50 %, Poher doit rassembler sur son nom tout l’électorat de gauche, y compris celui qui a voté pour Duclos (22 %, tout de même !) ; tâche pour le moins difficile, alors que le leader communiste appelle à l’abstention (« Pompidou-Poher = bonnet blanc et blanc bonnet »). Alors, la stratégie de communication de Poher prend un virage à 180 degrés : il attaque, il se montre, il se dévoile. Il tente de renverser son image pour y gagner l’énergie, le courage, la fermeté qui semblent lui faire tant défaut auprès des Français.

« Je suis un Breton, lance-t-il au soir du premier tour. Un Breton ne renonce jamais » (un Breton né en Seine-et-Oise !). On oublie les promesses sur la dilapidation des fonds de campagne et on fait fonctionner les imprimeries. Les militants ont enfin du matériel à disposition : des affiches en quantité (« Alain Poher. Un Président pour tous les Français ») et un dépliant sur la vie de Poher qui rappelle celui de Pompidou. Le candidat ne boude plus le terrain, bien au contraire. En cinq jours, il anime quatorze réunions publiques et accomplit cinq mille kilomètres à travers la France. La fièvre gagne le camp de Poher, d’autant que, désormais, il offre un nouveau visage à la télévision, se faisant interroger dans ses émissions par des journalistes qui symbolisent la modernité, comme Jean-Jacques Servan-Schreiber. Surtout, il change de discours et de comportement. Le 6 juin, on se demande même quelle mouche a piqué le doux et inoffensif Poher. Avec une fermeté étonnante, qui confine à l’agressivité, il affirme qu’il libérera « la République de l’emprise d’un clan », qu’il mettra fin à la « colonisation de l’État ». Et, prenant des exemples, il dénonce, pêle-mêle : les polices parallèles aux ressources inavouées, les cartes policières fournies à des truands, les pressions sur les magistrats, les juridictions d’exception, le favoritisme local, « l’information téléguidée » à l’ORTF, les agents de l’État transformés en « agents de propagande »…

Chez les militants qui le trouvaient trop mou et singulièrement absent, c’est l’euphorie. Mais un tel renversement d’image est-il crédible et électoralement efficace ? Tout ne dépend pas de son attitude, et il faut se garder de réduire une élection à une stratégie de communication. Malgré tout, le risque est double : perdre du terrain auprès des électeurs modérés ou sans orientation politique précise, qui aimaient cet inconnu modeste et sympathique auquel ils pouvaient s’identifier, sans réellement mordre sur l’électorat de gauche. Car « Poher, le battant », les Français n’y croient pas. La grande enquête d’opinion menée par la COFREMCA et que publie L’Express le 9 juin est révélatrice, à cet égard. Poher ? Il est simple, sympathique, honnête, disent les Français. Mais, face à Pompidou, il ne fait pas le poids. Entre Poher et Pompidou, ils ont fait leur choix : le second paraît bien plus compétent que le premier. Or, pour les deux tiers d’entre eux, la compétence, celle de l’homme d’État, constitue le facteur le plus déterminant, le jour du vote, pour choisir le président de la République. Aussi, au soir du second tour, les comptes sont rapidement établis : Pompidou précède son rival avec quinze points d’avance et près d’un Français sur trois a refusé de se prononcer pour l’un ou l’autre des finalistes.

Le nouveau président de la République ne l’ignore pas : les électeurs, d’une manière ou d’une autre, ont manifestement exprimé leur volonté de changement. Les Français l’attendent. Mais il sait, aussi, qu’une large partie de son électorat a voté pour l’héritier du général de Gaulle. Pompidou a promis le « changement dans la continuité » : dans le domaine de la communication, le style nouveau imprimé par le chef de l’État est assez fidèle au slogan de campagne ; les premières années de son mandat, en tout cas.

 

L’humanisation du Prince

Sur le plan politique, la nomination de Jacques Chaban-Delmas au poste de Premier ministre, fidèle gaulliste mais aussi homme de dialogue, symbolise le changement. Chaban-Delmas s’efforce de mettre en œuvre son projet de « nouvelle société » et le gouvernement s’ouvre au centre, avec le rôle clé joué par Valéry Giscard d’Estaing au ministère de l’Économie et des Finances. Et puis, sur le plan de la communication qui nous intéresse plus directement ici, Georges Pompidou contribue, par petites touches significatives, à désacraliser le pouvoir. Le tournant est visible ; il ne peut que sauter aux yeux des Français.

Dans la pratique, Pompidou ne semble guère réceptif aux sirènes de la communication. Il ne s’entoure ni de publicitaires, ni de spécialistes des sondages, ni de conseillers en marketing. En 1969, il suit Chaban-Delmas qui, soucieux de libéraliser l’ORTF, supprime le poste stratégique de ministre de l’Information. Néanmoins, à l’instar de de Gaulle avant lui, il intervient quand bon lui semble à la télévision et à la radio. Comme il le souligne en 1970 lors d’une conférence de presse, l’ORTF reste la « voix de la France ». À l’Élysée, il compte, dans ses rapports avec les médias, avec sa fidèle attachée de presse, Simonne Servais. Cependant, en octobre 1970, il fait venir à ses côtés Denis Baudouin, un centriste de quarante-sept ans, secrétaire général adjoint du Centre Démocratie et Progrès qui, on s’en souvient, a participé à la campagne de Lecanuet cinq ans plus tôt et qui dispose d’un carnet d’adresses nourri dans le monde des journaux. Jusqu’en 1973, officiellement conseiller technique du service de presse et d’information de la présidence de la République, il s’affirme comme le personnage clé de la communication de Pompidou et, à ce titre, organise les conférences de presse du Président et fait connaître aux journalistes, en toutes circonstances, le point de vue officiel.

Les formes mêmes du dialogue avec les Français ne semblent guère changer. Pompidou, comme de Gaulle, s’exprime régulièrement dans des allocutions solennelles radiotélévisées ou, chaque année, lors du discours des vœux du 31 décembre. Périodiquement, on installe dans la salle des fêtes de l’Élysée une cage de toile et de bois, sorte de théâtre ambulant avec un décor de fausses dorures au milieu duquel sont dressés un bureau et un fauteuil Napoléon III. Pompidou y enregistre ses messages, comme son prédécesseur, face aux caméras et aux projecteurs. « C’est difficile au début de parler ainsi dans le noir, confie le Président en 1970 lors d’une émission sur laquelle nous reviendrons, d’ailleurs dans un noir où on est ébloui par les flashes de la télévision, où on ne voit rien, où on devine des machines qu’on entrevoit. C’est difficile… » À cette époque, Pompidou songe à faire installer un studio permanent à l’Élysée, mais y renonce finalement.

Le nouveau chef de l’État aime varier les conditions dans lesquelles il délivre son message. De Gaulle négligeait la presse et avait dû se faire violence pour accepter l’interview télévisée. Pompidou, lui, accorde des entretiens à la presse et reçoit régulièrement les caméras de la télévision à l’Élysée, n’hésitant pas, contrairement au Général, fidèle à Michel Droit, à changer d’interlocuteur, tantôt un journaliste du petit écran, comme Léon Zitrone, tantôt un journaliste de presse écrite, comme Jean Ferniot. L’interview télévisée lui avait plutôt réussi à l’époque de Matignon, et il s’en souvient.

Si l’on en croit les journalistes, les questions ne sont pas préparées à l’avance. Pompidou prend néanmoins soin, la semaine qui précède l’émission, de les inviter à déjeuner pour un « échange de vues » et, prudent, s’en tient à des émissions en différé. Comme son prédécesseur, il se fait projeter les enregistrements avant diffusion. Reste que les moins serviles de ses interlocuteurs peuvent, du jour au lendemain, être chassés du paradis élyséen. C’est ce qui arrive en 1972 à Jean Ferniot, après la publication de son livre Ça suffit, très critique à l’égard de l’État et du système majoritaire. Pompidou n’apprécie pas et le fait savoir par un coup de téléphone que passe Denis Baudouin au principal intéressé. Voilà Ferniot persona non grata dans le palais du Prince.

Et puis, bien sûr, il y a les conférences de presse, une ou deux fois par an. Un regard un peu superficiel pourrait laisser conclure que rien ne change vraiment. L’événement se déroule toujours dans la salle des fêtes de l’Élysée ; il fait l’objet d’un direct à la télévision et de larges extraits au 20 heures ; le Président est toujours installé sur une estrade face aux journalistes ; il commence, comme le Général en son temps, par un long exposé. Mais, dans le détail, de nets infléchissements sont repérables qui ne tiennent pas seulement au rideau tendu en guise de décor, passé du rouge à l’orangé. D’abord, le nombre des invités, réduit à une centaine, a fondu tandis que, désormais, les journalistes de la radio et de la télévision sont conviés à la cérémonie. S’ils ne sont pas, selon Pompidou, des « journalistes comme les autres », on leur reconnaît, « comme les autres », la mission d’informer. Ensuite, le protocole s’est singulièrement allégé. Seuls le Premier ministre, le porte-parole et l’attachée de presse de l’Élysée accompagnent le Président dans sa conférence de presse. Et s’ils sont toujours installés en contrebas, ils font maintenant face aux journalistes. C’est l’exécutif qui se présente à la presse et non plus la République en majesté. Enfin, et surtout sans doute, les questions sont à la fois plus nombreuses et plus libres. Pompidou ne trie plus comme de Gaulle ni ne se réserve le droit de répondre à celles que personne ne lui a posées. Cela ne signifie pas pour autant qu’on ne suggère pas à tel ou tel d’interroger le Président sur un thème qui lui est cher. Néanmoins, la conférence de presse gagne en spontanéité.

Le cas typique est celui de la question posée par Jean-Michel Royer (Radio Monte-Carlo), le 22 septembre 1969, lors d’une conférence de presse, pour l’essentiel consacrée aux problèmes monétaires. Royer interpelle le chef de l’État sur un fait divers qui défraie la chronique, l’affaire Gabrielle Russier, une jeune agrégée de lettres (comme Pompidou !) qui a entretenu une liaison avec un élève de dix-sept ans. Condamnée pour détournement de mineur, elle s’est suicidée trois semaines avant la conférence de presse : deux ans tard, André Cayatte tirera un film de cette tragique histoire, Mourir d’aimer. À l’époque, les hommes politiques, à l’exception de Jean-Pierre Soisson et d’Olivier Stirn, restent silencieux sur l’affaire. Alors que la séance de questions au chef de l’État s’achève, Jean-Michel Royer se lève, donc, et lance : « À Marseille, une femme, un professeur, trente-deux ans, est condamnée pour détournement de mineur. Elle se suicide. Vous-même, qu’avez-vous pensé de ce fait divers qui pose, je crois, des problèmes de fond ? » Imagine-t-on un journaliste apostrophant de Gaulle sur un thème si sensible ? Quelle audace ! En fait, on le sait aujourd’hui, la question est téléguidée. Très touché par le drame, le Président a suggéré qu’on la lui pose, et Simonne Servais, son attachée de presse, s’est chargée de trouver le journaliste qui mettrait à l’épreuve la volonté de transparence de Pompidou.

Et là, le chef de l’État révèle tout son talent d’acteur. Qu’il soit ému, nul n’en doute ; mais son attitude est étonnamment composée. Tandis que Royer l’interroge, Pompidou l’écoute, avec un sourire embarrassé ; il regarde à droite, puis à gauche, appuie son menton sur ses deux mains. Il hésite longuement, très longuement, écarte les mains, les croise, les noue, fait mine d’ouvrir la bouche. Puis il finit par se déclarer : « Je vous dirai pas (sic) tout ce que j’ai pensé, d’ailleurs [il devient grave], sur cette affaire, [silence] ou même ce que j’ai fait. Quant à ce que j’ai ressenti, comme beaucoup, eh bien [il pose les mains sur la table, opère un mouvement de tête, se penche sur le côté puis en avant : il prend le temps de réfléchir], comprenne qui pourra : “Moi, mon remords, ce fut la victime raisonnable au regard d’enfant perdu, celle qui ressemble aux morts, qui sont morts pour être aimés.” C’est de l’Eluard. Merci Mesdames et Messieurs. » Et Pompidou s’apprête à se lever.

L’émotion du président de la République est palpable. Elle ébranle les journalistes comme, sans doute, les téléspectateurs. Sa réponse comme le choix des vers d’Eluard, composés en 1944 sous le choc des femmes tondues, soulignent l’humanité de Georges Pompidou, dévoilent une part sensible de son personnage, mais aussi mettent en évidence la culture du chef de l’État. Du reste, la citation poétique devient une marque personnelle : désormais, comme un jeu, Pompidou conclut chaque conférence de presse par deux ou trois vers d’un grand auteur.

Sensible, pudique, simplement humain, Pompidou se forge l’image d’un Président moderne, en phase avec son temps. Brandir son micro sous le nez du général de Gaulle pour recueillir ses confidences ou plus modestement ses impressions lors d’une cérémonie ou d’un déplacement était totalement impensable ! Pompidou, lui, fait preuve, au contraire, d’une incroyable proximité. Le 28 septembre 1971, par exemple, M et Mme Pompidou viennent d’assister à une pièce d’Anouilh, à la Comédie-Française. À la fin de la représentation, sous l’œil de la télévision, le couple présidentiel salue les acteurs, guidés par le directeur du théâtre, Pierre Dux : Jacques Charon, Michel Etcheverry, François Chaumette, Robert Hirsch… La journaliste Danièle Breem tend alors son micro et Pompidou, affable et souriant, répond à ses questions. « Quel est l’avenir du théâtre contemporain ? demande-t-elle. Je suppose que cela dépend des auteurs, Madame, observe le Président avec une pointe d’ironie. Tant qu’il y aura du talent, il y aura du théâtre… » Tout cela n’engage pas à grand-chose, mais de telles interviews impromptues donnent l’impression du contact familier avec le Président.

 

Georges, Claude, Émilie et les autres

Plus étonnant encore, Pompidou inaugure même ce qu’on appelle aujourd’hui la « peopolisation » de la vie politique. Car, comment appeler autrement cette exposition du couple présidentiel dans les médias ? Un parfum de Maison-Blanche semble soudain embaumer l’Élysée. Il suffit de consulter le baromètre que constituent les couvertures de Paris-Match pour s’en convaincre. Le 14 février 1970, Georges et Claude sont à la une. Le cadre est encore officiel et la photographie encore très posée : le Président est assis à son bureau, sa femme, debout à ses côtés. Deux mois plus tard, le 11 avril 1970, c’est Claude Pompidou seule qui apparaît en couverture ; elle fait face au lecteur, vêtue d’une tenue de campagne, sur fond de paysage rural. Le 13 février suivant, le couple présidentiel est encore à la une de l’hebdomadaire, cette fois à l’occasion d’un voyage en Afrique. Ajoutons que Georges Pompidou sait aussi utiliser la presse pour mettre en valeur son action et son image de Président moderne. Ainsi, le 8 mai 1971, il est, toujours dans Paris-Match, la vedette d’un long reportage illustré sur le vol que le chef de l’État vient d’effectuer à bord du Concorde ; et, le 27 novembre, on le voit, en couverture, assis dans la cabine du dernier hélicoptère ultramoderne de l’armée française prenant la pose et souriant au photographe.

Les médias du monopole ne sont pas en reste. Bien sûr, avec Chaban-Delmas, la télévision est plus libre de ses choix. Mais ne soyons pas naïfs au point de penser que certains reportages sur l’intimité de Pompidou sont diffusés sans l’aval de l’Élysée. Ainsi, le 25 juin 1971, le JT de 13 heures propose une séquence illustrant le voyage que Pompidou s’apprête, le lendemain, à effectuer sur ses terres natales du Cantal. On imagine la fièvre qui s’empare du journal télévisé : quelles images montrer pour saluer ce grand événement ? Nous ignorons l’identité du journaliste audacieux qui, en conférence de rédaction, a levé le doigt pour dire : « Et si nous interrogions sa nourrice ? » Un tel scoop ne lui vaudra pas le prix Albert Londres, mais on peut supposer qu’un responsable du JT, prudent par nature, a au moins pris la précaution d’informer l’Élysée du téméraire projet. La télévision a mobilisé les grands moyens puisque le reporter dépêché sur place arrive en hélicoptère, ce qui vaut au téléspectateur, enchanté par la prouesse, de belles images aériennes sur la ferme du hameau de La Chevade où Georges Pompidou a fait ses premiers pas. Et puis vient l’interview d’une vieille et brave dame, Émilie, quatre-vingt-cinq ans, filmée dans son jardin, chapeau de paille sur la tête et passoire à la main. Elle raconte avec un pittoresque accent rocailleux combien le petit enfant qu’elle a gardé durant dix-huit mois était beau et gentil. Et, cette fois filmée dans sa cuisine, elle ne manque pas de souligner son intangible fidélité : Pompidou, devenu Président, n’oublie jamais de répondre aux cartes postales qu’elle lui envoie régulièrement pour son anniversaire, sa fête ou les vœux de nouvelle année. Cette tranche de vie, qui n’a rien à envier à certains reportages d’aujourd’hui, fait davantage que n’importe quelle couverture de Paris-Match pour nous montrer combien le chef de l’État est bien un homme comme les autres.

 

Or, cette image-là, le Président la cultive lui-même à la télévision, par exemple en autorisant les caméras à venir le filmer à l’Élysée et chez lui, dans sa maison de campagne, près de Cajarc. Le 21 avril 1970, en effet, le magazine Quatrième mardi propose une émission de plus d’une heure sur la vie quotidienne de Georges Pompidou. C’est Pierre Desgraupes lui-même, le directeur de la première chaîne, qui pilote le projet. Des versions contradictoires entourent les conditions de tournage : Pompidou s’est-il, oui ou non, fait prier ? Toujours est-il que cette émission existe et qu’elle est ensuite abondamment reprise chaque fois qu’est dressé, à la télévision, un portrait du chef de l’État.

En lançant le numéro, Desgraupes avertit : il s’agit d’« un film exceptionnel en France, retraçant la vie familiale du chef de l’État, chose courante à l’étranger ». Et il tient à préciser : « ce film n’est pas politique ». Qu’y découvre le téléspectateur ? D’un côté, les coulisses de la vie du Président, en compagnie de ses ministres ou, aux côtés de sa femme, circulant dans les couloirs de l’Élysée, vaquant à ses occupations, recevant les ambassadeurs d’une centaine de pays. De l’autre côté, surtout, le public entre dans la vie d’un couple ordinaire, ou presque, entouré de ses enfants ou petits-enfants. Pompidou, en effet, a autorisé les caméras à pénétrer dans sa maison de Cajarc, « une vieille ferme avec ses communs, comme il en existe des milliers en France » et que le couple a acquis en 1963.

Le tournage se déroule en hiver, comme l’indiquent les images. « Vous arrivez un peu tard, le soleil se voile », lance Pompidou à l’équipe de télévision qui descend de voiture. Le chef de l’État, en veste de laine et pull-over à col roulé, son éternelle Winston au bord des lèvres, commence alors un tour du propriétaire avec les journalistes. Il montre l’écurie, une citerne qui a servi de piscine (« si vous voulez vous baigner… »). Pompidou, peu loquace, a des allures de paysan bourru, gêné par la présence de la caméra qu’il appelle son « supplice ». À un moment, il se mouche : pourquoi conserver cette image si ce n’est pour montrer son humanité ? Et puis, il va chercher une bûche en compagnie de son chien. Quelques instants après, on le retrouve à l’intérieur de la maison, ravivant le feu à l’aide d’un soufflet. Un peu plus tard, le couple Pompidou emmène l’équipe visiter à pied la campagne des alentours, une terre pauvre et rude. Ils arrivent à une falaise : « je veux voir le fond », dit Georges. Mais effrayée à l’idée qu’il puisse tomber dans le précipice, Claude le retient avec tendresse par le pan de la veste et l’empêche de s’avancer : « et on dit que je suis autoritaire », commente-t-il avec douceur.

Les scènes ordinaires succèdent aux scènes ordinaires, nourries d’attitudes familières et de paroles banales. La journée, le Président travaille en écoutant la musique de Bach et en allumant cigarette sur cigarette. Le couple Pompidou se retrouve le soir en famille. Georges, avec amour, tient son petit-fils dans les bras. À l’heure de l’apéritif, le couple et ses enfants, réunis dans le salon, autour d’un verre, feuillettent les magazines et « jouent » à l’horoscope ; le Président en fait lui-même la lecture avec malice. Le téléspectateur découvre même Pompidou s’exerçant au babyfoot. L’émission montre encore les Pompidou dans leur appartement parisien : Georges rapporte du travail à la maison ; Claude lui sert un verre après une rude journée ; Georges remercie « Bibiche ». On découvre aussi leur goût commun pour les œuvres des jeunes artistes que rappellent les tableaux accrochés sur les murs, domaine réservé de Mme Pompidou.

Et puis, le chef de l’État se livre à quelques confidences sur la fonction présidentielle. Il voudrait bien se promener dans la rue, s’arrêter dans une librairie ou entrer dans une boutique d’antiquaire. Mais c’est si difficile : « C’est la faute de la télévision. On est trop connu. » Alors, l’image du Président-comme-tout-le-monde éclate : « Je crois que c’est une illusion de vouloir séparer les deux aspects de la vie de l’homme. Président de la République, on est un homme comme tous les autres, forcément, on a les mêmes préoccupations, les mêmes petits ennuis, les mêmes petites joies que tout le monde. Et en même temps, on est toujours chef de l’État. Alors, vous me montrez en habit dans des réceptions solennelles ou dans des circonstances officielles. Mais si à ce moment-là j’ai un souci de famille ou même si simplement j’ai un soulier qui me fait mal, vous savez, cela me rappelle très bien que je suis un homme. Inversement, quand je suis à la campagne, et même si j’ai l’air de prendre le soleil, d’ailleurs avec grand plaisir, eh bien, je ne peux pas ne pas me rappeler que je suis chef de l’État et qu’à ce titre j’ai des responsabilités que je ne peux déléguer à personne, et qui pèsent sur moi en permanence. » Et Desgraupes, poursuivant l’introspection, enfonce le clou : la distance, c’est difficile à supporter ? est-ce qu’on en souffre ? Sans hésiter, une flamme de sincérité dans les yeux, Pompidou répond : « Moi, j’en souffre. J’essaie de me tenir au contact et de me mettre au niveau de chacun. Je déteste tout ce qui s’apparente à la solitude. Si on veut bien comprendre la vie, et donc les gens, et donc la vie d’un pays, il faut essayer de se mettre un peu à leur place. » Belle profession de foi, mais d’autant plus crédible auprès des téléspectateurs que sa vie quotidienne, celle d’un homme, celle d’un couple ordinaire, semble correspondre à son autoportrait.

 

Ce soir du 21 avril 1970, la sincérité de Pompidou jaillit dans les foyers. Et la vie politique découvre que le dialogue avec les Français ne s’arrête pas aux allocutions, aux débats, aux meetings, aux gestes officiels. En acceptant, bon gré mal gré, de dévoiler une part de sa sphère privée, de parler de lui, de ses sentiments, en créant un lien affectif avec les Français, d’homme à homme, le président de la République est en train, sans qu’il s’en rende compte, de révolutionner les modalités de la communication. L’émission de Desgraupes est d’une incroyable modernité comme l’avait été, en son temps, sur un autre registre, l’interview de Guy Mollet par Pierre Sabbagh. La télévision, outil de l’intime et du sensible, vient d’indiquer toute sa capacité à toucher le cœur pour mieux atteindre la raison. Il faudra s’en souvenir. En attendant, remarquons que Pompidou bénéficie, jusqu’à l’accident du printemps 1972 (le succès mitigé du référendum sur l’entrée de nouveaux membres dans la CEE, dont la Grande-Bretagne), d’une très solide popularité. La cote de confiance du chef de l’État ne tombe jamais sous la barre des 60 %. Et, dans l’opinion de droite, mais aussi de gauche, on éprouve de la sympathie pour un homme qui, dit-on, a un grand sens de « justice sociale ». Cette reconnaissance, Pompidou la doit sans doute à son action, mais également à son habile communication. Il n’a rien à envier à son prédécesseur dans l’art de la télévision, ce que son Premier ministre, en revanche, ne peut affirmer.

 

Chaban au piège de la communication

Jacques Chaban-Delmas est un Premier ministre apprécié des Français. Un peu plus d’un an après sa nomination à Matignon, en novembre 1970, il est au zénith de sa popularité : les sondages lui donnent 66 % d’opinions favorables. On n’avait jamais vu cela : la cote du chef du gouvernement dépasse celle du chef de l’État.

Né en 1915, de quatre ans le cadet de Pompidou, il fait partie de ceux que l’on qualifie de « gaullistes historiques ». Son passé de résistant dans la France libre et son rôle dans la libération de Paris sont connus de tous. En 1969, il est déjà une légende, grâce, notamment, à Alain Delon qui, trois ans plus tôt, a incarné son personnage dans Paris brûle-t-il ?, le film franco-américain de René Clément, adapté du livre de Larry Collins et Dominique Lapierre, vu par près de cinq millions de spectateurs. Il a derrière lui, déjà, une longue carrière politique : élu triomphalement maire de Bordeaux dès 1947 dans la vague RPF, il a été onze ans au perchoir de l’Assemblée nationale (1958-1969). Et les Français ont pu voir avec quelle autorité il a conduit les débats, en mai 1968, dans un hémicycle du Palais-Bourbon chauffé à blanc.

Non, Chaban-Delmas n’est pas un « bleu » en politique et il sait y faire en matière d’image. Il faut être aveugle et sourd pour ne pas savoir qu’il est un sportif accompli, un ancien joueur de rugby plutôt doué, un tennisman émérite, autrefois « classé », un Premier ministre dynamique qui, sous l’œil des caméras de télévision, grimpe quatre à quatre les marches de l’escalier intérieur de Matignon. La modernité qu’il revendique est perceptible dans son attitude, celle d’un chef de gouvernement qui conduit les affaires du pays à cent à l’heure. Les Français aiment cet homme de contact, sympathique, souriant, séducteur même, qui, lorsqu’il revient sur ses terres bordelaises, semble connaître personnellement chacun de ses administrés. La presse écrite elle-même est plutôt bienveillante à son égard, de telle sorte qu’il n’a guère à pousser très loin sa stratégie de communication. Il est, lui aussi, un habitué de Paris-Match. Et quand on ne le voit pas aux actualités télévisées, c’est Thierry Le Luron qui contribue à bâtir sa popularité. Grâce à l’imitateur, sa voix un peu nasillarde est reconnaissable entre toutes. Avant Le Luron, Henri Tisot s’était exercé à imiter de Gaulle et Pompidou. Mais la caricature bon enfant de Chaban-Delmas est la première à connaître un tel succès.

 

La communication ne semble pas avoir de secret pour le Premier ministre. Dès son arrivée à Matignon il crée, après avoir supprimé le ministère de l’Information, au parfum liberticide, un secrétariat d’État chargé des Relations publiques qu’il confie à Jacques Baumel. Il donne aussi du corps au Comité interministériel pour l’information qui, en décembre 1968, a remplacé le trop fameux SLII. Le nouvel organisme doit, selon lui, être d’abord un outil de dialogue avec les Français, d’explication de la politique gouvernementale. Et puis, avec Chaban-Delmas, l’observation de l’opinion par les sondages entre dans les mœurs gouvernementales. Mais le chef du gouvernement a aussi le souci de son image, et il est le premier à doter Matignon d’un véritable service de presse et de relations publiques animé par deux anciens du Quai d’Orsay, Pierre Hunt et Roger Vaurs.

Pourtant, il y a une faille, et elle est de taille : Chaban-Delmas est terrifié par la télévision. Lorsque les caméras le saisissent à la sortie de Matignon, dans la rue, dans une manifestation quelconque, tout va bien. Mais dès qu’il s’agit d’une émission où il doit s’adresser aux Français en regardant l’objectif, l’homme se glace, se fige, s’assombrit jusqu’à l’ennui. Chaban-Delmas n’a pas fait beaucoup de progrès depuis 1958 et sa première intervention télévisée. Il le sait, mais n’ignore pas non plus qu’il doit, de temps en temps, venir parler à l’opinion. Il choisit alors le dialogue avec un journaliste, à la manière de Pompidou, espérant ainsi que sa prestation y gagnera en dynamisme. Mais c’est peine perdue. Les conseillers qui l’entourent semblent impuissants à le familiariser avec la télévision.

Chaban-Delmas reçoit périodiquement les deux directeurs de chaîne, soit Pierre Desgraupes pour la première, soit Jacqueline Baudrier pour la seconde, dans son bureau de Matignon. En février 1970, par exemple, il enregistre une émission pour le 20 heures où il répond aux questions de Jacqueline Baudrier sur les grands thèmes du moment : déficits budgétaires, pouvoir d’achat, malaise dans les universités, rôle du Parti radical… Où est passé l’homme battant, enjoué, doué pour le contact personnel et la repartie ? Toujours filmé en gros plan (craint-il la maladresse de sa gestuelle ?), il paraît grave, sombre même, parle lentement et presque de façon monocorde ; bref, il est ennuyeux. Deux mois plus tard, il revient à la télévision, cette fois face à Desgraupes ; et, à vrai dire, ce n’est guère mieux.

L’étoile Chaban-Delmas finit par pâlir. Les sujets de friction avec Georges Pompidou, qui ne croit pas à la « nouvelle société » ni à la nécessaire liberté de ton des journalistes de télévision, se multiplient. Ses jours à Matignon semblent comptés, alors que se profilent à l’horizon les législatives du printemps 1973, annoncées difficiles pour la majorité. Et c’est le parfum de scandale qui donne l’occasion au chef de l’État de se débarrasser d’un personnage que les élus gaullistes trouvent bien embarrassant. Il faut dire que, dans cette affaire, Chaban-Delmas accumule les erreurs de communication.

En 1971, le pouvoir est confronté à une véritable vague de scandales politico-financiers, et singulièrement celui de la Garantie foncière qui met en cause le député gaulliste Rives-Henrÿs. La majorité est dans la tourmente. Or, dans ce climat délétère, Le Canard enchaîné, le 19 janvier 1972, titre à la une : « Un record français difficile à battre. Chaban-Delmas : quatre ans sans payer d’impôts. » Et le journal satirique prouve ce qu’il avance en reproduisant les fac-similés des déclarations de revenus du Premier ministre arrivés à la rédaction dans des conditions qui, aujourd’hui encore, restent mystérieuses. L’information est parfaitement exacte, mais le Premier ministre n’a rien commis d’illégal. D’abord, il a bénéficié, comme bien d’autres contribuables possédant un portefeuille boursier, d’une disposition complexe, appelée « avoir fiscal », mise en place quelques années plus tôt par les services du ministre de l’Économie et des Finances, Valéry Giscard d’Estaing. Ensuite, comme tous les présidents de l’Assemblée nationale depuis 1932, son traitement a été soustrait à l’impôt. Certes, mais ce genre de subtilités échappe au Français moyen qui retient surtout que, contrairement à lui, Chaban-Delmas échappe au fisc !

Le Premier ministre est prévenu la veille du scoop du Canard enchaîné. Quand il arrive à Matignon dans l’après-midi du 18, ses collaborateurs se précipitent vers lui. « Vous avez lu Le Canard enchaîné ? » Chaban-Delmas est abasourdi, furieux, indigné. « Il faut réagir tout de suite », lui conseillent-ils. On improvise immédiatement une réunion de crise. Le Premier ministre ne veut rien précipiter : pour lui, tout cela, ce ne sont que des ragots, du très mauvais roman, et il n’a pas l’intention de répondre aux calomnies. Mais son entourage insiste. Les idées les plus maladroites jaillissent, y compris celle de faire saisir le journal, solution fermement rejetée par Chaban-Delmas, qui décide d’attendre : on se retrouvera le 19 après-midi lorsque l’article sera sorti.

Le jour dit, on laisse d’abord passer le conseil des ministres, où Pompidou prodigue quelques mots de soutien à Chaban-Delmas. Mais, déjà, la machine s’emballe. Le journal de 13 heures sur RTL revient abondamment sur les révélations du Canard. L’affolement gagne. L’après-midi, une dizaine de personnes, dont Vaurs, Hunt ou Delors, se retrouvent à Matignon dans le plus grand secret pour la contre-attaque. Chaban-Delmas estime toujours qu’il n’a rien à se reprocher et s’indigne qu’on veuille salir son honneur. Il prévient : « Je ne serai pas un nouveau Salengro », allusion au ministre de l’Intérieur du Front populaire poussé au suicide après une campagne de presse mensongère conduite par la presse d’extrême droite. La réunion s’éternise, et chacun y va de son conseil : une majorité se dégage pour diffuser un communiqué le soir même. Mais, si on le fait, il doit être envoyé pour 19 heures, avant les journaux du soir. La fatigue gagne. Le Premier ministre se rallie à la proposition. On commence la rédaction. À 18 heures, le texte n’est toujours pas prêt. On s’y met à cinq, à six, à sept, ajoutant, rayant, remplaçant un mot par un autre ; et puis, à l’heure dite, la réaction est prête et on l’envoie aux agences de presse. Que dit-on ? En substance que les déclarations de revenus de Chaban-Delmas sont conformes à la loi et à la réglementation et que, du reste, l’hebdomadaire satirique n’a mis en cause ni l’exactitude ni la régularité de ces déclarations. Rien de bien bouleversant : c’est tout le problème. Le texte est trop loquace ou ne l’est pas assez. Chaban-Delmas, sans s’en rendre compte tout de suite, vient de tomber dans le piège. En se précipitant pour répondre, il alimente lui-même le scandale, fait une publicité énorme au Canard enchaîné, justifie la poursuite de son investigation ; le Premier ministre s’est pris tout seul dans un engrenage qui, par une erreur de communication majeure, le conduit tout droit à sa perte. « Il n’y a pas de fumée sans feu », dit le bon sens populaire.

Car l’affaire n’est pas finie. Le journal de la rue Saint-Honoré poursuit son enquête de semaine en semaine, bien aidé, il faut le dire, par L’Express. Trop heureux de régler ses comptes avec Chaban-Delmas après l’affaire de Bordeaux sur laquelle nous reviendrons, Jean-Jacques Servan-Schreiber jette désormais le doute sur le portefeuille boursier du Premier ministre. Le 12 février, le ministre de l’Économie et des Finances s’invite à la télévision pour expliquer le principe de l’avoir fiscal dont a bénéficié le Premier ministre. Giscard d’Estaing, officiellement, vient au secours du chef de son gouvernement. Dans les faits, il n’est pas mécontent de ce qui lui arrive, et certains, dans l’entourage de Chaban, croient même pouvoir affirmer que les fuites sont parties de la rue de Rivoli. Non seulement il réagit tardivement, mais ses explications sur le petit écran ont tendance à accroître le brouillard plutôt qu’à le dissiper. Le Premier ministre n’a pas le choix : c’est à lui de se découvrir et de monter au créneau. Son conseiller Pierre Hunt contacte Pierre Desgraupes ; le principe d’une émission d’une vingtaine de minutes à Matignon est arrêté.

Le 15 février 1972, à 20 heures, Chaban-Delmas apparaît sur le petit écran. Le Premier ministre n’est pas bon d’ordinaire à la télévision, mais, ce soir-là, il va regretter son incapacité à s’exprimer avec spontanéité devant les caméras. L’enregistrement a été long, pénible, ponctué d’interruptions. Il veut se montrer sincère, ne pas donner l’impression qu’il se dérobe aux questions de Desgraupes. Il va même – une première en République – jusqu’à faire l’inventaire de son patrimoine : « Outre une maison de famille, dans le Sud-Ouest, que je tiens de mes parents, je possède, pour les avoir acquis, un appartement à Paris et une maison dans le Pays basque et je viens de commencer à acquérir à Bordeaux un appartement, à crédit pour 7 % de son prix, et je serai propriétaire de cet appartement dans sept ans. Vous en savez maintenant autant que moi. » Chaban-Delmas se met à nu devant les téléspectateurs. Mais sa sincérité est tempérée par sa rigidité, son hésitation, l’expression de son visage plus fermé encore qu’à l’accoutumée, le sourcil plus froncé qu’à l’habitude. La presse du lendemain est sans pitié, estimant que le chef du gouvernement, plus grave et plus tendu que jamais, proche parfois de la fureur, n’a pas convaincu. S’il est tendu, n’est-ce pas parce qu’il a quelque chose à cacher ?

L’intéressé le confirme lui-même dans ses Mémoires : « J’étais si troublé que, comme un candidat perdant pied devant l’examinateur, j’oubliai un certain nombre d’éléments importants sur lesquels, cependant, je m’étais promis d’insister4. » Le Premier ministre a bien conscience qu’il a échoué dans sa prestation. Alors, trois jours plus tard, il tente un examen de rattrapage, en donnant une interview à Sud-Ouest, interrogé par Pierre Sainderichin. Mais cette communication à tiroirs ne fait qu’ajouter au trouble général. Le Canard ne le lâche pas et, au fil des mois, poursuit ses révélations qui, bientôt, mettent en cause des proches du maire de Bordeaux.

Chaban-Delmas ne sait plus comment s’adresser aux Français et l’expérience douloureuse de février le conduit à se passer de la télévision, autrement dit du moyen le plus puissant pour parler à l’opinion : « Cet œil froid [celui de la caméra], devant lequel, un soir, quelques millions de nos concitoyens avaient pu me voir crucifié, me glaça5. » En juillet 1972, abandonné par Pompidou, il doit quitter Matignon. Or, le Président lui-même, à cette époque, commence à offrir aux Français un visage bien différent de celui qui avait marqué le début de son septennat.

 

La maladie du Président

Le départ de Chaban-Delmas sonne l’heure de la reprise en main. Arrivé à Matignon, son successeur, Pierre Messmer, rétablit un secrétariat d’État à l’Information (et à la Fonction publique), auprès du Premier ministre ; il le confie à Philippe Malaud, ouvertement hostile aux réformes de Chaban-Delmas, et bien décidé, comme il l’a annoncé dans la presse, à débarrasser la télévision et la radio des « gauchistes » et de rendre la parole à la « majorité silencieuse ». Le 21 septembre, Pompidou, qui n’a jamais cru à l’indispensable libéralisation de l’ORTF, répète ce qu’il a déjà dit deux ans plus tôt, mais cette fois avec l’accent de la menace : « Le journaliste de télévision n’est pas tout à fait un journaliste comme les autres. Il a des responsabilités. Qu’on le veuille ou non, la télévision est considérée comme la voix de la France, et par les Français et par l’étranger. Et cela impose une certaine réserve. » Le contrôle et la censure sont de retour.

Désormais, la communication de Pompidou ressemble étrangement à ce que pouvait être celle du général de Gaulle. Plus question de répondre aux interrogations gênantes des journalistes lors des conférences de presse, comme le 8 janvier 1973 où il reste évasif sur son attitude en cas de victoire de la gauche aux législatives de mars. À l’image de de Gaulle avant lui, dans un entretien télévisé diffusé le 8 mars, il met son mandat en balance et fait des législatives une confirmation de la présidentielle de 1969. À l’instar du Général, il intervient à la télévision et à la radio, la veille du second tour de scrutin, le 10 mars, alors que la campagne est close, pour agiter l’épouvantail communiste et présenter l’alternative de l’élection : la liberté ou le chaos.

Mais la brusque glaciation observée ne peut tout à fait se comprendre si l’on ne prend pas la mesure de la tragédie personnelle du Président. Georges Pompidou, en effet, est malade. Il souffre de la maladie de Waldenström, une forme très particulière de leucémie, qui promet sa victime à une mort lente. Il le sait depuis février 1972, mais, à cette époque, le mal l’a atteint depuis au moins deux ans. On le soigne à la cortisone, ce qui a pour effet une incroyable métamorphose physique au fil des mois. Georges Pompidou souffre, et parfois la douleur est insupportable. Il fait face très courageusement, mais la maladie qui le ronge l’a rendu sombre et irritable. Plus le temps passe, et plus le Président, dont les capacités intellectuelles ne sont aucunement affectées, se referme sur lui-même, entouré à l’Élysée de ses deux éminences grises, Marie-France Garaud et Pierre Juillet, dissimulés derrière les fonctions toujours mystérieuses de « conseiller technique » ou de « chargé de mission ». Ils le protègent, certains disent « le manipulent », et contribuent à le couper du pays. Le temps des couvertures de Paris-Match et des bains de foule à Cajarc, du Pompidou jovial qui aime à entretenir le contact avec les Français ordinaires, à trinquer avec eux, un verre de pastis ou de cahors à la main, est bien fini. Le visage rayonnant du Président, Français parmi les Français, a laissé place au masque ombrageux du chef de l’État autoritaire et distant.

La maladie du Président est un secret d’État. La presse sait et se tait ; il faut attendre les derniers moments de sa vie pour que L’Express et Le Monde brisent le silence. La communication de l’Élysée ne varie pas. Pompidou est-il absent ? Rien d’inquiétant, il a contracté une mauvaise grippe ou est victime d’une poussée hémorroïdaire. « Une forte grippe » : c’est le motif officiel invoqué, par exemple, le 14 février 1973 lorsque, pour la première fois depuis le début de son septennat, il doit renoncer à présider le conseil des ministres. Le 12 mars de l’année suivante, en voyage en URSS, il s’effondre, victime d’une grave hémorragie, à Pitsounda, au bord de la mer Noire. Mais de cela, les Français ne sauront rien. Ils le voient pourtant changer à vue d’œil, de plus en plus bouffi, éprouvant des difficultés à se déplacer. Mais les kilos pris par le chef de l’État sont toujours mis sur le compte d’une alimentation trop riche. Pompidou aime la bonne chère, tout le monde le sait ! Et puis, il a arrêté de fumer !

Et là, toute la contradiction d’un personnage public comme l’est le chef de l’État éclate au grand jour. Ne pas se montrer, c’est courir le risque d’entretenir la rumeur et de couper le pouvoir de l’opinion. Mais s’exposer devant les caméras, c’est courir celui d’ajouter au trouble des Français. Les photographes sont, tant que faire se peut, tenus à une certaine distance, et les cameramen, qu’ils aient reçu des consignes ou qu’ils ne puissent s’approcher, ne prennent plus de gros plans du chef de l’État. Pourtant, l’image finit par trahir les secrets les mieux gardés. Pompidou voyage beaucoup à l’étranger, montrant ainsi son énergie à conserver à la France sa place dans le concert des nations. Du coup, ses déplacements et ses entrevues avec les grands de ce monde font l’objet d’une couverture minutieuse de la part du journal télévisé, comme en 1973, lorsque Pompidou se rend à Reykjavik pour rencontrer Richard Nixon. Or, que voient les habitués du 20 heures, le 1er juin 1973 ? Un chef de l’État français épuisé, le visage miné par la maladie, peinant pour descendre les marches de la passerelle de l’avion qui l’amène dans la capitale islandaise.

Le voudrait-il que Georges Pompidou ne pourrait pas se cacher. Bien au contraire, l’impopularité de Messmer et les sombres perspectives économiques et sociales qui se profilent à la suite du choc pétrolier de l’automne 1973 le contraignent à monter au créneau. Il doit intervenir à la télévision : les Français, dont les trois quarts disent voir l’avenir en noir, selon les sondages, le demandent. Alors, Pompidou s’exécute, comme un chef qui veut regonfler le moral défaillant de ses troupes, d’abord le 24 octobre 1973, face à Georges Suffert, puis le 20 décembre, où il répond aux questions d’un tout jeune journaliste, animateur de l’émission politique Actuel 2, Jean-Marie Cavada. Sa dernière interview télévisée.

 

À cette époque, malgré les difficultés, une large majorité des Français (de l’ordre de 55 %) font confiance à Pompidou. Et c’est bien avec toute l’autorité du chef que le Président intervient, depuis l’Élysée, face à Cavada. Dans un décor factice et devenu familier, avec vraie table, vraie lampe, vrais fauteuils, mais fausse cheminée et faux lambris, les deux hommes échangent. Quand il parle, grave, sombre même, Pompidou ignore son interlocuteur et regarde la caméra. Le visage boursouflé, rongé par le mal, ajoute au caractère pathétique de l’interview. Il s’adresse aux Français pour les rassurer, sans doute, mais aussi pour les encourager à ne pas baisser les bras. Avec une incroyable fermeté, il vient leur parler d’effort : « Je fais appel par avance à tout le monde et j’espère bien qu’on voudra me répondre autrement que par des grèves absurdes et des défilés dérisoires. » À sa manière, il renoue avec le discours de de Gaulle et les accents du père de la nation. Quel contraste avec les débuts de son mandat ! Les dernières traces du citoyen ordinaire ont été effacées, comme si la fonction présidentielle elle-même poussait naturellement le chef de l’État à prendre de la distance avec ceux qui l’ont élu. Le temps du dialogue affectif et des confidences personnelles est bien révolu.

Cette distance, l’opposition lui a donné un nom : le pouvoir personnel. Au temps du Général, elle en dénonçait la dérive dans les journaux, les livres ou les réunions publiques. Désormais, elle peut clamer sa défiance à la radio et surtout à la télévision d’État. Car, depuis quelques années, ses leaders ont enfin accès aux micros et aux caméras. Cela ne s’est pas fait sans mal, le pouvoir n’étant guère disposé à partager le monopole de l’échange avec les Français. Mais, enfin, à son tour, l’opposition a pu entamer son cycle d’apprentissage, et certains de ses leaders, particulièrement doués, deviennent même des vedettes du petit écran. Mieux : c’est la télévision qui les élève au niveau des stars. Et ce n’est pas Georges Marchais qui aurait pu dire le contraire…


1 Michel Bongrand, Le Marketing politicien, Paris, Bourin Éditeur, 2006, p. 69.

2 Un franc 1969 représente 0,985 euro 2005 (INSEE).

3 Cité par Dominique Pado, Les 50 Jours de Poher, Paris, Denoël, 1969, p. 200.

4 Jacques Chaban-Delmas, L’Ardeur, Paris, Stock, 1975, p. 396.

5 Ibid., p. 397.