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Le tournant marketing

 

Deux gorgées d’eau, et l’écologie accède à la notoriété publique. Le 19 avril 1974, un homme de soixante-dix ans à la tignasse blanche, muni d’épaisses lunettes, vêtu d’un pull-over rouge qui l’identifie bientôt, conclut son intervention télévisée par un avertissement : « Nous allons bientôt manquer d’eau. » Et puis, joignant le geste à la parole, il poursuit : « C’est pourquoi je bois devant vous un verre d’eau, précieuse puisqu’avant la fin du siècle, si nous continuons un tel débordement, elle manquera. » Le vieil homme à la voix rauque s’appelle René Dumont. C’est un savant célèbre qui n’a qu’un bien lointain rapport avec Nimbus ou Tournesol. Diplômé de l’École d’agronomie, il y est professeur depuis l’avant-guerre. Et depuis quarante-cinq ans il voyage dans le monde entier, partout où la question de l’agriculture rejoint celle de la pauvreté. Ses livres, sur l’Asie ou l’Afrique, font autorité. Ils sont autant de plaidoyers pour le Tiers Monde, autant de cris d’alerte sur les conséquences irréparables que constituent pour la planète l’abandon de ses populations et le gaspillage de ses ressources : L’Afrique est mal partie (1962), L’Utopie ou la Mort (1973).

René Dumont est ce qu’on appelle un « personnage », franc et bourru. Il ne le compose pas ; il est comme cela. C’est bien pourquoi le candidat des groupes écologistes attire brusquement le regard des journalistes et surprend l’opinion. Il ne se présente pas à la présidentielle dans l’espoir d’entrer à l’Élysée (du reste, il ne réunit que 1,3 % des voix), mais se saisit de la campagne comme d’une tribune. Comment faire parler de soi quand on n’intéresse personne et que l’on croit en la justesse de sa cause ? Il faut frapper les imaginations ; et, à cet égard, le « verre d’eau » qu’il boit devant des millions de téléspectateurs est, du seul point de vue de la communication, plus qu’un coup réussi : c’est un coup de maître. Des salles de rédaction aux comptoirs des bistrots, on s’interroge car, contrairement à aujourd’hui, les émissions de la campagne officielle sont très suivies. « Vous avez vu ce type en pull rouge qui a bu un verre d’eau à la télévision, hier ? Comment s’appelle-t-il, déjà ? »

Alors, du jour au lendemain, Dumont suscite un incroyable intérêt. Journaux, radios, télévision le suivent dans ses déplacements, friands de nouveaux gestes spectaculaires. Et il ne les déçoit pas. Il a installé son QG à bord d’une péniche. Il y reçoit les journalistes sur le pont, quand ceux-ci ne sont pas invités dans des conférences de presse en pleine campagne, précédées d’un joyeux pique-nique champêtre. C’est aussi en pleine nature que sont régulièrement organisés ses meetings : le public, jeune, est assis à même le sol, et dialogue avec lui. Dumont ne s’y prépare pas en compulsant des dossiers, mais en se relaxant, allongé dans l’herbe. Sac à dos sur les épaules, emmitouflé dans un grossier manteau aux motifs écossais et muni d’une pauvre écharpe, il se promène, dans les rues de Paris ou sur les petites routes de campagne, juché sur un vélo devenu son arme symbolique dans le combat électoral.

Les médias sont captivés par son côté pittoresque. Au fond, l’écologiste les amuse ; ils aiment son allure de prophète, mais ne le prennent guère au sérieux. René Dumont n’en a cure. Les caméras sont là et il en joue. Les journalistes veulent du spectacle, ils en auront, comme dans ce reportage que lui consacre la télévision. Descendant de sa bicyclette, il lance à la caméra, l’œil rieur : « La voiture, ça pue, ça pollue et ça rend con ! » Mais il profite aussi de leur présence pour lancer son message : « Si nous continuons notre développement acharné, notre gaspillage du Tiers Monde, notre croissance sauvage, ce sera l’effondrement total de notre civilisation avant la fin de ce siècle. Alors, tout de même, ce sont nos enfants qui sont menacés ! Alors, y pensons-nous ou pas ? C’était une belle aventure que l’aventure de l’humanité. Elle ne sera pas toujours là, à la surface de la Terre. Elle disparaîtra un jour. Mais ce n’est pas à nous d’y mettre fin prématurément, quand même ! Non ? »

En quelques jours de campagne, René Dumont s’est forgé une image de marque, sans débauche d’affiches en couleurs sur les panneaux commerciaux, sans recours aux spécialistes en marketing politique, sans les millions que dépensent les principaux candidats pour gagner les voix des électeurs. Car c’est bien cela qui caractérise la campagne présidentielle de 1974. Cinq ans plus tôt, Georges Pompidou avait répondu à l’ancien journaliste de télévision François Gerbaud, devenu député UDR, qui lui conseillait d’utiliser les méthodes du marketing : « Vous voulez me lancer comme un enzyme glouton ? » Mais en 1974, la proposition ne choque plus, en tout cas pas tout le monde. Et, peu ou prou, tous les prétendants sérieux à l’Élysée recourent aux techniques de communication depuis longtemps installées aux États-Unis, pays où triomphe le marketing politique.

Comme le note Raymond Aron dans Le Figaro du 2 mai, au terme de la campagne du premier tour : « Dans l’ensemble chacun s’est efforcé d’améliorer son image de marque, pour employer le langage des publicitaires. » C’est tout à fait exact : la campagne présidentielle s’est transformée en une bataille d’images qui a scellé la déroute de Jacques Chaban-Delmas et installé la victoire de Valéry Giscard d’Estaing. Le premier a commis des erreurs stratégiques et tactiques étonnantes. Le second, au contraire, a su exploiter habilement tous les moyens modernes pour comprendre et toucher l’opinion : la publicité politique, à coups d’affiches 4x3, bien sûr, mais aussi les sondages et surtout, peut-être, la télévision. À l’écran, ce n’est pas le style de René Dumont. Aucune chance de voir Giscard d’Estaing, dans les émissions officielles, assis sur son bureau plutôt que dans son fauteuil pour parler aux téléspectateurs, à l’instar du candidat écologiste. Mais il a d’autres cordes à son arc pour surprendre, émouvoir, retenir l’attention et faire parler de lui. Car Giscard, quand il entre en campagne, est déjà un virtuose de la télévision. Et cela a commencé très tôt, à vrai dire dès son entrée au gouvernement. C’était en 1959.

 

Télégénie giscardienne

Valéry Giscard d’Estaing est sans doute, après de Gaulle et Pompidou, le responsable politique de la majorité que les téléspectateurs ont le plus vu sur leur petit écran. Dès la formation du gouvernement Debré, en 1959, le jeune secrétaire d’État aux Finances fait partie de la poignée de ministres désignée par l’Élysée pour aller expliquer la politique gaulliste à la télévision. En quelques mois, il est à trois reprises l’invité de l’émission Problèmes de gouvernement. Il y répond avec brio aux questions des journalistes. Clair, souriant, mais sans excès, décontracté, il ne craint pas l’œil de la caméra, bien au contraire.

Tout semble lui réussir. Né en 1926, polytechnicien, énarque, député du Puy-de-Dôme à trente ans, secrétaire d’État à trente-deux, ministre des Finances et des Affaires économiques à trente-cinq, Giscard d’Estaing devient très vite le symbole de la modernité que veut incarner le nouveau régime. Intelligent, intuitif, ambitieux, il comprend immédiatement que l’homme politique de demain devra savoir communiquer en maîtrisant les moyens audiovisuels. Or, ayant en charge les questions économiques, financières et budgétaires, il occupe une position clé au gouvernement pour s’exprimer à la télévision, celle du pédagogue. Ces dossiers, en effet, sont réputés totalement obscurs pour le Français ordinaire. À lui de les expliquer, alors, le plus clairement possible, à lui de traduire dans un langage simple les grandes réformes techniques souhaitées par l’Élysée.

 

En mai 1962, il intervient ainsi au 20 heures, pour évoquer une disposition complexe à laquelle personne ne comprend rien, la « décote fiscale ». Il revient à la télévision sept mois plus tard pour annoncer, par une allocution, que le « nouveau franc », lancé deux ans plus tôt, sera désormais dénommé « franc ». Or, avec lui, tout paraît limpide. Posé, détendu, parlant sans notes, il a une façon très personnelle de rendre le téléspectateur intelligent. Quand il parle, les mécanismes monétaires ou fiscaux les plus cauchemardesques s’éclaircissent comme dans un rêve. Giscard est un magicien.

Ce qui construit sa supériorité dans l’art de communiquer, c’est qu’il a compris, contrairement à beaucoup de ses collègues, la nécessité de s’adresser à chaque Français lorsqu’il passe à la télévision. Il cherche délibérément le contact avec l’opinion, quand d’autres le fuient. C’est pourquoi, en mars 1963, il accepte de se livrer à l’exercice que lui proposent les producteurs de Cinq colonnes à la une : répondre en direct, depuis son bureau de la rue de Rivoli, à des « ménagères » rencontrées par des journalistes du magazine sur deux marchés parisiens. Et puis, six mois plus tard, lorsqu’il organise une conférence de presse télévisée sur le difficile dossier du plan de stabilisation, ce n’est pas aux journalistes qu’il parle alors, mais bien aux téléspectateurs. Fixant l’œil de la caméra, il leur dit : « Je veux répondre à deux questions que vous vous posez peut-être et que vous me poseriez sans doute s’il n’y avait entre nous l’injustice profonde qui empêche le téléspectateur de s’adresser à celui qui est à l’écran. »

D’intervention en intervention, Giscard affiche sa volonté, non seulement de se faire comprendre, mais d’établir un lien quasi affectif avec ceux qui le regardent et l’écoutent. En juin 1964, par exemple, il est interrogé par un reporter du journal télévisé sur le bilan de son action. Debout dans un coin de la galerie extérieure du bâtiment de son ministère, rue de Rivoli, il délaisse très vite le journaliste pour s’adresser directement aux téléspectateurs, en des termes familiers : « Comme dans la plupart des familles françaises, on fait ses comptes une fois par mois, et il est utile de faire pour les Français, pour vous tous, les comptes de la France. Et il faut le faire avec sincérité et simplicité, et non en essayant de démontrer quelque chose car, dans cette hypothèse, cela n’a d’intérêt pour personne. Et d’autre part, je pense que la télévision, avec son œil scrutateur, qui fouille tous les secrets du visage et parfois cruellement, ne permet pas de mentir. En tout cas, si l’on ment, ça se voit. »

Lorsque vient le temps des émissions politiques, des débats, des duels télévisés, Giscard d’Estaing est l’invité idéal. Et le moment de vérité se situe en février 1966 : le leader des Républicains indépendants, qui ne fait plus partie du gouvernement, est la vedette de Face à face. Libéré de la parole officielle, il crève l’écran. Les téléspectateurs plébiscitent sa prestation : 74 % de satisfaits, selon un sondage, dix points de mieux que Georges Pompidou, le Premier ministre lui-même ! Même de Gaulle sort de sa réserve pour lui faire savoir qu’il le félicite. Quant à Françoise Giroud, dans L’Express, elle ne peut contrôler son enthousiasme. Intitulant son article « Naissance d’un dauphin », la journaliste écrit : « Il n’est plus ministre, il n’est plus député, et c’est le moment où, à quarante-cinq ans, M Valéry Giscard d’Estaing a pris soudain la physionomie d’un homme politique1. » Quatre ans plus tard, en mars 1970, il participe à une édition de À armes égales consacrée à « L’égalité des chances ». Il est de retour au gouvernement : le président Pompidou l’a rappelé à l’Économie et aux Finances, le remerciant ainsi de son soutien pendant la campagne de 1969. Giscard, alors, a pris de l’épaisseur. Devenu une figure marquante de la politique, il a bien l’intention d’affirmer son nouveau statut. Qui peut prétendre se mesurer à lui ? Qui peut être à sa hauteur ? Les producteurs lui proposent de rencontrer Michel Rocard. Certainement pas, répond Giscard ; Rocard ne compte pas dans la vie politique. Qui, alors ? Je veux Servan-Schreiber, répond le ministre. VGE-JJSS : une belle affiche, en effet, le choc de deux étoiles montantes, le choc de deux symboles de la modernité politique. Adversaires sur la scène parlementaire, ils sont amis dans la vie. Ce soir-là, le duel est de haute tenue. Pas d’agressions verbales, pas de petites phrases assassines, pas de concessions, non plus. Les deux rivaux sont aussi bons l’un que l’autre, même si JJSS a le dernier mot : « Vous définissez une politique qui est bonne. Mais ce n’est précisément pas celle que vous appliquez. »

 

En 1974, les Français ont surtout en tête la prestation télévisée de Giscard d’Estaing, deux ans auparavant. Le 10 février 1972, en effet, alors que Chaban-Delmas est secoué par l’affaire de ses déclarations de revenus, il vient parler dans L’Actualité en question des « Français et l’impôt », interviewé par quatre journalistes, sous la conduite d’Étienne Mougeotte. Pour la presse, le ministre est venu sauver le chef du gouvernement. Pour Chaban-Delmas, il est surtout appliqué à se donner le beau rôle, faisant mine de l’aider pour mieux le maintenir la tête sous l’eau. Car, s’il explique les mécanismes fiscaux, il ne fait rien pour blanchir le Premier ministre. Giscard est surtout admirable par le grand numéro d’acteur dont il gratifie les téléspectateurs. Les Français ne comprennent rien à l’« avoir fiscal » qui gêne tant la position de Chaban-Delmas ? Il va leur expliquer. Alors, brusquement, il se lève et se dirige vers un tableau blanc. Faussement modeste, il avoue : « Je voudrais m’excuser d’avance car je fais partie de ces élèves qui n’ont jamais été bons au tableau. » Puis, avec application, il trace successivement trois cercles, découpés en parties, qui fournissent les schémas nécessaires à sa démonstration. Il n’est pas sûr que les téléspectateurs aient bien suivi les explications jusqu’au bout. Mais, désormais, les Français retiennent une image, celle du ministre qui leur a parlé, muni d’un tableau et d’un feutre. Quel pédagogue !

Et puis, à l’aise dans un débat, Giscard l’est tout autant dans un petit studio d’enregistrement, seul face à une caméra, dans les campagnes officielles. Il y arrive, sûr de lui et décontracté. Il demande un siège, se place à l’écart, face au mur, se concentre deux ou trois minutes ; il est prêt. Il parle sans notes, n’a besoin que d’une prise et tient le temps qui lui est imparti, à une poignée de secondes près. La télévision, c’est son jardin…

 

Football et accordéon

On se pose souvent la question : à quel moment Giscard d’Estaing s’est-il construit un destin présidentiel ? À quel instant, s’est-il dit « un jour, je serai chef de l’État » ? Sans doute y a-t-il toujours songé. Néanmoins, il me semble que les choses se sont clairement précisées au milieu des années 1960 : la clé nous est fournie par un brusque changement d’attitude, une manière très personnelle de communiquer.

Grâce aux médias, et singulièrement à la télévision, Giscard s’est bâti la réputation d’un homme compétent, remarquablement intelligent, une sorte de virtuose des questions économiques. Mais quand on prétend à la plus haute charge de l’État, la reconnaissance de la compétence ne suffit pas : elle doit se doubler de la sympathie de l’opinion. Or, malgré tous ses efforts, il peine à se débarrasser de son image de technocrate. Alors, il décide de se faire remarquer par des gestes spectaculaires qui, sous le regard des caméras, à la fois feront l’événement et le rendront plus moderne, plus humain, plus proche des gens.

Et cela commence dès février 1964, où on le voit se faire interviewer en pull-over à la télévision puis regagner en métro son bureau de la rue de Rivoli, après une réunion de son parti, les Républicains indépendants, qui s’est tenue à Vincennes. Un ministre sans chemise blanche et sans cravate, quelle audace ! Un ministre dans les transports en commun, du jamais vu ! Alors, on se dit : quelle mouche a piqué Giscard ? On comprend bientôt qu’il s’agit d’une véritable stratégie médiatique pour accréditer une idée : il faut moderniser la vie politique, en désacraliser les rites, en assouplir les usages, comme aux États-Unis. Et qui pourrait mieux incarner le renouvellement que Giscard lui-même ? Dans les temps qui suivent, il capte l’attention des caméras, faisant du ski à Nice, recevant un cochon en pain d’épice à la foire de Metz, descendant le mont Blanc avec le vainqueur des cimes, Maurice Herzog…

 

Le spectacle giscardien s’apaise, mais cela ne dure guère. Une nouvelle salve de gestes est bientôt enclenchée, précédée, en 1968, par la publication d’une biographie aux accents hagiographiques, signée par son ami Michel Bassi. Lorsque de Gaulle démissionne, en avril 1969, Giscard croit son heure venue. Alors, il demande à son ami Michel Pinton de tester sa candidature présidentielle en commandant un sondage. Il doit vite déchanter : « trop jeune », disent les Français. Le ministre devra attendre. Du coup, il soutient Pompidou. Mais, durant la campagne, il se rappelle au bon souvenir de l’opinion en couvrant les panneaux publicitaires d’une affiche qui étonne, à l’époque. Appelant à voter Pompidou, elle le représente, stylisé, dans un audacieux univers en couleurs aux accents pop art. Giscard, la modernité en image !

Et puis, revenu rue de Rivoli, plus rien ne semble le retenir. Il veut devenir populaire et cela se remarque ! En 1969, il décide de personnaliser le formulaire de déclaration de revenus reçu par chaque Français en y ajoutant quelques mots écrits de sa plume. Il se fait aussi filmer, en chemise à carreaux, pour une émission de télévision, jouant Je cherche fortune à l’accordéon. Il interprète la même mélodie, en 1971, lors du congrès de Toulouse des Républicains indépendants, cette fois en compagnie de deux vedettes populaires, Fernand Raynaud et Pierre Perret. Et puis, en 1973, c’est le feu d’artifice. Il joue de nouveau son « tube » au festival de l’accordéon de Montmorency, entouré d’Yvette Horner et d’André Verchuren. « Si tous les hommes politiques jouaient de l’accordéon, confie-t-il alors à L’Express, on s’entendrait mieux2. » Il adresse un télégramme de félicitations au cycliste Luis Ocana qui vient de triompher du Puy-de-Dôme : « Le souvenir de mémorables tentatives que je faisais à bicyclette, adolescent, me fait regretter de n’avoir pu être au sommet avec vous. » Il se laisse aussi complaisamment filmer sur le terrain de football de Chamalières, en short et chaussures à crampons, puis torse nu sous la douche, après le match. Et puis, il montre tout son intérêt pour la campagne sur les économies d’énergie en économisant lui-même quelques centilitres d’essence : Giscard, en effet, accomplit à pied le chemin qui sépare l’Élysée de son ministère, après un conseil des ministres. Sous l’œil, bien sûr, des cameramen, des reporters, des photographes.

Giscard d’Estaing joue avec les médias, et l’attention qu’il leur porte à partir du printemps 1973 n’est sans doute pas due au hasard. Pompidou est malade, et tout indique qu’il ne pourra terminer son mandat. Il faut être prêt en cas de démission, ou pire. Qui pourrait lui succéder ? Le Président n’envisage pas son départ. Mais, on le sait, il ne veut pas entendre parler de Chaban-Delmas et considère Chirac comme trop jeune ; son tour n’est pas encore venu. Alors, sa raison penche pour Messmer, et son cœur pour Giscard d’Estaing.

Bref, avant même de se lancer dans la bataille électorale de 1974, « VGE » n’a plus grand-chose à apprendre en matière de communication. Alors, bien sûr, on s’amuse ou on s’indigne parfois du spectacle qu’il donne. Mais chacun, dans son for intérieur, le regarde avec envie lorsqu’il le voit si à l’aise sur un plateau de télévision. La télévision : voilà bien la clé de l’élection. Giscard en est persuadé et, avant même de se déclarer candidat, il le dit à son entourage politique : « Allez-y, continuez à structurer les fédérations. Mais ce n’est pas cela qui compte dans une élection présidentielle. Ce qui compte, c’est le style du candidat à la télévision3. »

 

« La France au fond des yeux »

Le 4 avril 1974, c’est le jour des obsèques de Georges Pompidou. Sur le parvis de Notre-Dame, à la fin de la messe de Requiem, un collaborateur de Giscard lui glisse un papier. Il s’agit d’un sondage d’intentions de vote, commandé la veille par son entourage. Le résultat est plus qu’encourageant : il n’est qu’à deux ou trois points de Jacques Chaban-Delmas. Sa décision est prise : il présentera sa candidature. Le jour même, il fait réserver dans toute la France des emplacements publicitaires pour ses futures affiches. Il constitue son équipe, mais reste silencieux, contrairement à Chaban-Delmas qui, cherchant à prendre de vitesse d’éventuels concurrents dans son propre camp, annonce sa candidature à peine Pompidou mis en terre. Giscard en est persuadé : l’ancien Premier ministre, même très contesté chez les gaullistes, ira jusqu’au bout. Alors, il fait mine de soutenir un candidat d’union, Pierre Messmer qui, après avoir montré le bout de son nez, renonce finalement. Giscard a posé ses premières banderilles contre Chaban-Delmas, diviseur de la majorité. Car sa stratégie est simple : il lui faut d’abord parvenir à éliminer son concurrent de la majorité pour mieux, ensuite, apparaître comme le seul rempart contre la gauche qui, le 8 avril, présente un candidat unique, François Mitterrand.

Ce jour-là, Giscard est à Chamalières pour annoncer sa candidature. Dès l’aube, les journalistes jouent des coudes dans la petite ville du Puy-de-Dôme. Le ministre des Finances assouvit leur impatience, en visitant très opportunément un hospice de vieillards. Puis il rentre à la mairie et s’isole. À midi, radios et télévisions sont fin prêtes pour retransmettre son discours. Le contraste est net avec Chaban-Delmas : alors que l’ancien Premier ministre a choisi de rendre publique sa décision par un simple communiqué depuis Paris, le jour des obsèques de Pompidou, Giscard, lui, a attendu que la France ait pleuré son Président et opté pour ses terres d’Auvergne, annonçant sa candidature, entouré de ses administrés, dans une ambiance chaude et enthousiaste.

« Je voudrais regarder la France au fond des yeux, lui dire mon message et écouter le sien. » Voilà ce que retient surtout la presse de son allocution. Mais, en y regardant de plus près, on y décèle toute l’habileté de Giscard, qui se manifeste par l’image comme par les mots.

L’image, d’abord. Dans la salle des fêtes de la mairie trône, comme dans toutes les mairies de France, le portrait de Georges Pompidou, ce jour-là partiellement recouvert d’un crêpe noir. C’est dans son axe qu’est disposée la forêt des seize micros depuis lesquels Giscard s’exprime et la caméra qui le filme. Symboliquement, le candidat parle avec le Président en arrière-plan ; l’ombre protectrice du Président défunt semble désigner son héritier. On ne peut que lever son chapeau devant une telle mise en scène…

Et puis, il y a les mots, judicieusement pesés. Habilement, Giscard d’Estaing commence par évoquer Pompidou : « J’ai pensé et je pense encore que ceux qui s’inspirent de sa mémoire devaient s’associer au deuil du peuple français avant de se préoccuper de sa succession » ; première pique contre Chaban-Delmas ! Expliquant ensuite pourquoi il est candidat, il observe : « Il me paraît d’abord normal que figure dans cette consultation un homme exerçant des fonctions qui lui ont été confiées par le président Pompidou et auquel il a renouvelé sa confiance jusqu’au bout [il insiste sur ces derniers mots]. J’étais prêt à m’effacer devant Pierre Messmer, nommé par lui. Je le lui ai dit. Il peut en donner publiquement acte. » « Jusqu’au bout » : c’est-à-dire contrairement à Chaban-Delmas, désavoué par Pompidou en 1972. Quant à Messmer, que Chaban-Delmas a pris de vitesse, son nom est mentionné à l’attention de l’électorat gaulliste, choqué peut-être par l’attitude de l’ancien Premier ministre. Le « légaliste » Giscard, par ailleurs, propose une « majorité élargie » (sic), de l’UDR aux réformateurs, et peut-être au-delà. Bref, Chaban-Delmas, c’est une part du gaullisme ; Giscard, c’est une part du gaullisme, plus tout le centre de l’échiquier politique, jusqu’aux marges de la gauche qui refuse le Programme commun. Quelques jours plus tard, le 13 avril, le ralliement sur son nom de quatre ministres4 et de trente-neuf parlementaires, conduits par Jacques Chirac, lui donne raison. VGE peut, grâce au « manifeste des 43 », communiquer sur le thème du rassemblement.

Giscard d’Estaing a réussi son entrée en scène. Néanmoins, le chemin est encore long pour conquérir l’Élysée. « Regarder les Français au fond des yeux » suppose à la fois de savoir ce qu’ils pensent, ce qu’ils souhaitent et la manière dont ils jugent sa candidature. C’est pourquoi les sondages jouent, dans sa campagne, un rôle fondamental. Les enquêtes d’opinion ont déterminé sa candidature ; elles guideront la teneur de son discours, mais aussi la nature de son comportement, dans les semaines qui viendront. L’importance que Giscard leur accorde est inscrite dans son organigramme de campagne. Une cellule « Analyse, sondages et orientation de campagne », confiée à Michel Pinton, son ancien condisciple à Polytechnique, fin spécialiste du traitement des données économiques et sociales, est chargée de les scruter à la loupe. Une deuxième cellule, animée par un autre ancien polytechnicien, Lionel Stoléru, et intitulée « Évaluation-sondages », doit en tirer les enseignements tactiques. Ces hommes ne se contentent pas d’examiner dans le détail les quatre ou cinq sondages publiés chaque semaine dans la presse : ils commandent aux instituts des enquêtes de motivations afin de mieux cibler les messages du candidat destinés aux électeurs.

Or, les premiers sondages fournissent des appréciations contrastées. Aux yeux de l’opinion, Giscard d’Estaing est un homme sérieux, cultivé, dynamique, honnête, sincère. On salue en lui la compétence, l’intelligence, l’expérience des affaires de l’État. On lui fait confiance pour développer la croissance. Excellent, donc ! Pas tout à fait. D’abord parce que toutes ces qualités sont celles du ministre de l’Économie et des Finances, ensuite parce que les Français éprouvent de l’admiration, mais pas de sympathie, moins encore d’affection pour lui. Pour la politique sociale, il est le moins bien placé de tous les candidats : or, à cette époque, le pouvoir d’achat et le chômage sont les deux dossiers prioritaires pour l’opinion ! Il fait ses plus mauvais scores chez les jeunes et dans les couches populaires ! Le diagnostic est inquiétant : au fond, pour les Français, Giscard est une sorte d’aristocrate, courtois, distingué, mais froid, un conservateur proche des possédants, un technicien voire un technocrate, sensible aux chiffres mais pas aux réalités humaines. Giscard, dit Marchais à l’époque, « c’est la France des châteaux ». L’opinion n’est pas loin de le croire.

L’objectif est alors clair : sans sacrifier ses atouts, le candidat centriste doit séduire les jeunes comme les ouvriers, montrer, comme il le dit, que « le ministre des Finances est mort », se rapprocher des gens ordinaires, manifester son humanité, ses sentiments, sa générosité, sa chaleur. Bref, il lui faut infléchir son image pour attirer la sympathie des électeurs. Et c’est là qu’interviennent les méthodes du marketing politique.

 

Valéry, Jacinte et Anne-Aymone

Giscard n’a pas les scrupules de Pompidou. Il ne pense pas que les techniques électorales américaines sont, par nature, étrangères à l’esprit politique français. Néanmoins, il ne peut le dire aussi brutalement.

C’est un secret de Polichinelle dans les salons parisiens : au début de sa campagne, le ministre des Finances rencontre Joseph Napolitan, venu tout spécialement des États-Unis pour lui prodiguer quelques conseils. C’est Jean-Jacques Servan-Schreiber qui a servi d’intermédiaire. VGE était déjà fasciné par le mythe Kennedy, mais depuis qu’il a lu son livre paru en 1972, The Election Game and How to Win it, best-seller aux États-Unis, il ne jure plus que par Napolitan. Que lui dit le gourou américain de la communication ? Le secret est bien gardé. Mais, en examinant la campagne de Giscard, on s’aperçoit que sa démarche de communication ressemble à s’y méprendre, sur certains points, à celles qui, depuis longtemps, triomphent outre-Atlantique.

L’une des armes de Giscard, c’est la publicité politique. Elle est essentielle à ses yeux pour modifier son image dans la population, même si, disent les enquêtes d’opinion, l’affiche électorale n’influence directement qu’un Français sur cent au moment de voter. Avant même de se porter candidat, il a demandé à son directeur de cabinet, Victor Chapot, de contacter Jacques Hintzy, de Havas-Conseil. Hintzy n’est pas un néophyte dans l’art de la promotion. Ancien directeur commercial à l’agence Ted Bates et ex-directeur général de Léo Burnett, entré chez Havas-Conseil en 1969, il y a été en charge de très gros contrats, comme ceux de Simca-Chrysler, General Foods, Air France ou Lesieur. Pour l’occasion, il prend un congé, avec la bénédiction du patron d’Havas-Conseil, Jacques Douce, qui lui assure, par ailleurs, le concours de son personnel. Aidé de Jacques Fort (chef de la publicité), Hintzy met alors en place une petite cellule groupant créatifs, techniciens des médias ou de l’affichage, avec Michel Grandjean, chargé du « plan-médias », et les concepteurs Claude Akjaly et Ray Stollerman.

Le temps presse, et l’équipe de Hintzy a peu de temps pour réfléchir. L’affaire doit être bouclée en quelques jours. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que leur tâche n’est pas facilitée par l’entourage politique de Giscard qui les considère comme des intrus. Michel Poniatowski, le directeur de campagne du ministre des Finances, est sans doute l’un de ceux qui leur sont le plus hostiles. Il a son franc-parler et, l’élection passée, il se s’embarrasse pas de gants pour dire tout le mal qu’il pense de Hintzy et de ses amis : « Lorsque le moment de prendre une décision fut venu, j’ai jeté un coup d’œil aux photos retenues par les experts en marketing : toutes plus hideuses les unes que les autres. Selon le cas, le cadrage coupait le haut ou le bas du visage du candidat, ce que nos conseillers trouvaient absolument génial. » Et de décocher une seconde flèche : « Quant à la légende, ils n’avaient rien imaginé de mieux que “Pour la France et les Français, avec Giscard d’Estaing”, c’est-à-dire la copie conforme du slogan inventé par Georges Pompidou, cinq ans auparavant5. »

 

Le candidat donne beaucoup de lui-même et assiste régulièrement aux réunions, celles, du moins, où sont arrêtées les décisions. Il opte pour un premier slogan, « Un vrai Président. Giscard d’Estaing », surmontant un visuel, choisi au milieu d’une dizaine de photos, où il apparaît de face, souriant, en gros plan, costume sombre et chemise blanche. « La photo est bonne, mais il faut couper la calvitie », conseillent les publicitaires. « Inutile, on la passera comme cela », réplique Giscard. Désolés, les communicants s’exécutent. Lorsque l’affiche est apposée, Le Monde y voit « un patron dans le vent, avec ce qu’il faut de familiarité dans la distinction et la bienveillance dans le sourire ». Bienveillance ou ironie ? Car, tout de même, des jours de réflexion et d’accrochages pour en arriver à un mot d’ordre d’une rare fadeur, souligné par une image d’un Giscard en représentant de commerce, on pouvait faire mieux.

Mais, heureusement, Giscard d’Estaing propose qu’on ne s’arrête pas là et qu’on produise une seconde affiche qui, systématiquement sur les panneaux, accompagnera la première. Bien vu : c’est elle que tout le monde va retenir. L’idée vient du candidat lui-même : il en impose le style et l’image. L’année précédente, un magazine lui a consacré un long reportage photographique. Et un des clichés a retenu son attention : on le voit dans un jardin public devisant avec sa fille Jacinte, un jour de printemps ensoleillé. Ils sont tous deux assis sur un banc : lui, de trois quarts face, chemise bleue et cravate de laine ; elle, de profil, queue de cheval et shetland orangé de bon ton. « C’est cette photo que je veux ! », lance Giscard. « Impossible, se récrient les publicitaires, votre fille va attirer l’attention et on ne verra pas le message ». « Le message, c’est l’image. Il n’y aura pas de slogan ». Giscard a tranché : l’affiche se réduit à un visuel uniquement frappé du nom du candidat, « Giscard d’Estaing ». Dès le lendemain, 250 000 placards sont imprimés sur des rotatives que le Syndicat du Livre accepte de faire tourner 24 heures sur 24. Elles sont ensuite expédiées partout en France par camions et même par bimoteurs, avant d’être réparties sur les panneaux publicitaires.

Les médias applaudissent l’idée de génie de Giscard qui assure lui-même la promotion de son visuel : « J’ai voulu que ma fille soit présente sur les affiches, car je trouve qu’une photographie de moi tout seul, cela aurait fait triste », explique-t-il. L’affection d’un père pour sa fille, quelle plus belle image Giscard pouvait-il donner de lui-même pour attirer la sympathie de l’opinion ? Et les passants, qui désignent l’affiche comme la meilleure de la campagne, semblent convaincus. Qu’en retenez-vous ? leur demande l’IFOP. Giscard s’intéresse à la famille, répondent-ils, il se préoccupe des problèmes de la jeunesse, lui-même est jeune, sympathique, décontracté, dynamique.

La tactique du style familial « à l’américaine » n’est pas un accident de parcours. Elle fait partie intégrante de la stratégie de communication. Et tous les membres du foyer sont mis à contribution. Sa femme, d’abord, Anne-Aymone, présente dans tous les meetings, qu’on lit dans la presse, qu’on entend à la radio. Au QG de campagne, rue de la Bienfaisance, elle dispose de son propre bureau. Une épouse dévouée : « J’aide mon mari au mieux de mes possibilités, mais je n’ai pas réellement un rôle à jouer. C’est tout de même lui qui se présente ! », confie-t-elle au Quotidien de Paris. Une future Première dame modeste qui fera honneur à la France : « C’est un rôle représentatif. Il s’agit d’être une bonne maîtresse de maison et même un mannequin », avoue-t-elle au Figaro. Et puis, il y a les filles de Giscard, Jacinte, déjà rencontrée, et Valérie-Anne, l’aînée, âgée de vingt ans, qui l’accompagnent dans les réunions publiques, à la tribune d’honneur. Les lecteurs de la presse populaire savent tout, ou presque, de Valérie-Anne qui, hélas, ne peut suivre son père dans la campagne du second tour, accaparée qu’elle est par ses examens de sortie de Sciences-po qui auront lieu en juin. « Ce n’est pas le moment pour elle de négliger ses études », affirme Giscard, en bon père de famille, soucieux de l’avenir de ses enfants. Enfin, il y a les deux fils, Henri et Louis-Joachim, avec lesquels, le 12 mai, le candidat va assister au match de rugby Béziers-Narbonne, au Parc des Princes : les photographes et les cameramen sont si nombreux autour d’eux qu’ils provoquent une bousculade ; exaspéré, le public finit même par siffler le candidat, un malencontreux épisode que la télévision évite de rapporter.

 

Le cœur des Français

Il ne faut pas être grand clerc pour deviner que l’intérêt soudain de Giscard d’Estaing pour le ballon ovale est davantage lié à la présence des médias au Parc des Princes qu’au mystère de la mêlée ou du placage au sol.

On le sait, la télévision est son arme favorite, et c’est en grande partie autour d’elle qu’est bâtie sa campagne. Le petit écran, alors, écrase tous les autres médias par son influence : 61 % des Français, selon un sondage SOFRES de mai 1974, estiment qu’il est le meilleur outil pour choisir un candidat, contre seulement 13 % pour la presse écrite et 10 % pour la radio. Et plus l’électeur est peu « politisé », plus il plébiscite la télévision. Par ailleurs, les enquêtes d’audience sont formelles : les émissions de la campagne officielle, retransmises simultanément sur les deux premières chaînes, font le plein des téléspectateurs. Comme les autres candidats, Giscard a une heure et demie pour séduire. Alors, on comprend le pari de Giscard, dont Le Point affirme, le 22 avril, qu’il est, après le général de Gaulle, « le meilleur orateur télévisuel que la France ait connu ».

L’intelligence télévisuelle du candidat centriste, c’est d’abord d’avoir compris comment le média fonctionne, singulièrement en période électorale. Outre les interventions directes, face à la caméra, il y a toute cette gamme de reportages sur les faits et gestes de campagne qui sont autant d’occasions de délivrer des messages aux électeurs. Il convient donc de prévoir son action quotidienne au regard de ce qu’en rapportera la télévision. C’est elle qui attestera qu’il dispose d’une authentique popularité.

Et, de ce point de vue, le genre classique du compte rendu de meetings constitue un atout précieux. Giscard d’Estaing ne l’ignore pas : il n’est pas un tribun. Il compense son handicap en tentant de traduire à l’image la chaleur partagée avec le public. Son sourire, hier en demi-teinte, devient éclatant. Il montre son plaisir à prendre des bains de foule. Il salue ses partisans d’un geste ample et souple, lui qui, il n’y a pas si longtemps, paraissait encore si rigide et si distant. Son discours, qu’on jugeait naguère technocratique, est lui-même nourri de mots populaires. Mieux : il s’essaie à l’humour, voire à l’autodérision. À Toulouse, le 29 avril, faisant allusion à son concert d’accordéon de 1971, il commence : « Je suis venu plusieurs fois dans votre ville, et la dernière fois comme musicien… Ce n’est peut-être pas de cette visite-là que vous gardez le meilleur souvenir ! » Rires garantis dans la salle… Et puis, alors qu’on le disait réservé, il s’applique, au plus grand plaisir de ses partisans, à se montrer lyrique, comme lors de son ultime meeting, Porte de Versailles, le 16 mai devant près de cent mille supporters : « Maintenant, il faut gagner. Et nous allons gagner. Il ne faut pas gagner parce qu’il s’agit de moi. Il ne faut même pas gagner parce qu’il s’agit de nous. Il faut gagner parce qu’il s’agit de la France ! » Galvanisées par son enthousiasme, ses troupes l’applaudissent à tout rompre. Il fait encore vibrer les salles en leur faisant reprendre en chœur La Marseillaise et, surtout, Le Chant du départ, hymne révolutionnaire adopté par la Ire armée de De Lattre de Tassigny, devenu le signe de reconnaissance collectif des giscardiens.

Des meetings, Giscard soigne lui-même le moindre détail. Il fait même transporter sa sono dans toutes les villes où il tient une réunion publique. Et si, durant son discours, il repère quelques perturbateurs, un signe discret au technicien suffit pour qu’il pousse à fond les haut-parleurs et couvre ainsi les cris hostiles.

Organisés comme de véritables shows à l’américaine, les meetings sont d’abord montés pour la télévision. Comme dans les réunions électorales des Républicains ou des Démocrates, on repère dans la salle les stars de la chanson ou du cinéma venues manifester publiquement leur soutien au candidat : Philippe Clay, Charles Aznavour, Michel Sardou, Mireille Mathieu, Dani, Michèle Morgan, Gérard Oury ou Johnny Halliday qui, le 1er mai, intimidé comme un premier communiant, offre une botte de muguet à Anne-Aymone, sous les objectifs des photographes6. Et puis, surtout, il y a ces centaines de jeunes, revêtus de tee-shirts « Giscard à la barre » sur lesquels se braquent projecteurs et caméras. L’idée du tee-shirt vient d’Anne d’Ornano, l’épouse de Michel d’Ornano, maire de Deauville, membre de l’état-major giscardien. Commandés en Tchécoslovaquie et en Chine à cinquante mille exemplaires (et vendus chacun dix francs), ils ont eu tellement de succès qu’il a fallu en faire venir plusieurs milliers d’autres. Munis de leur tunique, les jeunes giscardiens ont organisé un cross country au bois de Boulogne, affrété un autobus se déplaçant dans Paris à la rencontre des électeurs, défilé à vélo dans la capitale du ministère des Finances au siège de Giscard d’Estaing, rue de la Bienfaisance, avant de gagner les permanences parisiennes. Et, surtout, ils se montrent au premier rang dans les meetings, y font une haie d’honneur à leur champion, hurlent, s’agitent, crient leur enthousiasme et attestent que Giscard est bien le candidat de la jeunesse ! « Si vous m’élisez, ce sera la France qui, de tous les grands pays du monde, aura le Président le plus jeune », lance-t-il à Marseille, le 27 avril. « La France, je l’ai découverte, c’est la France de la jeunesse », clame-t-il encore à Charenton, le 3 mai.

 

Par le discours et par le geste, Giscard, sous les yeux des Français, s’approprie la jeunesse et tente de séduire les ouvriers. Il finit même par les citer plus souvent que Mitterrand lui-même. Mais il s’applique aussi et surtout à briser son image d’homme froid et lointain. Pour attendrir les Français, l’affiche avec sa fille Jacinte ne suffit pas, pas plus que son contact chaleureux avec le public des meetings, fût-il montré au journal télévisé. Il faut aller plus loin, parler à l’opinion avec son cœur, se révéler, émouvoir. Quelques gestes sont caractéristiques, à cet égard, comme lorsque le 17 mai, avant de clore sa campagne, il rejoint le hameau du Chazelet, dans les Hautes-Alpes, et se mêle à ses soixante-dix habitants : « Je suis ici, car il ne faut pas rechercher seulement le nombre, mais rechercher avant tout les hommes. » Giscard, la sagesse et la paix du Dalaï-Lama, l’esprit d’action en plus, en quelque sorte !

Mais c’est surtout l’intimité des studios de radio ou des plateaux de télévision qu’il choisit pour délivrer son message personnel à chaque Français. Sa plus belle scène de sincérité affective, il la donne dès le 22 avril, lors d’une émission télévisée de la campagne officielle. Il évoque sa candidature, son projet, ses ambitions pour la France, bref rien de bien surprenant. Et puis, au moment de conclure, il change complètement de registre : « On me fait parfois le reproche d’être quelqu’un de froid. Je crois que cela n’est pas vrai. Je crois que je suis quelqu’un de réservé comme sans doute, d’ailleurs, beaucoup d’entre vous. Je suis réservé parce que c’est mon caractère. Et puis aussi parce que je n’aime pas beaucoup rechercher les effets, parce que je n’aime pas en dire trop et parce que tout ce que l’on sent très fortement est difficile à dire. Mais vous savez que les gens réservés ne sentent pas moins que les autres. » Alors, la gorge presque nouée, il lance, comme un aveu : « C’est pourquoi, dans cette campagne, j’ai dit que je voulais regarder la France au fond des yeux, mais je voudrais aussi atteindre son cœur. » Est-il sincère ? Fait-il un grand numéro ? Les avis divergent, mais de tels propos ne laissent pas indifférent.

Reste que le moment n’est pas isolé. Par exemple, le 15 mai, toujours à la télévision, Giscard d’Estaing renoue avec le portrait intime, interrogé par Jacques Chancel. L’animateur de Radioscopie n’a pas son pareil pour dévoiler l’homme secret qui se cache derrière l’homme public. Ses interviews ont la réputation d’être de poignantes séquences d’humanité, à la fois vraies et pudiques. C’est bien pourquoi le candidat l’a sollicité. Il ignore les questions qui lui seront posées et se laisse prendre au jeu. Or, au bout de quelques minutes, Chancel lui demande : « En somme, si vous perdez dimanche, ce sera la première vraie défaite de votre vie ? » Giscard, pris par le rythme de l’émission, s’apprête à répondre lorsque, brusquement, son conseiller pour les affaires de presse, Denis Baudouin, surgit : « Il faut couper cette question ! » Comment laisser supposer que Giscard d’Estaing pourrait échouer ? La sincérité a ses limites. Néanmoins, le candidat ne renonce pas à sa volonté de conquérir les cœurs. Alors, le lendemain, sur RTL, quand on lui demande quel Président il sera si les Français lui font confiance, il répond : « Je souhaite, si je suis élu, faire que le contact quotidien avec les Français reste un contact très simple. Moi, j’ai l’intention de me promener dans la rue, j’ai l’intention d’aller me promener à la campagne et de le faire comme tous les Français. »

Au bout du compte, Giscard d’Estaing a-t-il atteint son but ? Est-il parvenu à changer son image ? Sûrement un peu, mais pas dans les proportions espérées. Les jeunes et les ouvriers votent majoritairement pour Mitterrand. Les téléspectateurs le jugent plus sympathique et plus sincère qu’avant ; mais, sur ce registre aussi, le candidat de la gauche unie fait mieux. Et quand on demande aux Français : « En dehors de vos opinions politiques et de celles des trois candidats, lequel des trois préféreriez-vous le plus avoir comme ami ? », Giscard d’Estaing (28 %) n’arrive qu’en deuxième position, certes devant Chaban-Delmas (16 %), mais derrière Mitterrand (29 %). Difficile de dire si, oui ou non, le candidat centriste a tiré profit d’une bonne communication. En revanche, au premier tour, il a sans doute bénéficié de la campagne calamiteuse de son rival de la majorité, Jacques Chaban-Delmas.

 

Malraux, un espoir déçu

Cela commence dans un rêve et se termine comme un cauchemar. Quand Chaban-Delmas part en campagne, tous les espoirs lui sont permis. Il paraît le mieux placé pour défendre les couleurs de la majorité. Mais à peine Giscard a-t-il annoncé sa candidature qu’il le rejoint et le dépasse dans les sondages. L’ancien Premier ministre ne s’inquiète pas et ne change rien, ni à son discours ni à son comportement. Mais, à partir du 20 avril, c’est la dégringolade : il accuse dix points de retard sur Giscard, puis douze, puis treize… Les analystes politiques inventent même un terme pour caractériser une telle déconfiture : la « chabanisation ». Les enquêtes d’opinion se trompent, hurlent ses partisans : elles sont même conspuées dans les meetings, au cri de : « Les sondages à la mer ! » Mais cela ne modifie en rien la sévère réalité : avec 14,5 % des suffrages au premier tour, le candidat gaulliste accuse plus de dix-sept points de retard sur son concurrent de la majorité (32,9 %). On ne peut évidemment réduire un pareil échec à une erreur ou une série d’erreurs de communication ; mais il est impossible, de même, d’en minimiser totalement la portée.

Le visage de Chaban-Delmas est le premier que les Français découvrent sur les murs de France. Pendant quelques jours, il monopolise les panneaux publicitaires 4x3, en attendant que Valéry et Jacinte viennent l’y concurrencer. Les plus malveillants prétendent même que son affiche, conçue par une équipe de l’agence Havas, est prête depuis janvier. Il faut dire que, dans cette campagne, tous les coups bas sont permis, y compris sur le chapitre de la vie personnelle : le candidat s’est marié trois fois, et l’image du divorcé, « homme à femmes », choque la France rigoriste et catholique. Giscard, lui, a communié à Notre-Dame, le jour des obsèques de Pompidou !

Le slogan de l’affiche promet la continuité, non avec Pompidou, mais avec la politique conduite entre 1969 et 1972 : « Pour une nouvelle société ». Chaban-Delmas propose donc de poursuivre un projet qu’il n’a pu faire aboutir quand il était Premier ministre. Les gaullistes pompidoliens apprécieront… Surtout, il y a cette image en noir et blanc qui se dégage d’un fond en couleur : le portrait du candidat, pris de trois quarts. C’est à peine s’il esquisse un sourire. Chaban-Delmas est comme statufié. Les Français ne s’y trompent pas. Comment le trouvez-vous ? leur demande l’IFOP. Sûr de lui, digne, sérieux, et même sévère. Où est passé le Chaban-Delmas moderne, dynamique, fonceur, souriant, gai, respirant la joie de vivre, l’homme toujours prompt à faire bouger les choses ? Alors, quand arrivent les affiches de Giscard, le contraste saute aux yeux : Chaban-Delmas est devenu austère. Ce n’est qu’une affiche, dira-t-on. Sans doute, mais elle est tellement présente dans les villes et sur les routes du pays qu’elle marque nécessairement les esprits. D’autant que, dans sa campagne, c’est bien cette image-là que Chaban-Delmas donne à voir. Ses conseillers l’ont peaufinée, et ils en sont fiers.

Des conseillers en communication, professionnels ou amateurs, techniciens ou confidents, amis d’un jour ou amis de toujours, l’ancien Premier ministre en aura beaucoup entendu durant la campagne. Chacun veut mettre son grain de sel et modeler l’image du Prince. L’affaire est d’autant plus compliquée que l’état-major de Chaban-Delmas est éclaté en trois équipes qui ne partagent pas nécessairement le même point de vue et se livrent à une forme de compétition parfois infantile. Le débat fait rage entre ceux qui affirment : « Chaban ne doit rien changer et rester naturel » et ceux qui prétendent : « Il faut revoir son image de fond en comble ». Or, c’est le second camp qui finit par l’emporter. Mais, même ici, on ne s’entend guère et les susceptibilités des uns et des autres desservent Chaban-Delmas. Le climat n’est pas au beau fixe entre, d’un côté, Philippe Guilhaume, Georges Roquette, les hommes d’Havas envoyés par Jacques Douce, et, de l’autre, le spécialiste bien connu en marketing politique, Michel Bongrand. C’est à celui qui pèsera le plus dans le changement d’image de l’ancien Premier ministre.

 

Caractéristique, à cet égard, est le chapitre de la télévision. On sait combien la caméra terrorise Chaban-Delmas. Au début, le conseiller en image est Roland Dhordain, nommé directeur de la première chaîne de télévision après le départ de Desgraupes, en 1972. Du média audiovisuel, il connaît toutes les ficelles. Il est surtout persuadé qu’au fond le candidat doit rester lui-même. On n’effacera pas tous ses défauts, mais on peut cultiver le naturel et la spontanéité. Pour cela, il faut le mettre en confiance, lui expliquer le fonctionnement de la télévision, améliorer, si faire se peut, sa diction, sans pour autant lui demander de produire un numéro d’acteur. Mais Dhordain, exaspéré d’être constamment court-circuité par des conseillers concurrents, finit par renoncer.

Le balancier penche alors dans l’autre sens. Et ce sont désormais Guilhaume et Bongrand qui, malgré leurs tiraillements personnels, bâtissent son image. Guilhaume le guide sur les plateaux de télévision, Bongrand se met à rédiger ses discours ; sur leurs conseils, Chaban-Delmas rencontre Yves Furet, professeur de comédie réputé, qui prépare les élèves à l’entrée au Conservatoire. Furet fait ce qu’il peut, mais Chaban-Delmas, à l’écran, paraît plus solennel, plus ampoulé que jamais. Chacun y va de son conseil, y compris ses amis du show-business, Henri Verneuil, Guy Mardel, Guy Lux. Ils veulent l’aider et se réunissent un soir autour de Philippe Guilhaume. Des idées jaillissent. Et si l’on demandait aux téléspectateurs de lui envoyer des questions auxquelles il répondrait au cours de ses émissions ? Et si, à chaque prestation, Chaban créait la surprise, par exemple avec un invité ?

Ce vœu, en effet, est réalisé un jour, et c’est un désastre. Le 24 avril 1974, Chaban-Delmas apparaît à l’antenne en compagnie d’André Malraux. Malraux, le grand Malraux, le gaulliste Malraux, par sa seule présence, par son seul verbe, balaiera d’un coup tous les prétendants à l’héritage de la Ve République ! Chaban-Delmas restera seul en lice ! Une fausse bonne idée, en fait. D’abord, l’enregistrement se déroule dans les pires conditions. En raison du tirage au sort, il a lieu à 8 heures du matin. Malraux arrive sur le plateau le visage défait par la fatigue, le regard embrumé de sommeil. Et puis, surtout, on reste frappé par le déroulement de l’émission elle-même, tout à fait stupéfiante en vérité. À peine a-t-elle commencé que le candidat donne la parole à l’auteur de L’Espoir. Il ignore ce qu’il va dire, mais il est vite édifié. L’élocution plus incertaine et le souffle plus court que jamais, Malraux se lance dans un discours totalement incompréhensible sur la jeunesse et la société du futur, suggérant même, un moment, de remplacer le livre par la télévision, au grand étonnement de l’auditeur. Les plans de coupe sont catastrophiques : l’ancien Premier ministre est figé, l’œil noir, le sourcil froncé. Que pense-t-il à cet instant ? Malraux poursuit une démonstration d’une rare confusion et achève son interminable intervention en précisant que seul Chaban-Delmas est capable de réformer l’école dans le sens qu’il a indiqué (lequel ? peut légitimement se demander le téléspectateur). La caméra revient alors sur le candidat qui déclare, avec une solennité qui confine au ridicule : « Oui, je le ferai comme, avec le général de Gaulle, nous avons toujours fait ce que nous devions faire. » Rideau. Dans le camp de Chaban-Delmas, les plus lucides sont atterrés.

Le vent d’affolement qui souffle dans l’entourage du candidat gaulliste n’est évidemment pas étranger à sa chute vertigineuse dans les sondages. Au début de la campagne, il a arrêté une stratégie et n’en démord pas : sa cible, c’est Mitterrand. Autrement dit, il se prépare au second tour et ignore Giscard d’Estaing. Chaque meeting, comme un rite, est alors l’occasion de s’attaquer à l’ennemi socialo-communiste. Dans des salles qui paraissent toujours exiguës, à l’ombre de son affiche qui domine la scène, il parle pesamment, sans enthousiasme, à un public âgé, très âgé, qui l’écoute sagement. Quelle tristesse, comparé aux réunions publiques de Giscard d’Estaing !

Et puis, au bout de deux semaines de campagne, il change de tactique et de comportement. Le tournant est noté par les médias qui le situent le 19 avril, dans la réunion tenue au Havre. Expédiant habituellement ses discours en trois quarts d’heure, il parle ici une heure et demie, avec chaleur et même un certain lyrisme. Il va désormais à la rencontre directe avec le public. Il sourit. Les piques contre Giscard se multiplient : « Il faut regarder la France au fond des yeux, mais pas au point de l’hypnotiser » ; « Avec Giscard, c’est la France coupée en deux, le trouble assuré ». Ses meetings changent alors totalement de physionomie. À Marseille, pour sa dernière grande réunion publique, le 4 mai, Chaban-Delmas apparaît, le visage éclatant. Et tandis qu’il prend un bain de foule avant de monter à la tribune, des jeunes, nombreux, mis au premier rang et munis de tee-shirts blancs à l’effigie de leur champion, comme dans les réunions giscardiennes, s’agitent, applaudissent, se font entendre. Le candidat gaulliste les laisse hurler des slogans hostiles à Giscard et à Chirac : « Giscard au placard ! », « Chirac trahison ! ».

 

Tranquille, solennelle, éteinte, la campagne est devenue offensive et vibrante. Trop tard et trop maladroitement. La « majorité silencieuse » qui pouvait l’appuyer ne goûte guère la polémique politique et les médias donnent de lui l’image du perdant probable. L’homme qui voulait rassembler se trouve pris en étau entre la gauche et Giscard d’Estaing, devenu, dans son discours, le leader de la droite. À bout d’arguments, il invoque la menace d’un retour à la IVe République, comme Pompidou en 1969 : mais, pour les Français, le ministre des Finances ne s’identifie pas à Poher. Bref, le message de Chaban-Delmas, hésitant puis radicalisé, ballotté par des sondages de plus en plus défavorables, brouille les repères de l’électorat.

« Je n’arrive pas à trouver mon image », confie Chaban-Delmas à Jacques Fauvet, le patron du Monde, au cours de la campagne. Sur ce plan, il n’a été aidé ni par les conditions de l’élection, ni par ses conseillers, ni par lui-même. L’ancien Premier ministre aura été comme paralysé par l’enjeu, incapable de surmonter ses émotions, et jugé finalement inconséquent par l’électorat, comme ce soir de débat sur Europe 1 face à Mitterrand où il annonça qu’il chiffrerait les promesses du candidat de gauche et ne le fit pas. C’est le genre d’erreur qu’on ne pardonne pas, surtout quand on a bâti toute sa stratégie sur la ruine qu’entraînerait l’arrivée de la gauche au pouvoir.

 

Mitterrand : marketing en mode mineur ?

Une image, Mitterrand, lui, en a une, et les enquêtes d’opinion l’indiquent clairement : il est le champion de la justice sociale, le leader crédible de la gauche. Néanmoins, dans une présidentielle, il ne suffit pas de rassembler son camp au premier tour. Il faut passer la barre des 50 % au second. Et là, l’image personnelle compte aussi pour convaincre des électeurs qui, spontanément, ne vous ont pas fait confiance. Encore faut-il savoir, dans le détail, ce que les citoyens pensent de vous. C’est là que les techniques de communication prennent toute leur importance.

Au PS, on se méfie instinctivement de méthodes qui s’assimilent d’un peu trop près aux procédés commerciaux et qui transportent avec elles le parfum du marketing à l’américaine. Toutefois, Mitterrand cède aux pressions d’un homme qui a sa confiance, Claude Perdriel, le patron du Nouvel Observateur. Dans l’organigramme de campagne, il est officiellement chargé du secteur « Affiches, professions de foi, slogans » et « conseiller technique en conception-animateur », ce qui l’amène aussi à s’occuper des sondages. Les méthodes américaines, il les connaît bien. Il est même allé les étudier sur place. Aux États-Unis, il a rencontré les membres de l’équipe du démocrate McGovern qui, en 1972, s’est présenté contre Nixon. Et il en a rapporté quelques convictions, notamment en matière de sondages, essentiels à ses yeux pour construire la communication du candidat.

Dans le camp du candidat de gauche, la démarche est conduite dans le plus grand secret : Perdriel commande à la SOFRES une enquête de motivations de vote au moment même où Mitterrand se lance dans la course à l’Élysée. Menée entre le 10 et le 16 avril, elle est particulièrement instructive. D’emblée, elle montre la confiance des électeurs socialistes, on pouvait s’y attendre, mais aussi des électeurs communistes, ce qui n’était pas gagné d’avance. Et ce, quel que soit le sujet. Du coup, l’équipe de Mitterrand lui conseille de politiser au maximum sa campagne, d’assumer l’alliance avec le Parti communiste, de développer ses propositions concrètes en matière de politique sociale, son point fort. Ne pas cacher l’alliance avec le PCF, la revendiquer au contraire : c’est ce que fait Mitterrand en menant un meeting commun avec les communistes (et les radicaux de gauche), le 25 avril, ou en invitant Georges Marchais aux côtés du radical Robert Fabre et du socialiste Pierre Mauroy lors d’une émission télévisée, le 26 avril.

L’enquête indique pourtant quelques faiblesses dans l’électorat potentiel de Mitterrand. Les ouvriers, les employés, les jeunes semblent acquis. En revanche, il reste beaucoup à faire pour convaincre les femmes (d’ouvriers et d’agriculteurs, entre autres), les cadres (notamment les cadres moyens), les personnes âgées. On comprend mieux alors pourquoi il cible son discours dans leur direction. Prenons l’exemple des femmes. Le 22 avril, il organise une conférence de presse, annoncée comme importante, sur « Les femmes dans la société et ses responsabilités ». Dans ses meetings, les femmes sont très présentes, au premier rang comme dans ses propos. Et, le 11 mai, il consacre toute son émission télévisée aux femmes, invitant même à ses côtés son épouse, Danielle. Est-ce efficace ? En tout cas, si l’on en croit les sondages, c’est dans l’électorat féminin que Mitterrand fait sa meilleure percée.

Au fond, la plus grande faiblesse de Mitterrand réside dans son image personnelle. Certes, les Français disent qu’il est plus proche de leurs préoccupations quotidiennes que Giscard d’Estaing ou que Chaban-Delmas. Mais ils lui reprochent aussi son manque de chaleur humaine. Le candidat s’applique alors à y remédier sur son terrain de prédilection, les meetings. On se souvient encore de lui dans sa campagne de 1965. Froid et distant, il refusait parfois de signer des autographes et ne montrait aucun empressement – le mot est faible – à serrer les mains qui se tendaient. Or, en 1974, il paraît métamorphosé. Souriant, il semble heureux de prendre des bains de foule, d’embrasser les enfants, de distribuer des roses aux vieilles dames.

Manque de chaleur humaine ? Mitterrand, lui aussi, mobilise sa famille, et d’abord Danielle qui l’accompagne dans ses déplacements et, à l’instar d’Anne-Aymone Giscard d’Estaing, répond, elle aussi, aux questions de Christiane Collange, sur Europe 1. Il va même jusqu’à poser à la une de Paris-Match, une rose à la main : on imagine la douce violence qu’il doit s’infliger face au photographe ! Et, comme Giscard, il recourt aux artistes qui montrent, par leur présence dans les meetings, leur confiance et leur affection : Juliette Gréco, Dalida, Mouloudji, Jean Ferrat, Michel Piccoli, François Deguelt, Maurice Birault… Et puis, agacé par le numéro de Giscard d’Estaing expliquant qu’il voulait « atteindre le cœur des Français », il décide, le 24 avril, de parler de lui à la télévision, interrogé par Maurice Séveno. À sa façon, qui tient tout de même davantage de l’autobiographie sèche que du portrait intimiste : « Je suis marié depuis trente ans. C’était en octobre 1944. C’est-à-dire, c’était la guerre. J’ai épousé une jeune fille que j’ai connue… elle était infirmière dans un maquis. Elle avait la Croix de guerre à dix-sept ans. On s’est mariés. Nous avons eu trois enfants. Nous en avons deux aujourd’hui, deux garçons. Ils ont vingt-sept et vingt-cinq ans. Nous vivons tous ensemble. Il n’y a pas de conflit de générations chez moi. » On n’en saura pas plus. Mitterrand a pris soin de ne citer aucun prénom, marquant symboliquement sa différence avec son concurrent.

Satisfaite des enseignements de la première enquête de motivation, l’équipe de Mitterrand en commande une seconde à la SOFRES, au début de la campagne du premier tour. Elle aussi très instructive, elle guide la préparation au face-à-face qui doit opposer Mitterrand à Giscard d’Estaing. Que révèle l’enquête ? D’abord, en quelques semaines, le candidat de la gauche unie a marqué des points personnels essentiels : on le trouve plus sympathique et on lui reconnaît de réelles qualités de chef d’État. Voilà qui est très encourageant. Ensuite, elle montre que l’élection se fera, en premier lieu, sur les questions sociales, la hausse des prix, les problèmes d’emploi. L’équipe de Mitterrand en tire une leçon : le candidat doit absolument éviter de se laisser enfermer dans des débats économiques théoriques et toujours ramener les questions sociales à la réalité quotidienne des Français. Et puis, la SOFRES apporte une autre donnée précieuse : environ 15 % de l’électorat de Chaban-Delmas s’interroge sur son attitude au second tour. Composé de vieux gaullistes, il ne veut pas voter Giscard, mais n’est pas prêt pour autant à faire confiance à Mitterrand. Le candidat de gauche en est sûr : l’élection se jouera à quelques centaines de milliers de voix près. C’est cet électorat-là qu’il faut conquérir, en lui parlant de paix sociale, de rassemblement populaire, d’indépendance nationale. Ce n’est pas un hasard, alors, si, brusquement, Mitterrand tente d’assimiler Giscard à la droite la plus réactionnaire : Giscard, l’aristocrate, c’est la France d’avant 1789, voire la France de Vichy. Enfin, l’enquête montre des carences dans l’électorat le plus âgé. Alors, soudain, Mitterrand sort de son chapeau une « charte du troisième âge » qui fait l’objet d’une communication toute particulière auprès des médias.

 

En 1974, Mitterrand se convertit donc aux sondages pour entamer son dialogue avec l’opinion. Mais faut-il aller plus loin et s’engager franchement dans le marketing politique ? Claude Perdriel parvient à convaincre l’état-major de Mitterrand d’adopter une technique qui a fait ses preuves depuis longtemps aux États-Unis pour recueillir des fonds et toucher personnellement l’électeur : le mailing ou publipostage. Ce projet est d’ailleurs entièrement encadré par l’équipe du Nouvel Observateur, Perdriel mettant à contribution ses collaborateurs, parmi lesquels Jean-Claude Rossignol, Dominique Roussel ou Bernard Villeneuve. Au total, plus de deux millions de courriers sont adressés, délivrant un message politique et proposant un soutien financier. Plusieurs projets sont mis au point, certains rédigés par Guy Sitbon ou Pierre Bénichou, par exemple, d’autres par l’agence Action, spécialisée dans la vente par correspondance et installée dans le même immeuble que Le Nouvel Observateur, rue d’Aboukir. Le « retour » n’est pas négligeable, puisque l’équipe de Mitterrand reçoit cent dix mille lettres qui répondent par l’envoi d’un chèque (dont un tiers durant la campagne de l’entre-deux-tours).

Pour l’affichage commercial, Perdriel a beaucoup plus de mal à faire adopter ses propositions, malgré l’aide de Jean-Pierre Audour, publicitaire de l’agence Havas, et proche du candidat. Les politiques montrent immédiatement leurs réticences, à commencer par Georges Sarre, responsable de la commission nationale propagande au PS. Bien sûr, on manque d’argent. Mais on ne veut pas se mêler à Chaban-Delmas et Giscard d’Estaing en rivalisant dans l’affichage commercial. L’électorat ne le comprendrait pas ! Certes, mais il ne faut pas non plus écarter l’idée que les politiques ne veulent pas perdre la main face aux publicitaires. On a vu ce qu’il en était dans le camp de Giscard ; dans celui de Mitterrand, on n’est pas moins méfiant à l’égard des « vendeurs de lessive ».

Et cela se manifeste dès le choix du slogan. Au lendemain de la candidature de Mitterrand, Perdriel fait tester par la SOFRES : « Changez la France avec François Mitterrand. » Il a le mérite de mettre en avant l’action politique, de valoriser le thème du changement – de la politique comme des hommes qui assument les responsables –, d’être facilement mémorisable. Les personnes interrogées lui réservent un accueil favorable. Tout va bien, alors ? Eh bien, non. Trop personnalisé, trop accrocheur, trop commercial, disent les politiques. Les socialistes choisissent : « La seule idée de la droite, garder le pouvoir. Mon premier projet, vous le rendre. » Voilà bien la gauche modeste, si modeste que le portrait de François Mitterrand en contrebas de l’affiche paraît minuscule, comme emprisonné à l’intérieur d’un photomaton. Il n’y a plus qu’à diffuser l’affiche, apposée sur seulement 5 500 panneaux publicitaires. Pour le reste, on compte sur les militants qui ont à leur disposition 1,3 million de placards en petit format.

À l’amorce de la campagne de second tour, le même scénario se produit. On teste « François Mitterrand, vous serez notre Président » pour finalement choisir : « François Mitterrand. Un Président pour tous les Français ». Quelle originalité ! C’était déjà le slogan d’Alain Poher en 1969 ! Mais les socialistes ne sont pas au bout de leur peine. Car, tandis que l’affiche est sous presse, ils découvrent celle de Giscard d’Estaing, le 6 mai au matin : « Giscard d’Estaing. Le Président de tous les Français ». Décidément, les états-majors des candidats ont rivalisé d’imagination. L’équipe de Mitterrand peut se mordre les doigts. Un seul mot change, un tout petit article : « un » dans un cas, « le » dans l’autre. Quelle importance, après tout ? Le problème, c’est que deux mots d’ordre si proches incitent à la comparaison : or Giscard d’Estaing semble convaincu de sa victoire, alors que Mitterrand, le modeste, n’émet qu’une hypothèse. Heureusement, les plus raisonnables expliquent qu’une élection ne se joue pas sur un article, fût-il défini ou indéfini. En revanche, tout le monde pense que le face-à-face Mitterrand-Giscard du 10 mai 1974 sera décisif. Car, à ce moment-là, les deux candidats sont au coude à coude dans les sondages.

 

Vous avez dit monopole du cœur ?

« Duel à l’américaine » titre Le Quotidien de Paris à la veille de la rencontre. Et Philippe Labro, fin connaisseur des États-Unis, rappelle, dans les colonnes du journal, que Kennedy, en 1960, a « fait basculer l’élection » en gagnant une confrontation identique face à Nixon. Relativisons tout de même le parallèle. Certes, l’ombre des États-Unis pèse sur ce rendez-vous « historique », mais, à vrai dire, le modèle américain ne doit pas grand-chose au débat du 10 mai. D’abord, parce que, avec À armes égales puis avec Les Trois Vérités qui lui a succédé, la télévision française a créé sa propre tradition du débat contradictoire : ce sont, d’ailleurs, les producteurs de cette dernière émission qui finissent par convaincre les deux candidats d’accepter le principe du face-à-face. Ensuite, parce que les radios privées (Europe 1, RTL, Radio Monte-Carlo) ont montré l’exemple durant la campagne : Mitterrand et Giscard d’Estaing se sont ainsi affrontés à deux reprises, le 25 avril sur Radio Monte-Carlo (émission retransmise également du Télé Monte-Carlo) et le 2 mai sur RTL. Enfin, parce que les règles, en France, ne sont pas les mêmes qu’aux États-Unis. Ici, au cours de la campagne du second tour, les deux candidats ne se rencontrent qu’une seule fois devant les caméras (et les micros des radios, faut-il préciser). Contrairement au cas américain, ils se parlent directement.

 

Les jours et les heures qui précèdent une telle rencontre sont naturellement l’occasion d’un grand numéro de bluff. On bute sur la date : les producteurs proposent le mercredi 8 mai, veille de l’ouverture officielle de la campagne du deuxième tour. Trop tôt, rétorque l’équipe de Giscard d’Estaing qui, sûre des qualités télévisuelles de son champion, souhaite que l’émission ait lieu le plus tard possible pour conserver tout son impact sur l’électeur : le 13 mai, par exemple. Puisqu’il en est ainsi, menace le camp opposé, Mitterrand se présentera seul sur le plateau le 8 mai. Finalement, on trouve le compromis du 10 mai. Les protagonistes s’affrontent aussi sur la durée de l’émission7 : une heure tout au plus suffit, prétend Giscard d’Estaing ; une heure trente au moins, réplique Mitterrand qui veut aborder tous les sujets nécessaires et ne pas se laisser piéger par les seules questions économiques, domaine réputé d’excellence du ministre des Finances. On transigera sur une heure trente tout juste, en abordant les questions économiques comme les institutions et les libertés ou la politique étrangère (finalement sacrifiée, faute de temps) ; cinq minutes seront consacrées aux conclusions. On pinaille aussi sur le nom des animateurs. Marceau Long, le directeur de l’ORTF, propose une liste de quatorze journalistes. Chaque candidat raye à son tour ; seul Léon Zitrone parvient à sauver sa tête. Mais imagine-t-on le spécialiste des courses hippiques animer un tel débat ? Giscard « à l’extérieur » et Mitterrand à « la corde » n’y survivraient pas ! Alors, Marceau Long se remet à l’ouvrage. À force de patience, il parvient à convaincre les candidats de choisir Jacqueline Baudrier et Alain Duhamel. De toute façon, leur rôle se limitera à lancer les thèmes et à jouer les chronométreurs. Mais ce n’est pas fini : car il faut encore s’entendre sur la mise en scène. On choisira un décor sobre : une table au bout de laquelle prendront place les débatteurs ; perpendiculairement, les journalistes ; au fond, un rideau orange frappé du sigle de l’ORTF. Difficile de faire plus dépouillé. Quant au réalisateur, Georges Bénamou, il aura droit à trois plans possibles : large, moyen, rapproché ; mais pas de gros plans, Mitterrand n’en veut pas. Ouf ! Marceau Long est soulagé.

 

Le soir du 10 mai, les rues des villes et des villages de France sont vides. On regarde, on écoute le débat au sommet. Vingt-trois millions de téléspectateurs (vingt en fin d’émission), soit 71 % du public potentiel, et peut-être sept millions d’auditeurs sont devant leur poste de télévision ou à côté de leur récepteur de radio pour jauger les candidats. Chacun a préparé son intervention avec son équipe. Chez Giscard d’Estaing, par exemple, la veille, durant plus d’une heure et demie, Jean Serisé, Paul Mentré, Denis Baudouin ont soumis le candidat au jeu implacable des questions. On a aussi défini une stratégie et répété des formules-chocs. Il faudra les faire jaillir au bon moment. Mais Giscard, on le sait, est un professionnel de la télévision. Mitterrand, en revanche…

Ce soir-là, Giscard d’Estaing gagne le tirage au sort. C’est lui qui parle le premier et fixe les règles de l’échange : il consacrera la moitié de son temps à présenter son projet, l’autre à contester celui de son adversaire et, à chaque intervention, lui posera une question. Mitterrand accepte le principe.

À chacun sa stratégie. Le candidat de l’union de la gauche a bien étudié les sondages : il cherchera à identifier son rival à la droite la plus réactionnaire, à lui faire assumer les échecs passés (le changement, c’est Mitterrand), à se faire le champion du social en parlant de la vie quotidienne des Français, à rassurer sur l’union de la gauche en marginalisant le parti de Georges Marchais au profit du « peuple » communiste (mettant son concurrent dans l’embarras : comment, lui qui souhaite se donner une image de rassembleur, pourrait-il ostraciser un électeur sur cinq ?). Pour Giscard d’Estaing, qui veut incarner le changement – « sans risque », précise-t-il –, il s’agit d’abord de contraindre Mitterrand à parler d’avenir, donnant ainsi un aspect passéiste à ses attaques et l’obligeant à évoquer à la fois la présence de ministres communistes dans son gouvernement et les bouleversements économiques induits par l’arrivée de la gauche au pouvoir, propres à inquiéter les Français.

Durant tout le face-à-face, Giscard d’Estaing questionne et Mitterrand se justifie ; le premier ne dit quasiment rien de son projet et attend l’erreur que commettra le candidat de gauche. Elle semble venir au moment où celui-ci fait un lapsus, en parlant de « SMIC » en 1950 (en fait, créé en 1969) au lieu du « SMIG ». Faute vénielle, mais qui permet au ministre des Finances de suggérer l’incompétence de son rival dans le domaine économique. « À partir du moment où nous parlons de chiffres, il faut parler de chiffres exacts », conclut-il après un échange un peu tendu. Mais là n’est peut-être pas l’essentiel. Car l’habileté de Giscard est de savoir mettre en œuvre sa stratégie sur « l’avenir ». La première pique intervient au bout d’une demi-heure : il ne lâchera plus Mitterrand sur ce thème jusqu’au terme de l’émission. Qu’on en juge :

38e minute : « M. Mitterrand part d’un raisonnement sur le passé. Et j’aurais préféré, je lui dis, que nous parlions de l’avenir. Je n’arrive pas à le faire parler de l’avenir. C’est impossible. Il parle toujours du passé » [il fixe la caméra].

42e minute : « Vous ne parlez pas du futur, parce que vous ne pouvez pas parler du futur. »

48e minute : « Les Français ne veulent pas refaire l’élection de 1965. Ils veulent faire l’élection de 1974. »

56e minute : « Nous sommes encore en 1945. Il est temps d’en venir à 1974. »

59e minute : « J’ai noté que dès qu’il s’agissait de parler de l’avenir, vous ne pouviez pas en parler, monsieur Mitterrand. Vous n’en parlez pas. Il y a déjà une heure que nous sommes ici… »

1h04 : « Je note, parce que c’est important, qu’il est impossible avec vous d’avoir un débat sur l’avenir. C’est impossible. C’est un débat de contentieux sur le passé. Vous êtes un homme du passé par toutes vos fibres. Et lorsqu’on vous parle d’avenir, on ne peut pas vous intéresser […]. C’est le seul [terrain] qui m’intéresse, monsieur Mitterrand. »

Et l’estocade en conclusion : « Ce qui m’a frappé, ce qui me frappe dans ce débat, monsieur Mitterrand, je vous le dis très simplement, c’est que vous êtes un homme du passé. C’est ce qui m’a frappé. J’aurais souhaité que nous parlions de l’avenir, j’aurais souhaité trois fois (sic). Je ne peux pas parler de l’avenir avec vous. J’ai l’impression que l’avenir, ça ne vous intéresse pas. »

 

Giscard d’Estaing parle vite et simplement. Il laisse Mitterrand développer son argumentation, l’ignore, le ramène constamment sur le sujet délicat de la présence des communistes au pouvoir, propre à effrayer l’électorat flottant. Donnant du rythme à l’émission par une tactique de l’interruption, il fait entrer le réalisateur dans son jeu : Giscard d’Estaing intervenant alors que Mitterrand a la parole, il ouvre son micro, multiplie les plans larges, puis les plans de coupe sur le ministre des Finances, avant de se raviser.

 

Du débat, la mémoire collective a retenu une formule symbolique, « le monopole du cœur ». Après 1h13 d’émission, Giscard d’Estaing, en effet, réplique à Mitterrand qui vient d’évoquer, avec lyrisme, « l’admirable aventure » du progrès social : « D’abord, je vais vous dire quelque chose. [il parle lentement et assène ses mots avec gravité] Je trouve toujours choquant et blessant de s’arroger le monopole du cœur. Vous n’avez pas, monsieur Mitterrand, le monopole du cœur, vous ne l’avez pas. [Mitterrand en voix off : « Sûrement pas… »]. J’ai un cœur, comme le vôtre, qui bat à sa cadence et qui est le mien. Vous n’avez pas le monopole du cœur. Et ne parlez pas aux Français de cette façon, si blessante pour les autres ». 1h13 : il était temps ! Tardivement prononcée, singulièrement décalée par rapport au débat, arrivant « comme un cheveu sur la soupe », comme dirait le bon sens populaire, la petite phrase ressemble à ces formules répétées qu’il fallait absolument placer avant que l’émission ne se termine. C’est vrai, elle fait écho à ce qu’avait dit Giscard à la télévision, le 22 avril, lorsqu’il avait déclaré vouloir atteindre le cœur des Français. Il n’en est pas moins vrai qu’il a préparé le terrain au début du débat en affirmant : « Je représente des électeurs aussi modestes que les vôtres […]. Nous avons chacun le droit de défendre la France qui travaille ». Certes. Mais cette formule passée à la postérité… la plupart des journalistes l’ignorent, le lendemain ! L’accroche retenue est celle où Giscard qualifie Mitterrand d’« homme du passé ». Il faut plusieurs jours avant que la presse ne relève la formule historique, aidée peut-être par le candidat centriste qui a beaucoup contribué lui-même au mythe du « monopole du cœur ».

La seule question qui intéresse immédiatement la presse se limite à trois mots : qui a gagné ? La question brûle toutes les lèvres au terme du duel. L’émission à peine achevée, RTL organise une consultation auprès de journalistes et spécialistes de télévision, français et américains : Giscard d’Estaing obtient la meilleure note (391 contre 344). Il surpasse Mitterrand dans le domaine de l’argumentation, de la présence, de la combativité, du sens de la repartie. Le candidat de gauche, lui, s’est montré plus chaleureux, disent-ils. Une impression confirmée par le sondage IFOP-Europe 1. Qui « a le plus souvent gêné l’autre par les arguments » employés ? 47 % des personnes interrogées désignent le ministre des Finances, 38 % Mitterrand. Plus habile, plus brillant (50 % contre 30 %), Giscard d’Estaing est néanmoins apparu moins « humain » que son adversaire. Une victoire nuancée, donc, que l’on retrouve dans le premier sondage (SOFRES) d’intentions de vote effectué après le face-à-face : 51,5 % pour Giscard d’Estaing. Quand on sait que la marge d’erreur se situe à +3/–3, on s’étonne d’un résultat défini au demi-point près. Reste que les deux enquêtes suivantes (13-14 mai) donnent à nouveau les deux rivaux à égalité. La logique est respectée : la télévision ne fait pas l’élection. Au moment du sondage, la plupart des Français ont arrêté leur choix. Croire qu’on va happer les derniers indécis sur un bon mot relève de la fausse naïveté : ils n’iront pas voter ou se répartiront équitablement entre les finalistes. En revanche, de tels débats ont une importance pour les plus fidèles partisans de l’un ou de l’autre : ils les mobilisent jusqu’au dernier jour derrière leur champion.

Ce n’est pas l’avis de Giscard d’Estaing. Il l’a dit, il l’a écrit : « j’ai gagné la présidentielle ce soir-là ». Sa force, c’est non seulement d’en avoir convaincu toute la presse, mais d’être parvenu à en persuader Mitterrand lui-même. Certes, le débat du 10 mai a contribué à bâtir sa légende de grand communicateur télévisuel. Mais aucune étude scientifique ne vient accréditer ses propos.

Toujours est-il que, le 19 mai au soir, la France a un nouveau président, Valéry Giscard d’Estaing. Il s’en est fallu de peu : 425 000 voix d’écart. Mais ce que nous retiendrons surtout, c’est la brusque entrée du pays dans l’âge du marketing politique. En 1974, on s’est battu à coups d’images, mais aussi à coups de millions de francs. À l’époque, les budgets des candidats ne sont pas transparents, mais on peut estimer les dépenses des trois principaux prétendants à l’Élysée à 40 millions chacun. Publicité, affiches, mailing représentent sans doute 80 % du coût total. Les chiffres sont impressionnants. Et cela ne fait que commencer.


1 L’Express, 21 février 1966.

2 L’Express, 2 juillet 1973.

3 Michel Bassi et André Campana, Le Grand Tournoi. Naissance de la VIe République, Paris, Grasset, 1974, p. 157.

4 Outre Jacques Chirac, Jean Taittinger, Jean-Philippe Lecat et Olivier Stirn.

5 Michel Poniatowski, Conduire le changement. Essai sur le pouvoir, Paris, Fayard, 1975, p. 46-47.

6 Si la rose est le symbole des socialistes, le muguet (renouveau) et le myosotis (souvenir, fidélité) sont les emblèmes giscardiens.

7 Chaque candidat a accepté de sacrifier quarante-cinq minutes de son temps de parole durant la campagne officielle.