25avril 1995, baptême de l’auto-stop pour Édouard Balladur. À un mois du premier tour de l’élection présidentielle, la nouvelle domine l’actualité. L’histoire nous est contée par tous les médias. Le matin, le Premier ministre-candidat part en hélicoptère pour les Bouches-du-Rhône où il doit inaugurer un musée. Du côté de Barbentane, l’appareil, pris dans un épais brouillard, est contraint de se poser en pleine campagne. Que faire ? Balladur n’est que le Premier ministre et, comme chacun sait, ne dispose pas des moyens de l’administration, de la police ou de l’armée qui lui permettraient de se sortir de ce mauvais pas en quelques minutes… La radio est sans doute en option sur le modèle de l’appareil où il a pris place, et le préfet peut-être parti en vacances. Alors, n’écoutant que son courage, il descend seul de l’hélicoptère, se dirige vers la route et arrête une Mercedes blanche qui passe par là. La voiture est conduite par Claire Lacaille, propriétaire d’un très bel hôtel à Avignon. Il monte à bord, et la dame, très bon chic bon genre, le dépose quelques kilomètres plus loin, à Maillane, charmant village provençal qui vit naître, en 1830, le poète Frédéric Mistral.
Dès la nouvelle connue, journalistes et cameramen de France 3 Marseille se précipitent chez le sauveteur du Premier ministre. Et, sur le parvis de sa magnifique villa baignée de soleil, la dame fait part de ses impressions sur Édouard Balladur : « Ce qui m’a frappée, c’est son côté très détendu pour un homme qui est en plein marathon électoral, sa capacité à s’intégrer à la situation. Pas une fois je ne l’ai senti ni agacé ni condescendant, vraiment… Quelqu’un d’extrêmement courtois, ouvrant le dialogue avec moi, tout à fait simplement, pratiquement comme si de rien n’était… » À peu près au même moment, les micros se tendent vers le Premier ministre pour qu’il commente sa surprenante expérience. Avec le sourire, il déclare : « On a parlé de Barbentane, l’endroit où elle habite, de la température qu’il y fait. On est passés près d’un très beau monastère. Cela n’a duré que dix minutes, c’était un peu court. Elle était charmante. J’aurais souhaité que cela dure plus longtemps… »
Qui a monté cette invraisemblable opération de communication ? Bazire ? Sarkozy ? Un autre ? À cette époque, Édouard Balladur est en chute libre dans les sondages. Il accuse plus de huit points de retard sur Chirac et a vu son capital d’intentions de vote fondre quasiment de moitié depuis janvier. Impuissant à renverser la tendance, il ne peut que constater ce que pensent de plus en plus de lui les Français : Balladur est trop distant, trop rigide ; il manque de chaleur, il fuit le contact avec les gens ordinaires ; bref, il n’est pas sympathique. Alors, aux abois, son équipe lui invente quelques « coups » médiatiques censés montrer combien il aime les Français, combien il leur ressemble, combien on se trompe sur son compte. Un homme de dialogue, détendu, simple, pas condescendant, dit la propriétaire de la voiture qui l’a recueilli au bord du chemin : c’est exactement le message que veulent diffuser les communicants du Premier ministre. Et pour montrer qu’on ne connaît pas le « vrai » Balladur, ils lui préparent quelques gestes spectaculaires sous l’œil des photographes et des cameramen. Ils le font grimper sur une table lors d’une réunion publique. Ils le font descendre, avec casque et combinaison, au fond d’un puits de mine à Forbach. Ils le font surnommer « Doudou » par les jeunes balladuriens.
À cette époque, la magie de la communication fait perdre le sens des réalités. On croit naïvement que quelques scènes montées de toutes pièces et quelques images bien réglées au 20 heures influenceront une opinion malléable, conquise par le spectacle. Quelle erreur ! Les Français ne sont pas dupes. L’image qu’ils se font d’un homme politique pèse naturellement dans leurs choix. Mais il ne suffit pas qu’il souhaite brusquement l’infléchir ou la changer pour que les électeurs suivent. L’image relève d’une savante alchimie qui prend en compte le temps, la conjoncture et l’action politiques. La crédibilité du responsable public se bâtit au long des mois et des années. On ne modifie pas son image en quelques semaines. Et, à vouloir l’améliorer brutalement, sur tous les plans, on prend le risque de brouiller les repères, de laisser échapper ses atouts sans pour autant gagner là où se concentrent désormais les efforts. Balladur, chaleureux, sympathique, proche des gens, et pourquoi pas bon vivant, joyeux drille ? Les électeurs n’y croient pas. Il n’est pas le premier qui, dans la panique des sondages, cherche à expliquer qu’il n’est pas celui qu’on pense. Mais comme Poher, Chaban-Delmas ou Barre avant lui, son « nouveau visage » ne convainc pas.
Non, la communication n’est pas une armoire aux techniques dans laquelle on pourrait puiser au gré des circonstances, et l’opinion n’est pas composée d’une masse de gogos tous semblables, public docile du spectacle politique audiovisuel. Les hommes politiques l’apprennent parfois à leurs dépens quand les électeurs démontent les plans de communication les plus solides sur le papier et déjouent, par leur vote ou leur attitude, tous les pronostics.
Chirac, inaudible
« Monsieur Chirac, comptez-vous aller jusqu’au bout de votre campagne ? » Face à la question d’Arlette Chabot, l’intéressé paraît interloqué. Bien sûr, il ira jusqu’au bout ! Mais l’interrogation de la journaliste de France 2, pour provocante qu’elle soit, n’en est pas moins fondée. Nous sommes le 9 janvier 1995 ; à cette époque, Chirac est largement distancé par Balladur, et personne ne pronostique sa victoire finale.
Il se lance très tôt en campagne, dès le printemps 1994. Mais, en fait, il est le candidat potentiel du RPR depuis la victoire de la droite aux législatives de 1993. Et le plus difficile, pour lui, est de gérer l’attente. « Putain, deux ans ! » se lamente sa marionnette dans Les Guignols de l’info.
Il doit notamment soigner son image. Et cela, c’est l’affaire de sa fille Claude. Elle a trente-trois ans en 1995 et, depuis 1989, elle s’applique à combler le déficit de sympathie que, depuis des années, il traîne comme un boulet dans l’opinion. Sa formation de communicante, elle l’a acquise auprès de Jean-Michel Goudard, qui l’a prise sous son aile, après des études universitaires peu probantes, tandis qu’elle apprenait la stratégie politique dans le sillage de Nicolas Sarkozy (de trois ans son aîné). Si elle reste dans l’ombre, elle compte beaucoup. Dès 1987, elle a cherché à rapprocher les jeunes de Chirac en organisant sa venue au concert de Madonna, au parc de Sceaux (prolongée par la couverture de Podium où le Premier ministre pose au côté de la star). Elle a aussi tenté de modifier une image trop rude en lui faisant rencontrer des artistes et des intellectuels. Elle l’a incité à arrêter de fumer, à troquer ses lunettes contre des lentilles de contact, à se livrer à des séances d’UV, à changer sa garde-robe. Bref, elle a rajeuni Chirac pour le montrer plus en phase avec son temps.
À côté de Claude, il y a le fidèle Frédéric de Saint-Sernin, qui a pour charge d’observer les évolutions de l’opinion à la loupe. Grâce à lui, Chirac dispose régulièrement d’une batterie d’enquêtes, de sondages, de tests qualitatifs commandés auprès de tous les instituts de mesure de l’opinion. De deux sondages mensuels sur les intentions de vote, on passe, à partir de janvier, à une enquête par jour, précieuse pour orienter le discours quotidien du candidat.
Le problème, en 1994, c’est que les médias sont hypnotisés par Balladur. Chirac n’intéresse personne. Il tente d’occuper le terrain en sillonnant le pays, en allant à la rencontre des Français. En juin, il s’applique à attirer l’attention en publiant Une nouvelle France. Réflexions 1, lancé à grand renfort de publicité (on parle de un million de francs) par Jean-Michel Goudard. D’un prix modique, vendu en kiosque, l’opuscule est tiré d’abord à cent mille exemplaires, puis bénéficie, dans les deux semaines qui suivent, d’un retirage équivalent. Le message est clair : Chirac n’a pas perdu son temps depuis 1993. Il a beaucoup réfléchi et livre là le fruit de son cheminement. Certes, mais, au-delà de quelques constats généraux, Une nouvelle France se distingue surtout par la pauvreté de son contenu. À l’automne, tout le monde l’a oublié. Chirac essaie de rebondir avec sa déclaration de candidature. Comment l’annoncer ? Depuis son bureau de l’Hôtel de Ville de Paris ? Non, son entourage a une meilleure idée : montrer symboliquement sa proximité avec les Français en jouant la carte de la province. Chirac fait donc part de sa décision à l’occasion d’une interview dans La Voix du Nord, quotidien d’une région minée par la crise industrielle et le chômage, et ce, le jour de la Saint-Charles, le 4 novembre. Les journaux en parlent un peu et s’empressent de passer à autre chose.
Chirac, à cette époque, est disqualifié par le jeu médiatique et la logique de l’élection présidentielle. Une seule question compte : qui entrera à l’Élysée ? Tout le monde pense que Balladur sera candidat, présent au second tour, et même élu. Alors, pour pimenter une campagne jouée d’avance, on lui cherche un rival. Il représente la droite, c’est donc à gauche que se portent les regards ; Chirac, le perdant, l’homme qui s’accroche vainement, qui s’entête de manière ridicule, qui encombre, n’intéresse pas. Et, au PS, une étoile monte, celle de Jacques Delors. En quête d’un concurrent de Balladur, les sondages commencent à tester quelques noms de leaders socialistes dans l’opinion, dont le sien ; Delors a toujours disposé d’une bonne image chez les Français. Et, surprise, en mars 1994, il surclasse Rocard : avec 24 % d’intentions de vote, il a certes neuf points de retard sur le Premier ministre, mais dix d’avance sur Chirac. L’ancien ministre de l’Économie et des Finances se tait ; cela dit, les médias et les sondages font le travail pour lui. Début décembre, il passe en tête avec 32 %, soit sept points d’avance sur Balladur, et douze sur Chirac. Un socialiste peut-il battre le populaire chef du gouvernement ? À l’automne 1994, la pré-campagne présidentielle se résume à cette question et Jacques Chirac s’enfonce dans l’anonymat.
Et puis, c’est la divine surprise : le 11 décembre 1994, Jacques Delors annonce à Anne Sinclair, dans l’émission 7 sur 7, qu’il ne sera pas candidat à l’élection présidentielle. Personne, à gauche, ne pouvait rivaliser avec lui pour l’investiture. Bien sûr, à l’issue de primaires au sein du Parti socialiste, Lionel Jospin est intronisé candidat le 3 février. Mais sa faible crédibilité le handicape : il ne peut être une alternative sérieuse à Balladur. C’est, en tout cas, ce que pense Chirac. En revanche, lui, croit-il, peut profiter d’un mouvement de fond de l’opinion qui viserait à faire barrage au Premier ministre, et rallier sur son nom des électeurs de gauche ou de centre-gauche qui ne croient pas à la victoire de Jospin (ou ne la souhaitent pas), mais veulent éviter un triomphe de Balladur. Les sondages confirment l’hypothèse : en un mois, Chirac gagne cinq points. C’est le début de la remontée, mais les journalistes ne semblent pas la voir.
« France pour tous » ou « fracture sociale » ?
La défection de Delors ouvre un boulevard à une stratégie de communication que Chirac mûrit depuis deux mois. Longtemps, il cherche de bonnes idées qui ne viennent pas. Et puis, le 4 octobre 1994, sur les conseils de Denis Tillinac, il rencontre Emmanuel Todd, lors d’une réunion de « Phares et Balises », club parisien très fermé. Le sociologue lui démontre que, contrairement aux préjugés, les couches populaires, celles des ouvriers mais aussi des employés, avec leurs caractéristiques sociales et leurs attentes, n’ont pas disparu avec les idéologies. Non seulement elles représentent toujours une majorité relative de la population, mais la dichotomie sociale, en France, influence encore lourdement les préférences politiques ; une analyse qu’il a développée dans une note d’une quarantaine de pages, commandée par Pierre Rosanvallon pour la fondation Saint-Simon. Or, Emmanuel Todd se dit persuadé que Chirac, face à Balladur, peut conquérir les couches populaires, exclues de la croissance, qui se sentent abandonnées par les autres candidats potentiels : car Balladur, comme Delors du reste, rassemblent d’abord les groupes intermédiaires ou supérieurs. Chirac est fasciné par la démonstration mais, en bon politique, il reste perplexe sur le cas Delors qui, tout de même, représente la gauche. Mais quand le leader socialiste jette l’éponge, l’horizon s’éclaire. Sa stratégie s’impose d’elle-même.
D’autant que le comportement du Premier ministre le sert. Tout commence avec la déclaration de candidature de Balladur, le 18 janvier, en duplex de Matignon, dans les journaux télévisés de 13 heures. Ses conseillers en ont-ils bien mesuré les effets ? On peut s’interroger. Car, d’où parle-t-il ? De son bureau de Matignon. Il n’est déjà plus le Premier ministre, mais le chef de l’État ! Aurait-il voulu montrer l’arrogance que lui prêtent ses détracteurs qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Entouré des lambris et dorures du pouvoir, il ressemble à sa caricature, celle d’une sorte de Louis XVI dans sa chaise à porteur que raille tous les jours Plantu en première page du Monde ! Par contraste, l’annonce de Chirac paraissait bien modeste. Puis, après avoir annoncé sa décision aux Français, Balladur s’enferme à Matignon, et donne le sentiment de se désintéresser de la campagne. « Le Premier ministre et son gouvernement travailleront jusqu’au bout », proclame son entourage. Certes, mais l’opinion peut aussi penser qu’en l’ignorant, Balladur estime que son élection est une simple formalité.
Du coup, tous les regards des médias se tournent vers Matignon. Balladur les invite implicitement à le suivre dans ses activités de Premier ministre, à concentrer leur attention sur les péripéties gouvernementales, ses difficultés, les fissures de son équipe. Et, hélas pour lui, les ennuis du gouvernement s’amoncellent. À la circulaire inopportune sur les IUT (après l’échec de la réforme du CIP, l’année précédente), qui le coupe un peu plus des jeunes, s’ajoute l’affaire Schuller-Maréchal qui met en cause son image d’intégrité. Pendant ce temps, Chirac peut lancer son offensive, et d’abord à la télévision.
Où est donc passé l’ancien Chirac, celui dont le journaliste Éric Pierrot, après l’avoir vu à la télévision, dressait ce redoutable portrait, le 10 novembre 1983, dans les colonnes du Matin : « L’image est raide. C’est plus fort que lui, dès que les caméras tournent, que les micros sont ouverts, l’homme se crispe, se fige, se glace. Les traits sont tendus » ? En 1995, il paraît métamorphosé. Sans doute est-il aidé par sa transformation physique : la silhouette est plus ramassée, le visage s’est arrondi, les traits se sont creusés, les mains ont épaissi… Mais on constate aussi des changements nets de comportement. Débarrassé de ses mimiques (sa fameuse « gymnastique buccale »), il sourit spontanément. Il pose sa voix (devenue plus rauque), parle sur un ton apaisé, sans violence et sans saccades, semble même parfois faire des confidences à son interlocuteur ou au téléspectateur. Le geste se fait plus souple, plus enveloppé. Même ses mains ne lui créent plus d’embarras. Il les croise, les joint, les noue, les frotte. Toutes les tonalités agressives, toutes les marques de tension ou d’arrogance se sont éclipsées. Chirac, à l’écran, est devenu rassurant. Bien sûr, cette image-là ne doit rien au hasard et on y verra volontiers la « patte » de sa fille.
Comment « ringardiser » le Premier ministre, pour reprendre l’expression familière qu’utilise son équipe ? En trouvant les bonnes formules. Dans un premier temps, le matériel de communication de Chirac, préparé à l’avance en raison des délais de fabrication, est fondé sur le slogan « La France pour tous ». C’est d’ailleurs le titre du livre qu’il publie le 9 janvier, où il se présente comme l’homme du changement face au conservatisme. Mais, dans un second temps, une autre formule s’impose : la « fracture sociale ».
Quand l’utilise-t-il la première fois à la télévision ? Il esquisse le mot « fracture » face à Arlette Chabot et à Alain Duhamel le 9 janvier, mais c’est sept jours plus tard, le 16, au 19/20 de France 3, que la formule est clairement employée et définie : « Nous sommes dans un pays qui connaît une sorte de fracture sociale. C’est la première fois dans son histoire. Lorsqu’on regarde ce qui s’est passé depuis quinze ans, qu’est-ce qu’on voit ? On voit que le système a fonctionné de façon telle que c’est la spéculation, ce sont les placements financiers sans risque, ce sont les rentes de situation qui ont le plus bénéficié des faveurs du système. Et, à côté de cela, on voit les forces vives de la nation, c’est-à-dire ceux qui investissent, ceux qui travaillent [il souligne ces trois mots par son intonation], les travailleurs salariés ou les travailleurs indépendants, qui n’ont pas été encouragés. Et le résultat, naturellement, c’est que nos forces se sont affaiblies, ce qui explique pour une large part le niveau de notre chômage et le niveau de notre exclusion. Donc, il faut une autre politique qui nous permette de répondre aux vrais problèmes de notre pays. » Et d’insister sur le chômage des jeunes et le chômage de longue durée, ce « drame humain » : « Au-delà d’un an, l’homme ou la femme se déstructure. » On appréciera l’habileté du discours : car, tout en gommant son propre héritage (il fut tout de même Premier ministre durant deux ans), il solidarise le gouvernement Balladur et les deux septennats mitterrandiens pour mieux les condamner ensemble.
Mais l’équipe de Chirac le sait, le thème de la « fracture sociale » ne tient que si, dans ses gestes de campagne, couverts par les médias et singulièrement la télévision, il paraît fidèle à son discours, ce qui donne lieu à des scènes étonnantes. Par exemple, à Rennes, le 26 avril, il est filmé en train de prendre un bain de foule et de signer des autographes dans la rue, juste avant son meeting. Soudain, il voit un SDF qui brandit des journaux. L’occasion est trop belle : « Achetez donc Macadam, vous ne le regretterez pas ! » lance Chirac à la cantonade.
Et puis, un gros effort est consenti en direction des jeunes, façon de montrer que lui, contrairement à Balladur, sait leur parler. Là, Claude Chirac joue un rôle essentiel. La fille du candidat est attentive à tout ce qui se passe à la télévision. Alors que l’entourage politique et les communicants ont souvent tendance à ne regarder que les émissions d’information, elle observe attentivement bien d’autres programmes, et en particulier Les Guignols. Elle sait que les marionnettes de Canal + séduisent les jeunes et font parler dans les médias. Or, Chirac y apparaît sous une apparence d’autant plus sympathique que Balladur, lui, n’est pas épargné. On exploitera donc Les Guignols. Le 19 janvier, Chirac est la vedette d’un dîner-débat à Nancy. Dans la salle n’ont été invités que des jeunes, dont l’un ne manque pas de l’interroger sur sa marionnette : avec humour, il répond qu’il la trouve sympathique. Hilarité générale garantie. Au même moment, les astucieux scénaristes de l’émission se saisissent du pommier qui orne la couverture de La France pour tous. Chaque jour, on voit le Chirac en latex invariablement crier : « Mangez des pommes ! » Du coup, les jeunes du RPR s’emparent de l’image et font distribuer des pommes à l’entrée des meetings. Bientôt, sur les marchés, et sous l’œil des caméras et des appareils des photographes, le candidat commence à s’attarder devant les étals de fruits. C’est l’occasion d’y lancer une plaisanterie sous l’œil complice des caméras et des passants. L’autodérision est une valeur sûre de la communication…
Et puis, il y a les meetings qui, sous la pression de Claude Chirac, commencent entre 18h30 et 19 heures, parfaitement calés pour le montage du journal télévisé. Le 9 avril, par exemple, l’équipe du maire de Paris organise une grande réunion publique à Bercy où quinze mille jeunes sont invités à entendre des vedettes du rap et du rock (dont Johnny Halliday). Star au milieu de la foule en liesse, Chirac s’exclame : « Vous m’aiderez, je le sais, à faire triompher l’égalité des chances, à assurer la juste récompense du travail et du mérite, à renforcer la justice, la solidarité, la tolérance. » Jamais, depuis Giscard en 1974, les jeunes n’avaient été autant mis en avant dans les meetings.
Néanmoins, ce type de communication montre parfois ses limites, comme au début de la campagne du second tour, le 27 avril, lorsque Jacques Chirac décide de se rendre au printemps de Bourges, accompagné du ministre de la Culture, Jacques Toubon. Attendu par des manifestants aux cris de « Jospin Président », bombardé de projectiles, le leader du RPR, tout en gardant le sourire, est contraint de s’enfuir par une porte dérobée du Palais des Congrès. Les caméras de France 3 ont tout filmé. C’est le premier et dernier dérapage dans la campagne chiraquienne.
Un débat de Premiers ministres
L’habileté de Chirac a payé, les erreurs de Balladur ont été fatales à celui-ci, et la mobilisation de la gauche craignant un duel Chirac-Balladur au second tour a permis à Lionel Jospin de passer le cap du premier. Alors, comme la République en a désormais pris l’habitude, les deux finalistes se retrouvent pour un face-à-face télévisé, le 2 mai 1995, retransmis simultanément sur TF1 et France 2.
Au lendemain du premier tour, le CSA réunit les représentants des deux candidats et, dans une ambiance apparemment détendue, fixe avec eux les règles de la rencontre et l’identité des animateurs. Chirac a rejeté les noms d’Anne Sinclair et de Bruno Masure, Jospin ceux de Jean-Luc Mano, Patrick Poivre d’Arvor et Daniel Bilalian. Un consensus s’est établi autour d’Alain Duhamel et de Guillaume Durand. Sur la forme, l’émission de 1995 est quasiment la réplique de celle de 1988. Seule la table (1,90 mètre) a gagné vingt centimètres. Pour le reste, Jean-Luc Léridon est assisté des mêmes réalisateurs que sept ans plus tôt : Alexandre Tarta pour Chirac, Serge Moati pour Lionel Jospin.
Au moment du débat, Chirac est en avance sur Jospin dans les sondages, mais, peu à peu, l’écart semble se resserrer. Même si son concurrent n’est pas très à l’aise face à une caméra, il a conscience qu’il a, dans cette confrontation, plus à perdre qu’à gagner. Alors, le maire de Paris s’y prépare sérieusement, dans ses appartements de l’Hôtel de Ville, quarante-huit heures durant. Muni des fiches confectionnées par Jean-Pierre Denis, il répète, sous la conduite de sa fille Claude, de Jean-Michel Goudard et de François Baroin. Il s’entraîne à répondre aux éventuelles questions, visionne les interventions télévisées de Jospin, mais aussi celles de ses porte-parole, Martine Aubry ou Dominique Strauss-Kahn ; Christine Albanel, « plume » de Chirac, propose quelques formules.
Durant une heure cinquante, dans un échange courtois, Chirac évoque les grandes lignes de son projet, tandis que Jospin expose le contenu de son programme. Pas de petites phrases marquantes, même si le candidat socialiste, partisan du quinquennat, a préparé un bon mot, lancé avec un air moqueur : « Mieux vaut cinq ans avec Jospin que sept ans avec Chirac. » Pas de passes d’armes, comme sept ans plus tôt. Chirac, à l’aise, sûr de lui, a toujours conservé le sourire. Chaque duelliste s’est positionné : le futur Président a donné une vision ; le futur chef de l’opposition a détaillé ses propositions ; et les journalistes se sont ennuyés. « Un débat de Premiers ministres », constate Arlette Chabot, dépitée, à la fin de l’émission. Impression confirmée par le CSA : « Plusieurs commentateurs ont déploré le caractère trop serein et pacifique de ce débat. » Quant aux Français, interrogés par la SOFRES, ils donnent un avantage de sept points à Chirac qui, à leurs yeux, a semblé plus compétent que son adversaire, même si Jospin leur a paru plus sympathique, plus sincère et… plus convaincant. Allez comprendre…
Chirac, le Président « people »
Après trois tentatives, Jacques Chirac s’installe donc à l’Élysée, sans faste et sans fête. Il demande à Bettina Rheims de faire son portrait officiel. La photographie du nouveau chef de l’État remplace celle de Mitterrand devant une bibliothèque, un livre à la main. Dans le jardin de l’Élysée, tournant le dos au palais présidentiel, il semble tout fier d’accueillir le visiteur pour aller faire avec lui le tour du propriétaire. Mais le message recherché est plutôt une adresse aux Français : avec moi, l’Élysée vous appartient !
Reste qu’en matière de communication la continuité prévaut, à tel point que Jacques Pilhan passe, du jour au lendemain, du service de Mitterrand à celui de Chirac. À ses côtés, Claude Chirac apprend beaucoup et le remplace lorsqu’il meurt, en 1998. L’Élysée s’entoure des conseils des spécialistes des sondages, comme le fidèle Frédéric de Saint-Sernin ou Jean-Marc Lech, d’IPSOS, qui analysent toute une batterie d’enquêtes, dont le « suivi mensuel de l’action du président de la République », baromètre qui permet aussi de positionner le chef de l’État par rapport à son Premier ministre, Juppé jusqu’en 1997, puis Jospin ; précieux, en temps de cohabitation.
Mitterrand ne goûtait guère les conférences de presse, mais Chirac, qui tient à se préserver des questions impertinentes et n’est pas un grand improvisateur, les évite, sur les conseils de Pilhan et surtout de sa fille Claude. Plus de « grand-messes » à l’Élysée, donc. La tradition ouverte par de Gaulle s’éteint. En revanche, le Président multiplie les allocutions télévisées et conserve le rendez-vous du 14 juillet avec les journalistes, institué par son prédécesseur. De 1995 à 1997, il reprend le studio de télévision aménagé par Mitterrand au palais présidentiel et le symbole des deux drapeaux mêlés, se contentant de déplacer l’axe du bureau, pour le rapprocher de la cheminée, et d’avancer la caméra, tenue à distance par l’ancien chef de l’État, victime de l’usure des ans et de la maladie. Mais, quand commence la période de la cohabitation, il change ses habitudes. Ses allocutions, toujours diffusées pour le 20 heures et précédées de La Marseillaise, sont désormais enregistrées dans la salle des fêtes : Chirac y apparaît derrière un pupitre, le dos à une fenêtre s’ouvrant sur le parc. Sans doute pense-t-on que, derrière un bureau, la haute silhouette du chef de l’État ne peut déployer toute sa majesté et que l’ensemble ne donne pas une image assez dynamique et moderne de la fonction présidentielle. En période de cohabitation, tous les détails comptent. Et Claude Chirac protège scrupuleusement l’image de son père. C’est elle qui s’occupe de sa garde-robe, elle aussi qui tient à distance les photographes lors de ses déplacements en province ou dans les lieux officiels, ou, au contraire, donne le feu vert pour les clichés avantageux. Claude a le grand souci de cultiver la popularité de Jacques, de le montrer proche des gens, chaleureux, sympathique et moderne. Elle en est persuadée : l’atout de Chirac, c’est sa dimension humaine ; du reste, les sondages le disent. Il lui faut alors faire fructifier son capital affectif auprès des Français. Grâce à elle, le Président se « peopolise ».
Jacques Chirac devient un familier de la une de Paris-Match ; lui, mais aussi ses proches, car la stratégie de communication repose sur une véritable saga familiale. Le 4 avril 1996, il est en couverture du magazine. Souriant, en chemise à col ouvert, il serre sur sa poitrine sa fille Claude. Pourquoi est-il si heureux ? Il vient d’être grand-père. « Le bébé de l’Élysée », titre le journal. Le Président l’a déjà annoncé devant les caméras de télévision, deux semaines plus tôt. Et puis, comme tous les Français, les Chirac partent en vacances. Le 29 août, Paris-Match publie à la une un cliché à la façon des photos volées des paparazzi. On voit le chef de l’État, au fort de Brégançon, chemise ouverte sur son torse nu, en short et en espadrilles : il pousse le landau de son petit-fils Martin. « Chirac, grand-père heureux », titre le journal. Le feuilleton de l’été se poursuit l’année suivante. Le 14 août 1997, on le découvre, toujours en couverture, se promenant sur la plage avec Claude qui porte l’enfant. Les yeux du grand-père et de son petit-fils se croisent ; Chirac est sous le charme. Ce n’est pas fini, puisque, le 9 octobre, sa fille, cette fois, fait la couverture de Paris-Match. Et puis, le petit garçon grandit. Le 4 mai 2000, le journal présente à nouveau un « reportage photo exclusif » : « Le Président grand-père ». Ici, la couverture montre le chef de l’État, à Brégançon, au bord de la mer, en gilet et baskets, son petit-fils sur les genoux. Il lui parle, semblant lui faire la leçon, avec fermeté mais tendresse. Martin écoute, attentif. Chirac cultive ainsi « l’art d’être grand-père ». Les clichés intérieurs sont emplis d’affection réciproque. Le Président rit aux farces de son petit-fils qui l’embrasse avec amour.
Mais la saga familiale des Chirac comporte d’autres volets dont un, fondamental, qui met en scène Bernadette, « première dame de France ». Familière des couvertures de Paris-Match, elle prend progressivement de l’importance. La sympathie que semble éprouver une partie des Français à son égard peut être un atout dans la perspective de la campagne de 2002. Quelques mois avant la campagne, elle sort ainsi un livre d’entretiens avec Patrick de Carolis, Conversation, qui lui permet d’attirer l’attention des journaux people, de multiplier les interviews, d’être invitée sur le plateau de Michel Drucker. Mais son rôle dans le dispositif de communication reste toujours autonome : elle ne valorise pas le couple présidentiel ; elle fait rejaillir sa popularité sur un mari qui se trouve être le chef de l’État. Ajoutons, cependant, que les Chirac ne sont pas les seuls invités réguliers de la presse people. Paris-Match invite d’autres hommes politiques à partager leur bonheur avec les Français, comme Alain Juppé, avec son épouse, ou, à gauche, Dominique Strauss-Kahn, en compagnie d’Anne Sinclair ; et ce, à deux reprises (novembre 1999 et décembre 2000).
Cette omniprésence, voire cette starisation de Chirac dans les magazines sur papier glacé, n’est évidemment pas étrangère à la cohabitation, que son échec aux législatives anticipées du printemps 1997 lui impose. On peut, du reste, se demander comment ses spécialistes en communication ont pu le laisser dissoudre l’Assemblée nationale, le 21 avril 1997. Jean-Marc Lech a une explication. Selon lui, début avril, les sondages secrets prévoyaient l’échec électoral en cas de dissolution. Mais, filtrés par Dominique de Villepin, le secrétaire général de l’Élysée, les résultats des enquêtes ne seraient jamais parvenus jusqu’au président de la République1. On laissera au sondeur la responsabilité de ses propos. Toujours est-il que les législatives 1997 aboutissent à une victoire de la gauche, qui amène Lionel Jospin à Matignon.
L’insécurité de Jospin
C’était le 26 août 2006, à l’université d’été du Parti socialiste. Devant les jeunes socialistes, Lionel Jospin s’exprimait pour la première fois sur son cuisant échec à la présidentielle de 2002 : « Moi, je considère que ça n’a pas été ma meilleure campagne, que j’ai fait un certain nombre d’erreurs d’expression. Et alors, quelque chose m’a frappé. Je les regrette, croyez-le, et maintenant je fais attention. […] Mais j’ai quand même été frappé de voir que vous pouviez agir pendant cinq ans, vous pouviez créer des choses formidables, et c’est sur un mot, une phrase qu’on vous jugeait… » Pas d’erreur politique, donc, mais des maladresses de communication prises dans l’emballement de la machine médiatique. L’analyse est un peu légère, elle mérite cependant examen.
Contrairement à Michel Rocard, Lionel Jospin n’a jamais été, dans l’opinion, l’homme de gauche qu’on « attendait ». Fin décembre 1995, alors que les socialistes, orphelins de Delors, cherchent un sauveur, la SOFRES teste auprès des Français les « présidentiables » du PS : Jospin se place avant le premier secrétaire de l’époque, Henri Emmanuelli, mais en cinquième position, loin derrière Jack Lang. S’il parvient à faire sauter le verrou du parti, c’est parce qu’il prend tout le monde de vitesse en annonçant, dès le 4 janvier, sa « candidature à la candidature », qu’il bénéficie – lui, l’ancien premier secrétaire – de précieux relais dans l’appareil, et que les militants le pensent finalement plus consensuel que son concurrent, Henri Emmanuelli. Traumatisés à l’idée de ne pas être présents au second tour, les socialistes votent aux deux tiers pour lui, et leur choix s’avère judicieux puisque Jospin évite au PS d’ajouter l’humiliation à la défaite.
Deux ans plus tard, il est à Matignon après le fiasco de la dissolution de l’Assemblée nationale. Que pensent de lui les Français ? Ils lui font confiance, le trouvent compétent, mais n’éprouvent pas de sympathie à son égard. « Froid et distant », disent les Français, et ce dès 1997. Or, l’intéressé ne fait rien pour que les choses s’améliorent. La reconnaissance de sa capacité à gouverner semble lui suffire. Passe encore qu’il refuse de se montrer dans Paris-Match ou sur le plateau de Michel Drucker, comme on le lui propose. Mais il néglige d’intervenir dans les médias. Jospin est, de tous les Premiers ministres depuis vingt ans, le moins présent à la télévision, à la radio ou dans la presse écrite. En deux ans, il intervient seulement dix fois sur le petit écran – quasi toujours au JT –, soit trois fois moins que Chirac ou Balladur, qui l’ont précédé dans des gouvernements de cohabitation. Le creux est même atteint la seconde année à Matignon : une prestation tous les trois mois ! Jospin ne risque pas la surexposition, mais une telle discrétion peut être comprise comme une certaine arrogance.
Mais Jospin, direz-vous, est populaire ! Voire… Car, dès 2001, tous les indicateurs passent au rouge. Plus le temps s’écoule, plus sa cote de confiance, à 71 % en août 1998, se rapproche dangereusement des 50 %, tandis que la part des mécontents se gonfle. Certes, Chirac fait moins bien que lui, mais leurs courbes de popularité s’abaissent au même rythme : c’est l’ensemble du couple de l’exécutif qui subit l’érosion. Or, il y a bien plus grave. Lorsqu’il arrive au pouvoir, le moral des Français est au plus bas. Il remonte ensuite, jusqu’à l’équilibre, en septembre 2000, entre pessimistes et optimistes. Mais, dès lors, la tendance s’inverse, et quand la campagne électorale s’engage vraiment, deux Français sur trois estiment que « les choses vont plus mal dans le pays ». Comment, dans ces conditions, défendre le bilan du gouvernement ? Ce n’est pas tout. Jusqu’en janvier 2001, la principale préoccupation de l’opinion est le chômage : parfait, on est sur le terrain de la gauche ! Mais la question de l’insécurité passe brusquement en tête, pour la première fois en dix ans. En janvier 2002 – moment capital pour la stratégie des candidats –, les courbes s’inversent à nouveau. Mouvement éphémère : en février, l’insécurité redevient, et de loin, la priorité pour les Français (53 % contre 28 %). Et là, la droite peut se frotter les mains.
L’insécurité, tous les médias en parlent : ils sont comme les hommes politiques, les yeux rivés aux sondages ; les uns veulent faire des voix, les autres de l’audimat. Alors, on évoque ce qui est censé intéresser « les gens ». Sur ce sujet, il est de bon ton d’accuser la télévision d’avoir fait « monter la mayonnaise » à des fins d’audience. Mais rappelons-nous certains titres des magazines qui, depuis 1998, attirent le chaland avec des titres spectaculaires accréditant l’idée du fameux mensonge d’État : « Délinquance, cette réalité que les bien-pensants refusent de regarder en face » (Marianne, octobre 1998) ; « Violence urbaine, les vrais chiffres de la police » (L’Express, décembre 1998) ; « L’escalade de la violence, les chiffres que l’on vous cache » (Le Figaro magazine, février 1999) ; « Les chiffres réels de la délinquance en France, les vérités qui dérangent » (Le Nouvel Observateur, octobre 1999), etc. Dès lors, le mouvement ne s’arrête plus.
La droite a naturellement très vite compris le profit électoral qu’elle pouvait en tirer dans son combat contre la majorité au pouvoir. Elle teste l’argument pour les élections municipales du printemps 2001 qui, sauf à Paris et à Lyon, se soldent par la déroute de la gauche. Chirac, lui, a trouvé son angle de communication, et l’illustre avec insistance lors de la traditionnelle interview télévisée du 14 juillet : « Il n’y a pas de fatalité de l’insécurité […]. Cette insécurité croissante, grandissante, une espèce de déferlante, est inacceptable […]. Je dis qu’aujourd’hui on ne peut pas vivre dans un pays démocratique, moderne, en développement, où les gens ont de plus en plus peur. » À l’occasion de cet entretien, est organisée une médiascopie qui réunit un échantillon de Français de toutes tendances politiques, invités à noter au fur et à mesure les propos du président de la République, de 0 à 10. Plus on est d’accord, plus l’évaluation est élevée. Or, sur le thème de la sécurité et de la « tolérance zéro », Chirac obtient des personnes présentes, quel que soit leur positionnement partisan, une note supérieure à 5. Chez les électeurs de droite, elle dépasse 7. Mais même chez les électeurs de gauche, elle finit par avoisiner ou dépasser le niveau de 6, les téléspectateurs d’extrême gauche semblant même adhérer plus fermement au discours du chef de l’État que les téléspectateurs socialistes ou communistes. Du coup, Lionel Jospin lui-même est contraint d’entrer dans la logique de la priorité sécuritaire, de défendre son bilan en ce domaine, et d’en reconnaître implicitement ses limites. Le 28 août 2001, à la télévision, il explique que la « lutte collective » depuis 1997 vise à « gagner la bataille de l’insécurité ». Bref, il se place sur le terrain de la stratégie chiraquienne que relaient inlassablement ses lieutenants dans les médias.
Un fax, et Jospin est candidat
Le 27 janvier, lors du congrès du PS à la Mutualité, le premier secrétaire, François Hollande, dessine le style de campagne du futur candidat, modeste, sans paillettes, à cent lieues des artifices de la communication : « La campagne de 2002 n’est pas non plus, et disons-le franchement, une affaire de communication, une façon de s’habiller. Nous, nous n’avons pas besoin de cours de maintien ou d’expression publique. Pas besoin non plus de lire un prompteur pour présenter nos vœux [allusion claire à Chirac]. Il suffit simplement de faire de la politique. » L’affirmation mérite bien des nuances. Car, alors que Lionel Jospin n’a pas encore annoncé sa candidature, l’équipe des communicants est déjà au travail. Elle compte notamment Yves Colmou, chargé de la communication, Marie-France Lavarini (ancienne rédactrice en chef de 7 sur 7), pour les relations avec les médias, Gérard Le Gall, « Monsieur sondages », et les « professionnels », les « créatifs » : Stéphane Fouks, le président du groupe Euro RSCG, Jacques Séguéla, vice-président d’Havas et, pour le « look » du Premier ministre, Nathalie Mercier.
Quel slogan pour Jospin ? On y pense depuis l’automne 2001, on s’active depuis début janvier. On cherche la bonne formule et, longtemps, « La France est plus grande quand elle est plus juste » tient la corde. Pas très satisfaisant, à vrai dire… Alors, d’autres idées jaillissent et on s’arrête sur « Présider autrement ». Séguéla est enthousiaste, Hollande beaucoup moins. « Autrement » ? C’est-à-dire, pas comme Chirac. Le mot d’ordre plaît beaucoup à Jospin. Le temps de régler les comptes de la cohabitation est venu, et le Premier ministre va enfin pouvoir dire ce qu’il pense d’un Président qu’il trouve au-dessous de tout. Car Jospin n’a qu’un adversaire : Chirac. « Présider autrement » personnalise le combat et se projette dans la campagne de second tour. Grossière erreur.
Déjà, les communicants préparent des études comparatives sur les qualités respectives de Jospin et de ses concurrents – des benchmarks, comme on dit en publicité –, positionnent le Premier ministre au résultat d’enquêtes sociologiques, décryptent des sondages en tous genres. Quelles sont les valeurs actuelles des Français ? L’individualisme ? Cela, ce n’est pas très bon. Mais ils plébiscitent aussi la solidarité ; là, c’est bien mieux… L’insécurité ? Il faut en parler… Attention à ne pas faire toute la campagne sur le bilan… Et puis on programme. Deux mois, c’est long… Quelles interventions ? Quand ? Quels médias ? Il conviendra aussi de se montrer réactif… Et puis on budgète les dépenses : environ 18 millions d’euros, dont environ 500 000 pour rémunérer des communicants. Par ailleurs, on prépare un beau coup médiatique, à la façon de Bill Clinton en 1992. Le candidat démocrate avait autorisé une équipe de cinéma à le suivre partout dans les coulisses de campagne : il en était sorti un film plutôt réussi, The War Room. On fera la même chose avec Jospin : Jérôme Caza et Stéphane Meunier, réalisateurs des Yeux dans les Bleus, sur l’équipe de France de football vainqueur de la Coupe du monde 1998, accompagneront le candidat dans tous ses déplacements et filmeront jusqu’aux réunions de préparation de la campagne. Un beau moment de vérité et de transparence !
Et pendant ce temps-là, Nathalie Mercier visite la garde-robe de Jospin. Il a déjà changé de lunettes, c’est bien. Mais on peut mieux faire : remplacer, par exemple, ses costumes Armani, trop souples, pour des Lanvin, mieux ajustés, lui faire porter des cravates bleues, grises ou rouges, préparer des tenues suivant les décors des plateaux de télévision sur lesquels il sera accueilli… Il n’a pas été facile à Jospin de se plier à ce type de contraintes, artificielles à ses yeux, mais, à l’automne 2001, il a fini par accepter d’être suivi en permanence par des conseillers en images. Puisqu’il le faut…
Reste une question essentielle : quand et comment annoncer la candidature ? Séguéla penche pour le 24 février. Ce jour-là, Jospin organiserait une grande conférence de presse réservée aux journalistes des quotidiens régionaux et, pour faire bon équilibre, s’inviterait le lendemain au JT de 20 heures sur TF1. Le problème est que Chirac le prend de vitesse. Le 11, il profite d’un déplacement à Avignon, invité par le nouveau maire, Marie-Josée Roig, pour se déclarer. Tout se précipite. Le Président a annoncé sa décision en province : Jospin se dévoilera le 20 février et jouera la modestie en adressant à l’AFP, depuis son domicile parisien, une lettre aux Français que tous les journaux reproduiront le lendemain. À 17h42, Daniel, le fils de Sylviane Agacinski, appuie sur le fax familial : Jospin est candidat : « On dit parfois que le pouvoir éloigne ; j’ai pour ma part le sentiment qu’il m’a rapproché de vous », écrit-il, avant d’exposer ses cinq engagements pour une France « active », « sûre », « juste », « moderne » et « forte ». Aussitôt, les reporters se précipitent au bas de son immeuble, rue du Regard. Aux alentours de 18 heures, il en sort. La nuit est tombée ; il pleut. Les caméras le suivent, marchant seul dans la rue, vêtu d’un imperméable noir. Il fait néanmoins une courte déclaration : il se lance dans la campagne, dit-il, « avec sérénité et avec joie ». L’image, frisant le sinistre, soulignant sa solitude, ne semble guère appuyer ses propos.
« J’ai péché par naïveté »
La télévision, Jospin ne l’aime guère, mais elle est indispensable pour se donner une stature de présidentiable et, surtout, défendre ses propositions. De manière assez étonnante, ce que n’ont pas prévu les communicants, ce sont les nouvelles logiques de la télévision. Soigner l’image, choisir la bonne chaîne, mettre au point les arguments ne suffit pas. Il faut aussi comprendre la mécanique de l’information et de l’audience.
En 1981, en 1988, moins nettement en 1995, les candidats, et surtout les « gros » candidats disposaient d’espaces longs pour s’exprimer : Cartes sur table ou L’Heure de vérité. Plus en 2002. À cette époque, les émissions politiques ont déserté les grilles de programmes. L’Heure de vérité a disparu en 1995, après treize ans d’exercice. 7 sur 7 a connu le même sort en 1997. « La politique n’intéresse pas les Français », décrète la télévision. TF1, chaîne commerciale, a montré l’exemple. Seul le service public a conservé une modeste fenêtre pour la politique, et encore, tard le soir. Dimanche soir, émission lancée en 1994 sur France 3 par Christine Ockrent et Gilles Leclerc, s’est prolongée six ans, avant d’être remplacée par France Europe Express, en 2000.
Désormais, la politique se concentre sur le journal télévisé qui, pendant la campagne, accueille successivement les candidats durant quelques minutes, parfois dans des émissions spéciales qui suivent le JT. Le phénomène observé en 1995 se consolide : il faut faire court et avoir rodé une ou deux formules bien senties. Jospin, lui, veut parler de bilan et de programme : il est inadapté aux nouveaux formats.
Ce n’est pas tout, car le CSA veille au grain. Dans la période qui précède les deux semaines de campagne officielle, l’organisme régulateur de l’audiovisuel exige l’équité entre les candidats mais, au-delà, une stricte égalité entre eux. Or, il y a seize candidats ! Du coup, entre le 5 et 19 avril, toutes éditions des journaux télévisés confondues, chaque prétendant à l’Élysée s’exprime à peu près 2 minutes 30 sur TF1 et 11 minutes 30 sur France 2, soit un peu plus de 2 secondes par JT dans un cas, 16 à 17 dans l’autre.
En fait, les téléspectateurs découvrent surtout les candidats au travers des reportages de campagne qui représentent les trois quarts du temps consacré à l’élection dans les JT. Et les journalistes choisissent dans les faits et gestes des candidats ce qui les intéresse ou ce qui est censé intéresser le public. Un exemple : le 18 mars, Jospin présente son programme, une plaquette de quarante pages, intitulée « Je m’engage ». Les internautes peuvent en suivre la présentation en direct, sur le site du candidat, pendant plus d’une heure et demie. Mais, le soir même, le compte rendu de sa conférence de presse est expédié en deux ou trois minutes dans les JT de TF1 comme de France 2. Et que retiennent-ils ? Un lapsus du candidat (« dans l’hypothèse que j’appelle de mes vieux… ») qui fait suite à l’incident avec Chirac sur lequel nous allons revenir.
Par ailleurs, l’équipe commet une bévue majeure. Leur champion occupe l’espace télévisuel dans les jours qui suivent sa candidature. Au nom du respect d’équité entre les concurrents dans la période qui précède la campagne officielle, le CSA intervient et demande un rééquilibre qui handicape Jospin au moment où les difficultés s’accumulent. Une campagne, c’est un marathon : il ne faut pas brûler toutes ses forces dans les premiers kilomètres…
Quand Lionel Jospin se présente pour la première fois sur le plateau de TF1, le 21 février, au lendemain de sa candidature, il donne des indications significatives sur sa stratégie de communication et, plus largement, sur son état d’esprit. Il explique notamment : « Je suis socialiste d’inspiration. Mais le projet que je propose au pays, ce n’est pas un projet socialiste […]. Il est une synthèse de ce qui est nécessaire aujourd’hui, c’est-à-dire la modernité (il faut épouser son temps) ; en même temps, cette modernité doit être partagée. » Aucune improvisation, ici. Son adversaire, c’est Chirac. En se posant comme le tenant de la modernité et du mouvement, il s’oppose au chef de l’État, qu’il rejette dans l’archaïsme et l’immobilisme. Cette position lui semble d’autant plus défendable que, tous les sondages l’indiquent, Chirac n’a cessé, depuis son élection à l’Élysée, de perdre le crédit d’énergie et de compétence lentement capitalisé jusque-là. Il s’applique également à se distinguer comme un rassembleur, face au diviseur Chirac. Mais, ce faisant, il se place implicitement dans la perspective de second tour, gommant la logique du premier qui consiste à regrouper d’abord son camp. En outre, l’image de force recherchée est émoussée par sa timidité à se mettre en avant. Tout au long de l’interview, il use avec parcimonie du « je » pour se réfugier derrière le « nous ». Ainsi, à propos du délicat dossier de la réforme des retraites : « Nous allons la faire dans la prochaine législature ou du moins si on nous confie cette responsabilité. » Jospin se montre ainsi incapable de se dégager de sa posture de Premier ministre. Il semble refuser de se livrer aux Français, de s’engager pleinement dans la logique de l’élection présidentielle, celle du contrat personnel d’un homme avec les citoyens. Manque d’envergure ? Ses adversaires ont trouvé la faille.
Tout cela paraît échapper à son équipe. Et les communicants de Jospin poursuivent sur la lancée d’une campagne anti-Chirac. Très fier, Séguéla présente les cartons en couleur que les jeunes socialistes agiteront dans les meetings : « Celui qui tient parole, c’est Jospin » ; sous-entendu : celui qui fait des promesses et ne les tient jamais, c’est Chirac. Mais taper à bras raccourcis sur le Président suffit-il ? Les sondages le disent à l’époque : plus de 70 % des Français ne voient pas de différence entre les projets de Jospin et ceux de Chirac. Le livre d’entretiens avec Alain Duhamel qu’il publie le 1er mars, Le Temps de répondre, éclairera sans doute l’opinion. Il vient en parler au JT de TF1, le 3 mars, face à Claire Chazal.
Jospin tente de rectifier l’impression donnée deux semaines plus tôt. « Vous avez dit “mon projet n’est pas un projet socialiste”, commence la présentatrice du JT. Est-ce que vous n’avez pas peur de désorienter, de décevoir les électeurs de gauche ? » Il répond alors : « Je crois que les électeurs de gauche savent que je suis socialiste. Ils savent que je dirige depuis cinq ans une majorité plurielle, une majorité de gauche. J’ai eu l’occasion de le préciser, que c’était au centre de cette majorité qu’il fallait me situer davantage. Mais, en même temps, à partir de cette inspiration, nous devons moderniser les moyens de notre action. Nous devons aussi prendre en compte l’évolution du monde tel qu’il est, et c’est ça qui justifie que nous nous adressons à l’ensemble des Français, pas seulement à certaines catégories de Français. » Est-ce plus clair, au bout du compte ? Pas sûr…
La discussion tourne surtout autour de la question qui hante la campagne : l’insécurité. Et là, le livre de Jospin en main, Claire Chazal sème le trouble par sa pugnacité : « Alors, vous comprenez bien, tout de même, qu’on attend des directions. Il y a une partie importante sur la sécurité, puisque c’est un thème qui est très important pour les électeurs. […] Vous proposez un grand ministère de la Sécurité. Mais, je dirai que Jacques Chirac aussi va dans le même sens. Est-ce que vous n’avez pas peur de désorienter les électeurs sur ce thème-là ? » Visage fermé, surpris par la violence de la question, le Premier ministre répond : « Je crois que les électeurs, ils ont besoin qu’on affirme que la sécurité est un objet central pour le gouvernement. Déjà aujourd’hui. Mais […] la sécurité, pour moi, est un défi prioritaire si nous sommes aux affaires », avant de détailler quelques mesures (dont les structures fermées pour les délinquants). Claire Chazal revient à la charge : « Avez-vous des regrets après ces cinq années ? » Et le Premier ministre invoque lui-même l’insécurité qui « a progressé pendant ces cinq années », ajoutant un vibrant mea culpa : « Et moi, j’ai péché un peu par naïveté. Non par rapport à l’insécurité. J’étais très conscient qu’il fallait mobiliser des moyens contre. Nous l’avons fait, du reste. Nous avons nommé plus de policiers, plus de magistrats, plus d’éducateurs. Mais, au fond, je me suis dit peut-être pendant un certain temps : si on fait reculer le chômage, on va faire reculer l’insécurité […]. On a fait reculer le chômage […] et ça n’a pas eu un effet direct sur l’insécurité. Donc il y a une action résolue à mener contre l’insécurité. »
« Naïveté », le mot est lâché. À l’affût des petites phrases, les médias jubilent. Tout naturellement, Chirac s’en saisit dans un meeting : « Vous savez, la naïveté n’est pas une excuse, et, en l’occurrence, c’est une faute. » Et la propagande du RPR en fait ses choux gras, comme l’atteste l’affiche : « Les mensonges de Jospin : “J’ai péché par naïveté” ».
« Vieux, vieilli et fatigué »
Toujours pas d’affolement dans l’équipe de Jospin. Il se maintient dans les enquêtes d’opinion. Le Président et son chef de gouvernement sont au coude à coude dans les intentions de vote du second tour, mais les sondages de crédibilité, comme celui de BVA, donnent toujours un net avantage du second sur le premier. Jospin ? Il incarne mieux le changement ; il est plus proche des préoccupations des Français, plus clair aussi. Sur tous les dossiers, il paraît plus crédible que Chirac : le chômage, l’avenir des retraites, l’Éducation nationale, le système de santé, l’intégration des jeunes issus de l’immigration… Même sur la question de l’insécurité, Jospin submerge Chirac (31 %/26 %) qui ne l’emporte que sur les thèmes de politique extérieure !
Alors, le 10 mars, quand il embarque sur le vol régulier qui le ramène à Paris, après sa tournée dans l’île de la Réunion, le Premier ministre se sent confiant. Dans l’avion, une quinzaine de journalistes l’accompagnent. Le voyage est long. À un moment, Jospin se lève pour voir si tout se passe bien du côté de ses hôtes et, sans façons, engage la conversation. L’espace est étroit, inconfortable, bruyant. Très vite, les reporters s’attroupent autour de lui. Et, bien sûr, on en vient sans tarder à ses impressions électorales. « Que pensez-vous de la campagne de Chirac ? Comment le trouvez-vous ? » Jospin répond avec calme. Pour lui, pas de doute, cette conversation informelle est « off ». Il évoque le prompteur que le Président utilise dans ses meetings, qui l’agace beaucoup ; il y voit une manière de duper le public. Il parle de l’énergie défaillante et de l’usure du pouvoir d’un Président qui vieillit. Il est sans doute temps de tourner la page… Et puis le candidat socialiste regagne son siège. Restés seuls, les journalistes s’interrogent : que faire de ces propos ? D’ordinaire, c’est Marie-France Lavarini qui résout ce type de problème, mais elle n’est pas du voyage. Alors, on se tourne vers le responsable de communication de Jospin, Yves Colmou, qui accompagne le Premier ministre depuis le printemps 2001, après le départ de Manuel Valls, élu à la mairie d’Évry. Pour Colmou, Jospin n’a rien à cacher et, sans le consulter, il donne le feu vert aux journalistes. À 16h37, Jean-Luc Bardet, de l’AFP, présent dans l’avion, adresse une dépêche titrée : « M. Jospin s’en prend à Jacques Chirac “fatigué, vieilli, victime de l’usure”. » La bombe est lancée. Lorsqu’elle l’apprend, Marie-France Lavarini est blême ; elle tente d’arrêter le processus, mais c’est trop tard.
En quelques heures, la « petite phrase » de Jospin submerge une campagne monotone. « Escalade verbale », « duel à couteaux tirés », annonce David Pujadas en ouvrant le JT de France 2. « Jospin s’en prend à l’âge de Chirac », titre Le Parisien. Bientôt, CSA organise même un sondage pour demander aux Français leur avis : le Premier ministre a eu tort, disent 53 % d’entre eux. À l’Atelier, le siège de campagne du candidat socialiste, on tente de minimiser ce qui apparaît désormais comme une bévue. Colmou se fait tout petit.
Réagir ? Sans doute… S’excuser ? Certainement pas, dit Jospin. Le jour même, il s’exprime sur France-Info. Il ne nie pas ses propos, ne les regrette pas, mais dessine une forme de procès implicite aux journalistes indélicats : « Pour moi, c’était entre nous. » Il n’est jamais bon, pour un homme politique, de rejeter sa responsabilité sur les médias… Cela suffira-t-il pour apaiser la tempête ? Non, car le calendrier médiatique dessert le Premier ministre. Le 11 mars, en effet, Chirac est l’invité de France 2. Avec talent, il enfonce le clou : « Dans un premier temps, ça m’a fait sourire. Et je vais vous dire la vérité : dans un deuxième temps, je n’ai pas souri, pas du tout. Pas pour moi, naturellement, mais pour les Français. J’ai engagé la campagne. J’ai fait des propositions que je croyais utiles, sur la santé, sur l’économie, sur l’emploi, sur l’environnement. Et qu’est-ce que j’entends ? Des propos sur le physique, le mental, la santé. C’est tout de même un peu curieux. C’est une technique qui s’apparente un peu au délit d’opinion, même presque au délit de sale gueule… » L’équipe de Jospin a regardé Chirac. On rit, on se rassure. Mais un homme est inquiet : Jacques Séguéla. « Il a été bon », répète le vieux renard avec regret.
L’erreur essentielle de Jospin, ici, est de faire passer l’axe de campagne d’un registre rationnel (le sien : projet contre projet) à un registre émotionnel et affectif, celui qui ravit les médias. Le duel prend une autre tournure. Et si, sur le plan « rationnel », le Premier ministre domine le Président, il n’en est pas de même sur le plan « affectif ». Les Français n’éprouvent pas d’attachement pour Jospin, alors qu’au fond ils trouvent Chirac sympathique. Les adversaires du candidat socialiste ne cessent de parler de son arrogance, de son agressivité, de sa hargne : il apporte de l’eau à leur moulin. Ils ne le lâcheront pas, d’autant qu’ils savent que sur les arguments « rationnels » leur champion est battu en tous points. Par ailleurs, l’électorat de Jospin n’est pas solidement fixé : un tiers au moins hésite entre lui et un autre candidat. Et que dire des retraités qui, à tort ou à raison, s’identifient à Chirac et se sentent maltraités… En communication, il est important de faire la part de l’irrationalité…
Le soufflé finira bien par retomber ! Mais il ne retombe pas. Huit longs jours passent et on parle toujours de la « petite phrase ». Alors, ses conseillers le disent à Jospin : il faut en finir avec une affaire qui empoisonne la campagne. L’occasion lui en est fournie le 19 mars, sur le plateau du 19/20 de France 3. Les mots ont dû beaucoup lui coûter. Car, mangeant son chapeau, Jospin s’excuse : « Puisque c’est devenu un fait politique, que cela a été compris comme cela, je veux dire simplement que je suis désolé que ça ait été entendu de cette façon, parce que ça n’est pas moi, ça ne me ressemble pas. » Jospin n’a pas prononcé l’attaque contre Chirac devant les caméras ; en revanche, les téléspectateurs ont pu suivre son second mea culpa en direct. Le candidat socialiste a jeté le trouble sur sa solidité morale. Or, toute sa démarche repose sur son crédit personnel : ce qu’il a à proposer aux Français, c’est d’abord lui-même.
À quoi servent, alors, tous les efforts de Nathalie Mercier, garante de l’image du candidat, s’ils sont réduits à néant dans les avions et sur les plateaux de télévision ? Et pourtant, elle ne se ménage pas, organisant des pools de cameramen et de photographes, nouant des contacts avec les réalisateurs des antennes régionales de France 3, montant un grand moment de spontanéité : le cliché de Lionel Jospin et de Martine Aubry trinquant, à Lille, une chope de bière à la main.
Avec la campagne de 2002, on devait découvrir le « vrai » Jospin, chaleureux, sensible, ouvert aux autres ; apparaît un Premier ministre plus rigide qu’en 1995 et incapable de se libérer. Il paraît si sûr de sa politique, de son bilan, qu’il en oublie de parler d’avenir. À chaque intervention télévisée, son discours est stéréotypé : il part toujours de ce qu’il a réalisé pour expliquer ce qu’il réalisera, stérilisant ainsi l’éventuelle nouveauté de son projet. Il invite donc les Français à poursuivre, développer, intensifier. Jamais il n’use de la thématique du changement, alors que les Français le demandent dans les sondages… La thématique du « changement » comme celle de l’« avenir » sont pourtant consubstantielles à toute communication dans une élection présidentielle, mais seul Jospin semble l’ignorer. Il paraît incapable de sortir de sa propre rationalité et de se projeter dans le futur. Lorsque, le 25 mars, Olivier Mazerolle lui demande, une flamme dans les yeux : « Est-ce qu’il y a un rêve en vous ? », on attend une déclaration vibrante ; Jospin hésite, désarçonné par la question, avant de se lancer : « Mon rêve, c’est de présider autrement une France plus juste. Une France plus juste, c’est une France qui avance, dans laquelle chacun avance, chacun a sa chance. Pas simplement les chefs d’entreprise, les gens fortunés, voire les cadres à l’aise dans la mondialisation. Mais tous les autres aussi, les enseignants, les ouvriers, les employés, les intellectuels, le monde agricole… » Mazerolle l’interroge sur un grand dessein, attend un moment d’enthousiasme, et Jospin répond par un slogan, en gestionnaire, ajoutant même un curieux inventaire d’électeurs potentiels, que les sondages disent défaillants. De tels propos peuvent-ils les convaincre ?
Puis le ciel s’assombrit. Cela commence avec la tuerie de Nanterre (26 mars) qui, si elle n’a pas d’incidence directe, semble-t-il, sur le comportement de l’électorat de Jospin, place la campagne entre parenthèses durant plusieurs jours. Cela se poursuit avec des sondages qui patinent : il est temps que la campagne du premier tour s’achève, dit-on dans l’équipe du candidat socialiste. Bien sûr, les enquêtes d’opinion de mi-avril, comme celle d’IPSOS, lui donnent toujours un avantage sur Chirac dans le jugement des Français : ils l’estiment plus honnête, moderne, sincère, tolérant, courageux que le chef de l’État. Mais on n’a pas franchi le premier tour. Du côté de l’Atelier, on a tout de même senti le danger, celui de la dispersion des voix de gauche. Alors Jospin « gauchit » son discours et le personnalise enfin. Le 11 avril, sur France 2, face à Olivier Mazerolle, Thierry Thuillier et Gilles Leclerc, il affirme : « je suis la gauche qui agit », évoque « le mouvement socialiste que j’incarne », se place comme héritier du Front populaire, de François Mitterrand, et des grandes réformes sociales de l’histoire de la gauche. « Je serai le Président garant de la justice sociale », clame-t-il.
21 %, 19 %, 18 %, et même 16,5 %, à une semaine du premier tour. Jospin n’a plus que deux points d’avance sur Le Pen. Y a-t-il le feu à la maison ? À l’Atelier, le mardi 16 avril au matin, lors d’une réunion où Jospin est absent, Gérard Le Gall se lance dans une explication confuse, qui sonne comme une excuse : « J’ai dit subliminalement hier que Jospin à 16,5 % et Le Pen à 14 %, cela signifie que les chiffres bruts, avec correction par les sondeurs, donnent à Jospin entre 14 et 18 % et à Le Pen entre 12 et 14 %. Il y a donc proximité entre le point bas de Jospin et le point haut de Le Pen. Mais, politiquement, je n’y crois pas du tout. » « Politiquement » ? Cela signifie qu’on n’a pas le droit de dire que Le Pen peut passer devant Jospin. Un vent glacial traverse la salle. Jospin battu par Le Pen ? À la seule idée qu’on puisse envisager l’hypothèse, Jean-Marc Ayrault s’insurge : « C’est un argument de perdant. » Jospin va gagner : donc, on n’en parlera pas. Et lui-même ne reprendra pas l’argument. Le 18 avril, le Premier ministre intervient pour la dernière fois avant le scrutin, au 20 heures de TF1. Patrick Poivre d’Arvor lui tend la perche. Quel dernier message donner aux électeurs ? Venir voter, bien sûr, car chaque suffrage pèsera. Cependant, son propos est dénué de dramatisation. Aucun appel ne sera lancé pour mobiliser la gauche contre le péril qui la menace. Jospin est sûr de lui et de la dynamique qui le portera au second tour. La langue de bois et la posture stéréotypée de la communication le privent peut-être des deux cent mille voix qui lui manquent, le soir du 21 avril où il annonce, gravement : « J’assume pleinement la responsabilité de cet échec, et j’en tire les conclusions en me retirant de la vie politique après la fin de l’élection présidentielle. »
Jospin a-t-il commis des erreurs de communication ? Sans doute. Mais comment croire, comme il semble le penser en 2006, qu’une ou plusieurs maladresses de langage font, à elles seules, perdre une élection ? La communication est au service d’une stratégie politique, pas le contraire. Or, ce qui frappe dans la stratégie politique de Jospin, c’est sa rigidité. Tout se passe comme si les compteurs de son analyse s’étaient arrêtés fin 2000 ou début 2001, lorsqu’il planait encore dans les sondages qui lui promettaient 28 % au premier tour, lorsque le couple ennemi de l’exécutif réunissait, à lui seul, 55 % des intentions de vote et que Le Pen réunissait péniblement 8 ou 9 %. La campagne virtuelle de 2001 s’est heurtée à la campagne réelle de 2002, la première ne parvenant pas à s’adapter à la seconde.
Un communicant à Matignon
L’événement est noyé par les circonstances dans lesquelles Jacques Chirac est réélu président de la République. Mais, lorsqu’il nomme Jean-Pierre Raffarin à Matignon, en mai 2002, il désigne, certes, le président du Conseil régional de Poitou-Charentes (depuis 1988), sénateur de la Vienne, ancien ministre du gouvernement Juppé (responsable des PME, du commerce et de l’artisanat), un giscardien d’origine, cofondateur de Démocratie libérale, mais aussi un ancien communicant, directeur de Bernard Krief Communication, de 1981 à 1988. Jamais, dans l’histoire de la République, la communication ne s’était située à un tel niveau de responsabilité !
Raffarin a toujours placé ses compétences professionnelles au service de son engagement militant. Il n’est donc pas étonnant que le nouveau Premier ministre adopte une attitude qui se confond avec la recherche d’une image de marque. Il n’a pas le charme d’une star de cinéma mais, avec sa rondeur, son sourire, sa voix chaude, son expérience d’homme de terrain, maire d’une petite ville de la France profonde (Chasseneuil-du-Poitou), il inspire confiance. Et puis, il n’est pas énarque… Bref, dans un pays en grande difficulté, traumatisé par le séisme du 21 avril, où les milieux populaires, fragilisés, redoutent le lendemain, où on ne croit plus aux promesses politiques, il dispose de l’atout de l’homme neuf. Car Raffarin, en avril 2002, personne ne le connaît.
Ses propos compassionnels comme ses célèbres formules (« La France d’en bas », « Travailler plus pour gagner plus », la « positive attitude »…), destinés à toucher les gens ordinaires, surprennent, suscitent l’ironie. Pourtant, les « raffarinades », comme les baptise Le Canard enchaîné, sont le fruit des enquêtes d’opinion minutieuses que commande Matignon. Le communicant Raffarin sollicite lui-même les conseils d’un spécialiste en communication, Dominique Ambiel, avec lequel il collabore depuis longtemps. Pour Ambiel, producteur de télévision, remarqué pour des émissions très populaires, comme Fort-Boyard, Popstars ou Koh-Lanta, la télévision est un jardin. Or, le Premier ministre mise d’abord sur le petit écran pour délivrer son message.
Le 26 septembre 2002, Raffarin est le premier invité de la nouvelle émission politique de France 2, Cent minutes pour convaincre. Et il réunit, à l’occasion, cinq millions de téléspectateurs. Le seul à le concurrencer, alors, est le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, qui, deux mois plus tard, améliore de huit cent mille personnes le score du Premier ministre. Et, dans ses premiers mois à Matignon, la stratégie de Raffarin est payante. Jusqu’en mai 2003, sa cote de popularité est toujours supérieure à 50 %. Et puis, arrive l’été meurtrier de la canicule, l’impéritie gouvernementale et, le 11 août, l’interview catastrophique de Jean-François Mattei, le ministre de la Santé. Tandis que le JT s’affole, il apparaît en duplex depuis sa résidence varoise où il passe ses vacances, et se contente d’annoncer la mise en place d’un Numéro vert.
Toute la communication de Raffarin reposait sur l’émotion : son discours compassionnel lui a tendu un piège. Le Premier ministre essaie bien de répliquer en images. Sous l’œil des caméras, il va visiter une maison de retraite en Bourgogne ; il interrompt ses vacances pour réunir les ministres le 14 août. Mais le mal est fait. Comment reprendre la main ? Il donne une interview au Figaro, le 4 septembre, intervient en direct au JT de TF1, s’invite sur le plateau de Zone interdite, sur M6, le 21. L’opération est montée par Ambiel. Raffarin y dialoguera avec des Français ordinaires, sur tous les sujets, y compris les dangers de la route, « priorité » du second septennat de Chirac. Mais il n’a rien à annoncer de manière concrète. « Conduire n’est pas un acte anodin. À chaque instant, on risque d’être un assassin ! » lance le Premier ministre, avec l’accent de la sincérité. Qui pourrait dire le contraire ? La gesticulation médiatique montre alors ses limites. En décembre, sa cote de popularité est tombée à 31 %. On connaît la suite…
Avec Raffarin, un communicant à Matignon, la boucle a semblé bouclée. Les « spécialistes », entrés par la petite porte dans le monde politique, au milieu des années 1960, pénétraient enfin par la grande un matin de 2002. Mais la réalité politique, revenue au galop, a dissipé l’illusion. La communication, en politique, n’est jamais qu’un moyen de dialoguer avec l’opinion. Elle ne se substitue ni au projet ni à l’action politiques. Au mieux, elle s’y adapte et l’accompagne. Avec des fortunes diverses…
1 Jean-Marc Lech, Sondages privés. Les secrets de l’opinion, Paris, Stock, 2001, p. 217.