Conclusion

 

Qu’il est loin le temps où André Tardieu déclamait son discours à la radio, où Guy Mollet apprenait par cœur son texte comme un comédien pour une représentation d’un soir, où de Gaulle se faisait applaudir dans la salle des fêtes de l’Élysée par des journalistes ravis du spectacle auquel ils venaient d’assister. Et pourtant, les hommes politiques qui, aujourd’hui, s’appliquent à regarder la France dans les yeux en sont, sans qu’ils en aient toujours conscience, leurs héritiers.

À l’époque de Tardieu, voire à celle de Mollet ou de Gaulle, on éprouvait déjà le besoin de parler à l’opinion, de lui expliquer son action, de la séduire peut-être, de la convaincre sûrement. Mais, en ce temps-là, elle restait une entité assez vague. On savait qu’elle existait, on commençait à évaluer ses mouvements entre deux élections, et l’homme politique digne de ce nom se distinguait par sa capacité à la « sentir », à saisir presque instinctivement ses besoins et ses aspirations. Il fallait alors attendre l’heure du scrutin pour confirmer si l’on avait eu tort ou raison.

Aujourd’hui, les choses sont bien différentes. L’homme politique est devenu un professionnel des médias, familier des micros et des caméras. Il est comme chez lui sur un plateau de télévision et participe avec talent au spectacle souhaité par ceux qui l’invitent. Bien préparé en coulisses par des conseillers en image et en petites phrases, il a appris à donner du rythme à une émission, à simplifier son vocabulaire, à fournir des réponses courtes, à glisser des formules magiques, à donner l’impression qu’il converse avec le téléspectateur. L’orateur est mort – avec Mitterrand, peut-être –, victime de l’intimité du studio, et il a entraîné dans la tombe les modèles d’antan, le héros charismatique ou le chef admirable. Finis les effets de manche, les envolées lyriques, les vibratos dans la voix qui déclenchent le frémissement de l’assistance. Désormais, l’émotion passe par la sincérité du regard, le naturel du geste, l’authenticité du sourire, la franchise apparente du propos d’un homme « comme tout le monde » qui s’adresse à ses semblables. Peu importe la maladresse à la tribune. Le manque d’éloquence d’un homme politique face à une assemblée peut même devenir un atout pour montrer à ceux qui le regardent en action devant leur écran, depuis le canapé d’un salon ou à la table d’une salle à manger, combien il leur ressemble.

Alors, factices, cette sincérité, ce naturel, cette authenticité, cette franchise ? Certes, ils répondent aux consignes des conseillers en communication qui se pressent autour de l’homme politique et font souvent l’objet d’un entraînement qu’on entoure du secret. Difficile d’avouer que le sourire a été soigneusement répété sans rompre le charme. S’il faut se garder de tout procès d’intention, constatons, cependant, que tous les « plans-médias » concoctés par les communicants visent d’abord à protéger l’image du leader qu’ils servent. On a ainsi peu de chances de voir un présidentiable sur des plateaux d’émissions de débats en direct, face à des contradicteurs de la société civile, représentants d’associations, meneurs de grèves, organisateurs de manifestations de rue, ou confrontés à de simples citoyens en colère venus à la télévision pour dire ce qu’ils ont sur le cœur. Pour ces moments imprévisibles, où les coups risquent de pleuvoir, on enverra de préférence les seconds couteaux, les « porte-parole » professionnels, comme Jean-François Copé ou Julien Dray ces dernières années, admirables dans l’exercice. Les présidentiables, eux, préfèrent le confort d’émissions dont ils sont la vedette, parfois pendant deux ou trois heures, ou d’interviews au journal télévisé qui les mettent à l’abri de toute mauvaise surprise. Surtout, ne pas écorner l’image…

La communication a-t-elle changé l’homme politique ? Comment pourrait-il en être autrement ? Certes, on l’a vu, la communication n’est pas à l’origine de la mutation de la vie publique. Ce sont les conditions d’infléchissement de la démocratie française qui ont ouvert la voie aux pratiques de communication, dont le marketing est le plus bruyant aspect. En revanche, la nécessaire adaptation aux moyens modernes pour s’adresser à l’opinion a fait de l’homme politique un communicant naturel, un professionnel de la communication. Les hommes politiques d’aujourd’hui sont nés avec la télévision, et quasiment un micro dans la main. Les circonstances mêmes de l’émergence des leaders soulignent combien les choses ont changé. Naguère encore, un présidentiable s’imposait après un brillant cursus honorum au sein de son parti, gravissant un à un les échelons dans la hiérarchie du pouvoir pour se trouver, un jour, en position de le représenter. Désormais, médias et sondages font les candidats, à tel point que les débats internes pour les désigner officiellement, au terme d’un vote, se déroulent, de nos jours, à la télévision : les militants, noyés dans la masse des téléspectateurs, n’ont même plus la primeur du message.

Est-ce à dire que la communication fait l’élection ? Tout dépend de ce qu’on met derrière le vocable. C’est évidemment en s’adressant à l’électeur qu’un homme politique peut le convaincre : on n’imagine pas qu’il soit élu en restant muet. Pour autant, relativisons le poids des artifices du marketing et de la télévision. Il y a quelques années, les instituts de sondage interrogeaient les Français sur la manière dont ils appréciaient les affiches électorales. Suscitées par les publicitaires eux-mêmes, ces enquêtes visaient surtout à montrer l’impact de leurs géniales idées sur l’impressionnable citoyen. Les personnes sollicitées donnaient leur avis : « j’aime bien celle-ci, je n’aime pas celle-là » ; sur cette affiche, l’homme représenté est « trop ceci ou pas assez cela »… Et puis, les comparant, les Français étaient invités à classer les affiches par ordre de préférence. Or, invariablement, la hiérarchie reflétait les intentions de vote au moment de l’enquête. 1974 : (1) Giscard d’Estaing ; (2) Mitterrand ; (3) Chaban-Delmas ; 1981 : (1) Mitterrand ; (2) Giscard d’Estaing ; (3) Chirac ; 1988 : (1) Mitterrand, (2) Chirac, (3) Barre. Le publicitaire pouvait toujours s’enorgueillir en suggérant que le succès de Giscard d’Estaing en 1974 ou de Mitterrand en 1981 et 1988 n’était pas étranger au choix des slogans et des visuels. C’est de bonne guerre. Mais l’explication est peut-être plus simple. Soit les Français ne répondaient pas vraiment à la question posée, soit l’affiche n’avait aucune influence sur leur vote. Dans les deux cas, le marketing était pris en défaut.

Sans doute serait-il caricatural de dire qu’il n’a aucune importance. Il en a d’autant plus que tous les hommes politiques, qu’ils l’avouent ou non, le pratiquent, et y engouffrent des millions d’euros. Arlette Laguiller elle-même a découvert l’affiche publicitaire en 2001, quand tout le monde l’avait abandonnée, faisant appel même en 2006 à une agence spécialisée dans la stratégie de l’affichage commercial. Mais le plus important, peut-être, dans le marketing, outre l’indéniable savoir-faire technique de ses spécialistes dans l’organisation d’une campagne électorale, c’est la représentation que s’en font les hommes politiques. Obtenir les services d’un « gourou » de la stratégie ou de l’étoile montante de la création publicitaire est déjà un avantage psychologique sur l’adversaire. La nouvelle fait frémir le Tout-Paris politico-médiatique et parler dans les gazettes. « X… travaille pour lui [ou pour elle], c’est du sérieux… » Ce que savent le mieux faire les communicants, c’est encore leur autopromotion. Quant à l’homme politique, il regarde le voisin : « Il a pris X… dans son équipe ; il me faut absolument Y… » Mais la cruauté des résultats oblige à dire que le bilan des communicants se distingue davantage par les échecs que par les succès. C’est une règle arithmétique : dans une élection, il y a plusieurs candidats, mais un seul élu.

Quant à la télévision, elle est l’objet de tous les fantasmes. Le petit écran fait-il l’élection ? Les scientifiques se penchent sur cette question depuis un demi-siècle. Ils observent, calculent, recalculent, et parviennent toujours aux mêmes conclusions : soit la réponse est non ; soit, au mieux, elle est qu’on ne peut strictement rien prouver. Toutefois, même si cela reste difficile à mesurer, la médiatisation des présidentiables n’est certainement pas indifférente à la sélection qui s’opère à mesure que l’horizon du scrutin se précise. Nous l’avons dit, une bonne campagne, pour la télévision, doit reposer sur des enjeux et des oppositions à la fois clairs et de nature à nourrir un récit à suspense. Il n’y a donc pas de place pour trois. Une présidentielle, c’est d’abord un duel sans merci. La télévision et plus généralement les médias d’information se projettent toujours vers la ligne d’arrivée. Chirac ou Jospin ? Sarkozy ou Royal ? Le risque alors, pour des candidats surmédiatisés, c’est l’usure prématurée, l’effet retour de la surexposition. Voici, du reste, ce qui justifie la présence de spécialistes en « plans-médias. » La communication, c’est aussi l’art du silence. Mais, parfois, leur propre image leur échappe : on a beau se faire discret, la caméra débusque, le micro se tend, vers les amis, vers les alliés bavards, et on continue à nourrir l’actualité, malgré soi. Avec le danger d’indisposer l’opinion. Et l’impression s’inverse. Hier, elle se réjouissait : « Enfin une tête nouvelle ! » ; aujourd’hui, elle se lamente : « Encore la même tête ! » Aussi, le favori de l’automne n’est-il pas toujours l’élu du printemps.

Le plus important dans tout cela, c’est que les hommes politiques eux-mêmes sont persuadés que la télévision fera l’élection. Et cela ne date pas d’aujourd’hui. Ils en ont toujours été convaincus, et la campagne de 1965 a gravé leur certitude dans le marbre. Ce qui a changé, finalement, depuis de Gaulle, c’est qu’on ne pense plus que seul le temps de parole pèse sur le téléspectateur. Là, l’apport des communicants est sans doute décisif. L’homme politique est, par nature, un adepte du verbe. Mais, à la télévision, ce qu’on voit compte davantage que ce qu’on entend. L’équité, à défaut d’égalité, repose donc, certes sur le temps de parole, mais également sur le mode d’exposition. À cet égard, le face-à-face Mitterrand/Giscard d’Estaing a marqué une étape décisive dans l’approche de la télévision par l’homme politique : la nécessité de contrôler les mots s’est brusquement doublée de la volonté de maîtriser l’image. À cela s’ajoute la recherche de l’audience. Chirac, en 1984, n’est pas venu par plaisir dans une émission de variétés, mais parce qu’elle lui offrait l’occasion de se montrer à un public deux ou trois fois plus nombreux – plus divers aussi – que celui touché par les magazines politiques. Depuis, les talk shows ont institutionnalisé une présence qui, si l’on n’y prend garde, peut finir par incommoder le téléspectateur : « il ferait mieux de s’occuper de nos problèmes ».

Reste une ultime question : la communication politique est-elle à l’origine d’une dégradation du débat public, aujourd’hui ? Méfions-nous de la nostalgie pour un âge d’or où le citoyen rationnel, pour arrêter ses choix, compulsait un à un les programmes des candidats. Combien, parmi l’immense majorité des électeurs qui se prononcèrent pour la Ve République, en septembre 1958, avaient pris soin d’analyser le texte de la nouvelle Constitution ? Combien, parmi les électeurs de François Mitterrand, en 1981, avaient lu les « 110 propositions » du candidat socialiste ? Combien, parmi les électeurs de Jacques Chirac, en 1995, connaissaient les propositions du candidat du RPR pour « réduire la fracture sociale » ?

Ce qui apparaît, en revanche, c’est que la communication, jusqu’ici, a échoué dans son ambitieux dessein de rapprocher l’homme politique du citoyen par le dialogue et l’échange. À cet égard, l’enquête CSA publiée en octobre 2005 par Le Parisien est dévastatrice. L’institut de sondage demande alors aux Français de donner leur avis sur différentes professions. Les infirmières, les enseignants, les militaires, les policiers ? Des modèles, pour les personnes interrogées. Les juges, les journalistes, les chefs d’entreprise ? Pas mal, mais peuvent mieux faire. Qui arrive bon dernier dans cette course au prestige ? Les hommes politiques évidemment ! Trois Français sur quatre ne leur font pas confiance. Que leur reprochent-ils ? « Ils ne pensent qu’à leur carrière ! » « Ils sont coupés de la vraie vie des gens ! » Pire : ils sont « incompétents », « incapables de résoudre les problèmes économiques », « incapables de se projeter dans l’avenir. » Un seul bon point : leur intelligence. Mais à quoi, prioritairement, consacrent-ils leur intelligence ? « À se faire élire ou réélire » ! Consternant.

Finalement, la perception de la vie politique par l’opinion, nourrie par le jeu de ses acteurs, alimentée par le portrait qu’en dressent les médias, tient d’abord de l’artifice, des petites phrases, du spectacle, des rivalités personnelles pour accéder au pouvoir ou pour ne pas le perdre, autant de travers mis au compte d’une communication hégémonique. Le péril est alors que l’indignation, s’ajoutant au désenchantement, renforce le déclin de la citoyenneté.

La communication politique est sans doute un idéal démocratique de dialogue et d’échange, même si son histoire, jusqu’à présent, n’a pas toujours plaidé dans le sens de cette définition. Le danger, c’est qu’elle se réduise au marketing politique. La « stratégie marketing » doit rester à sa place. Servir l’action politique. Pas s’y substituer.