Épilogue

Nicolas et Ségolène :

les « nouveaux communicants » ?

 

Qui a dominé la communication politique durant tout le second mandat de Jacques Chirac à l’Élysée ? Qui, en permanence, a fait l’événement dans les médias ? Je reconnais bien volontiers que la réponse est facile. Mais le mieux, peut-être, est de le montrer. Prenons, alors, huit jours dans l’agenda de Nicolas Sarkozy puisque, bien évidemment, il s’agit de lui ; par exemple la période du 11 au 19 janvier 2006.

Le mercredi 11 janvier, il fait la couverture de VSD en compagnie de sa femme Cécilia (« Pourquoi ils se sont retrouvés »). Le couple, réconcilié après sept mois de séparation, est vu, le même jour, par le Tout-Paris médiatique dans un restaurant du quartier des Invalides. La nouvelle est reprise par la presse écrite, la radio, la télévision. Dans VSD, un ami témoigne : « De toute façon, même si c’est Cécilia qui est partie, ils n’ont jamais lâché prise. Elle comme lui ont du mal à tourner la page. Au centre de leurs préoccupations, Louis, leur fils, qui vivrait très mal cette séparation. » La France de la presse people s’émeut.

Le lendemain, la politique reprend ses droits. Après le président de la République et le Premier ministre, Sarkozy accueille les journalistes, salle Gaveau, pour les vœux à la presse. Jamais un ministre de l’Intérieur n’a vu si grand ; mais il reçoit en terrain « neutre », loin de la place Beauvau. À l’ombre des drapeaux français et européen, il s’exprime : comme ministre, en évoquant notamment un plan de prévention de la délinquance et un projet de loi sur l’immigration ; comme membre du gouvernement, en prônant un plan de réduction des fonctionnaires et l’autonomie des universités ; comme futur candidat de l’UMP, en proposant une réforme institutionnelle tendant à la présidentialisation du régime et en parlant de relance de la construction européenne. Ses propos tranchent avec ceux, conventionnels, entendus par les journalistes lors des vœux à la presse de Chirac et Villepin.

Dimanche 15, Sarkozy est l’invité de Vivement dimanche, qui réunit, chaque semaine, environ trois millions de téléspectateurs. Sur le canapé de Michel Drucker, il est entouré de ses amis, Johnny Halliday, Jean Réno, Christian Clavier, Laurent Jalabert, Richard Virenque ; il pousse même la chansonnette avec Didier Barbelivien : « Qu’est-ce qu’il y a de plus beau que de faire partager des émotions… » Mais le soir même, nouveau retour aux réalités politiques. Il répond, en effet, aux questions des journalistes du Grand Rendez-Vous Europe 1-TV5 Monde-Le Parisien : « Toutes ces dernières années, j’ai mesuré le prix personnel que représentaient le combat et les responsabilités au plus haut niveau. […] Et, pourtant, je sens en moi cette force, cette volonté. Je ne saurais pas l’expliquer. »

Le lendemain, à 8 heures, dans l’habit du ministre de l’Intérieur, Sarkozy est à la gare de Toulon, en compagnie de Louis Gallois, président de la SNCF, et sous le regard des caméras. Douze jours plus tôt, après qu’un journaliste de l’AFP avait révélé l’agression de voyageurs sur le train Nice-Lyon, durant la nuit de la Saint-Sylvestre, par une bande de délinquants, Sarkozy était venu annoncer au 20 heures de TF1 la création d’un Service national ferroviaire. Sur le quai, il déclare avec fermeté : « Ces agressions ont choqué parce que les transports en commun, c’est la vie quotidienne. Et le rôle d’un ministre de l’Intérieur, c’est de s’occuper de la vie quotidienne. » Puis, monté à bord d’un TER, il dialogue avec des passagers qui y ont pris place dans un wagon. Les services de sécurité ? « On ne les voit jamais », peste un voyageur. « Franchement, je vous assure que vous allez les voir. Il faut que les voyous sachent qu’il y a un risque. Parce que le problème, c’est qu’ils pensaient qu’il n’y avait pas de risque. »

Le 16 janvier après-midi, c’est le chef de l’UMP qui reçoit. Au siège du parti, Sarkozy a invité des internautes, des artistes et cinéastes à propos du projet de loi sur le droit d’auteur, dont Jean-Jacques Goldman, Calogero, Didier Barbelivien, Bertrand Tavernier. À l’issue de l’entretien, Sarkozy fait le bilan : « Les échanges ont permis de dégager sept principes devant guider la poursuite des travaux législatifs. » Il vient de brûler la politesse à Dominique de Villepin qui, le lendemain, a invité à Matignon, sur le même sujet, des chanteurs comme Julien Clerc, Zazie ou Alain Chamfort.

Mardi 17 janvier : rien, ou, plutôt : pas d’intervention dans les médias (qui, néanmoins, parlent de Sarkozy).

Mercredi 18, le ministre de l’Intérieur annonce la limitation du nombre des visas accordés aux étrangers et l’augmentation du nombre des expulsés en situation irrégulière. Enfin, le 19, Nicolas Sarkozy se déplace en Seine-Maritime et dans l’Eure. À la mairie du Havre, le ministre présente les grandes lignes du plan de prévention du gouvernement, brûlant une seconde fois la politesse à Dominique de Villepin, puisqu’une conférence de presse sur ce sujet, en présence des deux hommes, est prévue le lendemain. Le soir, aux Andelys, le futur candidat à la présidentielle anime une réunion publique rassemblant mille cinq cents personnes. Il y décline ses thèmes favoris : les trente-cinq heures que la France ne peut supporter, le service minimum dans les transports en cas de grève, la responsabilité des juges après le « bouleversant spectacle » d’Outreau. Et il déclare : « Les Français n’attendent pas de 2007 une alternance mais une véritable rupture. »

« Les Français » : voici donc l’opinion convoquée en permanence, prise à témoin par la télévision, utilisée pour repousser les obstacles. Nicolas Sarkozy comme Ségolène Royal sont décrits par les médias comme représentatifs de la « nouvelle » génération politique. Ce n’est pas seulement une question d’âge ou de parcours politique, mais également une manière d’envisager l’action publique. Sarkozy ou Royal doivent leur ascension à leur capacité de cerner l’opinion. Et leur force tient d’abord à la maîtrise de la communication. Il ne s’agit pas uniquement de leur façon « professionnelle », l’un de parler, l’autre de sourire à la télévision, mais de leur habileté à saisir et à utiliser les attentes de l’opinion. Ils sont, chacun dans leur style, les « nouveaux communicants » de la politique dont l’outil, avant même le petit écran, est constitué par les sondages. C’est en analysant les sondages que Nicolas Sarkozy conduit son action et fait, un à un, sauter les verrous qui ouvrent la route de l’Élysée. De même, ce sont les sondages qui permettent à Ségolène Royal de faire exploser les rouages de l’appareil du PS et de porter ses couleurs à l’élection présidentielle. Fruits d’une démocratie d’opinion, mais aussi d’une démocratie médiatique, Sarkozy et Royal sont d’abord des images de marque. Mais les « nouveaux communicants » ne se contentent pas de s’exposer. Ils cherchent à pérenniser leur lien avec une opinion qu’on dit versatile. De « leur temps », ils comprennent la nécessité d’user de tous les instruments que la technologie met à leur disposition, et d’abord Internet. Branchés sur l’opinion, ils sont aussi adeptes de l’interactivité. Elle contribue à construire leur image de modernité ou de proximité.

 

Sarkozy, enfant de la télé

Son image, Sarkozy s’en est très tôt soucié. Devenu avocat en 1981, après avoir hésité sur sa carrière professionnelle, et protégé par Chirac, il a rapidement été considéré comme un jeune loup du RPR. Né en 1955, membre du comité central du parti gaulliste à vingt-deux ans, maire de Neuilly-sur-Seine à vingt-huit, député à trente-trois, délégué national puis secrétaire général à la jeunesse du parti gaulliste, Nicolas Sarkozy s’est immédiatement fait remarquer par ses qualités de débatteur. Vif, sûr de lui, la langue bien pendue, il apparaît dans les émissions officielles du RPR dès les législatives de 1978. Sarkozy est né avec la télévision. Il ne craint pas les caméras, bien au contraire. Et ce sont les plateaux de télévision qui forgent sa réputation.

Le 14 novembre 1989, dans le magazine Stars à la barre, sur Antenne 2, il affronte ainsi, sur la question du foulard islamique, un autre espoir de la vie politique, Julien Dray, devenu député socialiste après avoir été l’un des principaux animateurs de SOS-Racisme. Deux ans plus tard, le 10 juillet 1991, il est invité par Christine Ockrent dans une émission spéciale de la deuxième chaîne sur le thème de l’immigration. Déjà, il y défend l’idée d’un « système de quotas par pays et profession », expliquant : « L’immigration ne serait plus subie, organisée n’importe comment, mais chaque année une commission nationale déterminerait, profession par profession, nationalité par nationalité, par exemple les emplois qui ne sont pas occupés par les nationaux et pour lesquels on aurait besoin d’une main-d’œuvre étrangère. » Le discours est rodé sur le fond et dans la forme. Sarkozy se situe résolument à droite, cherche à récupérer l’électorat « égaré » du Front national et s’emploie à créer un lien intime avec l’opinion : pas d’intervention sans qu’il prétende s’exprimer au nom des « Français » (« Les Français pensent… » ; « Les Français disent… »). Il ne cache pas ses ambitions et parvient à se composer l’image d’un homme politique nouveau au « langage direct ». Et c’est ce « langage direct », comme le rappelle François-Henri de Virieu en début d’émission, qui justifie sa présence à L’Heure de vérité, le 26 janvier 1992. Il n’est pourtant alors que secrétaire général adjoint du RPR chargé des relations entre les partis de l’opposition.

Lorsqu’il y revient, l’année suivante, le 6 juin 1993, il est devenu à la fois ministre du Budget et porte-parole du gouvernement Balladur, ce qui lui permet de s’exprimer sur tous les sujets, y compris l’immigration (« Il faut tendre vers l’immigration zéro »). Il parle bien, il est télégénique, il sait communiquer. Il a même quelques idées là-dessus. Interviewé le 31 mars 1993 à Soir 3, il explique : « C’est difficile de communiquer, d’abord parce qu’on ne le fait pas directement, on le fait au travers des médias qui… quelle que soit la façon dont ils font leur travail… c’est un prisme, c’est une barrière qui peut déformer. Et, deuxièmement, parce que je crois que la difficulté pour un homme politique, c’est d’essayer de faire l’équilibre entre la nécessité de dire la vérité et la nécessité d’être public. Parce que je crois qu’étaler ses états d’âme dans un pays qui a tant de misère, tant de problèmes, tant d’angoisses, tant de soucis, c’est pas très bien. Donc, l’équilibre est difficile à trouver. C’est en tout cas à cet équilibre que je vais essayer de m’essayer. »

Nicolas Sarkozy, désormais, est un familier de la télévision, et singulièrement du 20 heures. Se bâtir une bonne image en étant « ministre de l’impôt » est une gageure. Il cherche alors à donner une impression moins technocratique, moins froide, plus épaisse de son personnage : l’homme de plume, qui consacre en 1994 une biographie à Georges Mandel (Georges Mandel. Le moine en politique), l’homme de cœur, sincère et adepte du « parler vrai », en livrant ses confidences à Michel Denisot, dans un ouvrage qui paraît en 1995. Avec Au bout de la passion, l’équilibre, il tente de gommer l’image de l’homme ambitieux et trop pressé qui lui colle à la peau. Rien n’y fait ; sa cote de popularité plafonne à 30 %. Puis vient le temps des catastrophes, d’abord avec l’échec de Balladur, en 1995, qui le condamne au silence. Il tente bien de rebondir en 1999 aux élections européennes, en conduisant une liste RPR-Démocratie libérale avec Alain Madelin. Mais son score pitoyable (12,8 %) l’oblige à démissionner, en octobre, de ses fonctions de secrétaire général du parti gaulliste. La carrière politique de Sarkozy est dans l’impasse. Les médias ne s’intéressent plus à lui. Il essaie alors d’attirer l’attention en publiant un livre en janvier 2001, Libre, somme de réflexions, mais aussi, comme l’indique la quatrième de couverture, « programme politique qui ose s’appeler de droite » ; une « droite devenue enfin moderne ». L’ouvrage est reçu dans une relative indifférence. Malgré une réédition en 2003, il se sera vendu au total à treize mille exemplaires, soit presque deux fois moins que La Flamme et la Cendre de Dominique Strauss-Kahn (2003, vingt-quatre mille exemplaires), trois fois moins que Les Blessures de la vérité de Laurent Fabius (1998, quarante mille exemplaires), pour évoquer des parutions du même type dans une période proche.

On laissera de côté les aspects programmatiques du livre. En revanche, notons qu’il comporte d’intéressantes analyses sur la communication de l’homme public à la télévision et sur la nécessité, pour lui, de tenir compte du phénomène d’accélération médiatique. Le responsable politique doit s’y adapter, tout comme il lui revient, dans son propre intérêt, de contribuer au succès d’émissions politiques de plus en plus boudées par les téléspectateurs. Car de l’efficacité du discours dépend l’audience et, du coup, l’impact sur le public. J’ai moi-même trop pratiqué la langue de bois, explique-t-il en substance. À son avis, qu’est-ce qu’une bonne émission ? C’est une émission qui dégage une forte intensité dramatique. Alors, l’homme politique doit cesser de s’y préparer en compulsant des fiches pour avoir réponse à tout. L’impression de spontanéité est toujours bien meilleure. « La télévision s’écoute avec les yeux », note Sarkozy. Et l’argument n’est efficace qu’à condition de susciter une émotion, propre à rapprocher le public de celui qui l’avance. Bref, explique-t-il encore, un homme politique n’est crédible dans l’opinion qu’à condition de provoquer, à son égard, un élan, non seulement d’adhésion, mais de sympathie. Une partie de la « méthode » Sarkozy est contenue, dès 2001, dans un livre bien vite oublié.

 

Communiquer pour agir

Sarkozy résume sa démarche par une formule : « communiquerpouragir ». Audacieuse, la proposition renverse complètement le schéma traditionnel de la communication. D’ordinaire, et il en a toujours été ainsi, l’homme politique agit, prend des décisions puis s’adresse à l’opinion, par le biais des médias, pour expliquer et convaincre. Pour Sarkozy, au contraire, il faut d’abord annoncer ce qu’on va faire, créer l’événement dans les médias, à la fois pour donner un maximum d’impact à l’action et vaincre les résistances, y compris dans son propre camp. Mais il y a une condition sine qua non : avoir l’opinion de son côté. La méthode comporte des risques : le rejet, l’incompréhension. Alors, pour s’en prémunir, il convient de réunir deux atouts. D’abord, connaître l’état de réceptivité de l’opinion : pour cela, il y a les sondages. Ensuite, prévoir les effets médiatiques de l’annonce ; et là intervient la maîtrise sarkozyste de la télévision.

Être « premier flic » de France, après avoir été « ministre de l’impôt » n’est pas nécessairement un avantage pour conquérir l’opinion. Sauf qu’en 2002, le dossier de l’insécurité, d’une extrême sensibilité, place Sarkozy au centre du jeu politique. Capter l’attention des médias, dans ces conditions, n’est pas très difficile. Pour convaincre, un ministre de l’Intérieur doit faire ce qu’on attend de lui : se montrer ferme et volontaire, tenir un discours qui privilégie la répression, agir en ce sens. Tenir la place Beauvau expose mais ne conduit pas fatalement à l’impopularité. Avant lui, à l’Intérieur durant les deux cohabitations, Charles Pasqua, son mentor politique dans les Hauts-de-Seine, caracolait en tête des sondages : 50 %, 55 % et même 59 % en décembre 1993. Les taux de confiance de Sarkozy sont très voisins, avec une pointe à 58 % en janvier 2003. La différence entre les deux hommes tient en trois mots : l’ambition présidentielle (caressée, il est vrai, un temps, par Pasqua).

Seuls quelques mois, alors, sont nécessaires au ministre de l’Intérieur pour ancrer son image dans l’opinion. Deux ans suffisent pour prendre en main l’UMP, conquis grâce aux sondages. Quant aux médias, ils accompagnent sa montée en notoriété. En 2003, Le Point le désigne même « homme de l’année ».

Et son équipe ? Nous ne sommes plus en 1970 : Sarkozy n’a aucun état d’âme en matière de marketing politique. Son dessein est servi par des spécialistes, en tous genres, de la communication. Et quand vous contrôlez l’Intérieur, une pluie de sondages s’abat quotidiennement sur votre bureau. Des « metteurs en image », des créatifs, des analystes d’enquêtes d’opinion de toutes sortes entourent Sarkozy place Beauvau, depuis 2002. Manuel Aeschlimann, le député-maire d’Asnières, lui adresse régulièrement des notes d’alerte. Pierre Giacometti, le président d’IPSOS, lui propose des enquêtes sur ce que pensent de lui et sur ce que pensent, en général, les Français. Christophe Lambert, président de Publicis France, peaufine son image, avant d’être atteint par la disgrâce. Thierry Saussez, président d’Image et Stratégie, est aussi de la partie. Et puis, il y a le créatif prometteur, Frank Tapiro. De dix ans le cadet de Sarkozy, il a grandi dans la sphère de Séguéla, faisant ses classes à Euro-RSCG dès 1988, avant de prendre progressivement son autonomie et de fonder en 1996 une filiale du groupe, Hémisphère droit, agence totalement indépendante en 2002. À partir de 1997, grâce à Sarkozy, il travaille pour le RPR et, depuis 2005, monopolise les budgets de promotion de l’UMP. C’est lui, notamment, qui, en février 2006, conçoit le slogan, les visuels et les deux clips « Imaginons la France d’après », qui appuient la campagne d’adhésions du parti. On pourrait prolonger la liste, souvent renouvelée et complétée notamment par François de La Brosse (coprésident de l’agence ZNZ), car, évidemment, un homme qui pourrait conquérir l’Élysée attire les spécialistes de la communication comme un aimant.

 

L’opinion a toujours raison

La force de Sarkozy, c’est une réactivité exceptionnelle. Elle lui permet de désamorcer toutes les bombes et, partant, de protéger un agenda de communication rempli dans une perspective exclusive, l’élection présidentielle. Et le meilleur moyen de le montrer est encore de donner un exemple.

Situons-nous en septembre 2006. Le 23, il a prévu un voyage à Dakar. C’est un moment important pour lui, car, à l’occasion de cette visite officielle, le ministre de l’Intérieur signera un accord sur la gestion concertée des flux migratoires entre la France et le Sénégal. Le geste, accompli à l’étranger, est d’abord un message délivré aux Français : il doit, aux yeux de tous, légitimer sa politique en matière d’immigration. De nombreux journalistes et photographes sont du voyage. Rien ne doit parasiter la médiatisation de l’événement.

Or, un double incident, dans la soirée et dans la nuit du 19 septembre, quatre jours seulement avant son déplacement, met Sarkozy sur la sellette : d’une part, Le Monde divulgue un rapport confidentiel adressé par le préfet de Seine-Saint-Denis au ministre de l’Intérieur, qui l’alerte sur la recrudescence de la délinquance dans le département ; d’autre part, à Bobigny, dans la cité des Tarterêts, deux CRS sont agressés par une bande de voyous qui les blessent gravement. La concomitance des deux nouvelles place le ministre dans une situation périlleuse. Au matin du 20 septembre, il réagit, non depuis la place Beauvau, mais en se rendant sur le terrain, à la préfecture de Bobigny. Il y annonce qu’il ira au chevet des deux victimes, hospitalisées à la Salpêtrière, que trois cents fonctionnaires de police viendront renforcer les effectifs ; surtout, il met en cause les magistrats de Bobigny : « Depuis le début de l’année, le nombre d’écroués sur le département est en baisse de 15,5 % […]. Cela veut dire qu’un mineur interpellé pour quatorze vols à la portière peut être remis en liberté et commettre à la sortie du tribunal ses quinzième et seizième vols à la portière. » Les médias accompagnent la tactique de Sarkozy : ils désertent le terrain policier (qui met en cause son bilan et son action) et se placent, comme un seul homme, sur le terrain judiciaire (qui lui permet de contre-attaquer). Terrain sensible, depuis le procès d’Outreau.

L’accusation de laxisme de la justice provoque un tollé dans toute la magistrature, faisant même sortir de leur réserve le président de la Cour de cassation, Guy Canivet, et le premier président de la cour d’appel de Paris, Renaud Chazal de Mauriac. L’arbitrage du chef de l’État est réclamé. La polémique devient politique ; l’opposition s’empare de l’affaire et, s’appuyant sur les chiffres de l’Observatoire national de la délinquance qui montrent, en un an (août 2005-août 2006), une augmentation de 6,7 % des violences contre les personnes, parle de l’échec du ministre de l’Intérieur. Mais la querelle de chiffres, confuse, ne permet guère de nourrir le spectacle médiatique. Elle n’est pas télégénique. Elle ne permet pas de bâtir un récit, fondement de toute expression journalistique. En revanche, l’affrontement singulier entre Sarkozy et les magistrats – police/justice – est un angle excellent. Émotion, passion, rebondissements éventuels, tous les ingrédients sont rassemblés pour captiver le public. Qui sortira vainqueur du bras de fer ? Est-ce le premier faux pas du « candidat » Sarkozy ? Même les journaux les plus critiques à l’égard du ministre de l’Intérieur centrent leur regard sur son comportement et oublient la question d’origine sur les failles d’un bilan. En provoquant, le ministre, anticipant l’emballement médiatique, est parvenu à déplacer l’axe de l’événement. Il prend un risque ; mesuré, à vrai dire. Et c’est là qu’intervient l’opinion.

Le 22 septembre, invité en début de matinée sur RTL, Nicolas Sarkozy interroge : « Quel est mon juge ? Les Français. En démocratie, nous qui exerçons des responsabilités politiques, c’est le jugement des Français qui compte. » Le même jour, en fin d’après-midi, il se rend à la Salpêtrière pour visiter le CRS encore hospitalisé. À la sortie, il tient une conférence de presse où il déclare, avec un petit sourire : « Les Français savent bien que ce que je dis, c’est la vérité, et innombrables sont les témoignages que j’ai reçus depuis hier pour me dire : “enfin quelqu’un qui ose parler”. » Il récidive le soir même, dans un entretien accordé à TV5 Monde, où, stigmatisant le « tollé corporatiste », il affirme : « Je préfère être jugé par les électeurs. » L’appel à l’opinion contre les élites bien-pensantes est une technique éprouvée dans la communication du ministre de l’Intérieur ; elle fixe symboliquement le dialogue direct de l’homme seul contre tous (« la classe politique ») avec les Français. Bardé d’enquêtes et de sondages, il a, de toute façon, tous les moyens de connaître, quasiment dans l’instant, leur état d’esprit sur tous les sujets, singulièrement à propos de la justice, dont la crédibilité est fortement atteinte après Outreau.

Reste que, dans les trois premiers jours, il n’avait jamais invoqué l’appui des citoyens. Qu’est-ce qui lui a fait brusquement changer de discours, et explique peut-être aussi son petit sourire complice ? Les sondages, bien sûr. Bien informé, il sait que Le Figaro et LCI, le 23 au matin, divulgueront une enquête où 77 % des Français jugent insuffisamment sévère la justice à l’égard des jeunes délinquants. Ce n’est pas tout : Sarkozy y apparaît, et de loin (53 %), comme la personnalité politique à qui ils font le plus confiance pour lutter contre la délinquance et l’insécurité. Avec 16 %, Ségolène Royal est balayée. « Justice : les Français massivement d’accord avec Sarkozy », titre Le Figaro. Sarkozy a repris la main, comme il l’avait fait en novembre 2005 après les émeutes des banlieues : les sondages, là aussi, avaient tranché en sa faveur.

Le 23 septembre, il peut conduire son voyage au Sénégal en toute quiétude. Mieux : alors qu’il s’envole pour Dakar, un nouveau sondage, commandé par Le Parisien à CSA, confirme le précédent, 65 % des Français estimant que la justice « n’est pas assez sévère ». Sarkozy a, une nouvelle fois, éteint l’incendie. Qui prétendrait parler contre le jugement des Français ?

Le 24, il lui reste à faire la une du Journal du dimanche, avec une photo prise dans l’avion qui l’emmène au Sénégal. L’article en pages intérieures souligne son triomphe : « Sarkozy regonflé à bloc. » Et puis, pour montrer qu’il répond aux attentes des Français, il organise une vaste opération de police aux Tarterêts, le 25 au matin, qui débouche sur douze interpellations. Il a pris soin de faire prévenir la presse qui a dépêché, sur place, une trentaine de reporters et cameramen. Peu importe l’efficacité avérée de l’opération ; seul compte son impact médiatique. Nicolas Sarkozy, non seulement est parvenu à retourner une situation périlleuse et à ménager son voyage au Sénégal, mais, en plus, il a eu le dernier mot.

Efficace, compétent, crédible, Sarkozy ? Là aussi les sondages le disent. Mais il est tout de même un point délicat, le petit caillou au fond de la chaussure qui gêne sa marche triomphale vers l’Élysée : les Français, dans l’ensemble, ne l’aiment pas. Il a l’étoffe d’un homme d’État. Mais si l’opinion le juge déterminé, dynamique, inventif, ils l’estiment aussi dur, brutal, insuffisamment à l’écoute. À leurs yeux, il n’est ni juste, ni rassurant, ni sympathique. Ce portrait rappelle celui de son père spirituel, Jacques Chirac, en 1981 et 1988. Il faisait, comme lui, un parfait candidat de premier tour, capable de mobiliser son camp, mais un concurrent médiocre au second, au moment où il faut rassembler et convaincre ceux qui n’avaient pas initialement voté pour lui. Il est trop agité, trop cassant ; il manque de chaleur humaine, disait-on du chef du RPR… Alors, le leader de l’UMP essaie, tant qu’il en est temps, d’infléchir son image. Fin politique, fin communicant, il sait qu’une image se cristallise sur la durée, qu’on ne peut la forcer au dernier moment. La « peopolisation » n’est, alors, pas un choix, mais, à ses yeux, une nécessité. Il faut gagner le cœur des Français, et singulièrement d’une jeunesse défaillante ; aucun candidat, en effet, n’est jamais entré à l’Élysée, rejeté par la jeunesse. Alors Sarkozy se montre avec les vedettes du show-business ou fait un numéro sur le plateau de On ne peut pas plaire à tout le monde, en février 2005 (quatre millions de téléspectateurs). La victoire est aussi à ce prix.

 

Ségolène, la Madone des sondages

Sans les sondages, sans doute l’Élysée ne serait demeuré qu’un mirage pour Nicolas Sarkozy. Sans les sondages, Ségolène Royal aurait limité ses ambitions à l’avenir, au mieux du Poitou-Charentes, au pire des Deux-Sèvres. Ministre de François Mitterrand, elle bénéficiait d’une cote de popularité appréciable, atteignant, voire dépassant les 50 %. Mais personne ne l’imaginait dans les habits d’une présidente de la République. Comment surgit-elle, alors ? En fait, elle bénéficie de la conjonction de l’agenda médiatique et de l’agenda politique.

D’une certaine façon, on pourrait dire qu’elle est redevable à Nicolas Sarkozy de sa fulgurante ascension. Affirmation paradoxale ? Bien sûr, le ministre de l’Intérieur n’est pour rien dans le choix de sa rivale. Mais, précisément parce qu’il s’est déclaré très tôt et écrase les sondages de sa superbe, il incite les médias à lui chercher un concurrent. En 2007, Sarkozy sera à l’Élysée. Tout le monde le pense, trois ans auparavant, car, à gauche, nul ne semble en mesure de lui barrer la route. Or, un scénario triomphal pour Sarkozy est médiatiquement inacceptable. Pour la presse, une campagne présidentielle est d’abord un duel équilibré, de nature à alimenter les émotions et les passions, pas une formalité électorale. Dans l’imaginaire des médias, 1988, ce fut d’abord Mitterrand/Barre puis Mitterrand/Chirac ; 1995, Balladur/Delors, Balladur/Chirac, enfin Chirac/Jospin ; 2002, jusqu’au 21 avril, se résumait à une confrontation Chirac/Jospin. Ce sont les médias qui ont inventé le face-à-face politique, et la télévision qui a institutionnalisé le débat présidentiel de l’entre-deux-tours. En 2002, les journaux télévisés s’ouvraient sur des sondages annonçant les intentions de vote du second tour, alors que le premier n’avait pas encore eu lieu. Et, en 2004, il se passe un peu ce qu’on avait vu en 1995 avec Jacques Delors : sondages et médias s’étaient combinés pour chercher le rival d’Édouard Balladur. Un excellent concurrent, du reste, puisqu’il semblait être en mesure de battre le favori. Mais lui avait jeté l’éponge.

Or, le calendrier politique est favorable à Ségolène Royal. Alors que les médias s’interrogent, la gauche, le 28 mars 2004, triomphe aux régionales et Royal l’emporte, de manière inattendue, dans le propre fief du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, avec 55 % des voix. Les médias sont avides de symboles. Brusquement, ils braquent leurs projecteurs sur Ségolène Royal, laquelle semble prendre plaisir à parler devant les caméras. Et si le PS présentait une femme dans la course à l’Élysée ? La presse « sérieuse » se contente de le murmurer. Mais l’équipe impertinente du Vrai journal de Canal + creuse l’hypothèse et fait tester par IPSOS le « potentiel présidentiel » de Royal. Et là, stupeur, avec 71 %, elle devance Lionel Jospin de deux points. Nous sommes le 9 avril 2004. On en reste provisoirement là, et la plupart des instituts de sondage continuent d’interroger les Français sur les présidentiables habituels du Parti socialiste.

Au lendemain de l’université d’été du PS à La Rochelle, tenu fin août, le climat change. Ségolène Royal n’a pas exclu, devant les journalistes qui l’interrogeaient dans les couloirs, de se présenter à l’élection primaire du PS, fin 2006. Boutade ? Ballon d’essai ? En tout cas, astucieusement, elle invite la presse à tester l’hypothèse, ce que fait Le Journal du dimanche en commandant un sondage à l’IFOP. D’emblée, elle se situe en deuxième position derrière Lang (23 % contre 24 %), mais devant Strauss-Kahn et Fabius. Mieux, deux mois plus tard, début novembre, selon CSA, elle arrive en tête, avec 17 %, devançant Lang de deux points, Jospin et Strauss-Kahn de quatre. Elle dépasse même l’ancien Premier ministre chez les sympathisants socialistes (22 % contre 21 %). Les résultats sont encore fragiles, et même contradictoires d’un institut de sondage à l’autre. À la même époque, la SOFRES la classe en quatrième position : Jospin caracole en tête chez les sympathisants de gauche ; mais au moment où il pourrait se déclarer et éteindre la flamme Royal, il se tait. Trop tard, alors, pour lui ; en politique, les plats ne passent pas deux fois.

Car, au fil des mois, en 2005, Ségolène Royal creuse l’écart sur ses rivaux éventuels. Le 8 janvier 2006 (IFOP-Journal du dimanche), elle submerge tous ses concurrents socialistes. Mieux : grâce au sondage CSA pour Marianne qui paraît le 3 février 2006, elle marque un point psychologique majeur : elle battrait Sarkozy au second tour de la présidentielle (51 %/49 %). La voie vers l’investiture est désormais grande ouverte. La présidente de Poitou-Charentes ne s’est pas montrée, n’a toujours rien dit, ou si peu. L’expectative est une technique efficace, tant qu’on ne lasse ni les médias ni l’opinion.

Il est temps dès lors d’entretenir le mouvement plus ostensiblement, c’est-à-dire par une communication adaptée, offensive, concentrée dans le temps, qui marque le début de sa pré-campagne. Mi-février 2006, Ségolène Royal ouvre son site Internet intitulé « Désirs d’avenir », qui, le mois suivant, adresse sa première « lettre d’information ». Début avril, elle est à la une de quatre hebdomadaires, Le Nouvel Observateur, Paris-Match, VSD, Le Point, et donne une interview aux trois premiers. Le 6 avril, elle est invitée au 20 heures de TF1, le 11, sur le plateau de TF1. Ségolène Royal occupe le terrain médiatique pour donner un signe fort à l’opinion qui pourrait s’impatienter (« elle ne l’a pas dit, mais elle sera candidate ; je me prépare à la soutenir… ») et étouffer ses rivaux éventuels du PS. Elle le fait habilement, en choisissant des lieux d’expression (la presse magazine, les talk shows, le JT où l’entretien ne dépasse pas quelques minutes) qui comportent des risques d’exposition minimaux (contrairement à une émission de une ou deux heures face à des journalistes politiques). Et puis, à qui veut l’entendre (à commencer par la presse), elle explique son aversion pour les artifices de la communication. Natalie Rastoin, directrice générale d’Ogilvy France ? Marie-Annick Duhard ? Philippe Chatiliez ? Des amis qui l’entourent, pas une équipe de communicants ! Certes, mais le choix même du nom de son site où, dans le cadre d’une « démocratie participative », les internautes sont invités à déposer leurs idées, relève bien d’une stratégie de marketing. Le « désir » est le fondement de tout message publicitaire, et l’« avenir », la promesse de toute communication présidentielle bien comprise.

Viennent ensuite les enquêtes qui affinent la perception. Et là n’est plus retenue qu’une hypothèse : le duel Sarkozy-Royal. Les vagues successives de la SOFRES comparent leurs qualités respectives telles que les estiment les Français. Ségolène Royal ne manque pas d’atouts : elle gouvernera plus sereinement, saura mieux préserver l’unité des Français, les comprendra mieux que son rival. Jugée courageuse, déterminée, femme de conviction, dynamique, sympathique, séduisante, à l’écoute des Français, compétente aussi, son principal point faible concerne les idées nouvelles et sa capacité inventive.

Un fort potentiel de sympathie, une crédibilité à consolider : Ségolène Royal serait-elle le portrait inversé de Nicolas Sarkozy ? L’expérience nous l’indique, la compétence est la vertu première avancée par les Français, au moment de choisir leur président de la République. Mais, en leur for intérieur, ils veulent s’identifier à celui ou à celle qui les gouvernera. Et, pour cela, ils ont confusément besoin de l’aimer ou, tout au moins, d’éprouver une forme d’affection à son égard, d’être rassurés, de se sentir protégés, d’éprouver de l’admiration, d’imaginer le chef de l’État dans la peau d’un ami possible, d’un frère, d’un père, d’un grand-père… Compétence et sympathie sont finalement complémentaires. Barre, Balladur, Jospin étaient reconnus compétents, mais n’attiraient pas la sympathie ; Poher était jugé sympathique, mais on doutait de sa compétence. Jacques Chirac assura son arrivée le jour où il conquit aussi le cœur des Français et sut les rassurer.

Toute la communication des deux favoris est contenue dans cette interrogation. Chacun part avec un handicap. L’homme ou la femme qui vaincra sera celui ou celle qui aura le plus efficacement surmonté son déficit d’image, tout en ayant préservé le capital que lui accorde l’opinion. En sachant qu’une image, si elle peut se dégrader au cours d’une campagne, ne peut se changer du jour au lendemain.

 

Cyber-candidats

Plébiscite d’un seul clic sur le site de l’UMP, forums participatifs « Désirs d’avenir », les « nouveaux communicants » sont convertis à l’interactivité. Avec vingt-huit millions d’utilisateurs du Web (dont près de la moitié ont moins de trente-cinq ans), les responsables politiques ne peuvent négliger un nouvel outil médiatique qui, contrairement au précédent, présente un avantage précieux : le contrôle sur le message et l’image. Du moins le croient-ils.

Contrôle ? L’exemple du blog d’Alain Juppé nous en fournit l’illustration. Le 22 octobre 2005, à 15 heures, le site du Monde, sur la foi de dépêches de Reuters et de l’AFP, publie l’information selon laquelle l’ancien Premier ministre, alors installé à Montréal, « reviendra pour les élections législatives de 2007. » Une heure plus tard, Juppé dément la nouvelle sur son blog et adresse un message électronique à ses abonnés pour leur signaler son billet : « Je n’ai aucune intention de reprendre des responsabilités politiques nationales. Je crois qu’il y a bien d’autres manières de servir le bien public. J’ai pris goût à l’enseignement. J’aime écrire, dialoguer, écouter et parfois convaincre. Et puis, les belles causes à servir ne manquent pas, dans le champ social, national ou international. Nous en reparlerons sur ce blog-notes. À bientôt. » À 17h30, Le Monde rectifie et met un point final à la rumeur. Naguère, on envoyait un communiqué de démenti à l’AFP ; aujourd’hui, on s’adresse directement à son public, en contournant le filtre médiatique.

Ségolène Royal choisit l’interactivité avec son « forum participatif ». Mais, avant elle, Nicolas Sarkozy se saisit du Net pour recruter de nouveaux adhérents. Le 27 septembre 2005, en effet, huit cent mille internautes reçoivent un message personnel de Nicolas Sarkozy les invitant à s’inscrire à la lettre électronique de l’UMP, voire à adhérer au parti, par un simple clic : « Participez à la préparation du projet 2007. » C’est alors la quatrième vague, la plus importante, d’un e-mailing programmé sur tout le mois de septembre. Une cinquième vague est prévue dans les prochains jours, destinée à toucher deux millions de personnes. Cette campagne prolonge, en fait, l’initiative lancée en juin permettant de rejoindre l’UMP par SMS. Elle est fondée sur la base de fichiers d’adresses électroniques achetés à des sociétés spécialisées et vise à recruter dix mille adhérents. Ce procédé, pure adaptation électronique du vieux publipostage ou mailing, provoque l’indignation des autres partis, et des personnes touchées déposent plainte auprès de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. Le mouvement est tel que l’UMP est contrainte de renoncer à lancer la cinquième et dernière vague de son « spam politique ». Au total, le parti de Nicolas Sarkozy aura envoyé 2,3 millions de messages. Ajoutons que le patron de l’UMP teste ensuite d’autres possibilités du Web. Par exemple, en décembre 2005, pour la première fois, il accorde un long entretien vidéo à Loïc Le Meur, dont le blog est un des plus visités de France : deux semaines après sa mise en ligne, le podcast a été téléchargé par cinquante mille personnes et a suscité des centaines de messages. Et puis, en juin 2006, il lance une plate-forme de blogs, « Les blogs de la France d’après », etc.

Il est évidemment difficile d’évaluer l’efficacité de telles méthodes. L’UMP parle de dizaines de milliers de nouveaux adhérents grâce à Internet ; le PS, qui lance une campagne d’adhésions en ligne, en annonce soixante-dix mille. Mais les limites de tels procédés sont surtout sociologiques : la « démocratisation » est contrainte par le profil des utilisateurs, plutôt jeunes, plutôt diplômés, plutôt cadres. Jusqu’à preuve du contraire, ce n’est pas par le Web que le monde politique sera en mesure de reconquérir les catégories de l’électorat populaire, celui qui boude le plus fréquemment les urnes.

En outre, se profile un autre obstacle : comment convaincre l’internaute de quitter son écran et transformer son soutien virtuel par un engagement réel ? Car tout le problème pour l’homme politique est bien là : traduire la relation régulière sur le Web en contact personnel, « in vivo » en quelque sorte. Quelques tentatives se produisent en 2006. Dominique Strauss-Kahn, par exemple, s’inspirant de la méthode initiée par Howard Dean, lors de la primaire démocrate américaine de 2004, propose le premier meet-up politique. Il échangea ainsi au théâtre Dejazet avec deux cents blogueurs conviés au rendez-vous quelques jours plus tôt par un appel sur son propre blog. Au même moment, Ségolène Royal propose la plate-forme SegoSphère, spécifiquement destinée à fédérer ses jeunes supporters et à « créer des liens entre la communauté réelle et la communauté virtuelle », en proposant des initiatives très concrètes. Pour le reste, on demandera à voir…

La difficulté la plus monumentale pour Sarkozy, Royal ou les autres, c’est l’outil lui-même, le gigantisme de l’information qui y circule, mais aussi la facilité d’y faire figurer des pages indépendantes. On croit contrôler son message, son image, et on ne contrôle rien. Ni les débordements de ses supporters, ni, a fortiori, les détournements et les charges de ses détracteurs. Nicolas Sarkozy a déjà un record à son actif, qu’il partage avec Le Pen, il est vrai : il est celui qui a suscité le plus de sites ou de blogs hostiles, que leur mode soit politique ou simplement satirique. Ses partisans ont cherché à allumer des contre-feux, en montant des sites et des blogs pro-Sarkozy. Contre ou pour, images et montages vidéo circulent sur le Net dans des proportions difficiles à évaluer. Ségolène Royal, à son tour, déchaîne les passions, supporters et adversaires se disputant la Toile et cherchant à capter l’attention de l’électeur. Tout cela ne fait que commencer.

Bref, les « nouveaux communicants » exploitent les possibilités du Net, et ils ont sans doute raison. Nous ne sommes qu’au début d’un phénomène qui deviendra plus complexe ou s’éclaircira avec le temps. Le Web a sans doute un avenir politique. Mais gageons qu’en matière de communication politique les moyens traditionnels, et d’abord ceux de la télévision, ont encore de beaux jours devant eux.