— Vous croyez que Deem aurait pu jouer à l’inventeur et être victime de son invention ? Non, à ma connaissance, il n’y a jamais eu de découverte pareille. Personne n’a jamais créé de double, même dans le cas d’un objet inanimé, autrement que par une imitation constructive. Vous n’avez pas entendu parler d’une chose de ce genre, n’est-ce pas, Skidder ?
— Non, monsieur le Régent. Voyez-vous, Rod, votre ami Perry Peters en personne serait incapable d’arriver à un résultat de ce genre.
Au sortir du bureau de Maxon, Caquer gagna la boutique de Deem. Il y trouva Brager qui l’aida à fouiller les lieux de fond en comble. Ce fut une longue et pénible tâche, car il leur fallut examiner minutieusement chaque livre, chaque rouleau de pellicule.
Les imprimeurs de livres illicites étaient experts en l’art de camoufler leur marchandise. D’habitude, les ouvrages interdits usurpaient la couverture, la page de titre et même quelques chapitres d’un roman populaire ; les films subissaient un déguisement du même genre.
Quand ils eurent achevé leur besogne, la nuit commençait à tomber, mais Rod Caquer avait conscience de n’avoir rien négligé : la boutique ne contenait pas un seul livre à l’index, et tous les films sans exception, une fois projetés, s’étaient avérés inoffensifs.
D’autres hommes, sur l’ordre du lieutenant, avaient fouillé l’appartement de Deem avec le plus grand soin. Il se mit en communication avec eux et reçut un rapport complètement négatif.
— Pas même un pamphlet vénusien, dit l’agent qui dirigeait les opérations, avec une nuance de regret dans la voix.
— Avez-vous trouvé un tour de petit modèle susceptible de servir à des travaux de précision ?
— Ma foi, non. Une des pièces est transformée en atelier, mais elle ne renferme aucun tour. Est-ce que c’est important ?
Caquer poussa un grognement qui ne signifiait ni oui ni non. Dans une affaire semblable, une énigme de plus ne comptait guère.
— Qu’allons-nous faire à présent, Lieutenant ? demanda Brager lorsque l’écran fut à nouveau vide de toute image.
— Vous pouvez rentrer chez vous, répondit Caquer en soupirant. Mais, tout d’abord, faites envoyer des hommes de garde ici et à l’appartement. Je vais rester sur place en attendant qu’on vienne me relever.
Après le départ de Brager, le lieutenant se laissa tomber avec lassitude dans le fauteuil le plus proche. Physiquement, il était à bout de forces, et son cerveau refusait de fonctionner. Il parcourut du regard les rayonnages de la boutique, et l’ordre impeccable qui y régnait le déprima beaucoup.
Si seulement il y avait eu le moindre indice ! Wilder Williams ne s’était jamais trouvé en présence d’une affaire de ce genre où il n’existait pour toute donnée que deux cadavres rigoureusement identiques, dont l’un avait été tué de cinq façons différentes, et l’autre ne portait aucune trace de violence. Quel embrouillamini !… Dans quel sens allait-il donc diriger ses recherches ?
Ma foi, il lui restait toujours la liste des gens à interroger, et il avait encore le temps d’en voir un ce soir même.
Devait-il revenir chez Perry Peters pour lui demander s’il pouvait tirer une conclusion quelconque de la disparition du tour ? Peut-être l’inventeur devinerait-il ce qu’il était devenu. Mais par ailleurs, quel rapport pouvait-il exister entre ce tour et un pareil fourbi ? Un tour ne permettait pas de fabriquer le double d’un cadavre…
Non, au bout du compte, il ferait mieux de se rendre chez le professeur Gordon.
Il actionna le visiphone ; Jane apparut sur l’écran.
— Comment va ton père, mon petit ? Est-ce qu’il pourra m’accorder un entretien ce soir ?
— Certainement. Il se sent beaucoup mieux, et il a l’intention de reprendre ses cours demain. Mais si tu dois venir, arrive de bonne heure. Dis donc, Rod, tu as une mine épouvantable : qu’est-ce qui se passe ?
— Rien, sauf que je suis complètement abruti. À part ça, tout va bien.
— Tu as le visage creusé, et l’air affamé. Quand est-ce que tu as mangé pour la dernière fois ?
— Par la Terre ! Je n’ai rien avalé depuis ce matin ! Je me suis levé tard, et je n’ai même pas pris de petit déjeuner !
— Pauvre idiot ! répondit Jane en éclatant de rire. Dépêche-toi d’arriver : je vais te préparer quelque chose.
— Mais…
— Pas de mais. Quand pourras-tu te mettre en route ?
Une minute après avoir coupé la communication, le lieutenant Caquer alla répondre à un coup frappé à la porte close de la boutique.
— Ah, bonsoir, Reese. C’est Brager qui vous envoie ?
L’agent de police fit un signe de tête affirmatif et répondit :
— Il m’a dit que je devais rester ici au cas où il arriverait quelque chose. Je me demande quoi, par exemple !
— Il s’agit simplement de garder les lieux. Mais, dites-moi, j’ai passé tout mon après-midi ici : est-ce qu’il y a du nouveau ?
— Un peu d’agitation. Nous avons fichu au bloc des orateurs en plein air à plusieurs reprises dans la journée. Des mabouls. Ça a pris les proportions d’une épidémie.
— Par exemple ! Contre qui en ont-ils ?
— Le Deuxième Secteur, pour une raison que je n’arrive pas à saisir. Ils essaient d’exciter les gens contre le Deuxième Secteur, et de les amener à passer à l’action. Ils emploient des arguments de cinglés.
Caquer sentit un vague souvenir s’éveiller dans sa mémoire, mais il ne put le préciser. Le Deuxième Secteur ? Qui donc lui en avait parlé récemment, en lui racontant des choses idiotes à propos d’usuriers, d’injustice, de sang impur ? Bien que, en vérité, beaucoup de gens du Deuxième Secteur eussent du sang martien dans les veines…
— Combien d’orateurs a-t-on arrêté ? demanda-t-il.
— Nous en avons pincé sept. Deux autres nous ont filé entre les pattes, mais nous les coincerons s’ils recommencent à dégoiser.
Le lieutenant Caquer s’en fut à pas lents, d’un air pensif, vers l’appartement des Gordon, en faisant tous ses efforts pour se rappeler où il avait entendu récemment une violente propagande contre le Deuxième Secteur. Il devait y avoir quelque chose derrière l’apparition simultanée de neuf orateurs révolutionnaires, tous prêchant la même doctrine.
Une organisation politique clandestine ? Il n’en existait plus depuis près d’un siècle. Sous un gouvernement démocratique, appartenant à une organisation interplanétaire parfaitement stable, une activité de ce genre n’avait aucune raison d’être. Naturellement, de temps à autre, il se trouvait un énergumène pour manifester du mécontentement ; mais qu’il y eût tout un groupe dans cet état d’esprit, cela semblait fantastique.
C’était aussi extravagant que l’affaire Deem. Dans les deux cas, les choses se produisaient d’une façon incohérente, comme en rêve. En rêve ? Qu’essayait-il de se rappeler à propos de rêve ? N’avait-il pas fait un cauchemar bizarre la nuit précédente ? En quoi consistait-il ?
Mais, comme la plupart des rêves, celui-ci échappait à son esprit conscient.
En tout cas, demain il procéderait à l’interrogatoire des agitateurs emprisonnés. Il confierait à quelques agents le soin de fouiller leur passé, et, sans aucun doute, il parviendrait à découvrir un lien entre eux, un arrière-plan commun.
Leur brusque apparition le même jour ne pouvait pas être purement fortuite. C’était une histoire vraiment hagarde, aussi démentielle que les deux cadavres du libraire. Son esprit avait tendance à relier les deux affaires entre elles, en raison même de leur caractère commun d’extravagance. Mais, prises ensemble, elles semblaient encore plus incompréhensibles que si on les prenait séparément.
Pourquoi diable n’avait-il pas accepté ce poste sur Ganymède quand on le lui avait offert ? Ganymède était une planète agréable, où régnait un ordre parfait, où des gens ne se faisaient pas assassiner deux fois de suite à un jour d’intervalle. Mais Jane Gordon n’habitait pas sur Ganymède ; elle se trouvait à Callisto, dans le Troisième Secteur, et il se rendait chez elle à ce moment même.
Et tout lui paraissait merveilleux… à quelques exceptions près ! Car il y avait des ombres au tableau : il se sentait si fatigué qu’il ne parvenait plus à penser clairement ; sa bien-aimée persistait à le considérer comme un frère et non comme un prétendant ; enfin il allait probablement perdre son poste : il allait devenir la risée de Callisto si le détective envoyé par le bureau central trouvait une explication simple qui lui avait échappé…
Jane Gordon, plus belle que jamais, l’accueillit sur le pas de la porte. Elle souriait, mais son sourire se transforma en une expression soucieuse lorsqu’il pénétra dans la pièce éclairée.
— Rod ! s’exclama-t-elle. Tu as l’air vraiment malade. Ça n’est pas seulement parce que tu n’as pas mangé ; qu’est-ce que tu as bien pu faire ?
Rod Caquer parvint à grimacer un sourire avant de répondre :
— J’ai poursuivi des cercles vicieux dans des impasses, Glaçon. Est-ce que je peux utiliser ton visiphone ?
— Bien sûr. Je t’ai préparé de quoi manger ; je vais te mettre ça sur la table pendant que tu fais ton appel. Papa est en train de dormir ; il m’a dit de le réveiller dès que tu serais là, mais j’attendrai que tu aies fini ton repas.
Elle se hâta de gagner la cuisine. Caquer s’effondra dans un fauteuil devant l’écran du visiphone et appela le poste de police. Le visage rougeaud du lieutenant Borgesen, qui assurait le service de nuit, apparut brusquement sur la surface blanche.
— Bonsoir, Borg. Dis-moi un peu : à propos de ces sept piqués que vous avez ramassés…
— Il y en a neuf à présent. Nous avons eu les deux autres, et je voudrais bien qu’ils soient ailleurs. Nous devenons tous cinglés, ici.
— Les deux autres avaient donc remis ça ?
— Pas du tout. Nom d’un astéroïde ! Ils sont venus se livrer, et nous ne pouvons pas les flanquer dehors parce qu’ils sont sous le coup d’une inculpation. Ils n’arrêtent pas de faire des aveux. Et sais-tu ce qu’ils avouent ?
— Parle, ou je vais mordre !
— Ils avouent que c’est toi qui les as recrutés en leur donnant cent crédits par tête de pipe.
— Comment ?
Borgesen eut un rire égaré avant de poursuivre :
— Les deux qui se sont livrés volontairement ont affirmé ça de façon formelle, et les sept autres en ont fait autant… Tonnerre de Mars ! pourquoi suis-je entré dans la police ? Dire que j’aurais pu étudier pour devenir chauffeur à bord d’un astronef, et voilà où j’en suis arrivé !
— Dis donc, je ferais peut-être mieux d’aller te rejoindre pour voir s’ils oseront maintenir leur accusation en ma présence.
— Bien sûr qu’ils la maintiendraient ; mais c’est complètement stupide, Rod. Ils prétendent que tu les as recrutés cet après-midi, alors que tu as passé tout l’après-midi dans la boutique de Deem en compagnie de Brager. Rod, cette planète devient complètement cinglée. Et moi aussi. Walter Johnson a disparu. On ne l’a plus vu depuis ce matin.
— Quoi ? Le secrétaire particulier du Régent ? Dis donc, Borg, tu te fous de moi.
— Je voudrais bien ! Réjouis-toi de ne pas être de service, mon vieux. Maxon nous a mis en demeure de retrouver son secrétaire par tous les moyens. Il fait un foin de tous les diables. L’affaire Deem, non plus, ne lui plaît guère. Il a l’air de nous en rendre responsables ; il estime que c’est déjà une mauvaise note pour nous de laisser tuer quelqu’un une seule fois. Dis donc, Rod, lequel des deux était Deem ? Tu as une idée là-dessus ?
— Jusqu’à nouvel ordre, appelons-les, si tu le veux bien Deem n° 1 et Deem n° 2, répondit Caquer en grimaçant un pâle sourire. Je crois que tous les deux étaient Deem.
— Mais comment un seul homme aurait-il pu être deux hommes ?
— Comment un seul homme aurait-il pu être tué de cinq façons différentes ? Réponds à cette question et je répondrai à la tienne.
— Tu es idiot ! répliqua Borgesen qui ajouta ce magnifique euphémisme : Il y a quelque chose de louche dans cette affaire.
Caquer riait aux larmes quand Jane Gordon vint lui annoncer que son dîner était prêt. Elle le regarda en fronçant les sourcils, mais ses yeux avaient une expression anxieuse.
Il la suivit docilement, et s’aperçut qu’il mourait de faim. Après avoir absorbé une quantité de nourriture suffisante pour constituer trois repas ordinaires, il eut l’impression d’être redevenu un être humain. Sa migraine subsistait, mais il ne ressentait plus que des pulsations assez faibles dans la tête.
Le professeur Gordon, dont le corps frêle révélait une santé délicate, les attendait dans le salon.
— Rod, dit-il en les voyant entrer, tu as l’air d’une souris malmenée par un chat. Assieds-toi vite avant de tomber !
— J’ai trop mangé, répliqua le jeune homme en souriant. Votre fille est un cordon bleu hors ligne.
Il se laissa tomber dans un fauteuil en face de Gordon. Jane s’était assise sur le bras du siège de son père, et Caquer la dévorait des yeux. Comment une fille aux lèvres si douces, si bien faites pour le baiser, pouvait-elle s’entêter à considérer le mariage sur un plan purement théorique ? Comment une fille si…
— Je ne vois pas très bien en quoi cela aurait pu causer sa mort, déclara le professeur Gordon, mais Willem Deem faisait le prêt clandestin de livres politiques. Je peux le révéler sans aucun scrupule, puisque le pauvre diable est mort.
Caquer approuva d’un signe de tête, tout en se rappelant que Perry Peters avait dit la même chose à peu près dans les mêmes termes.
— Nous avons fouillé son appartement et sa boutique sans en trouver un seul, annonça-t-il. Naturellement, vous ne pouvez pas savoir quel genre…
— Justement, si, j’en ai peur, répondit le professeur en souriant. Tout à fait entre nous, Rod, j’en ai lu quelques-uns.
— Vous ? s’exclama Caquer d’un ton franchement surpris.
— Mon petit, il ne faut jamais sous-estimer la curiosité d’un éducateur. La lecture des livres Grisdex est, je le crains, un vice beaucoup plus répandu parmi les universitaires que parmi toutes les autres classes de la société. Je sais que ce n’est pas bien d’encourager un pareil trafic, mais le contenu de ces ouvrages ne peut absolument pas nuire à un esprit judicieux et bien équilibré.
— Et papa possède sans aucun doute un esprit judicieux et bien équilibré, déclara Jane d’un ton de défi. Seulement, que le diable l’emporte ! Il n’a jamais voulu me laisser lire ces livres.
Caquer lui adressa un sourire. Le mot « Grisdex » l’avait rassuré ; car, après tout, se procurer des volumes de ce genre ne constituait pas un délit très grave.
— As-tu jamais lu un livre Grisdex, Rod ? demanda le professeur.
Le lieutenant fit un signe de tête négatif.
— En ce cas, tu n’as sans doute jamais entendu parler d’hypnotisme : étant donné certaines circonstances de l’affaire Deem, je me demande si quelqu’un n’y a pas eu recours.
— J’avoue que j’ignore totalement ce que c’est.
— Cela vient de ce que tu n’as pas lu de livres illicites, Rod, répondit le professeur en souriant. On entend par hypnotisme le contrôle d’un esprit par un autre : il a été pratiqué sur une très grande échelle avant d’être interdit par la loi. Tu ne sais pas non plus ce que c’est qu’une Roue de Vargas, je suppose ?
— Ma foi, non.
— L’historique du sujet se trouve dans plusieurs livres Grisdex. Par contre, un ouvrage qui enseignerait aux lecteurs à construire une Roue de Vargas serait classé dans la rubrique Noirdex : naturellement, j’ignore comment on s’y prend, mais j’ai lu toute l’histoire.
» Au XVIIIe siècle, un certain Mesmer fut un des premiers à pratiquer l’hypnotisme dont il est peut-être l’inventeur. En tout cas, il l’éleva à la hauteur d’une science plus ou moins exacte. Au XXe siècle, on savait pas mal de choses sur la question, et on utilisait beaucoup l’hypnotisme en médecine.
» Un siècle plus tard, les médecins y avaient recours pour soigner leurs malades autant qu’aux remèdes et à la chirurgie. Rares étaient les cas où l’on en faisait un usage abusif.
» Mais, au bout d’un autre siècle, le mesmérisme avait pris une telle extension qu’il menaçait la sécurité publique. Tout criminel, tout politicien égoïste, possédant quelques notions de cet art, pouvait agir impunément : il était à même de berner tout le monde sans que personne ne s’en rendît compte.
— Il pouvait vraiment faire penser aux gens ce qu’il voulait ?
— Plus encore : il pouvait leur faire faire ce qu’il voulait. En utilisant la télévision, un seul orateur parlait directement, visiblement, à des millions de gens.
— Mais est-ce que le gouvernement n’aurait pas pu réglementer la pratique de cet art ?
— Impossible, répondit le professeur en souriant, puisque les législateurs étaient, eux aussi, des êtres humains soumis à l’hypnotisme autant que leurs administrés. Par surcroît, l’invention de la Roue de Vargas vint compliquer les choses de façon presque inextricable.
» Dès le XIXe siècle, on savait qu’un dispositif de miroirs en mouvement pouvait plonger dans un état de soumission hypnotique tous ceux qui le regardaient. D’autre part, au XXIe siècle, on avait fait d’importantes expériences sur la transmission de la pensée. Au siècle suivant, Vargas combina et perfectionna les deux choses en inventant sa fameuse roue : c’était une sorte de casque muni d’une roue de miroirs spécialement construits pour créer des illusions.
— Comment fonctionnait-elle ?
— Le porteur de cet appareil exerçait un contrôle immédiat sur quiconque le voyait en chair et en os ou sur un écran de télévision. Les miroirs de la petite roue déterminaient une hypnose immédiate ; le casque, je ne sais comment, mettait en action les pensées de son porteur par l’intermédiaire de la roue et lui permettait d’imposer à ses sujets toutes les idées qu’il désirait leur transmettre.
» En fait, on pouvait régler le casque (ou la roue) de façon à produire certaines illusions fixes sans que le porteur eût besoin de parler ou même de concentrer sa pensée sur tel ou tel point déterminé.
— Fichtre ! Un appareil de ce genre aurait… Je comprends facilement pourquoi on mettrait au Noirdex un livre renfermant des instructions sur la manière de construire une Roue de Vargas. Nom d’un astéroïde ! Un homme qui en posséderait une pourrait…
— Pourrait faire presque n’importe quoi. Par exemple : tuer un homme et amener cinq observateurs différents à tirer cinq conclusions différentes sur la façon dont il a trouvé la mort.
Caquer siffla doucement avant d’ajouter :
— Ou encore s’amuser à faire pérorer neuf orateurs révolutionnaires… sauf que ça n’était sans doute pas des révolutionnaires, mais des citoyens très orthodoxes.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire, Rod ? demanda Jane Gordon. Je n’en avais pas entendu parler.
Caquer était déjà debout.
— Pas le temps de t’expliquer, Glaçon, dit-il. Te raconterai ça demain. À présent, il faut que j’aille à… Un instant, mon cher professeur : est-ce là tout ce que vous savez sur la Roue de Vargas ?
— Absolument tout, mon petit. Il m’est venu à l’esprit que la chose était possible. On n’en a jamais fabriqué que cinq ou six, et le gouvernement les a fait détruire une par une, au prix de plusieurs millions de vies humaines.
» Quand l’ordre a été rétabli, on commençait déjà à coloniser les planètes, et tous les gouvernements se trouvaient sous le contrôle d’un conseil international. Celui-ci a décidé alors que l’hypnotisme était trop dangereux, et a jeté l’interdit sur tout ce qui touchait à ce domaine. Il a fallu quelques siècles pour en effacer le moindre souvenir, mais on y est arrivé : la meilleure preuve, c’est que tu n’en avais jamais entendu parler.
— Est-ce qu’on a perdu du même coup les bienfaits de l’hypnotisme ? demanda Jane.
— Naturellement. Mais la science médicale avait tellement progressé entre-temps que ce n’était pas une grande perte. Aujourd’hui les médecins réussissent à guérir, grâce à un traitement physique, tout ce que l’hypnotisme pouvait guérir autrefois.
Caquer, qui s’était arrêté à la porte, se retourna et dit :
— Mon cher professeur, croyez-vous que quelqu’un aurait pu louer à Deem un livre Noirdex et apprendre tous ces secrets ?
— C’est fort possible, répondit Gordon en haussant les épaules. Peut-être Deem avait-il de temps à autre des livres Noirdex, mais il était trop avisé pour essayer de m’en louer ou de m’en vendre : par la suite je n’en ai jamais entendu parler.
Au poste de police, Caquer trouva le lieutenant Borgesen à deux doigts d’une attaque d’apoplexie.
— Tiens, te voilà ! s’exclama-t-il à la vue de son collègue.
Après quoi, il ajouta d’un ton plaintif :
— Le monde entier a perdu la boule. Dis-moi un peu : Brager a bien découvert le corps de Willem Deem, hier matin à dix heures, n’est-ce pas ? Et il est bien resté de garde dans la boutique jusqu’à l’arrivée des types du service sanitaire de Skidder et de toi-même ?
— Oui ; pourquoi me demandes-tu ça ?
L’expression du visage de Borgesen montrait combien il était bouleversé par les événements.
— Pour rien, absolument rien : sauf que, hier matin, de neuf heures à onze heures, Brager se trouvait à l’hôpital où il se faisait soigner une foulure de la cheville. Donc, il ne pouvait pas être dans la boutique de Deem. Sept médecins et infirmières jurent leurs grands dieux qu’il n’a pas quitté l’hôpital avant onze heures et quart.
— Effectivement, dit Caquer en fronçant les sourcils, j’ai remarqué qu’il boitait aujourd’hui quand nous avons fouillé ensemble la librairie. Lui-même, que dit-il ?
— Il prétend qu’il était bel et bien dans la boutique, et qu’il a découvert le cadavre de Deem. C’est tout à fait par hasard que nous avons appris la vérité… en admettant que ce soit la vérité. Rod, je deviens cinglé. Quand je pense que j’ai eu l’occasion d’être chauffeur à bord d’un astronef, et que j’ai pris ce foutu boulot !… Est-ce que tu as du nouveau, mon vieux ?
— Peut-être. Mais, d’abord, parle-moi un peu de ces neuf mabouls que tu as arrêtés. Quelqu’un a-t-il essayé de les identifier ?
— Non. Je les ai relâchés.
Caquer regarda le visage cramoisi de son collègue d’un air complètement abasourdi.
— Tu les as relâchés ? Mais, tu n’en avais pas le droit ! Voyons, mon vieux, ils étaient inculpés ! Tu ne devais pas leur rendre la liberté avant qu’ils aient été jugés.
— Je m’en fous. Je leur ai ouvert la porte et j’en prends toute la responsabilité. Après tout, Rod, ils avaient bien raison, tu ne trouves pas ?
— Tu dis ?
— Ça ne fait pas l’ombre d’un doute. Il est temps de révéler aux gens ce qui se passe dans le Deuxième Secteur. Ces sacrés fumistes ont besoin qu’on leur rabatte le caquet, et c’est nous qui devons nous en charger. C’est chez nous que devrait se trouver le bureau central de Callisto. Rends-toi compte, Rod : une Callisto unie pourrait damer le pion à Ganymède.
— Borg, y a-t-il eu quelque chose à la télévision ce soir ? Quelqu’un a-t-il prononcé un discours que tu as écouté ?
— Bien sûr. Tu n’es donc pas au courant ? C’est notre ami Skidder qui a parlé. Ça a dû se passer pendant que tu venais ici, car tous les appareils de télé ont fonctionné automatiquement.
— Et… a-t-il fait des suggestions précises à propos du Deuxième Secteur et de Ganymède ?
— Bien sûr : rassemblement général sur la place demain matin à dix heures. Nous sommes tous censés nous y rendre ; je t’y verrai, n’est-ce pas ?
— Oui, j’en ai peur. Et maintenant, il faut que je parte, Borg.
Rod Caquer savait désormais ce qui clochait. Il tenait essentiellement à ne pas rester au poste, en train d’écouter son collègue débiter des insanités sous l’influence de ce qui semblait être une Roue de Vargas. L’hypothèse du professeur Gordon se révélait de plus en plus exacte de minute en minute : c’était la seule explication possible de ces faits extravagants.
Caquer poursuivit sa route en aveugle, dans la nuit éclairée par la lumière verte de Jupiter. Il passa devant l’immeuble où se trouvait son appartement sans éprouver la moindre envie d’y entrer.
Les rues du Troisième Secteur semblaient bien encombrées à cette heure tardive. Mais, au fait, était-il si tard que ça ? Il regarda sa montre, et siffla doucement. Deux heures du matin : en temps normal, il aurait dû n’y avoir personne dans les rues.
Or, ce soir, il n’en était rien. Seuls ou par petits groupes, des gens erraient dans un silence surnaturel. On entendait le bruit de leurs pas traînants, mais pas même le murmure d’une voix. Pas même…
Des murmures… Ces rues et ces gens rappelèrent soudain à Rod son rêve de la veille. Et il comprit alors qu’il n’avait pas rêvé, pas plus qu’il n’avait eu un accès de somnambulisme au sens propre du mot.
Hier au soir, il s’était bel et bien habillé pour sortir ensuite de son immeuble. Hier au soir non plus les rues n’avaient pas été éclairées, ce qui prouvait que les employés préposés à ce service avaient abandonné leur poste, et s’en étaient allés errer avec les autres.
Oui, il avait écouté des murmures, la nuit dernière. Des murmures qui disaient… voyons, il s’en souvenait partiellement…
« Il faut tuer, tuer, tuer… Tu les détestes !… »
Rod Caquer frissonna de tout son corps en comprenant soudain l’importance du fait qu’il n’avait pas rêvé. Cela réduisait à d’infimes proportions le meurtre d’un petit libraire.
Il s’agissait d’une force mystérieuse qui étreignait une ville entière, qui pouvait bouleverser le monde et amener une période de terreur et de carnage inconcevable, telle qu’on n’en avait plus connu depuis le XXIVe siècle. Et toute cette horreur avait commencé sous la forme d’une simple affaire d’assassinat !
Quelque part devant lui, Caquer entendit une voix d’homme en train de prononcer un discours. Une voix aiguë, empreinte d’une frénésie fanatique. Il se hâta de tourner le coin de la rue, et se trouva dans les derniers rangs d’une foule groupée autour d’un orateur posté en haut d’un perron.
— … et je vous dis que demain sera le grand jour. Puisque le Régent est avec nous, il n’y a plus aucune raison de le déposer. Des hommes travailleront toute la nuit à faire les préparatifs nécessaires. Après la réunion de demain matin, nous pourrons…
— Hé là ! hurla Rod. L’orateur s’interrompit pour se tourner vers lui, et, d’un seul bloc, très lentement, la foule l’imita.
— Je vous mets en état d’arres…
Conscient de la futilité de cette intervention, le lieutenant Caquer n’acheva pas sa phrase.
Non pas qu’il eût peur de la masse humaine en train de marcher sur lui. La violence eût été la bienvenue : elle l’aurait délivré de cette terreur surnaturelle, lui aurait donné l’occasion de frapper ces gens du plat de son épée.
Mais derrière l’orateur se trouvait un homme en uniforme : Brager. Et Caquer se rappela que Borgesen, qui assurait le service de nuit au poste de police, était du côté des révoltés. À quoi bon arrêter l’agitateur, puisque Borg refuserait de l’incarcérer ? À quoi bon susciter une émeute et faire du mal à des innocents qui n’agissaient pas de leur propre volonté, mais sous cette influence insidieuse décrite par le professeur Gordon ?
La main sur la poignée de son épée, il recula lentement. Personne ne le suivit. Tels des automates, tous se retournèrent vers l’orateur qui reprit sa harangue comme s’il n’avait pas été interrompu. L’agent de police Brager n’avait pas fait un geste, n’avait même pas jeté un coup d’œil vers son supérieur. Il était le seul à n’avoir pas bougé au moment de l’intervention de Caquer.
Le lieutenant se hâta de reprendre la direction dont il s’était détourné pour écouter l’orateur. Il allait regagner ainsi le centre de la ville ; il y trouverait sans doute un lieu public où il pourrait utiliser un visiphone et alerter le Coordinateur : c’était un cas d’urgence.
À coup sûr, l’influence de celui qui possédait la Roue de Vargas ne s’étendait pas encore au-delà des limites du Troisième Secteur.
Il s’arrêta dans un restaurant ouvert toute la nuit. La salle était éclairée, mais complètement déserte : pas de clients, pas de garçons, pas de caissier. Il entra dans la cabine visiphonique, et appuya sur le bouton des communications interurbaines. La préposée parut sur l’écran presque aussitôt.
— Coordinateur du Secteur, Callisto Ville, dit Caquer. Et grouillez-vous.
— Désolée, Lieutenant. Toutes les communications extérieures sont suspendues par l’inspecteur en chef du Service sanitaire, pendant la durée des opérations.
— Quelles opérations ?
— Nous ne sommes pas autorisés à fournir des renseignements sur ce point.
Caquer serra les dents. Il connaissait à tout le moins une personne capable de le renseigner.
— Donnez-moi le professeur Gordon, Maison de l’Université, dit-il en se forçant à garder tout son calme.
— Bien, Lieutenant.
Le petit bouton rouge indiquant que le vibreur fonctionnait apparut et disparut alternativement pendant quelques secondes, mais l’écran demeura sombre.
— Il n’y a personne, Lieutenant.
Gordon et sa fille devaient dormir trop profondément pour entendre l’appel. L’espace d’un moment, Caquer songea à se rendre chez eux. Mais ils habitaient à l’autre bout de la ville, et, par ailleurs, ils n’auraient pu lui apporter aucun secours. Il ne devait pas oublier que le professeur était un vieillard fragile et malade.
Non, il lui faudrait… Il appuya sur un second bouton ; un instant plus tard il parlait à l’employé de service au hangar des aéronefs.
— Sortez-moi l’appareil ultra-rapide réservé à la police, ordonna-t-il d’un ton bref. Mettez-le en état de vol, je serai là dans quelques minutes.
— Je regrette, Lieutenant, répliqua l’autre. Les courants de force en direction de l’extérieur ont été coupés par ordre spécial. Tous les appareils doivent rester au sol.
« J’aurais pu m’en douter », songea Caquer. Mais qu’allait-il advenir de l’enquêteur envoyé par le bureau du Coordinateur ?
— Est-ce que les aéronefs venant de l’extérieur sont autorisés à atterrir ? demanda-t-il.
— Oui ; mais ils ne peuvent pas repartir sans un ordre spécial.
— Merci, répondit Rod Caquer.
Il sortit dans la blême clarté de l’aube… Il lui restait donc une chance : l’enquêteur pourrait peut-être l’aider.
Seulement, il faudrait aller le cueillir à son arrivée et lui raconter toute l’histoire avant qu’il fût soumis, comme les autres, à l’influence de la Roue de Vargas. Le lieutenant gagna le terminus en toute hâte. Peut-être que le détective avait déjà atterri et que le mal était fait.
De nouveau il croisa un groupe de gens rassemblés autour d’un orateur frénétique. Presque tout le monde devait être soumis à cette force mystérieuse à l’heure actuelle. Pourquoi donc lui seul avait-il été épargné ? Pourquoi n’avait-il pas cédé à l’influence maléfique ?
À vrai dire, il s’était trouvé dans la rue au moment où Skidder prononçait son discours télévisé. Mais cela ne constituait pas une explication suffisante. Tous ces gens n’avaient sûrement pas vu et entendu cette émission. Certains d’entre eux, même, avaient dû dormir profondément.
D’autre part, lui, Caquer, avait été touché au cours de la nuit précédente, la fameuse nuit des murmures. Sans aucun doute, l’influence de la Roue s’était exercée sur lui pendant son enquête sur le crime, ou plutôt sur les crimes.
Pourquoi donc se trouvait-il libre à présent ? Était-il le seul de son espèce ? Ou bien d’autres avaient-ils échappé comme lui et jouissaient-ils de leur pleine lucidité ?
S’il était le seul, pourquoi était-il libre ?
Mais était-il vraiment libre ?
Se pouvait-il qu’il fût manœuvré par quelqu’un à l’instant même, et que ses actes fissent partie d’un plan bien arrêté, ignoré de lui ?
S’il continuait à se plonger dans ce genre de réflexions, il allait devenir fou. Il lui faudrait continuer à agir de son mieux, en espérant que les choses étaient bien telles qu’elles lui semblaient être.
Alors, il se mit à courir, car devant lui s’étendait le vaste terrain du terminus, et un petit aéronef, argenté par la lumière de l’aube, s’apprêtait à se poser. C’était un appareil officiel, de modèle ultra-rapide, qui devait transporter l’enquêteur spécial. Caquer contourna le bâtiment de contrôle des entrées, franchit la porte de la clôture en fil métallique, et se dirigea vers l’aéronef. Celui-ci était déjà au sol. La portière s’ouvrit.
Un petit homme maigre descendit de l’appareil, et sourit à la vue de celui qui l’attendait.
— Vous êtes le lieutenant Caquer ? demanda-t-il d’un ton aimable. Le Coordinateur m’envoie pour étudier une affaire dont vous n’arrivez pas à vous sortir. Je me nomme…
Rod Caquer, pétrifié d’horreur, regarda fixement les traits familiers, la verrue trop bien connue sur un côté du nez ; puis il prêta l’oreille dans l’attente des paroles que le petit homme, il le savait, n’allait pas manquer de prononcer.
— … Willem Deem. Voulez-vous que nous nous rendions à votre bureau ?
Il est certains moments où n’importe quel homme au monde ne peut plus supporter ce qui lui arrive.
Le lieutenant de police Rod Caquer, du Troisième Secteur de Callisto, en avait trop vu depuis la veille. Comment pouvez-vous enquêter sur l’assassinat d’un homme tué deux fois ? Que devez-vous faire quand la victime vous apparaît, bien vivante et heureuse, pour vous aider à résoudre le problème ?
Même si vous savez qu’elle n’est pas là en réalité, ou, à tout le moins, qu’elle n’est pas ce que voient vos yeux, qu’elle ne dit pas ce qu’entendent vos oreilles.
Au-delà d’un certain point, l’esprit humain ne peut plus fonctionner rationnellement : alors, des gens différents réagissent de façons différentes.
Rod Caquer réagit par un terrible accès de colère aveugle dirigée, faute d’un autre objet, contre l’enquêteur spécial (en admettant que ce fût bien lui, et non un fantôme dû à l’hypnose).
Son poing se détendit et rencontra un menton. Ceci, d’ailleurs, ne prouvait qu’une seule chose : si le petit homme était vraiment une illusion, il était une illusion du toucher autant que de la vue. Le poing explosa littéralement sur le menton : l’enquêteur chancela et tomba. Sans cesser de sourire, parce qu’il n’avait pas eu le temps de changer d’expression.
Il tomba le visage en avant, puis roula sur le dos, les paupières closes, mais souriant toujours au ciel de plus en plus clair.
Caquer, tout tremblant, se pencha et posa la main sur la tunique du petit homme. Pas de doute : il sentait nettement les pulsations du cœur. (L’espace d’un instant, il avait craint d’avoir donné un coup mortel.)
Alors, il ferma les yeux, volontairement, et palpa le visage de sa victime ; c’était toujours les traits de Willem Deem : la verrue familière se révélait au toucher aussi bien qu’à la vue.
Deux hommes étaient sortis du bâtiment de contrôle, et se ruaient vers lui au pas de course à travers le terrain. Rod, ayant discerné l’expression de leur visage, songea au petit aéronef à quelques pas de lui. Il devait quitter au plus vite le Troisième Secteur, pour raconter à quelqu’un ce qui se passait, avant qu’il fût trop tard.
Si seulement on avait pu lui mentir au sujet de la coupure des courants de force en direction de l’extérieur ! Il sauta par-dessus le corps inerte, monta dans l’appareil, et essaya d’actionner les commandes : l’aéronef ne bougea pas. Non, on ne lui avait pas menti…
Il était inutile de rester là pour livrer un combat qui ne pouvait rien décider. Il sortit par l’autre portière de l’appareil, du côté opposé aux nouveaux arrivants, et se précipita vers la clôture.
Celle-ci était chargée d’électricité. Pas assez pour tuer quelqu’un, mais suffisamment pour le clouer sur place jusqu’à ce que des hommes gantés de caoutchouc vinssent sectionner les fils. Toutefois, si on avait coupé les courants de force, on avait dû couper également celui de la clôture.
Comme elle était trop haute pour qu’il pût la franchir d’un bond, il risqua sa chance : il n’y avait pas de courant. Pendant qu’il escaladait l’obstacle tant bien que mal, ses poursuivants s’arrêtèrent et revinrent sur leurs pas pour s’occuper de l’homme étendu près de l’aéronef.
Caquer ralentit son allure, sans interrompre sa marche en avant. Il ne savait pas où il allait, mais il ne pouvait s’empêcher de cheminer. Au bout d’un certain temps, il s’aperçut qu’il se dirigeait vers l’extrémité nord du Troisième Secteur, du côté de Callisto Ville.
Arrivé dans un petit parc, il se rendit compte à quel point il serait vain de tenter de gagner la destination qu’il se proposait. En même temps il s’aperçut que ses muscles lui faisaient mal, qu’il souffrait d’une atroce migraine, et qu’il ne pourrait pas aller plus loin s’il n’avait pas un but valable, facile à atteindre.
Il s’écroula sur un banc, et se prit la tête à deux mains : il ne trouva pas la moindre réponse.
Ayant levé les yeux, il vit un objet qui le fascina : un petit moulin d’enfant au bout d’un bâton fiché dans une pelouse, en train de tourner plus ou moins vite au gré du vent.
Il tournait en rond, comme son esprit : l’esprit d’un homme incapable de distinguer l’illusion de la réalité pouvait-il faire autre chose que tourner en rond ? Comme un moulin d’enfant, comme une Roue de Vargas.
En rond.
Pourtant, il devait y avoir un moyen de mettre fin à cette situation. Un homme porteur d’une Roue de Vargas n’était pas absolument invincible : sans cela, le Conseil n’aurait jamais pu réussir à détruire celles qui avaient été fabriquées. En vérité, les différents possesseurs des roues auraient fini par s’annihiler mutuellement, pour ainsi dire, mais il avait dû en rester au moins une entre les mains de quelqu’un. Quelqu’un qui désirait gouverner la totalité du monde solaire.
Or, le Conseil avait arrêté cette roue.
Donc, celle qui valait tant de tourment à Rod Caquer pouvait être arrêtée. Mais comment ? Comment, puisqu’il était impossible de la voir ? Ou, plutôt, puisque la vue de ce maudit engin exerçait sur l’esprit humain une telle influence qu’on ne le voyait plus après le premier coup d’œil…
Certes, il devait arrêter la roue : il n’existait pas d’autre solution. Mais comment ?
Pour autant qu’il en sût, ce moulin d’enfant pouvait être une Roue de Vargas réglée de façon à créer l’illusion qu’elle était un simple jouet. Son possesseur, casque en tête, pouvait fort bien se trouver dans l’allée, devant lui, à ce moment même, en train d’observer Caquer dont l’esprit avait reçu l’ordre de ne pas le voir.
Néanmoins, si cet homme était là, il devait y être en réalité, n’est-ce pas ? Et alors, si lui, Rod Caquer, frappait avec son épée, la menace prendrait fin, n’est-ce pas ? Naturellement.
Mais comment trouver une roue qu’on ne pouvait pas voir ? Qu’on ne pouvait pas voir parce que…
Les yeux toujours fixés sur le moulin d’enfant, Caquer entrevit une chance, une toute petite chance de réussir.
Sa montre-bracelet lui apprit qu’il était neuf heures et demie. La grande manifestation sur la place allait avoir lieu dans une demi-heure. Le possesseur de la roue s’y trouverait sûrement.
Oubliant la fatigue de ses muscles endoloris, Rod Caquer se mit à courir vers le centre de la ville. Les rues étaient désertes, car tout le monde avait reçu l’ordre de se rendre sur la place.
Il fut essoufflé après avoir dépassé quelques blocs, et dut ralentir son allure. Peu importait : il aurait le temps d’arriver avant la fin de la manifestation, même s’il manquait le début.
Oui, il aurait largement le temps. Et alors, si son projet se réalisait…
Il était presque dix heures quand il passa devant l’immeuble où se trouvait son bureau. Il continua sa marche, et entra quelques portes plus loin. Le liftier n’étant pas là, Caquer fit monter lui-même l’ascenseur. Une minute plus tard, il crochetait la serrure du laboratoire de Perry Peters.
L’inventeur ne se trouvait pas chez lui, naturellement, mais les lunettes étaient là, les lunettes équipées avec les petits essuie-glaces qui permettaient leur utilisation dans les mines de radite.
Rod Caquer les glissa sur ses yeux, mit le moteur électrique dans sa poche, et pressa le bouton. Le dispositif de Perry fonctionnait à merveille : le lieutenant put voir vaguement pendant que les essuie-glaces allaient et venaient comme l’éclair. Mais, une minute plus tard, ils s’arrêtèrent.
Bien sûr. Perry lui avait dit que les tiges s’échauffaient et se dilataient au bout d’une minute. Peu importait, après tout : ce bref laps de temps pourrait lui suffire, et le métal se serait refroidi lorsqu’il aurait atteint la place.
Néanmoins, il lui faudrait pouvoir varier la vitesse. Dans le fouillis qui jonchait l’établi, il trouva un petit rhéostat et le brancha sur l’un des fils qui reliait le moteur aux lunettes.
C’était là tout ce qu’il pouvait faire : il n’avait pas le temps de procéder à un essai. Ayant relevé les lunettes sur son front, il sortit de la pièce en toute hâte, prit l’ascenseur, et gagna la rue. Un instant plus tard, il courait vers la place, située à deux blocs de distance.
Bientôt il atteignit le dernier rang de la foule massée devant la résidence du Régent, les yeux fixés sur les deux balcons. Sur celui du bas, il reconnut plusieurs personnes : entre autres le docteur Skidder, Walter Johnson, le lieutenant Borgesen.
Sur celui du haut, Barr Maxon haranguait le public. Sa voix sonore débitait des phrases ronflantes exaltant la puissance de l’empire. À peu de distance, Rod Caquer aperçut les cheveux gris du professeur Gordon et les boucles dorées de Jane. Il se demanda s’ils subissaient le charme, eux aussi. Mais ils devaient certainement partager l’illusion générale : sans quoi ils n’auraient pas été là. Il comprit qu’il serait inutile de leur parler, de leur dire ce qu’il allait tenter de faire.
Le lieutenant Rod Caquer fit glisser les lunettes sur ses yeux, et devint momentanément aveugle parce que les tiges des essuie-glaces n’étaient pas dans la bonne position. Ses doigts trouvèrent le rhéostat, et se déplacèrent lentement sur le cadran depuis zéro jusqu’au maximum.
Alors, tandis que les essuie-glaces commençaient leur danse frénétique, il fut à même de voir confusément autour de lui. Sur le balcon inférieur il n’aperçut rien d’anormal ; mais sur celui du haut, la silhouette du régent Maxon s’estompa soudain.
Maintenant, il y avait là un homme portant un casque de forme étrange muni de fils, au sommet duquel se trouvait une roue de neuf centimètres de diamètre, composée de miroirs et de prismes.
Une roue qui paraissait immobile à cause de l’effet stroboscopique des lunettes. L’espace d’un instant, la vitesse des essuie-glaces, fut en synchronisme parfait avec celle de la roue, si bien que, pour Rod Caquer, la roue sembla ne plus bouger, et, par suite, lui devint visible.
Puis les essuie-glaces se coincèrent.
Mais il n’en avait plus besoin.
Il savait que Barr Maxon (ou celui qui incarnait le personnage de Barr Maxon) était le porteur de la roue.
Sans bruit, en prenant soin de ne pas trop attirer l’attention, Caquer contourna la foule au pas de course, et atteignit la porte latérale du bâtiment.
Un homme en faction lui barra le passage en disant :
— Je regrette, Lieutenant ; personne n’est autorisé à…
La sentinelle essaya de se baisser brusquement, mais il était trop tard. Rod Caquer l’assomma d’un coup du plat de son épée.
L’intérieur du bâtiment semblait désert. Caquer monta trois étages en courant, puis traversa le couloir aboutissant à la porte du balcon supérieur sur lequel il fit irruption.
Le régent Maxon se retourna : il n’avait plus de casque sur la tête. Caquer avait perdu ses lunettes ; néanmoins il savait bien que le casque et la roue se trouvaient toujours à leur place ; il savait bien que c’était sa dernière chance.
Maxon se retourna, et vit le lieutenant de police l’épée à la main.
Alors, brusquement, le Régent disparut. Caquer eut l’impression de se trouver en présence de Jane Gordon. Et Jane, tout en le regardant d’un air suppliant, lui parlait d’une voix touchante.
— Rod, je t’en conjure…, commença-t-elle.
Mais ce n’était pas Jane, il le savait bien. Le manipulateur de la Roue de Vargas venait de lui communiquer cette pensée, pour essayer de sauver sa vie.
Le lieutenant leva son épée et l’abattit de toutes ses forces.
Il y eut un cliquetis de verre brisé, puis un tintement métallique tandis que la lame fendait le casque.
Et maintenant, bien sûr, ce n’était plus Jane, mais le cadavre d’un homme gisant sur le sol, coiffé d’un casque bizarre et compliqué, complètement fracassé, d’où coulait un filet de sang. Un casque visible à tout le monde, y compris le lieutenant Caquer.
Et tout le monde, y compris le lieutenant Caquer, pouvait reconnaître celui qui le portait.
C’était un petit homme maigre, au nez enlaidi par une vilaine verrue.
Oui, c’était Willem Deem. Et, cette fois, Rod Caquer savait que c’était vraiment lui.
— Je croyais, déclara Jane Gordon, que tu allais partir pour Callisto Ville sans nous dire au revoir.
— Oh, tu sais, répondit Rod, en jetant son chapeau vers une patère, je ne suis pas très sûr d’occuper le poste de coordinateur qu’on vient de m’offrir dans la capitale. J’ai une semaine pour me décider, et je resterai ici au moins pendant tout ce temps-là. Comment vas-tu, Glaçon ?
— Très bien, merci. Assieds-toi donc. Papa ne tardera pas à rentrer, et je sais qu’il a des tas de choses à te demander. Pourquoi ne t’avons-nous pas revu depuis la grande manifestation ?
Vraiment, il arrive parfois à un homme intelligent d’être très bête !
Mais, d’autre part, Caquer avait essuyé tant de refus que nul ne saurait lui en vouloir.
Il se contenta de la regarder sans souffler mot.
— Rod, on n’a jamais révélé toute l’histoire dans le journal télévisé. Je sais bien qu’il faudra que tu la racontes en détail quand papa sera là, mais, en attendant son arrivée, est-ce que tu ne pourrais pas me donner quelques tuyaux ?
— C’est simple comme bonjour, Glaçon, répondit-il en souriant. Willem Deem a mis la main sur un livre Noirdex qui lui a enseigné à fabriquer une Roue de Vargas. Il en a effectivement fabriqué une, et ça lui a donné des idées.
» Tout d’abord, il a tué Barr Maxon et a pris sa place, en réglant le casque de façon à pouvoir incarner le personnage du Régent. Il a déposé le corps de sa victime dans sa propre boutique, et s’est payé une pinte de bon sang grâce à son propre meurtre. Comme il avait un sens de l’humour complètement perverti, ça l’a émoustillé de nous faire tourner en rond.
— Et après ?
— Il a joué le rôle de Brager et a feint de découvrir son propre cadavre sur les lieux du crime. Il a donné sa version de la cause du décès, puis il s’est arrangé pour que chacun des autres témoins (Skidder, les types du service sanitaire et moi-même) voie une blessure différente. Pas étonnant qu’on ait tous failli devenir cinglés.
— Pourtant Brager s’est rappelé qu’il avait découvert le corps…
— À ce moment-là, il se trouvait à l’hôpital ; mais Deem l’a vu peu de temps après, et lui a mis ce pseudo-souvenir dans la tête. C’est pourquoi Brager s’est imaginé qu’il s’était trouvé dans la boutique.
» Ensuite, Deem a tué le secrétaire privé de Maxon, car celui-ci connaissait trop bien le Régent pour ne pas soupçonner qu’il y avait quelque chose de louche sans trop savoir quoi au juste. Ça a été le deuxième cadavre de Willem Deem qui a dû s’amuser follement en nous jouant ce tour.
» Comme tu peux le penser, il n’a jamais demandé au Coordinateur d’envoyer un enquêteur spécial. Il s’est contenté de se moquer de moi en me faisant rencontrer un type qui, lui aussi, semblait être Willem Deem ! Cette fois-là, il s’en est fallu de rien que je perde la boule.
— Mais, dis-moi un peu, Rod, pourquoi étais-tu moins touché que les autres ? Par exemple, en ce qui concerne la conquête de Callisto, tu échappais complètement à l’influence hypnotique : comment expliques-tu ça ?
— C’est peut-être parce que je n’avais pas entendu le discours télévisé de Skidder, suggéra-t-il en haussant les épaules. (Naturellement, ça n’était pas le toubib qui parlait, mais bien notre ami Willem Deem, sous l’aspect de Skidder, et coiffé de son casque.) Peut-être aussi m’a-t-il délibérément laissé de côté parce qu’il prenait un plaisir malsain à me voir enquêter sans résultat sur le meurtre des deux Willem Deem. C’est difficile à dire… Il est encore possible que mon surmenage mental m’ait rendu fou sur le moment, et que ça m’ait permis de résister en partie à l’hypnose collective.
— Crois-tu qu’il ait vraiment eu l’intention d’essayer de mettre la main sur la totalité de Callisto ?
— Nous ne saurons jamais exactement jusqu’où allaient ses ambitions immédiates ou lointaines. D’abord il s’est contenté de tenter des expériences sur les possibilités de l’hypnotisme, au moyen de la roue. Ainsi, la première nuit, il a obligé les gens à sortir de chez eux ; ensuite il les a fait rentrer en leur enlevant tout souvenir de leur activité nocturne : ça prouve bien qu’il s’agissait uniquement d’un essai.
Caquer s’interrompit, puis fronça les sourcils d’un air pensif avant de poursuivre :
— On ne saurait douter qu’il était fou, et je n’ose même pas deviner la nature de ses projets… Tu as bien compris comment les lunettes ont fonctionné pour neutraliser l’effet de la Roue, n’est-ce pas, Glaçon ?
— Je crois que oui. Tu as eu une idée géniale, Rod. Je suppose que c’est la même chose qui se produit quand nous photographions avec une caméra une roue en train de tourner. Si la caméra est en parfait synchronisme avec la vitesse de la roue, de sorte que chaque image successive montre celle-ci après une révolution complète, le film, quand il est projeté, donne l’impression que la roue ne bouge pas.
— C’est exactement ça, répondit Caquer en approuvant d’un signe de tête. J’ai eu une fameuse veine de mettre la main sur ces lunettes. L’espace d’une seconde, j’ai pu voir sur le balcon un homme coiffé d’un casque, et ça m’a suffi.
— Mais, voyons, Rod, quand tu t’es précipité sur le balcon, tu ne portais plus ces lunettes. Est-ce que Deem n’aurait pas pu t’arrêter en t’hypnotisant ?
— Ma foi, je crois qu’il n’a pas eu le temps de s’emparer de mon esprit. Néanmoins, il a projeté une illusion devant mes yeux. Au dernier moment, je n’ai plus vu ni Barr Maxon ni Willem Deem, mais toi-même, ma petite Jane.
— Moi ?
— Parfaitement. Il devait savoir que j’étais amoureux de toi, et il a dû songer que je n’oserais pas me servir de mon épée si tu te dressais devant moi. Mais je savais que ce n’était pas toi, malgré le témoignage de mes yeux : c’est pourquoi j’ai frappé.
Il frissonna en se rappelant quel effort de volonté il avait dû faire pour abattre son arme. Après quoi, il poursuivit :
— Le pire, c’est que je t’ai vue à ce moment-là comme j’ai toujours rêvé de te voir : les bras tendus vers moi, les yeux pleins d’amour.
— Comme ceci, Rod ?
Et, cette fois, il fut assez intelligent pour comprendre…