Comme il était en avance, il dépassa la maison de Clare, gagna le coin de la rue, s’arrêta sous le gros orme et acheva de fumer sa cigarette tout en s’absorbant dans une méditation stérile.
En vérité, il n’avait guère de sujet de méditation. Tout ce qu’il avait à faire, c’était lui dire adieu. Rien de plus facile : deux syllabes à prononcer. Et aussi éluder ses questions sur l’endroit où il se rendait, sur la durée exacte de son absence. Prendre la chose d’un air calme, désinvolte, comme s’ils n’étaient rien l’un pour l’autre.
Il fallait qu’il en fût ainsi. Il connaissait Clare Wilson depuis un an et demi, et il ne lui avait jamais demandé de l’épouser. C’était très moche de sa part. Il fallait rompre, pour le plus grand bien de celle qu’il aimait. Il n’avait pas le droit d’offrir le mariage à une femme ; il n’en avait pas plus le droit que… qu’un fou qui se prend pour Napoléon !
Il jeta son mégot, l’écrasa furieusement sous son talon, puis gagna la maison, monta les marches du porche et sonna.
Clare parut sur le seuil. Derrière elle, la lumière de l’antichambre mit un nimbe doré autour de ses cheveux blonds encadrant son visage plongé dans l’ombre.
Il éprouva un si violent désir de l’étreindre qu’il serra les poings dans son effort pour garder les bras collés le long de son corps.
— Bonsoir, Clare. Comment va le monde ?
— Je ne sais pas, George. Je peux vous retourner la question. Vous ne voulez pas entrer ?
Elle s’était effacée pour lui laisser le passage, et la lumière éclairait à présent son visage doux et grave. « Elle a compris qu’il y a quelque chose d’anormal », songea-t-il ; car la jeune femme n’avait essayé de déguiser ni l’expression de ses traits ni le ton de sa voix.
Il n’avait pas envie d’entrer, et lui dit :
— La nuit est si belle, Clare. Allons nous promener.
— Comme vous voudrez, George, répondit-elle en s’avançant sous le porche.
— Les étoiles sont magnifiques, ajouta-t-elle en se tournant vers lui. Est-ce que l’une d’elles est la vôtre ?
Il sursauta, fit un pas en avant, prit Clare par le coude et l’aida à descendre les marches du perron, tout en disant :
— Elles sont toutes à moi. Vous voulez en acheter ?
— Pourquoi ne m’en donneriez-vous pas une ? Une toute petite, minuscule, que je ne pourrais pas voir sans utiliser un télescope…
Ils se trouvaient maintenant sur le trottoir, si bien qu’on ne pouvait plus les entendre de la maison. Aussitôt, sa voix perdit son ton enjoué tandis qu’elle lui demandait à brûle-pourpoint :
— Qu’est-ce qui ne va pas, George ?
Il ouvrit la bouche pour déclarer que tout allait bien, puis la referma sans avoir parlé. Il ne pouvait inventer un mensonge, et il ne pouvait pas non plus lui dire la vérité. La manière abrupte dont elle avait posé cette question aurait dû faciliter les choses : or, elle les rendait plus difficiles. Mais il fut bien obligé de répondre à la question suivante :
— Vous avez l’intention de me dire adieu pour… pour de bon, n’est-ce pas. George ?
— Oui.
Il avait la bouche si sèche qu’il fut incapable de se rendre compte s’il avait vraiment prononcé ce monosyllabe. C’est pourquoi il s’humecta les lèvres et fit une nouvelle tentative :
— Oui, je le crains, Clare.
— Pourquoi ?
Il ne put se résoudre à tourner la tête vers elle, et c’est en regardant dans le vide, droit devant lui, qu’il répondit :
— Je… je ne peux pas vous donner d’explication. Mais c’est la seule chose qu’il me soit permis de faire. Ça vaut mieux pour nous deux.
— Dites-moi, George, est-ce que vous quittez vraiment la ville, ou bien est-ce un simple prétexte ?
— Il est parfaitement vrai que je pars. J’ignore pour combien de temps ; et je vous prie de ne pas me demander où je vais, car je ne peux pas vous le révéler.
— Peut-être que je peux vous le dire, moi. Est-ce que ça vous embêterait si je vous le disais ?
Bien sûr que ça allait l’embêter. Terriblement. Mais il lui était impossible de répondre « oui » aussi bien que « non ». C’est pourquoi il garda le silence.
Ils se trouvaient maintenant près du petit parc voisin qui, s’il n’offrait guère d’intimité, possédait quelques bancs. Il la guida (ou elle le guida) dans une allée et ils s’assirent. Il n’y avait personne près d’eux. Il n’avait toujours pas répondu à la question de Clare.
Celle-ci était serrée tout contre lui :
— Vous vous inquiétez au sujet de votre état mental, n’est-ce pas, George ? demanda-t-elle.
— Eh bien, oui, en un sens.
— Et c’est pour ça que vous partez ? Vous allez vous faire mettre en observation quelque part, ou, peut-être, suivre un traitement ?
— Il y a un peu de ça, mais c’est beaucoup plus compliqué, Clare, et je… je ne peux absolument pas tout vous dire.
Elle posa une main sur la sienne qu’il avait placée sur son genou, et reprit :
— Je savais bien qu’il s’agissait d’une chose de ce genre. Je ne veux pas que vous m’en appreniez davantage. Tout ce que je vous demande, c’est de renoncer à rompre définitivement avec moi ce soir. Dites-moi au revoir et non pas adieu. Ne m’écrivez même pas si vous n’en avez pas envie. Mais cessez de prendre cette attitude noble, et ne parlez plus de me quitter pour mon plus grand bien. Attendez au moins d’être revenu de l’endroit où vous allez. Voulez-vous y consentir ?
Il avala péniblement sa salive. Elle présentait sous un jour très simple une situation très compliquée.
— C’est bon, Clare, comme vous voudrez, fit-il d’un air lamentable.
Elle se leva soudain en déclarant :
— Rentrons, George.
— Voyons, il est encore tôt, protesta-t-il en imitant son exemple.
— Je sais ; mais, parfois… Il y a un moment psychologique pour mettre fin à un rendez-vous. Je sais que ça a l’air idiot, mais, après les paroles que nous venons d’échanger, est-ce que ça ne serait pas… heu… une chute un peu plate… de…
— Je vois ce que vous voulez dire, répliqua-t-il en riant. Ils regagnèrent la maison en silence. Il ne savait pas si c’était un silence heureux ou malheureux, car la plus grande confusion régnait dans son esprit.
Sous le porche obscur, devant la porte, elle se retourna vers lui et prononça son nom : « George. »
Il resta muet.
— Que le diable vous emporte, George ! Je vous le répète : cessez de poser au noble martyr. Sauf, bien sûr, si vous ne m’aimez pas ; si tout ceci n’est qu’une comédie destinée à me donner le change.
Il ne lui restait plus que deux solutions possibles. L’une consistait à ficher le camp au triple galop. Il choisit l’autre. Il étreignit la jeune femme et l’embrassa avidement.
Quand ce baiser eut pris fin (et il dura un laps de temps appréciable), le jeune homme ne devait plus avoir les idées très nettes, car il s’entendit dire ce qu’il n’avait jamais eu l’intention de dire :
— Je vous aime, Clare, ma chérie. Je vous aime éperdument.
— Et moi aussi, je vous aime. George. Vous me reviendrez, n’est-ce pas ?
— Oui, ma chérie, n’en doutez pas.
Quatre bons miles le séparaient de son appartement, mais il parcourut cette distance à pied et le trajet lui sembla ne durer que quelques secondes.
Une fois dans sa chambre, toutes lumières éteintes, il se mit à songer, assis près de la fenêtre, ses pensées tournant toujours dans les mêmes cercles, comme elles n’avaient cessé de le faire au cours des trois dernières années.
Un seul facteur nouveau : à présent, il était prêt à courir n’importe quel risque. Il y avait une mince chance que son cas fût réglé dans un sens ou dans l’autre.
Au-dehors, les étoiles étincelaient comme des diamants. Y avait-il parmi elles l’étoile de sa destinée ? Si oui, il allait la suivre n’importe où, dût-elle le mener dans un asile d’aliénés jusqu’à la fin de ses jours. Tout au fond de lui-même, il y avait une certitude inébranlable : ce n’était pas un simple hasard qui voulait qu’on lui demandât de dire la vérité sous couleur de mensonge.
L’étoile de sa destinée.
D’une splendeur étincelante ! Non, l’expression qu’il avait apprise dans ses rêves ne se rapportait pas à une étoile. Elle n’avait pas une valeur qualificative ; c’était un nom suivi d’un adjectif : la splendeur étincelante. Que pouvait bien être la splendeur étincelante ?
Et les rouges et les noirs ? Il avait réfléchi à toutes les suggestions de Charlie, ainsi qu’à certaines autres : un damier, par exemple. Mais rien ne collait.
Les rouges et les noirs…
Quelle que fût la réponse, il allait se précipiter vers elle au lieu de l’éviter.
Il ne tarda pas à se coucher, mais il lui fallut longtemps avant de trouver le sommeil.
Charlie Doerr sortit du bureau sur la porte duquel on lisait : « Entrée interdite », et tendit la main en disant :
— Bonne chance, George. Le toubib est prêt à te parler.
— Il vaut mieux que tu t’en ailles, répondit Vine en serrant la main tendue. Je te verrai lundi prochain.
— Je vais t’attendre ici, mon vieux. N’oublie pas que je suis en congé pour toute la journée. De plus, peut-être que tu ne seras pas obligé d’aller à l’asile.
Il lâcha la main de Charlie, le regarda bien en face, et demanda d’une voix lente :
— Que veux-tu dire par là ? Pourquoi n’irais-je pas à l’asile ?
L’autre prit un air intrigué :
— Ma foi, peut-être que le docteur décidera que tu n’as rien. Ou bien il te suggérera de venir le voir régulièrement jusqu’à ce que tu sois remis d’aplomb… ou encore quelque chose de ce genre…
Il contempla Charlie d’un air incrédule. Il avait envie de lui demander : « Qui est fou de nous deux, toi ou moi ? » Mais, vu les circonstances, cette question lui parut insane. Néanmoins, il lui fallait s’assurer à tout prix que son « cousin » ne venait pas de parler ainsi par inadvertance. Peut-être s’était-il trop bien mis dans la peau du rôle qu’il avait dû jouer auprès du médecin.
— Charlie, commença-t-il, as-tu donc oublié que…
Il n’acheva pas sa question. À quoi bon la poser, alors que la réponse était nettement inscrite sur le visage effaré de son interlocuteur ?
— Je vais t’attendre, mon vieux, répéta Charlie. Bonne chance, George.
Il regarda son « cousin » dans les yeux, lui adressa un signe de tête, puis pénétra dans le bureau du médecin. Tout en refermant la porte derrière lui, il observa l’homme qui venait de se lever à son entrée : grand et fort, large d’épaules, les cheveux gris.
— Le docteur Irving ?
— Lui-même, monsieur Vine. Voulez-vous vous asseoir, s’il vous plaît ?
Il se laissa glisser dans le fauteuil confortable placé en face de la table de travail derrière laquelle le psychiatre était installé.
— Monsieur Vine, une première entrevue de ce genre est toujours un peu pénible. J’entends : pour le patient. Jusqu’à ce que vous me connaissiez mieux, il vous sera difficile de vaincre une certaine répugnance à parler de vous. Voulez-vous raconter les choses à votre manière, ou bien préférez-vous que je vous pose des questions ?
Il réfléchit quelques instants. Il avait une histoire toute prête, mais sa courte conversation avec Charlie dans la salle d’attente avait modifié son projet initial.
— Peut-être vaudrait-il mieux que vous m’interrogiez.
— Très bien, dit le docteur Irving en s’armant d’un crayon. Où et quand êtes-vous né ?
Il respira profondément avant de répondre :
— Autant que je sache, je suis né en Corse, le 15 août 1769. Naturellement, je ne me rappelle pas ma venue au monde. Mais j’ai des souvenirs très précis de mon enfance en Corse où je suis resté jusqu’à l’âge de dix ans. Ensuite, on m’a envoyé à l’école de Brienne.
Au lieu d’écrire, le psychiatre tapait légèrement sur une feuille de son bloc-notes avec la pointe de son crayon.
— Quel mois et quelle année sommes-nous ? demanda-t-il.
— Août, 1947. Oui, je sais que je devrais, par conséquent, avoir plus de cent soixante-dix ans. Ne me demandez pas d’expliquer cela : j’en suis incapable. Tout comme je suis incapable d’expliquer le fait que Napoléon Bonaparte est mort en 1821.
Il se renversa dans son fauteuil et se mit à contempler le plafond, les bras croisés, avant de poursuivre :
— Je n’essaie pas d’expliquer les paradoxes et les contradictions. Je les reconnais comme tels. Néanmoins, si je dois en croire ma mémoire, en dehors de toute considération logique, j’ai été Napoléon pendant vingt-sept ans. Je ne vous raconterai pas ce qui s’est passé pendant ce laps de temps : on le trouve dans tous les manuels d’histoire. Mais, en 1796, après la bataille de Lodi, alors que je commandais l’Armée d’Italie, je me suis endormi sous ma tente, d’une façon très normale, comme cela aurait pu arriver à n’importe qui.
» Or, quand je me suis réveillé (sans éprouver, soit dit en passant, la moindre impression de durée), je me trouvais dans un hôpital de cette ville, où on m’a appris que je me nommais George Vine, que nous étions en 1944, et que j’avais vingt-sept ans. Mon âge collait très bien ; mais c’était tout, absolument tout.
» Je n’ai aucun souvenir de la vie de George Vine avant son réveil (le mien), à la suite de l’accident. Si, à l’heure actuelle, je connais assez bien les faits principaux de son existence, c’est uniquement parce qu’on me les a appris. Je sais où et quand il est né, quelles écoles il a fréquentées. Je sais à quelle date il a commencé à travailler pour La Lame, à quelle date il s’est engagé dans l’armée, à quelle date il a été renvoyé dans ses foyers (fin 1943) à la suite d’une blessure au genou. J’ajouterai même à ce propos que sa feuille de démobilisation ne mentionnait aucune espèce de trouble mental.
Le psychiatre cessa de tracer des griffonnages sur son bloc-notes, et demanda :
— Il y a trois ans que vous êtes dans cet état, et vous l’avez caché à tout le monde ?
— Oui. Ayant eu le temps de réfléchir après mon accident, j’ai décidé d’accepter l’identité qu’on m’imposait sans ça on m’aurait enfermé, naturellement. Je me suis également efforcé de trouver une solution à l’énigme. J’ai étudié la théorie du temps de Dunne ; j’ai même lu Charles Fort !… Vous vous souvenez du cas de Casper Hauser ? demanda-t-il en souriant brusquement.
Le docteur Irving fit un signe de tête affirmatif.
— Peut-être qu’il cachait son jeu, exactement comme moi… J’en suis venu à me demander combien d’autres amnésiques ont feint d’ignorer ce qui s’était passé avant une certaine date, plutôt que d’admettre que leurs souvenirs étaient en contradiction formelle avec les faits.
— Votre cousin m’a appris, bien avant votre accident… que vous étiez complètement… hum… « mordu » est le mot qu’il a employé… en ce qui concerne Napoléon. Comment expliquez-vous cela ?
— Je vous ai déjà, dit que je n’expliquais rien. Cependant, j’ai pu contrôler l’exactitude de ce détail, en dehors de ce que peut raconter Charlie Doerr. À ce qu’il semble, je m’intéressais beaucoup (ou, du moins, George Vine s’intéressait beaucoup) à Napoléon. Il avait lu des tas de bouquins sur lui, en avait fait un héros, et en parlait souvent aux uns et aux autres. Si bien que les types du journal l’avaient surnommé « Poléon ».
— Je remarque que vous établissez une distinction entre vous-même et George Vine. Êtes-vous cet homme, ou ne l’êtes-vous pas ?
— Je le suis depuis trois ans. Avant cette période, je n’ai pas souvenir de l’avoir été. Je ne crois pas l’avoir été. Je pense (autant que je sois en mesure de penser) que je me suis éveillé il y a trois ans dans le corps de George Vine.
— Et qu’avez-vous fait au cours de ces cent soixante-dix et quelques années ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. À titre documentaire, je vous signale que, pour moi, le corps que voici est vraiment celui de George Vine. J’en ai hérité en même temps que de ses connaissances, à l’exception de ses souvenirs personnels. Ainsi, j’ai su d’emblée faire son travail au journal, tout en ne me rappelant aucun de mes camarades ni de mes chefs. Je possède sa connaissance de l’anglais et son talent de rédacteur. J’ai su immédiatement me servir d’une machine à écrire. Mon écriture est la même que la sienne.
— Comment expliquez-vous tout cela, si vous êtes persuadé que vous n’êtes pas George Vine ?
Il se pencha en avant pour répondre :
— Je crois qu’une partie de ma personne est bien George Vine, et qu’une autre partie ne l’est pas. Je crois qu’il y a eu un transfert qui transcende l’expérience humaine. Cela ne signifie pas nécessairement que ce transfert relève du surnaturel… ni que je sois fou. N’est-ce pas, Docteur ?
Au lieu de répondre à cette question, le psychiatre en posa une :
— Vous avez gardé le secret sur tout ceci pendant trois ans pour des raisons très compréhensibles. Aujourd’hui, pour d’autres raisons, vous décidez de parler. Quelles sont ces autres raisons ? Pourquoi avez-vous changé d’attitude ?
C’était justement la question qui n’avait cessé de le préoccuper.
Il déclara d’une voix lente :
— Parce que je ne crois pas à une coïncidence. Parce qu’il y a quelque chose de changé dans la situation elle-même. Parce que je suis prêt à courir le risque d’être enfermé comme paranoïaque, afin de découvrir la vérité.
— En quoi la situation a-t-elle changé ?
— Hier, mon chef direct m’a suggéré de feindre la folie pour une raison d’ordre pratique. Précisément le genre de folie dont je suis atteint, en admettant que je sois fou. Il est possible que je le sois, je veux bien l’admettre ; mais je ne puis vivre que si je me crois sain d’esprit. Vous savez que vous êtes le docteur Willard E. Irving ; vous ne pouvez vivre que si vous vous basez sur cette hypothèse. Mais comment savez-vous de façon certaine que vous êtes bien le docteur Irving ? Peut-être êtes-vous fou, et pourtant vous ne pouvez agir que si vous êtes convaincu de ne pas l’être.
— Vous estimez donc que votre chef fait partie d’un… complot contre vous ? Vous croyez que plusieurs personnes se sont liguées pour vous faire enfermer dans une maison de santé ?
— Je ne sais pas au juste, mais voici ce qui s’est passé depuis hier midi.
Il respira profondément, puis il raconta toute l’histoire : son entrevue avec Candler, les insinuations de celui-ci au sujet du docteur Randolph, sa conversation de la veille avec Charlie Doerr, et la volte-face déconcertante de son « cousin » dans la salle d’attente.
Quand il eut fini, il observa le visage impassible du psychiatre avec plus de curiosité que d’inquiétude, pour essayer de lire ses pensées. Après quoi, il ajouta d’un ton désinvolte :
— Naturellement, vous ne me croyez pas. Vous estimez que je suis fou.
Son regard soutint fermement celui du docteur Irving, tandis qu’il poursuivait :
— Vous n’avez pas le choix, à moins que vous ne choisissiez de croire que je vous raconte une série de mensonges compliqués pour vous convaincre que je suis fou. En votre qualité de savant et de psychiatre, vous ne pouvez même pas admettre comme une possibilité que les choses que je crois, que je sais, aient un caractère de vérité objective. Est-ce que je me trompe ?
— Je crains que non. Et alors ?
— Alors, allez-y : signez mon certificat d’internement. Je veux aller jusqu’au bout de cette affaire. Sans omettre le détail qui consiste à prendre le docteur Ellsworth Joyce Randolph comme second signataire.
— Vous ne soulevez aucune objection ?
— Est-ce que cela servirait à quelque chose ?
— Oui, sur un point particulier. Si un malade est prévenu, à tort ou à raison, contre un psychiatre quelconque, il est préférable qu’il ne soit pas confié à ses soins. Puisque vous croyez que le docteur Randolph fait partie d’un complot contre vous, je me permets de vous suggérer de faire appel à un autre médecin.
— Même si je choisis le docteur Randolph ? demanda-t-il doucement.
Le docteur Irving répondit, en faisant un geste désapprobateur :
— Naturellement, si M. Doerr et vous-même préférez…
— Nous préférons.
La tête grise s’inclina, puis le psychiatre reprit :
— Il y a une chose que vous devez bien comprendre : si le docteur Randolph et moi décidons de vous envoyer dans une maison de santé, ça ne sera pas pour vous y enfermer éternellement mais pour assurer votre guérison grâce à un traitement approprié.
Il acquiesça d’un signe de tête.
— Excusez-moi, dit alors le médecin en se levant ; il faut que je téléphone au docteur Randolph.
Il regarda Irving disparaître dans une autre pièce, et il se mit à penser : « Il y a un appareil sur son bureau, mais il ne veut pas que j’entende la conversation. »
Il resta assis tranquillement jusqu’au retour du médecin qui lui dit :
— Le docteur Randolph va nous recevoir. J’ai téléphoné à une station de taxis pour demander qu’une voiture vienne nous prendre. Si vous voulez bien m’excuser une fois de plus, j’aimerais m’entretenir quelques instants avec M. Doerr.
Il ne regarda même pas le psychiatre quitter la pièce et gagner la salle d’attente. Il aurait pu se mettre derrière la porte pour essayer de surprendre quelques mots de la conversation qui se poursuivait à voix basse, mais il ne bougea pas. Il resta dans son fauteuil jusqu’à ce que la porte de la salle d’attente se rouvrît derrière lui tandis que la voix de Charlie disait :
— Arrive, George. Le taxi doit nous attendre.
Ils descendirent par l’ascenseur. Le taxi était là.
Le docteur Irving donna l’adresse au chauffeur. À mi-chemin de leur destination, il déclara : « Il fait rudement beau », et Charlie s’éclaircit la gorge avant de répondre : « Oui, c’est une belle journée. » Ils firent le reste du trajet en silence.
Il portait un pantalon gris et une chemise grise à col ouvert. Il n’avait pas de cravate afin de lui éviter la tentation de se pendre. Il n’avait pas non plus de ceinture, pour la même raison ; néanmoins le pantalon se boutonnait si juste autour de sa taille qu’il ne risquait pas de le perdre. Pas plus qu’il ne risquait de tomber par l’une des fenêtres : elles étaient toutes munies de barreaux.
Pourtant, il ne se trouvait pas dans une cellule mais dans une grande salle commune au troisième étage. Il y avait avec lui plusieurs hommes. Il les observait attentivement. Deux d’entre eux jouaient aux dames, assis à même le plancher. Un troisième, installé dans un fauteuil, avait les yeux fixés dans le vide. Deux autres, appuyés contre les barreaux d’une fenêtre ouverte, regardaient au-dehors et poursuivaient une conversation très raisonnable à bâtons rompus. Le sixième lisait un magazine. Le dernier, assis dans un coin, égrenait des arpèges harmonieux sur un piano absent.
Il contemplait ses compagnons, appuyé contre un mur. Il était là depuis deux heures. Deux heures qui lui avaient paru deux années.
Son entrevue avec le docteur Ellsworth Joyce Randolph s’était déroulée sans anicroche ; elle avait reproduit, à peu de chose près, son entrevue avec Irving. Par ailleurs, de toute évidence, le docteur Randolph n’avait jamais entendu parler de lui.
Ce qui, bien sûr, ne l’avait pas étonné le moins du monde.
À présent, il se sentait très calme. Il avait pris une décision : pendant quelque temps, il n’allait plus ni penser, ni s’inquiéter, ni même sentir.
Il s’approcha des joueurs de dames. Ils jouaient de façon très normale, en observant les règles.
L’un d’eux leva les yeux et lui demanda : « Quel est votre nom ? » Cette question, elle aussi, était parfaitement normale ; ce qui l’était moins, c’est que le même homme l’avait déjà posée quatre fois au cours de ces deux heures.
— George Vine, répondit-il.
— Moi, je m’appelle Bassington, Ray Bassington. Appelez-moi Ray. Êtes-vous fou ?
— Non.
— Certains d’entre nous le sont ; d’autres ne le sont pas… Celui-là est complètement cinglé, ajouta-t-il en désignant d’un signe de tête le pianiste sans piano. Est-ce que vous jouez aux dames ?
— Pas très bien.
— Ça n’a pas d’importance. Nous n’allons pas tarder à manger. Si vous voulez des tuyaux sur la maison, allez-y posez-moi des questions.
— Comment s’y prend-on pour sortir d’ici ? Non, il ne s’agit pas d’un gag. Je parle très sérieusement.
— On se présente devant le comité une fois par mois. Les toubibs vous interrogent et décident que vous partez ou que vous restez. Quelquefois, ils vous enfoncent des aiguilles dans la peau. Pourquoi vous a-t-on bouclé ?
— Comment ça ?
— Débilité mentale, folie dépressive, dementia praecox, neurasthénie aiguë…
— Je crois qu’il s’agit de paranoïa.
— Pas de veine. C’est dans ce cas-là qu’ils vous enfoncent des aiguilles dans la peau.
Une sonnerie retentit.
— C’est l’heure de dîner, déclara l’autre joueur de dames. Avez-vous jamais essayé de vous suicider ou de tuer quelqu’un ?
— Non.
— Alors, on vous permettra de manger à une table A, vous aurez un couteau et une fourchette.
La porte de la salle était en train de s’ouvrir vers l’extérieur. Elle laissa voir un gardien qui cria : « Allez ! » Ils sortirent tous à la file indienne, sauf l’homme assis dans un fauteuil, les yeux fixés dans le vide.
— Qu’est-ce qu’on va faire de celui-là ? demanda-t-il à Ray Bassington.
— Il ne dînera pas ce soir. C’est un maniaque dépressif qui se trouve au stade de la dépression maxima. Les types dans son cas, on leur permet de sauter un repas. Mais s’ils ne sont pas capables d’aller prendre le repas suivant, on les emmène et on les nourrit de force. Est-ce que vous êtes un maniaque dépressif ?
— Non.
— Vous avez de la veine. C’est infernal quand on commence à descendre la pente. Tenez, passez par cette porte.
Le réfectoire était très vaste. Une foule d’hommes en chemise et en pantalon gris s’entassait sur les bancs. Au moment où il franchissait le seuil, un gardien le prit par le bras en lui disant :
— Assieds-toi là.
La place qu’on lui avait assignée se trouvait près de la porte. Sur la table il vit une assiette en fer-blanc pleine de ragoût, et une cuillère.
— Est-ce que je n’ai pas droit à un couteau et à une fourchette ? demanda-t-il. On m’avait dit…
Le gardien le poussa vers le banc d’une bourrade :
— Période d’observation ; sept jours. On ne donne de couvert à personne tant que la période d’observation n’est pas terminée. Assieds-toi.
Il s’assit. Aucun de ses voisins de table n’avait ni fourchette ni couteau. Tous étaient en train de prendre leur repas. Plusieurs d’entre eux mangeaient salement et avec bruit. Il garda les yeux fixés sur son assiette, bien que ce spectacle ne fût guère appétissant. Il se força à avaler quelques morceaux de pomme de terre et deux ou trois bouts de viande moins gras que les autres.
Le café était servi dans des gobelets de fer-blanc. Il se demanda pourquoi ; puis il se rendit compte qu’une tasse ordinaire aurait été trop fragile, et qu’une de ces lourdes tasses de faïence utilisées dans les restaurants bon marché aurait constitué une arme mortelle.
Le café était faible et froid ; il ne parvint pas à le boire.
Il redressa le buste, ferma les yeux. Quand il les rouvrit, son gobelet et son assiette étaient vides, et son voisin de gauche s’empiffrait à toute allure. C’était le pianiste qui avait joué sur un clavier imaginaire.
« Si je reste ici assez longtemps, songea-t-il, je finirai par avoir suffisamment d’appétit pour avaler cette ratatouille. » L’idée d’un séjour aussi prolongé lui déplut.
Au bout d’un instant, une cloche résonna. Ils se levèrent table par table, obéissant à des signaux qu’il ne put percevoir, et sortirent un par un. Son groupe, étant entré le premier, fut le dernier à quitter le réfectoire.
Dans l’escalier, Ray Bassington, qui se trouvait derrière lui, déclara d’un ton réconfortant :
— Vous vous y habituerez, mon vieux. Au fait, comment vous appelez-vous ?
— George Vine.
L’autre éclata de rire. La porte se referma sur eux ; une clé tourna dans la serrure.
Dehors, il faisait nuit. Il gagna une des fenêtres et regarda à travers les barreaux. Juste au-dessus de l’orme de la cour scintillait une étoile solitaire. Était-ce la sienne ? Ma foi il l’avait suivie jusqu’ici. Un nuage passa devant elle.
Il perçut une présence à côté de lui. Ayant tourné la tête il reconnut le pianiste. Celui-ci semblait être de nationalité étrangère. Dans son visage au teint basané brillaient deux yeux noirs au regard fixe. Il souriait, comme s’il s’amusait d’une plaisanterie secrète.
— Est-ce que vous êtes nouveau dans la maison ou simplement nouveau dans la salle ?
— Nouveau dans la maison. Je m’appelle George Vine.
— Et moi, Baroni. Je suis musicien. Du moins, je l’étais. À présent… bah ! n’en parlons plus ! Vous voulez avoir des tuyaux sur cette sacrée boîte ?
— Bien sûr. Je voudrais savoir comment on peut en sortir.
Baroni eut un rire également dépourvu de joie et d’amertume :
— D’abord, il faut les convaincre que vous avez retrouvé la raison. Ça vous est égal de me dire ce qui cloche chez vous ? Ou bien est-ce que vous préférez ne pas en parler ? Parmi nous il y en a qui veulent bien, et d’autres qui ne veulent pas.
Il regarda Baroni en se demandant à quelle catégorie il appartenait. Finalement, il déclara :
— Ma foi, ça m’est égal. Je… je crois que je suis Napoléon.
— Est-ce que vous l’êtes vraiment ?
— Je… je ne sais pas.
— Voyez-vous, c’est très important. Si vous n’êtes pas Napoléon, vous avez de fortes chances de vous en aller dans cinq ou six mois. Si vous l’êtes vraiment, rien à faire. Vous resterez ici jusqu’à votre dernier jour.
— Mais, pourquoi ? Si je suis vraiment Napoléon, ça prouve que je suis sain d’esprit, et…
— Ça n’est pas la question. Ce qui compte c’est leur opinion : ou bien ils jugent que vous êtes fou, ou bien ils jugent que vous ne l’êtes pas. Or, d’après eux, si vous croyez être Napoléon, vous êtes fou. C.Q.F.D. Et vous restez ici.
— Même si je leur dis que je suis sûr d’être George Vine ?
— Ils ont déjà vu pas mal de cas de paranoïa (et vous pouvez être sûr que c’est l’étiquette qu’on vous a collée). Or, chaque fois qu’un paranoïaque en a assez d’être enfermé, il essaie de se faire libérer en racontant des mensonges. Ils le savent bien ; ils ne sont pas nés d’hier.
— D’accord. Mais comment peuvent-ils…
Soudain, un frisson glacé lui parcourut l’échine.
Il n’eut pas besoin d’achever sa question. Ils vous enfoncent des aiguilles dans la peau… Quand Ray Bassington lui avait dit ça, il n’y avait pas prêté attention.
Baroni hocha la tête :
— Sérum de vérité, déclara-t-il laconiquement. Lorsqu’un paranoïaque a atteint le stade où il se prétend guéri, les toubibs s’assurent qu’il dit bien la vérité avant de le lâcher.
Il s’était laissé prendre à un piège vraiment magnifique ! Selon toute probabilité, il mourrait dans cette maison de fous…
Ayant appuyé son front contre la fraîcheur des barreaux il ferma les yeux. Il entendit des pas s’éloigner, et comprit qu’il était seul.
Il ouvrit les yeux pour contempler la nuit : les nuages avaient caché la lune.
Clare, songea-t-il.
Un piège…
Mais, s’il y avait un piège, quelqu’un avait dû le lui tendre…
Ou il était fou, ou il ne l’était pas. S’il n’était pas fou, il venait de tomber dans un piège ; et, s’il y avait un piège, il avait dû lui être tendu par une ou plusieurs personnes.
S’il était fou…
Plût au ciel qu’il fût vraiment fou ! Alors, tout serait délicieusement simple : sa situation deviendrait claire, et, un jour, il pourrait sortir de la maison de santé pour aller reprendre son travail au journal. Peut-être même se rappellerait-il toutes les années qu’il avait passées à la rédaction de La Lame… Ou, plutôt, toutes les années que George Vine y avait passées.
Car c’était ça qui compliquait tout : il n’était pas George Vine.
Sans oublier une deuxième complication : il n’était pas fou.
Fraîcheur des barreaux contre son front.
Au bout de quelques instants, il entendit la porte s’ouvrir et se retourna. Deux gardiens venaient d’entrer. Un espoir insensé emplit tout son être. L’espace d’un instant.
— Au lit, les gars, dit l’un des gardiens. Il regarda le maniaque dépressif, toujours immobile dans son fauteuil, et ajouta :
— Oh, la barbe ! Hé, Bassington, aide-moi à pieuter ce type-là.
L’autre gardien, solide gaillard aux cheveux coupés ras comme ceux d’un lutteur, s’approcha de la fenêtre.
— Dis donc, c’est toi le nouveau, hein ? le dénommé Vine ?
Il fit un signe de tête affirmatif.
— Tu veux des embêtements, ou tu vas être sage ? demanda le gardien en fermant son poing droit et en ramenant son bras en arrière.
— Je ne veux pas d’embêtements. J’en ai assez comme ça.
L’autre se détendit un peu :
— C’est bon. Si tu t’en tiens à ça, tout ira bien. Tu as une couchette vide, là, à ta droite. Tu fais ton pageot tous les matins. Une fois pieuté, ne bouge plus et mêle-toi de tes affaires. S’il y a le moindre pétard dans la carrée, c’est nous qu’on vient remettre de l’ordre. À notre manière. Et ça te plairait pas beaucoup.
Comme il ne se sentait pas assez maître de lui pour parler, il se contenta d’incliner la tête. Après quoi, il franchit la porte de la cellule que le gardien lui avait montrée. Deux couchettes s’y trouvaient. Sur l’une d’elles, le maniaque dépressif était étendu sur le dos, ses yeux dilatés tournés vers le plafond qu’il ne voyait pas. On lui avait laissé ses vêtements, mais on lui avait retiré ses souliers.
Il gagna la couchette vide. Il savait bien qu’il ne pouvait absolument rien faire pour son compagnon : il lui était impossible de l’atteindre à travers l’impénétrable coquille de désespérance totale qui, à certains moments, enveloppe le maniaque dépressif.
Il rejeta la couverture grise, puis ôta sa chemise et son pantalon qu’il suspendit à un crochet fixé dans le mur au pied du lit. Il chercha autour de lui un interrupteur pour éteindre la lampe du plafond, mais il n’en trouva pas. À ce moment, la lampe s’éteignit.
Une seule lumière brûlait encore dans la grande salle : elle lui permit d’y voir suffisamment pour ôter ses souliers et ses chaussettes, et se glisser ensuite entre les draps.
Il resta étendu sans bouger pendant quelques instants. Il n’entendait que deux bruits légers qui lui semblaient infiniment lointains. Quelque part dans une cellule d’une autre salle, un homme se chantonnait doucement une monodie sans paroles ; ailleurs, un autre homme sanglotait. Dans sa propre cellule, il n’entendait même pas la respiration de son voisin.
Des pieds nus glissèrent sur le plancher et une voix dit :
— George Vine.
— Oui.
— Chut ! pas si fort. C’est Bassington qui vous parle. Je viens vous avertir au sujet de ce gardien : ne discutez jamais avec lui.
— C’est ce que j’ai fait.
— Oui, je vous ai entendu : vous avez été très malin. Il vous mettrait en morceaux si vous lui donniez la moindre occasion de vous punir. C’est un sadique. Ils le sont presque tous, d’ailleurs ; c’est pour ça qu’ils se sont donné le nom de : « Soigne-piqués ». Si on les flanque à la porte d’une boîte pour brutalité manifeste, ils s’en vont dans une autre. Le type en question reviendra demain matin ; j’ai pensé qu’il valait mieux vous prévenir.
La silhouette qui se dressait dans l’encadrement de la porte disparut soudain.
Il resta étendu dans la pénombre, s’abandonnant à des sentiments vagues plutôt qu’à des pensées précises. S’interrogeant. Est-ce que les fous savaient qu’ils étaient fous ? Se rendaient-ils bien compte de leur état ? Chacun d’eux était-il bien sûr, tout comme lui-même… ?
Cet être immobile, couché à côté de lui, en proie à une souffrance muette, retranché du monde des humains, plongé dans un désespoir sans bornes inconcevable pour des gens sains d’esprit…
— Napoléon Bonaparte !
La voix était bien nette ; mais venait-elle du dehors ou de son cerveau ? Il se dressa sur son séant. Sur le seuil de la porte, il ne discerna ni silhouette ni ombre.
— Me voilà, dit-il.
C’est seulement après avoir répondu : « Me voilà » qu’il se rendit compte du nom qu’on venait de lui donner.
— Lève-toi. Habille-toi.
Il sauta à bas de son lit, se mit sur pieds, saisit sa chemise. Il commença à enfiler les manches, puis s’arrêta et demanda :
— Pour quoi faire ?
— Pour apprendre la vérité.
— Qui êtes-vous ?
— Inutile de parler si fort. Je peux t’entendre. Je suis en toi et en dehors de toi. Je n’ai pas de nom.
— Alors, qu’êtes-vous ?
— Je suis un instrument de la Splendeur Étincelante.
Sa main laissa tomber son pantalon. Il s’assit précautionneusement au bord de la couchette, se pencha en avant et chercha à tâtons sur le plancher.
Son esprit cherchait également à tâtons… cherchait il ne savait quoi. Finalement il trouva une question, la seule question importante. Cette fois, il ne la posa pas à haute voix. Il la pensa de toutes ses forces, pendant qu’il ramassait son pantalon et l’enfilait.
— Suis-je fou ?
— Non.
La réponse lui parut aussi claire que si elle eût été parlée. Mais l’avait-elle été réellement, ou bien le son avait-il simplement résonné dans son cerveau ?
Tout en mettant ses souliers et en nouant les lacets tant bien que mal, il pensa la question suivante : « Qu’est-ce donc que la Splendeur Étincelante ? »
— La Splendeur Étincelante est ce qui est la Terre. C’est l’intelligence de notre planète. C’est une de trois intelligences, du système solaire, une des nombreuses intelligences de l’univers.
— Je ne comprends pas.
— Tu comprendras. Es-tu prêt ?
Il acheva de nouer son second lacet, puis se leva.
— Viens, et ne fais pas de bruit, ordonna la voix.
… Il avait l’impression d’être guidé à travers la pénombre et, pourtant, il ne sentait aucun contact physique, il ne voyait aucune présence physique à côté de lui. Tout en marchant silencieusement sur la pointe des pieds, il était plein de confiance car il savait qu’il ne trébucherait pas, qu’il ne se cognerait contre aucun meuble. Il traversa la salle, puis sa main tendue toucha un bouton de porte.
Il le tourna lentement et le battant s’ouvrit vers l’intérieur. Une vive lumière l’aveugla. « Attends », dit la voix et il s’arrêta. Il entendit le froissement d’une page qu’on tournait dans le couloir éclairé au-delà de la porte.
Ensuite un cri aigu retentit à l’autre bout du corridor. Une chaise grinça ; des pieds heurtèrent le plancher, s’éloignèrent dans la direction du cri.
— Viens, dit la voix.
Il acheva d’ouvrir la porte, sortit, passa devant le bureau et la chaise vides du gardien de nuit.
Une autre porte, un autre couloir. « Attends », ordonna encore la voix ; puis, à nouveau : « Viens. » Cette fois, le gardien dormait. Il passa devant lui, descendit les marches d’un escalier.
Il pensa une question :
— Où me conduisez-vous ?
— À la folie.
— Mais vous m’avez dit que je n’étais pas fou…
Il venait de parler tout haut : le son de sa voix le fit sursauter plus violemment que ne l’avait fait la réponse à sa dernière question. Dans le silence qui suivit, il entendit, au bas de l’escalier, le bourdonnement d’un standard téléphonique, puis les mots suivants : « Allô ?… C’est bon, Docteur ; je monte tout de suite. » Il y eut un bruit de pas ; après quoi, la porte d’un ascenseur se referma.
Il acheva de descendre l’escalier, tourna l’angle d’un mur, et se trouva dans le hall d’entrée. Il vit un bureau vide à côté du standard. Il gagna la porte et tira le lourd verrou.
Ensuite, il sortit dans la nuit.
Il sentit qu’il marchait sur du ciment, puis sur du gravier, enfin ses souliers foulèrent de l’herbe, et il cessa d’avancer sur la pointe des pieds. Il faisait aussi noir que dans un four. Il comprit qu’il y avait des arbres près de lui, car, de temps à autre, des feuilles frôlaient son visage. Mais il poursuivit sa route à vive allure, sans hésiter, et sa main se tendit en avant juste à temps pour toucher un mur de brique.
Ayant levé le bras, il constata qu’il pouvait en atteindre le faîte ; il banda ses muscles, se hissa, franchit l’obstacle. Le haut du mur était garni de verre brisé qui taillada ses vêtements et sa chair. Il n’éprouva aucune douleur : il sentit simplement l’humidité gluante de son sang.
Il parcourut une route éclairée, puis des rues vides et sombres, pour pénétrer enfin dans une ruelle encore plus sombre. Ayant ouvert la grille de la cour de derrière d’une maison, il gagna la porte de service, l’ouvrit et entra. Sur le devant se trouvait une pièce éclairée : il pouvait voir un rectangle lumineux à l’extrémité d’un couloir. Parvenu à son extrémité, il pénétra dans la pièce éclairée.
Quelqu’un se leva derrière un bureau. Un homme dont il connaissait le visage tout en étant incapable de…
— Oui, dit l’homme en souriant, tu me connais sans parvenir à m’identifier. Ton cerveau est l’objet d’un contrôle partiel qui t’empêche de savoir exactement qui je suis. Exception faite de ce point particulier et de ton analgésie (tu es couvert de sang, mais tu n’éprouves aucune douleur), tu es normal et parfaitement sain d’esprit.
— De quoi s’agit-il ? Pourquoi ai-je été amené ici ?
— Précisément parce que tu es sain d’esprit. Je n’aime pas cela, car cela ne devrait pas être. Ce que je ne puis admettre, ce n’est pas tant que tu aies gardé le souvenir de ta vie antérieure : c’est que tu saches quelque chose de ce que tu ne devrais pas savoir… par exemple au sujet de la Splendeur Étincelante et de la partie entre les rouges et les noirs. Pour ce motif…
— Pour ce motif, que comptez-vous faire ?
L’homme qu’il connaissait sans le connaître sourit doucement et poursuivit :
— Il faut maintenant que tu saches le reste, afin de ne plus rien savoir. En fin de compte tout équivaudra à rien, car la vérité te rendra fou.
— Je me refuse à le croire.
— Naturellement : si tu pouvais concevoir la vérité, elle ne te rendrait pas fou. Mais tu es incapable de t’en faire la moindre idée.
Une formidable houle de colère déferla en lui. Il regarda fixement le visage familier qu’il connaissait sans le connaître ; puis il détourna les yeux pour s’examiner à son tour. Il vit l’uniforme gris déchiqueté et ensanglanté ; ses mains déchiquetées et ensanglantées. Ses mains aux doigts recourbés en griffes par le désir de tuer… de tuer quelqu’un… de tuer l’être, quel qu’il fût, debout devant lui.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
— Je suis un instrument de la Splendeur Étincelante.
— Celui qui m’a conduit ici, ou un autre ?
— Un est tout, tout est un. À l’intérieur du tout et de ses parties, il n’y a aucune différence. Un instrument en est un autre, le rouge est le noir, le noir est le blanc : il n’y a pas de différence. La Splendeur Étincelante est l’âme de la Terre. (J’emploie le mot âme parce que c’est l’équivalent le plus proche dans ton vocabulaire.)
Sa haine était presque devenue une lumière éblouissante. Elle était presque devenue une chose contre laquelle il pouvait s’appuyer de tout son poids.
— Qu’est-ce que la Splendeur Étincelante ? demanda-t-il en prononçant les trois derniers mots comme une insulte.
— Si tu l’apprends, tu seras fou. Veux-tu l’apprendre ?
— Oui. (Ce monosyllabe sonna dans sa bouche comme un juron.)
La lumière baissait. Est-ce que ses yeux lui jouaient des tours ? La pièce devenait plus sombre, en même temps qu’elle reculait dans le lointain. Elle devenait un cube minuscule de douce clarté, vu à distance et du dehors, quelque part dans les ténèbres, s’éloignant sans cesse jusqu’à ne plus être qu’un point lumineux à l’intérieur duquel se trouvait toujours l’objet de sa haine, cet homme (mais, était-ce bien un homme ?) debout près de son bureau.
Au cœur de la nuit, au sein de l’abîme céleste, très haut, très loin de la Terre, une sphère de couleur sombre se détacha soudain sur les ténèbres pailletées de l’espace éternel, une sphère qui s’éloignait lentement et finit par cacher les étoiles comme un disque noir.
Elle s’immobilisa et le temps s’arrêta. À côté de lui, émanant du vide, résonna la voix de l’instrument de la Splendeur Étincelante.
— Regarde. Voici l’Essence de la Terre.
Il regarda, et il eut l’impression qu’un changement bizarre s’opérait en lui : ses sens paraissaient subir une métamorphose qui lui permettait de percevoir une chose demeurée jusqu’alors invisible à ses yeux.
Le globe qui était la Terre se mit à luire doucement, puis revêtit une splendeur étincelante.
— Tu contemples l’intelligence qui régit la Terre, dit la voix. La somme des noirs, des blancs et des rouges qui ne font qu’un, qui sont séparés uniquement comme les lobes d’un même cerveau. La trinité qui est une.
Le globe de feu disparut, ainsi que les étoiles, et les ténèbres s’enténébrèrent. Ensuite, il vit poindre une faible clarté qui devint de plus en plus brillante, et il se retrouva dans la pièce en compagnie de l’homme debout près du bureau.
— Tu as vu, dit celui qu’il détestait. Tu as vu, mais tu ne comprends pas. Tu te demandes ce que tu as vu, tu te demandes ce qu’est la Splendeur Étincelante. C’est une intelligence collective, la véritable intelligence de la Terre, une des trois intelligences du système solaire, une des nombreuses intelligences de l’univers.
» Qu’est-ce donc que l’homme ? Les hommes sont de simples pions dans des parties qui se jouent, pour le plaisir, entre les rouges et les noirs, ou entre les blancs et les noirs. Des parties que jouent, l’un contre l’autre, divers éléments d’un même organisme, pour passer un instant, un instant d’éternité. Il y a aussi des parties plus importantes entre galaxies ; mais l’homme n’y figure pas.
» L’homme est un parasite propre à la Terre qui tolère sa présence et la tolérera encore pendant un bref laps de temps. Il n’existe nulle part ailleurs dans le cosmos, et son séjour ici-bas ne saurait beaucoup se prolonger. Quelques secondes cosmiques, quelques batailles sur un échiquier (ces guerres qu’il s’imagine livrer de sa propre volonté !), et ce sera fini. Je vois que tu commences à comprendre…
L’orateur sourit avant de poursuivre :
— Tu veux savoir ce qui t’est arrivé personnellement. Rien ne saurait être moins important. Un coup a été joué avant Lodi. L’occasion s’est présentée de faire avancer les rouges ; on a eu besoin d’une personnalité plus forte, plus impitoyable ; ce fut un tournant de l’histoire… je veux dire : de la partie. Comprends-tu maintenant ? On a introduit un homme plus à la hauteur des circonstances pour qu’il devînt Napoléon.
Il parvint à prononcer deux mots :
— Et alors ?
— La Splendeur Étincelante ne tue pas. Il fallait donc te mettre quelque part, à un moment donné. Beaucoup plus tard, un homme nommé George Vine a été tué dans un accident. Son corps était encore utilisable. Vine n’était pas fou de son vivant, mais il avait le complexe de Napoléon. Le transfert a semblé divertissant.
— Je n’en doute pas… (Il était impossible d’atteindre l’homme debout près du bureau : la haine même dressait un mur entre eux.) Donc, George Vine est mort ?
— Oui. Et toi, qui en sais un peu trop, tu vas devenir fou afin de ne plus rien savoir. Tu seras fou parce que tu auras appris la vérité.
— Non !
L’instrument de la Splendeur Étincelante se contenta de sourire.
Le cube de lumière s’obscurcit, se mit à pencher. Il s’aperçut que lui-même tombait en arrière et passait de la verticale à l’horizontale.
Son poids reposait sur son dos sous lequel il sentait la résistance moelleuse de sa couchette. Il était libre de ses mouvements. Il s’assit.
Venait-il de rêver ? Était-il vraiment sorti de l’asile ? Il leva les mains, les colla l’une contre l’autre : elles étaient enduites d’une substance visqueuse. Tout comme le devant de sa chemise, le haut de son pantalon.
Et il avait ses souliers aux pieds.
Le sang provenait des coupures qu’il s’était faites en escaladant le mur. L’analgésie ayant disparu, la douleur envahissait ses mains, sa poitrine, son ventre, ses jambes. Une douleur aiguë, cuisante.
Il dit tout haut : Je ne suis pas fou. Je ne suis pas fou. Avait-il crié ces mots ?
Une voix répondit : « Non. Pas encore. » Était-ce la voix qui l’avait conduit hors de l’asile ? Était-ce la voix de l’homme debout près du bureau dans la pièce éclairée ? Ou bien n’y avait-il eu qu’une seule et même voix ?
— Répète après moi : « Qu’est-ce que l’homme ? » ordonna la voix.
Il obéit machinalement.
— L’homme est une impasse dans l’évolution. Venu trop tard pour se mesurer avec les forces de l’univers, il a toujours servi d’instrument ou de jouet à la Splendeur Étincelante qui était déjà vieille et sage quand l’homme n’avait pas encore atteint le stade de la station debout.
» L’homme est un parasite sur une planète qui était peuplée bien avant son arrivée. Peuplée par un Être qui est un et multiple, un milliard de cellules mais un seul esprit, une seule intelligence, une seule volonté comme c’est le cas de toutes les autres planètes peuplées de l’univers.
» L’homme est une plaisanterie, un clown, un parasite. Il n’est rien ; il sera moins que rien.
» Et maintenant, viens : tu seras fou.
De nouveau, il sortit de son lit et se mit à marcher. Il sortit de la cellule, traversa la salle, gagna la porte donnant sur le couloir sous laquelle apparaissait un mince rai de clarté. Mais, cette fois, sa main n’essaya pas d’atteindre le bouton. Il resta debout devant la porte qui commença à luire doucement pour devenir ensuite parfaitement lumineuse.
Comme si un invisible projecteur avait été braqué sur elle, elle devint un rectangle éblouissant au cœur des ténèbres environnantes.
Et la voix résonna :
— Tu vois devant toi une cellule de ton maître, cellule inintelligente en soi, et qui est pourtant un élément minuscule d’une unité intelligente appartenant au trillion d’unités dont se compose l’intelligence qui régit la Terre et toi-même ; ladite intelligence faisant partie d’un million d’intelligences semblables, souveraines absolues de l’univers entier.
— Comment ? la porte ? Mais je ne…
La voix resta muette. Elle s’était retirée. Toutefois, il lui sembla percevoir dans son esprit l’écho d’un rire silencieux.
S’étant penché en avant, il vit ce qu’on voulait lui faire voir : une fourmi grimpait le long de la porte.
Pendant qu’il la suivait des yeux, un frisson d’horreur lui parcourut l’échine. Les différentes choses qu’on lui avait dites et montrées se combinèrent brusquement pour former un ensemble terrifiant : les noirs, les blancs, les rouges ; les fourmis noires, les fourmis blanches, les fourmis rouges ; les joueurs qui avaient les hommes pour pions, lobes séparés d’un seul et même cerveau collectif ; l’intelligence multiple et une. L’homme : un accident, un parasite ; un million de planètes dans l’univers, chacune peuplée par une race d’insectes qui constituait l’unique intelligence de la planète… et toutes les intelligences groupées constituaient cette unique intelligence cosmique qui était… DIEU !
Le mot ne sortit pas de ses lèvres.
Au lieu de le prononcer, il devint fou.
Il se mit à cogner sur la porte redevenue noire ; à cogner avec ses mains saignantes, avec ses genoux et son visage, avec tout son corps ; à cogner de toutes ses forces, bien qu’il eût déjà oublié pourquoi il cognait et ce qu’il voulait écraser…
Il était fou furieux (dementia praecox, et non point paranoïa), quand on lui passa la camisole de force pour libérer son corps de son agitation frénétique et lui apporter le calme.
Il était encore fou, mais d’une folie douce (paranoïa, et non point dementia praecox) quand on lui permit de quitter l’asile onze mois plus tard en certifiant qu’il était sain d’esprit.
Voyez-vous, la paranoïa est une curieuse maladie : elle consiste en une illusion, une idée fixe, à l’exclusion de tout symptôme physique. Une série de chocs au métrazol avait fait disparaître la dementia praecox pour ne laisser subsister qu’une idée fixe dans l’esprit du malade : il croyait être George Vine, journaliste.
Les médecins de l’asile, eux aussi, croyaient qu’il était George Vine. En conséquence, ils furent incapables de déceler qu’il s’agissait d’une illusion. Ils le relâchèrent après lui avoir délivré un certificat attestant qu’il n’était pas fou.
Il a épousé Clare. Il travaille toujours à La Lame pour un homme nommé Candler. Il joue toujours aux échecs avec son cousin Charlie Doerr. Il continue à voir le docteur Irving et le docteur Randolph qui l’examinent périodiquement.
Lequel d’entre eux sourit intérieurement ? À quoi cela vous servirait-il de le savoir ?
Ça n’a pas d’importance. Vous ne comprenez donc pas ? Rien n’a aucune importance !
Fin