Chapitre Deux

— Tu as découvert qui fouinait partout à l’université ?

Debout sur le quai, Jack MacAuley jeta sur le pont du vaisseau un ballot bien ficelé de voilure récemment réparée, jetant un regard irrité à son ami. Kell était son meilleur ami ainsi qu’un très bon marin, mais il était pire qu’une vieille dame avec ses commérages.

— Non, et peu m’importe de savoir qui ou pourquoi.

Il saisit un autre ballot qu’il lança à la suite du premier.

— Voilà longtemps que je ne me préoccupe plus de cette satanée institution. Il me semble que tu devrais suivre mon exemple, toi aussi !

— Alors tu ne veux pas savoir qui met son nez partout et pose des questions sur toi ?

— Non.

Jack avait, par son entêtement, obtenu son diplôme, tandis que Kell avait été forcé de se retirer durant sa deuxième année. Il n’était pas fait pour l’université, avait-on affirmé, et pourtant Jack avait rarement rencontré des hommes plus qualifiés que Kell Davenport. Quelques bagarres dans des bars n’auraient pas dû suffire à priver un homme de son éducation. Kell avait obtenu son admission à l’université grâce à des bourses et un travail acharné, mais ses origines étaient particulièrement modestes, et quand il s’était senti poussé à dépenser l’argent de ses bourses ailleurs, il n’avait pas hésité une seconde.

C’était aussi simple que cela.

En dépit de ce fait, le génie mathématique de Kell battait tous les records et c’était cette qualité, plus que ses capacités de navigateur, qui le rendait indispensable à Jack pour la présente entreprise. Cela jouait en sa faveur que Kell ait été forcé de renoncer si tôt à ses études et ait accepté de petites missions de pêche sur de vieilles goélettes pour gagner sa croûte, mais il était bien dommage de le voir réduit à gaspiller un cerveau en parfait état de marche à des commérages. Jack avait bien l’intention de mettre sa matière grise à nouveau au travail.

— C’était peut-être un des laquais de Penn qui venait fureter, tu ne crois pas ?

Ignorant la question, Jack jeta un autre paquet sur le pont du navire. La sueur coulait dru le long de sa tempe et de son visage, et il essuya les gouttes du revers du bras.

— Il faudra que tu vérifies les voiles, ordonna-t-il à Kell. Je ne saurais pas le faire et nous sommes déjà en retard.

— Très bien.

Kell cessa ses commérages à contrecœur, prenant un des ballots pour l’inspecter. Entretemps, Jack jeta ceux qui restaient à bord, espérant que la voilure et le gréement étaient en ordre. En cela, il devrait s’en tenir au bon jugement de Kell, car il ignorait tout de la navigation. Qu’il soit le capitaine de ce tas de bois et de poix ne signifiait rien. Il avait simplement acheté ce vieux rafiot ; ce titre lui était revenu par défaut.

La Miss Deed s’appelait autrefois L’Aventurier. Cela faisait bien cinquante ans que le navire avait été désaffecté et pourrissait dans les eaux côtières de la Nouvelle-Angleterre quand Jack était tombé dessus. Il lui avait fallu amadouer le propriétaire pour que celui-ci accepte de le lui céder, car le vaisseau possédait apparemment une valeur presque historique. Mais ce bateau à l’abandon valait à peine le prix qu’il avait déboursé. Il avait même échappé aux réquisitions de la guerre de Sécession, et après un examen plus approfondi, Jack comprenait pourquoi. Il avait dû vider ses poches pour mener à bien les réparations nécessaires juste pour mettre cette coquille de noix à flot, et celle-ci était en passe de devenir un dinosaure particulièrement coûteux.

Kell lui lança un regard sobre. Abandonnant l’idée de délier le nœud qui retenait les voiles, il tira son canif et trancha la ficelle d’un mouvement fluide.

Jack grimaça et se retint de le mettre en garde de faire attention avec le couteau. Il n’avait pas assez d’argent pour remplacer les voiles. Ils tenaient déjà le diable par les cornes.

Kell remit le couteau dans sa poche et regarda Jack dans les yeux.

— Tu te rends compte... que peu importe ce que tu découvriras là-bas, ils ne l’accepteront pas quoi que tu puisses en dire.

Ils désignaient les pouvoirs en place, ceux qui avaient décidé quelles découvertes anthropologiques étaient dignes d’une mention académique et lesquelles n’étaient que balivernes. Jack s’y était déjà frotté et avait été abondamment critiqué, réfuté et congédié en l’espace d’une seconde. Ses découvertes n’avaient tout bonnement aucune place dans le système qu’ils s’efforçaient de créer.

— Je n’y vais pas avec un plan en tête, assura-t-il à Kell. Peu m’importe si ce que je vais découvrir démontre ou réfute mes découvertes initiales. Je ne vaudrais pas mieux qu’eux si je m’en inquiétais, n’est-ce pas ?

— Peut-être.

— Je me rends là-bas pour faire mon travail, parce que cela signifie quelque chose pour moi. C’est tout.

Kell se mit à compter les ballots.

— Alors tu es un meilleur homme que moi, Jack, parce que moi, j’y vais avec un plan en tête.

Il s’arrêta pour regarder Jack en face, les mains sur les hanches.

— Personnellement, rien ne me ferait plus plaisir que de découvrir quelque chose à agiter sous leurs sales nez d’élitistes. Même s’ils ne se rallient pas à notre opinion, j’aimerais les voir frémir juste un peu. Pas toi ? demanda-t-il avec un large sourire, pressant Jack.

Si le sujet ne lui tenait pas autant à cœur, Jack aurait pu en rire.

— Allez, avoue.

Jack se refusa à répondre. Il ne pouvait pas se permettre d’en faire une affaire personnelle. Pour son propre bien, pour ses recherches.

— Ils auraient au moins pu t’écouter, insista Kell.

— Ça ne fait rien.

Mais la vérité était que Jack n’appréciait pas plus que Kell qu’ils l’aient rejeté aussi facilement. Il avait travaillé tellement dur et cela l’irritait qu’ils octroient des bourses si aisément à des hommes tels que Harlan H. Penn III, qui aimait sa propre image bien plus que son travail, simplement à cause de la femme qu’il avait choisi d’épouser.

D’ailleurs, Jack serait bien surpris de découvrir de la terre sous les ongles de Penn, cet incapable ! Il ignorait complètement ce que faisait encore cet homme en Amérique du Sud. Il occupait probablement ses journées à boire des cocktails à la menthe en se tournant les pouces !

— Ils auraient dû te donner cette subvention, dit rudement Kell, qui recommença à compter les paquets.

Jack se demanda si ses pensées étaient si transparentes pour que Kell puisse les deviner ainsi sans effort. Mais il ne poursuivit pas la discussion. Cela ne pouvait que le mettre de mauvaise humeur.

— J’ai l’impression qu’il nous manque une voile, annonça Kell, frustré, en se grattant la tête. Mais nous ne le saurons qu’une fois la mâture fixée.

Jack poussa un soupir.

— On verra bien...

— Ce sera un miracle si nous arrivons à les monter avant demain. Cette mâture est un vrai cauchemar, tout droit sortie du Moyen Âge, si tu veux mon avis.

Malheureusement, il ne plaisantait pas.

Observant les kilomètres d’attaches, Jack s’interrogea sur la véritable navigabilité de ce satané rafiot. Avec la chance qu’il avait, il se briserait en morceaux juste en sortant du port et il leur faudrait regagner le rivage à la nage. Mais il ne pouvait pas faire le difficile. Il se dirigea vers l’endroit où il avait jeté sa chemise sur le bastingage du navire et la ramassa, la glissant sur ses épaules.

— Je vais voir si on en a oublié une.

— Envoie Shorty, suggéra Kell. Il sait où aller.

— Non, il fait ses adieux à sa belle, et les autres ont tous leurs propres tâches à terminer. Je vais y aller.

— Rien ne t’y oblige.

Jack essaya de modérer son impatience, après la défense loyale dont Kell avait fait preuve envers lui.

— Je ne suis pas obligé, je ne devrais pas... Ils te rendront fous si tu les y autorises, Kell.

Il ne prit même pas la peine de boutonner sa chemise. La moitié des hommes sur les quais travaillaient torse nu un jour comme aujourd’hui. Le soleil tapait tellement qu’on aurait pu faire cuire un œuf sur la tête d’un pauvre gars. Il ne manquait plus que Satan et sa fourche infernale. L’enfer n’aurait pas pu être plus chaud.

— Tant de choses ne devraient pas être ce qu’elles sont, ajouta-t-il. Fais simplement ce que tu as à faire, et au diable avec les je ne devrais pas.

Kell haussa les épaules.

— Peut-être. Je ferai inspecter les voiles pendant ton absence, dit-il. Mais j’aurai besoin d’aide pour les fixer et les lever.

— Je vais revenir, lui promit Jack. Alors ne pars pas sauver le monde pendant mon absence.

Kell était ce genre d’homme. Il portait le poids du monde sur ses épaules, toujours à se battre pour la veuve et l’orphelin. Jack n’aurait pu avoir de meilleur compère.

Kell secoua la tête.

— Pas de risque. Nous sommes déjà en enfer.

Il leva la tête vers le soleil, se protégeant les yeux.

— Cette satanée chaleur va nous tuer !

Jack lança un dernier regard à la mâture et son sang commença à bouillir d’excitation.

Presque partis.

Dès que les voiles seraient levées et qu’ils auraient procédé à une dernière inspection du navire et des réserves, ils lèveraient l’ancre et se mettraient en route. Il avait tellement hâte de voir ces voiles se gonfler et battre dans le vent, sa fière dame des mers bombant orgueilleusement le poitrail. Il pouvait presque sentir le vent dans ses cheveux et l’ondulation de son petit corps élancé sous ses pieds. Une fois les voiles levées, les réparations et les petites imperfections seraient quasiment invisibles. Peu importe son âge ou son état de délabrement, elle lui appartenait, et la fierté qu’il ressentit en levant les yeux vers elle lui serra la gorge. Au diable Penn et son riche beau-père.

Ce formidable sentiment de réussite en valait la peine. D’ailleurs, il se sentait presque invincible à présent, et cela se vit dans les grandes enjambées qu’il fit pour quitter le navire afin d’aller récupérer le reste des voiles.

Elle n’avait quasiment rien glané sur Jack MacAuley à l’université, mais des sources proches de son père avaient appris à Sophie qu’il était une sorte d’imposteur.

Immigrant irlandais, son père avait appartenu à la fraternité toujours croissante des nouveaux riches de Boston. Mr. MacAuley avait apparemment reçu son héritage l’année précédente, après la mort de son père, et l’avait déjà presque entièrement dilapidé pour cette entreprise que ses pairs qualifiaient poliment d’irréfléchie.

Sophie se préoccupait comme d’une guigne que ses camarades le respectent ou non. Peu lui importait également que ses théories soient des balivernes ou qu’il soit pris au sérieux par le respectable milieu universitaire. Cela n’était pas son problème.

Elle voulait simplement faire le trajet à bord de son navire.

Jack MacAuley en lui-même lui importait peu, pas plus que n’importe quel autre homme, d’ailleurs. Elle en avait plus qu’assez de tous les hommes. Ils pouvaient aller au diable !

La Miss Deed, l’avait-on informée, devait partir dans la journée ou le lendemain, et Sophie craignait de la rater.

Pour être certaine de ne pas donner à Jack MacAuley la moindre raison d’hésiter, elle était venue avec ses valises bouclées. Elle était bien déterminée à ne pas rentrer chez elle sans avoir accompli ce qu’elle avait l’intention de faire. Il était crucial pour son amour-propre de sauver sa fierté. Elle avait également rempli son porte-monnaie d’une somme d’argent considérable qu’elle avait l’intention d’utiliser comme élément de persuasion, et elle était prête à en offrir bien davantage s’il était nécessaire. D’ailleurs, elle se sentait si sûre d’elle qu’elle avait fait ouvrir un petit compte en banque au nom de Jack MacAuley et y avait déjà déposé la somme de cinq mille dollars. Et il lui en resterait encore si besoin se faisait sentir, mais elle avait appris quelques petites choses au cours des années passées à observer les négociations impitoyables de son père. Elle avait l’intention d’en offrir suffisamment, mais pas davantage. À tous les points de vue, j’ai le sens des affaires, décida-t-elle. Jack MacAuley avait besoin d’argent et elle avait besoin d’un moyen de transport. Ce serait un arrangement mutuellement avantageux.

Elle avait laissé ses valises dans le fiacre, sous la surveillance attentive du cocher, le temps d’aller débusquer l’élusive Miss Deed, et elle était soulagée d’avoir agi de la sorte, car les docks grouillaient de monde. Elle parvenait à peine à se déplacer à travers la foule immense des travailleurs, des passagers, des pêcheurs et des pickpockets.

Un jeune garçon particulièrement crasseux d’environ treize ans agrippa son porte-monnaie et tira dessus de toutes ses forces. Avec une somme si conséquente en sa possession, Sophie était bien trop vigilante pour se faire la proie de ce voleur. Elle lui arracha la bourse et le garçon s’écroula en arrière sur les fesses, levant vers elle des yeux surpris. Mais avant qu’elle ne puisse dire quoi que ce soit, il s’était redressé et avait pris la fuite.

— Tu devrais avoir honte de toi ! cria-t-elle dans son dos.

Mais elle ressentit un pincement de culpabilité. Elle était tellement riche et ce pauvre enfant était si démuni. Si la somme en question avait été moindre, elle aurait été toute disposée à la lui céder. Il disparut dans la foule, ne laissant derrière lui qu’une tache de gras sur sa bourse de soie, là où il avait posé sa main crasseuse.

— Diable, marmonna-t-elle en frottant son porte-monnaie.

Les filles correctes ne juraient pas, mais elle en avait pris l’habitude en privé et c’était plutôt plaisant. Et elle se sentirait encore mieux une fois qu’elle aurait arraché jusqu’au dernier cheveu de son fiancé, qui se retrouverait aussi chauve que le derrière d’un bébé !

Durant l’escarmouche, elle avait laissé tomber par terre une carte de visite et elle se baissa pour la récupérer. On lui avait donné un numéro de dock qui lui semblait erroné. Ramassant la carte, elle inspecta les bateaux à l’ancre... La Lady Ann... L’Alaskan... Le Prodigious... Mais pas de Miss Deed... Pourtant, l’adresse était toute proche, elle en était certaine.

— Pardonnez-moi, Monsieur, dit-elle à un gentleman qui passait.

Manifestement, il était trop pressé pour lui prêter attention, car il poursuivit son chemin, non sans lui lancer un regard contrarié.

Sophie le regarda s’éloigner d’un air indigné, détestant encore davantage les hommes à cet instant.

Les cris des oiseaux marins saturaient l’air et elle se tourna une fois de plus pour inspecter la foule. Voyant quelqu’un qui semblait être un habitué des quais, Sophie rassembla ses jupons et se précipita vers un homme de petite stature aux cheveux dorés par le soleil qui fumait une cigarette, adossé à un lampadaire.

— Monsieur ! l’appela-t-elle en lui faisant signe.

Quand il la vit s’approcher, il jeta son mégot et l’écrasa avant de se détourner pour s’en aller, l’ignorant ouvertement.

Sophie poussa un cri d’indignation, peu habituée à une telle impolitesse !

— Monsieur ! cria-t-elle, un peu plus fort que la première fois.

Puis elle le suivit, décidant qu’il ne devait pas l’avoir entendue. Personne ne l’avait jamais ignorée ! Mais il ne se tourna pas, se contentant de poursuivre son chemin, avançant d’un pas plus rapide, et Sophie ne parvint pas à rester à sa hauteur. Elle fit abruptement volte-face, confuse, et se heurta à quelque chose de solide qui n’était pas là une seconde auparavant.

Sa pommette vint percuter un menton.

— Aïe ! s’écria-t-elle.

Un bras puissant la rattrapa avant qu’elle ne tombe à la renverse sur le derrière.

C’était un homme.

— Oh, mon Dieu !

Oui, définitivement un homme !

Sa chemise était déboutonnée et débraillée. Ce fut la première chose qu’elle remarqua dans un clignement de paupières. Pendant un instant, elle resta hypnotisée par la vision d’une poitrine bien définie et très musclée, lisse et bronzée par le soleil.

La chaleur estivale lui faisait tourner la tête, c’est du moins ce qu’elle se dit.

— Oh, mon Dieu ! répéta-t-elle.

Elle resta figée un instant de trop, hébétée, se frottant la joue d’une main tandis que l’autre plaquait la carte sur sa poitrine.

— Pardon, dit-il avec une certaine surprise.

— Pardonnez-moi, balbutia Sophie, qui ne l’avait pas encore regardé dans les yeux.

Sa poitrine dénudée la fascinait.

Seigneur Dieu, pourquoi n’arrêtait-on pas les gens qui déambulaient de la sorte ? Les joues enflammées, elle leva enfin la tête, plongeant son regard dans les yeux verts les plus vifs qu’elle ait jamais vus... des yeux verts qui pétillaient d’amusement. À ses dépens, elle en était certaine.

Sophie n’était pas d’humeur. Et pourtant, c’était de sa faute. C’était elle qui lui était rentrée dedans.

Elle savait qu’elle devait avoir l’air idiote, mais elle ne pouvait s’en empêcher. Même son père ne s’était jamais dénudé devant elle de façon si éhontée, et en tant que fille unique, elle n’avait pas de frères.

Perturbée, elle leva les yeux vers l’homme qui la tenait dans ses bras, le méprisant, ne serait-ce que pour son sexe.

Il avait l’audace de lui sourire.

— Oh ! s’exclama-t-elle, se libérant de son étreinte scandaleuse. Excusez-moi, Monsieur !

Il laissa retomber ses mains le long de son corps et elle lui jeta un regard désapprobateur.

— Je vous en prie, répondit-il avec trop de désinvolture, ayant en prime l’audace de cligner de l’œil. C’était un plaisir pour moi, ajouta-t-il.

Et ses lèvres se courbèrent alors du sourire le plus exaspérant qu’elle ait jamais vu.

Sophie poussa un petit cri, les joues en feu. L’indignation lui nouait la langue. Elle détestait en être réduite à une rage impuissante.

— Monsieur, vous n’êtes pas un gentleman ! s’exclama-t-elle, plissant les yeux en le regardant.

— Madame, répondit-il d’un ton moqueur. Je n’ai jamais affirmé que je l’étais.

Sophie fit un pas en arrière, tentant de se reprendre. Mais cela ne lui donna pas la distance dont elle avait besoin.

— Je crois qu’il existe un mot pour votre tenue débraillée, dit-elle d’un ton aussi froid que possible. Cela s’appelle un attentat à la pudeur ! Et je pense que cela justifierait votre arrestation !

Le sourire de l’inconnu s’élargit.

— Oh, vraiment ?

Manifestement amusé, il haussa ses sourcils sombres, ce qui ne fit qu’irriter Sophie davantage.

Le mufle !

Elle inclina la tête d’un air de reproche.

— J’en déduis que vous trouvez cela très amusant ?

— Pour être honnête, répondit-il en affectant une expression et un ton faussement sérieux, oui, parfaitement.

Mais ses yeux pétillaient d’hilarité et en cet instant, elle n’aurait rien désiré de plus que de lui donner un coup sur le nez ! Si une fois dans sa vie elle avait détesté quelqu’un au premier regard, c’était sans nul doute cet homme !

— Vous êtes un malotru arrogant !

— Et vous rougissez, Mademoiselle... ?

— Mon nom ne vous regarde pas ! Et je ne rougis certainement pas ! contra Sophie.

Mais c’était pourtant la vérité, parce qu’elle pouvait le sentir. Elle posa une main sur sa joue et se redressa sur la pointe des pieds pour être à sa hauteur.

— D’ailleurs, même si c’était vrai, vous seriez bien malpoli, Monsieur, d’en faire la remarque !

Il s’essuya le menton et haussa un sourcil.

— Avez-vous conscience que vous postillonnez quand vous criez ?

— Oh ! s’exclama Sophie, furieuse. Je ne postillonne pas !

Elle frémissait d’indignation.

— Pourquoi suis-je en train de vous parler ? se demanda-t-elle, frustrée, le congédiant sans plus attendre. Si vous voulez bien m’excuser, Monsieur, j’ai des choses à faire !

Elle ne perdit pas de temps à l’interroger sur l’adresse qu’elle recherchait. Elle essaya de le contourner par la gauche, mais il avait apparemment eu le même instinct. Quand elle se dirigea à droite, lui aussi.

Exaspérée, Sophie lui jeta un regard noir et, sans réfléchir, leva la main vers sa poitrine dénudée, le tenant à distance.

— Je vous en prie, Monsieur ! le pria-t-elle, se rendant immédiatement compte de l’endroit où elle l’avait touché.

Elle retira aussitôt sa main comme si sa chair l’avait brûlée.

Il se contenta de répondre d’un ricanement et Sophie s’embrasa d’indignation. Elle lui jeta un regard noir et si elle avait pu passer à travers lui en cet instant, elle l’aurait fait. Elle le dépassa sans jeter un œil en arrière, même lorsque son rire tonitruant la suivit.

Elle serait contente de ne plus jamais revoir cet homme ! Quelle créature impolie et exaspérante !

Même s’il avait les yeux verts les plus incroyables dans lesquels elle avait eu la malchance de plonger son regard, elle n’avait jamais rencontré un pareil vaurien !

— Mademoiselle ! l’appela-t-il.

Le son de sa voix fit palpiter le cœur de Sophie, mais elle refusa de se retourner. Elle continua à marcher, serrant sa... bourse... oh, mon Dieu, où était passée sa bourse !

Elle fit volte-face, son cœur bondissant dans sa gorge, et elle vit qu’il arborait toujours son sourire incorrigible, sa bourse et son précieux contenu pendus au bout de son index.

— Je crois que vous avez perdu quelque chose, dit-il, son ton plein d’une hilarité contenue, ses yeux verts pétillants.

Sans un mot, Sophie se dirigea vers lui et lui arracha le porte-monnaie, avant de tourner les talons et de s’éloigner.

C’étaient des hommes de la sorte, décida-t-elle, qui la rendait éternellement reconnaissante d’être une femme ! Elle ne savait pas pourquoi Harlan était tant obsédé par l’idée de découvrir l’homme primitif. Il n’avait qu’à regarder autour de lui : selon Sophie, les hommes n’avaient pas beaucoup progressé !