Chapitre Trois

Il s’avéra que la Miss Deed pouvait à peine être considérée comme un vaisseau, plutôt comme une coquille de noix surdimensionnée.

Sophie la découvrit presque dissimulée entre deux autres navires rutilants, une relique du passé, avec sa mâture dénudée dont les attaches pendaient comme de longues vignes assoiffées.

Elle fronça les sourcils devant ce spectacle.

Plusieurs hommes s’affairaient sur ce vaisseau, mais l’un d’entre eux en particulier attirait l’attention, agenouillé sur des mètres et des mètres de toile, occupé à les inspecter... du moins en apparence.

— Excusez-moi, l’interrompit-elle. Je suis à la recherche d’un certain Jack MacAuley.

Une réponse parut mourir sur ses lèvres lorsqu’il se tourna pour la regarder. Pendant un instant, il se contenta de la dévisager comme si sa présence l’avait rendu muet. Sophie ne pensait pas être le type de femme capable de couper la chique à un homme, alors elle en conclut que cela devait tenir à ses vêtements. À en juger par l’accoutrement de cet individu, elle doutait qu’il ait l’habitude de voir une dame s’adresser si hardiment à un homme, et certainement pas là, sur les docks.

Descendant prudemment sur le pont sans attendre d’invitation, Sophie s’approcha de lui, conservant toutefois une certaine méfiance. Elle avait entendu parler de femmes enlevées dont on avait jeté le corps dans la rivière, et qu’on n’avait jamais revues. Mais il fallait pourtant qu’elle fasse confiance à cet homme si elle voulait effectuer la traversée à bord de ce navire. Vraiment, se dit-elle, je n’ai pas à craindre quoi que ce soit... à part ce pont vermoulu.

Elle grimaça quand elle baissa les yeux vers les planches abîmées, craignant à moitié qu’elles ne cèdent et la précipitent dans les profondeurs en décomposition du bateau.

Son estomac se souleva légèrement dans un instant de panique, mais elle prit une profonde inspiration et regarda l’homme dans les yeux.

Il n’avait encore rien dit.

— Bonjour ?

Elle se dit qu’il ne parlait peut-être pas anglais. Nombre de ceux qui trouvaient du travail sur les docks étaient des immigrants qui ne possédaient pas les compétences linguistiques pour travailler ailleurs. Avec ses cheveux et ses yeux sombres, l’homme pouvait parfaitement être d’origine sud-américaine, et cela coulait de source que Mr. MacAuley emploie un équipage hispanophone, compte tenu de leur destination.

Elle pointa l’index vers sa propre poitrine.

— Je... cherche, dit-elle en désignant ses yeux, Mr. Jack MacAuley, répéta-t-elle plus lentement, articulant les mots avec soin.

— Il n’est pas là, répondit l’homme sans la moindre trace d’accent.

— Oh, fantastique ! dit Sophie. Vous parlez très bien anglais !

Il lui jeta un regard quelque peu dérouté.

Affichant un sourire rassurant, Sophie s’adressa à nouveau à lui.

— Savez-vous où je peux le trouver ?

— Jack ?

Sophie serra sa bourse sur son ventre, rassurée par le pouvoir de persuasion de son contenu.

— Mr. MacAuley, oui. Savez-vous où il se trouve, par hasard ?

L’homme ne s’était pas encore redressé pour la saluer, mais Sophie lui pardonna son impolitesse...

Se disant qu’il fallait que quelqu’un lui apprenne les bonnes manières, elle se décida et lui tendit la main.

— Je m’appelle Sophie Vanderwahl et je souhaite m’entretenir avec Mr. MacAuley à propos d’une certaine affaire.

L’homme cligna des paupières, une lueur de méfiance dans ses grands yeux bruns.

— Vanderwahl ? dit-il.

Sophie acquiesça sans cesser de sourire, même s’il semblait soudain sur la réserve.

— Bon sang. Je suis désolé, dit-il enfin tout en paraissant se reprendre.

Après s’être essuyé la main sur ses pantalons, il serra celle de Sophie.

— J’en avais oublié mes bonnes manières. Kell Davenport, Miss Vanderwahl. Heureux de vous rencontrer.

Sophie hocha la tête.

— Pareillement, rétorqua-t-elle poliment.

— Jack n’est pas là, mais il reviendra bientôt, si vous voulez vous donner la peine de l’attendre.

Il l’invita d’un geste à s’asseoir, mais Sophie ne voyait nul endroit où elle aurait aimé s’installer. Elle balaya le pont du regard et réprima une grimace de dégoût. C’était comme d’être transportée dans un passé distant où le confort et les normes les plus élémentaires étaient quasiment inexistants.

— Oui, je vous remercie, répondit-elle.

Mais elle resta debout, serrant son porte-monnaie sur sa poitrine.

Il interpréta correctement son hésitation.

— C’est un vieux navire, dit-il pour se justifier.

Cela ne ressemblait pourtant pas vraiment à des excuses. Il y avait même dans sa voix une note de fierté.

Sophie hocha la tête d’un air poli et essaya de ne pas paraître trop méprisante.

— Oh, vraiment ?

— Oui.

Il jeta un regard respectueux au bateau.

— Nous pensons que c’est un vieux navire de guerre, reconstruit pour servir de vaisseau d’exploration. Il n’était pas en état de naviguer et nous l’avons retapé. Le résultat est saisissant, lui dit-il, manifestement convaincu de ses propos.

Sophie doutait que le bateau parvienne à rester à flot. Mais elle essaya de ne pas trahir son scepticisme.

— Oui, certainement, lui accorda-t-elle en s’étranglant sur ce mensonge.

Elle regarda autour d’elle, essayant de comprendre ce qu’il voyait.

— Très pittoresque, céda-t-elle, décidant que cet homme devait être aveugle.

Cela dit, s’il avait foi en ce navire, qui était-elle pour le lui reprocher ?

Dans quoi suis-je en train de m’embarquer ?

— Je ne m’attendais seulement pas à ce qu’il soit si...

Elle essaya de trouver le mot exact pour exprimer son incertitude sans lui faire de la peine.

— Antique ? dit-il avec un rire, un son qui parvint à la mettre à l’aise.

Sophie poussa un soupir.

— Voilà, c’est le mot juste !

— C’est vrai, mais il fera l’affaire.

Il lui sourit et Sophie décida qu’elle aimait bien ce Mr. Davenport. Ses manières n’étaient certes pas irréprochables, mais il était avenant.

— C’est un joyau quand on considère son âge. L’atmosphère sera presque nostalgique une fois en mer. J’ai hâte de monter les voiles.

Il leva les yeux vers le mât et Sophie saisit l’opportunité d’aller inspecter un petit canon, l’un des deux qui ornaient l’arrière du bateau, de part et d’autre. Elle caressa du doigt la coque noircie et ne put s’empêcher de se demander...

— Ils sont vrais ?

— On ne peut plus vrais, mais ils ne servent plus qu’à la décoration. Je doute qu’on se trouve obligés de s’en servir.

— Je suppose que tirer sur les indigènes ne ferait pas bonne impression, sourit Sophie.

— Je doute que ces joujoux puissent faire pire que de casser quelques dents mais, non, je ne pense pas qu’ils apprécieraient d’avoir un sourire à trous.

Sophie rit et leva la tête quand elle entendit une autre voix masculine, sursautant lorsqu’elle le vit.

— Tu avais raison. Il nous manquait une voile, dit le nouveau venu en jetant un ballot aux pieds de Mr. Davenport.

— Tu as fait vite.

— Il nous l’avait mise de côté et s’apprêtait à nous l’apporter lui-même.

— Le brave homme ! loua Mr. Davenport.

— Vous ! dit Sophie, atterrée.

Le regard de l’homme la chercha et se posa immédiatement sur elle.

— Vous, lui fit-il écho d’une voix surprise.

Kell Davenport les regarda successivement d’un air amusé, avant de dire en souriant :

— Visiblement, vous vous êtes déjà rencontrés ?

Sophie redressa l’échine, levant légèrement le menton.

— Que faites-vous ici ?

Elle se dirigea vers Mr. Davenport, recherchant inconsciemment sa protection même si elle n’avait aucune raison de s’attendre à ce qu’on lui fasse le moindre mal. Mais cet individu la perturbait.

Ne prenant pas la peine de répondre à sa question, il s’adressa à Mr. Davenport.

— Oui, j’ai eu ce plaisir.

Son clin d’œil fit se hérisser Sophie.

— Je ne suis pas certaine que cela soit véritablement un plaisir ! lui opposa-t-elle. Je vois que vous n’avez pas encore fait l’effort de vous habiller !

— Et je vois que vous avez réussi à ne pas perdre votre bourse, ni votre bagout, rétorqua-t-il.

Elle serrait son porte-monnaie si fort que ses jointures blanchirent.

— Ce n’est pas grâce à vous ! répondit Sophie avec véhémence avant de se tourner vers Mr. Davenport. Je doute que vous souhaitiez employer ce pickpocket !

Habillé de la sorte, il ne pouvait être qu’un employé des quais, malgré son arrogance. Elle lui montra sa bourse, comme s’il s’agissait d’une preuve.

Mr. Davenport rit en interrogeant non pas Sophie, mais l’exhibitionniste.

— Tu lui as volé son porte-monnaie ?

— Qu’est-ce que tu crois ? répondit l’homme.

— Je ferais attention à ces mains si j’étais vous ! mit-elle en garde Mr. Davenport.

Celui-ci lui jeta un regard amusé et secoua la tête comme s’il trouvait la perspective plutôt amusante.

— Vous n’êtes certainement pas la première à vous en plaindre, Mademoiselle.

Puis il se mit à ricaner, mais Sophie ne voyait pas ce qu’il y avait de si drôle.

Seigneur Dieu, elle ne parvenait même pas à regarder cet homme ! Il avait réussi à fermer quelques boutons du bas, mais avait négligé d’achever le travail, et ses yeux ne parvenaient pas à passer outre. L’expression arrogante qu’il arborait la faisait grincer des dents et son sourire était irritant de perfection. Il la transperçait du regard avec trop de familiarité.

— Je crois que je vais attendre Mr. MacAuley autre part ! les informa-t-elle tous les deux, rassemblant ses jupons dans l’intention de débarquer lorsque Kell Davenport éclata de rire.

Sophie était certaine que ces deux hommes comptaient parmi les plus impolis sur cette terre !

— Diable ! s’exclama-t-elle, frustrée, avant de se tourner vers Kell Davenport qui semblait soudainement incapable de se contrôler. Je ne vois vraiment pas ce qu’il y a de si amusant, et vous pouvez être certain que j’en ferai part à Mr. MacAuley dès que je le verrai !

L’hilarité de Davenport le précipita soudain à genoux et Sophie sentit une nouvelle vague de colère lui embuer l’esprit.

— Pardon... pardon, mais par le Christ ! crachota-t-il en se tenant les côtes, désignant du doigt l’exhibitionniste.

Elle baissa les yeux vers Mr. Davenport, essayant de comprendre les mots qui se déversaient de sa bouche. Elle lui jeta un regard noir.

— Je ne comprends pas !

Il riait toujours.

— Mr. Davenport ?

— Ce que cet homme essaie de vous dire est que vous devriez considérer le problème signalé, dit l’exhibitionniste. Jack MacAuley, Mademoiselle. Que puis-je faire pour vous ?