— Tu as des mains de fée, ma belle !
Harlan Horatio Penn III se trémoussait sous les caresses de doigts délicats. Je l’ai bien dressée, se dit-il avec une certaine fierté, ne ressentant qu’une pointe de culpabilité d’être incapable de se remémorer son prénom.
Non qu’il s’y sente obligé ; leurs noms n’étaient pas faits pour des anglophones.
Il se tourna pour admirer sa peau et ses cheveux sombres, et alors elle sourit en voyant son expression. Elle était merveilleusement intuitive ! Il lui sourit en retour et elle redoubla d’efforts. Comme elle était désireuse de lui plaire !
Il était vraiment gâté.
L’idée de retourner auprès de Sophie, avec ses airs de petite fille et ses baisers maladroits, ne l’enchantait guère. Il grimaça en pensant à la lettre qu’il avait reçue de son père. Apparemment, Maxwell Vanderwahl avait hâte d’avoir des petits-enfants. Il avait subitement décidé que Harlan perdait son temps dans la nature et lui avait demandé de rentrer à Boston dans les plus brefs délais. Harlan ne doutait pas qu’il userait de son pouvoir considérable dans ce but s’il ne lui obéissait pas immédiatement. Il avait besoin que Jonathon l’aide à persuader Maxwell de lui donner plus de temps.
Il poussa un soupir mélancolique et se tourna pour laisser la fille s’affairer sur son dos, sombrant dans une langueur confortable en se disant qu’il aimerait passer le reste de sa vie ici et nulle part ailleurs.
— Ce n’est pas qu’elle soit repoussante, dit-il à la jeune indigène en souriant, sachant qu’elle ne comprenait pas un mot de ce qu’il racontait. C’est simplement qu’elle... n’a aucune passion, expliqua-t-il avant de jeter un œil par-dessus son épaule. Tu comprends ?
Le sourire de la jeune femme s’élargit et elle hocha énergiquement la tête.
— Bien sûr que tu comprends, dit-il cependant. Tu es intelligente !
Il n’avait pas besoin d’une femme qui ne cessait de parler et posait des questions interminables. Il voulait une compagne discrète qui satisfasse loyalement tous ses désirs.
L’indigène dit quelque chose dans sa langue puis pouffa, le faisant sourire. Le simple fait qu’il ne comprenne pas son espagnol donnait à toutes ses paroles une consonance musicale.
— Je me demande si Jon s’est embarqué avec cet imposteur et agitateur, dit-il d’un ton pensif. Je crois qu’il t’aimerait bien !
Il se tourna vers elle.
— Et tu t’occuperais bien de lui, n’est-ce pas ?
Elle pouffa et hocha la tête, semblant avoir compris ce qu’il voulait exactement.
— Gentille fille. Gentille fille.
Il retomba dans un silence pensif puis se tourna, haussant un sourcil avec un sourire légèrement lascif.
— Tu devras lui faire oublier bien des choses, je crois, dit-il avec un mouvement de sourcils suggestif. J’ai promis à Jon que tu étais exquise, et le pauvre homme aura probablement connu un voyage difficile.
Il avait également promis que la jeune fille serait intacte... mais il ne parvenait manifestement pas à honorer ce genre de promesses.
Elle interpréta mal son expression.
Elle afficha un nouveau sourire, plus séducteur cette fois, et commença à faire descendre ses mains jusqu’à ses fesses, soucieuse de lui donner du plaisir.
Il poussa un soupir de contentement, décidant que Jon devrait se satisfaire des restes.
De toute façon, ce serait bien mieux que ce qu’il connaîtrait à bord du rafiot de MacAuley. Harlan avait préparé un petit cadeau pour tout l’équipage. Ils auraient de la chance s’ils ne mouraient pas d’une intoxication alimentaire avant la fin du voyage... grâce à un personnage sordide connu sous le nom de Shorty.
Malheureusement pour Jon, Harlan n’avait pas osé en parler, même à son cher ami. C’était ainsi. La fille apaiserait ses maux une fois qu’il serait arrivé.
La dernière chose qu’il aurait voulue était que Jack MacAuley se présente sur le site sur lequel il travaillait.
Elle abaissa soudain ses lèvres dans le creux de ses reins, le faisant sursauter quand elle lui lécha doucement le dos.
— Oh, Dieu ! s’exclama-t-il avec un petit rire.
Elle apprenait vite !
Il aurait simplement aimé être aussi doué qu’elle pour les langues... afin de pouvoir comprendre ce qu’elle lui murmurait d’un ton si doux et musical.
Avec un autre soupir, il se détendit entièrement, s’abandonnant à ses caresses.
— Professeur Penn ! les interrompit une voix.
Surprise, la fille stoppa immédiatement le mouvement de sa langue et l’humeur de Penn s’assombrit sur-le-champ.
Personne ne frappait donc jamais ? Par le Christ !
Levant les yeux au ciel, il poussa un nouveau soupir, mais ne prit pas la peine de bouger. Sa voix était étouffée par la serviette qu’il utilisait en guise d’oreiller.
— Va-t’en, Borland, tu vois bien que je suis occupé ! reprocha-t-il au garçon.
— Oui, Monsieur, répondit-il avant de balbutier comme un idiot : Mais... eh bien... vous voyez...
— Plus tard, dit-il fermement au jeune homme avant de reposer sa tête.
Ces jeunes apprentis faisaient toujours du zèle. Un zèle fâcheux !
— Mais, Monsieur... c’est simplement que... vous avez reçu un télégramme !
Harlan releva la tête.
— Un télégramme ?
Le garçon hocha la tête et s’avança, le lui présentant.
— Eh bien, ne reste pas planté là ! Donne-le-moi ! lui ordonna Harlan.
Le jeune homme le lui tendit et s’échappa avant que Harlan ne puisse lui donner congé. Cette simple insolence l’irritait.
Il l’ouvrit.
Le mot disait simplement : raté le bateau. vos télégrammes sont à bord. seront brûlés la première fois qu’ils allumeront le poêle. ne veux pas de votre sale argent.
Shorty l’avait envoyé.
Poussant une bordée de jurons, Harlan se redressa d’un bond, furieux.
— Espèce d’idiot ! s’écria-t-il avant de déchirer le télégramme en deux.
Sophie savait qu’ils travaillaient dur sur le pont : elle les entendait besogner sans répit et sans une plainte tandis qu’elle restait assise sur sa couchette, occupée à dessiner.
La camaraderie entre les hommes était naturelle et badine, et elle se prit à se sentir comme une étrangère parmi eux... elle en était plutôt envieuse.
Elle ne pouvait s’en empêcher.
Elle ne se rappelait pas avoir connu une camaraderie si aisée avec quiconque, que ce soit ses parents, ses amis ou même Harlan. Elle avait toujours eu un comportement irréprochable, craignant de montrer à qui que ce soit quelque chose qui ne soit ni acceptable ni attendu.
Et en vérité, elle avait raison d’avoir peur. Elle était une anomalie, désirant des choses qui n’étaient pas conventionnelles pour une femme de sa condition.
Même si elle voulait désespérément faire la fierté de ses parents, une petite partie d’elle avait admiré la rébellion de Harlan envers son père. Ses parents avaient souhaité qu’il devienne avocat, afin de renflouer leurs finances, puisque la carrière de son propre père avait manqué les ruiner. Harlan les avait défiés, marchant dans les traces de son père malgré leurs contestations, et une petite partie de Sophie aurait aimé suivre son exemple.
Une petite partie d’elle le faisait toujours.
Alors que Sophie s’échappait pour aller chercher des dents de requins sauvages avec les petits garçons de son âge, ses amies s’étaient attachées à apprendre les bonnes manières et à réciter leurs psaumes. Une fois adultes, elles étaient devenues très sombres, ne riant jamais ensemble de quoi que ce soit. De son côté, Sophie rêvait toujours d’aller à l’université et d’étudier l’éthique de Platon ou l’origine de la nature et les limites de l’entendement humain.
Mais c’était un rêve impossible.
Son père ne l’aurait jamais permis. Leur monde était impitoyable, et le devoir d’une femme était d’être un joli joyau en toutes occasions.
Comment Harlan osait-il dénigrer l’intérêt qu’elle portait à son travail ?
Comment osait-il prendre son intellect à la légère !
C’était comme s’il ne la croyait pas capable d’une pensée éloquente.
C’était comme s’il l’avait entièrement rejetée à cause de son sexe.
Elle avait cru qu’il la respectait davantage, mais elle était idiote d’avoir entretenu cette pensée, car tous les signes s’étaient manifestés. Mais elle avait refusé de les voir.
Elle ne voulait pas être une simple décoration ; cela la détruirait mentalement. Mais c’était ce qu’elle deviendrait si elle épousait Harlan.
Toutes ses amies – toutes – devenues maîtresses de leur foyer s’étaient transformées en la copie conforme de leur mère, prêtes à donner à leurs filles la même éducation qu’elles avaient reçue. Quand elle les regardait dans les yeux, elle ne voyait qu’un reste presque éteint de cette curiosité dévorante que chaque enfant possédait à la naissance, garçon ou fille. Pendant un temps, elle avait failli s’éteindre en elle. Elle le voyait enfin.
Ce n’est qu’alors qu’elle aurait dû pleurer de douleur face à la trahison de Harlan qu’elle se sentait réellement vivante pour la première fois depuis longtemps.
Elle pouvait ressentir.
Et sentir.
Et voir.
Et même si c’était mélodramatique, elle pouvait faire ces choses avec bien plus de clarté et d’intensité que jamais.
Elle poussa un soupir mélancolique, en ébullition.
Elle avait terminé le premier croquis de Jack et l’avait mis de côté, déterminée à capturer son essence sur le papier. Mais à chaque fois qu’elle en terminait un, elle se sentait obligée d’en commencer un autre. Jack était peut-être un démon, mais son masque n’était pas simple. Malgré toutes ses tentatives pour le dessiner, elle ne parvenait pas à saisir quelque chose d’essentiel à sa personnalité. Alors elle avait réessayé... et réessayé... et réessayé... jusqu’à ce qu’elle nage dans une véritable mer composée des visages de Jack.
Elle se demandait ce qu’ils faisaient sur le pont, se demandait ce que cela ferait d’être l’un d’entre eux – d’avoir le droit d’avoir sa propre opinion, de dire des blagues osées... de porter des pantalons... et plus scandaleux encore... de ne pas porter de chemise.
Sans crier gare, une vision de la poitrine large et dénudée de Jack MacAuley se matérialisa devant elle et son cœur se mit à battre un peu plus vite. Elle commença à dessiner des épaules sous son cou puis s’arrêta, forçant son crayon à regagner la courbe exagérée de ses sourcils.
Elle cligna des yeux pour chasser l’autre image et essaya de visualiser Harlan, mais son visage restait flou et son corps n’était rien de plus qu’une forme assombrie.
Il était étrange qu’elle ne puisse soudain pas se souvenir clairement de lui. Tendant la main, elle se saisit du portrait et l’étudia, essayant de se remémorer ce qui l’avait attirée chez lui au début.
Elle le connaissait certes depuis toujours, mais elle supposait qu’elle avait d’abord admiré l’intelligence de Harlan. Il avait été son premier véritable ami et confident.
Mais étrangement, la perspective de le perdre ne lui brisait pas le cœur. Sa trahison lui provoquait une immense colère, mais nul chagrin d’amour.
Il avait été le fils que ses parents auraient souhaité avoir et avait toutes les qualités que Sophie aurait souhaité posséder : il était intelligent, spirituel, aventureux... et ne craignait pas de défier son père.
Secrètement, Sophie avait aspiré à vivre la vie de Harlan, à voir les endroits qu’il visitait, à parler aux gens qu’il rencontrait, à apprendre, apprendre et apprendre, à profiter au maximum de la vie en somme !
C’était ce qu’elle désirait vraiment, mais elle était une femme pragmatique, alors si elle ne pouvait pas mener l’existence qu’elle voulait, elle avait décidé d’embrasser ce qui s’en approchait le plus : être la meilleure mère et épouse possible et vivre par procuration à travers son mari. Même s’il aurait été souvent absent, elle était certaine que l’absence renforcerait leur amour.
Quelles foutaises !
Il l’avait apparemment oubliée dès l’instant où il avait quitté Boston !
Elle reposa le portrait et se mit à rassembler ses dessins, craignant que quelqu’un ne les voie.
Les voix sur le pont ne s’étaient pas calmées avec le coucher du soleil. De faibles murmures lui parvenaient aux oreilles, mais sinon, on n’entendait que le souffle du vent dans les voiles.
L’atmosphère était étouffante et renfermée dans la petite cabine. Par décence, elle était forcée de garder la porte fermée et pas le moindre souffle d’air ne pénétrait dans la petite pièce. C’était comme se retrouver dans un cercueil. D’ailleurs, plus elle s’y attardait, plus ses pensées prenaient un tour morbide – elle jeta un œil au portrait de Harlan – et plus délicieuses étaient ses idées de revanche.
Si elle restait là à ruminer sa colère, elle finirait effectivement par assassiner Harlan.
Il avait l’air bien trop serein sur ce dessin, bien trop noble avec son nez patricien et son menton arrondi. Et ses yeux bleus irradiaient d’une lueur bien trop angélique. Son sourire était trop bienveillant.
Avec un grondement, elle jeta son crayon et rabattit le cadre pour éviter son regard hautain.
Comment avait-elle pu être aussi aveugle ?
Elle n’avait pas plus tôt retourné le portrait que son visage disparut entièrement de son esprit... remplacé par un autre que Sophie tenta d’effacer à son tour de la toile de son imagination.
Des yeux verts et une chevelure fauve... des lèvres pulpeuses. Ses lèvres... voilà ce qu’elle n’avait pas réussi à immortaliser... la sensualité pure de ses lèvres. Les sensations qui assaillirent Sophie à cette vision la firent frissonner. Une vague de chaleur ondoya sur son corps. Elle résista à l’envie de reprendre son crayon.
Il était bien plus beau qu’il n’était permis.
Et il ne ressemblait pas du tout à ce qu’elle s’était imaginé.
Parce qu’il étudiait l’anthropologie, elle se l’était représenté davantage comme Harlan, vêtu sobrement et guindé, peut-être légèrement rebelle, mais certainement pas quelqu’un qu’elle aurait pu prendre pour un docker à l’air arrogant !
Elle se demanda ce qu’il faisait là-haut, puis se reprocha de songer à lui ne serait-ce qu’un instant.
Pourquoi se préoccuperait-elle de ce qu’il faisait ?
Elle ne pensait pas qu’il soit revenu dans sa cabine... elle l’aurait remarqué. Il fallait qu’il passe devant sa chambre, puisque la sienne était la seule autre cabine à cet étage, du moins de ce côté-là du navire, et Sophie eut soudain la curiosité de savoir si ses quartiers étaient aussi « confortables » que les siens.
Elle aurait pu parier que ses propres quartiers n’étaient pas aussi modestes.
Eh bien... il n’y avait qu’un seul moyen de le découvrir.
Elle se glissa hors de son lit aussi silencieusement qu’elle en était capable, faisant une pile bien nette de ses croquis, puis elle se redressa prudemment pour éviter de se cogner à nouveau la tête. Comme un voleur en maraude, elle se glissa hors de sa chambre jusque dans la salle à manger du capitaine.
Dans cette pièce se dressait une table de taille moyenne entourée de six chaises. Dans un petit coin se trouvait une vasque. Des étagères longeaient l’un des murs.
Au-dessus d’elle, le soleil avait complètement disparu, plongeant le pont inférieur dans l’obscurité. Elle entendait des voix toutes proches, mais pas assez pour qu’elle puisse en déduire à qui elles appartenaient – non qu’elle puisse le savoir de toute façon. Les voix provenaient d’un endroit au-dessus du pont... et de quelque part en dessous, mais elle décida que pour le moment, elle avait le champ libre.
Se sentant comme un rôdeur, elle se dirigea rapidement vers la cabine du capitaine, ouvrant la porte à la volée.