Sophie avait embrassé un parfait inconnu. Pire encore, elle s’était jetée dans ses bras !
Que diable lui avait-il pris ?
Elle n’avait aucune excuse, hormis celle d’avoir été aveuglée par sa fierté. Inévitablement, Jack finirait par découvrir la raison de son voyage, et quand il le ferait, elle ne supporterait pas sa pitié. Elle ne voulait pas qu’il la perçoive en tant que victime, ne voulait pas qu’il la prenne pour une imbécile.
Même si elle en était une.
Harlan l’avait utilisée dès le début. Il ne l’avait jamais aimée, c’était évident, mais elle avait désespérément envie de croire qu’il l’avait fait.
L’air nocturne était frais en mer, et le son des vagues de l’océan la réconforta. Elle se tenait à la proue du bateau, observant à travers l’horizon bleu nuit la silhouette décroissante de Boston. Tout ce qu’il en restait à présent était une lueur indiscernable qui représentait, au mieux, une piètre compétition face à la demi-lune étincelante.
Si elle s’autorisait à tout oublier hormis l’endroit où elle se trouvait, le temps lui semblerait suspendu.
À cet instant, elle comprenait exactement pourquoi Kell s’était réjoui de vivre cette expérience. Elle n’avait, en effet, jamais rien connu d’aussi nostalgique. Ce n’était pas un luxueux yacht privé, ni un élégant paquebot équipé de nouveaux gadgets, mais il possédait un charme simple qui lui était propre.
Les membres d’équipage qui étaient restés sur le pont avaient à présent abandonné leurs tâches et paressaient près du gouvernail, échangeant des piques avec le timonier. Sophie entendit quelques bribes de leurs grivoiseries et se surprit à sourire malgré sa mauvaise humeur.
— Diable, j’ai faim ! déclara l’un des hommes.
Y songeant, Sophie se dit qu’elle aussi.
Elle plissa le front, se demandant pourquoi personne ne l’avait appelée pour dîner. Jack n’avait certainement pas l’intention de la laisser mourir de faim ?
— Qu’est-il donc arrivé à Shorty ? entendit-elle quelqu’un demander.
— Qui sait, entendit-elle un autre répondre. Il s’est probablement étouffé entre ses miches. T’as vu ces merveilles ?
Sophie haussa les sourcils et posa une main sur sa bouche, étouffant un petit rire horrifié. Elle se demanda s’ils réalisaient qu’elle les écoutait.
— On ne peut pas les manquer ! s’exclama le premier homme. Mais il ferait mieux d’avoir déjà un pied dans la tombe, sans quoi je tuerai cet excité de mes propres mains pour nous avoir laissés ainsi dans la panade !
Sophie s’assit pour ne pas qu’on la voie, se sentant terriblement coupable de les avoir écoutés. Ses joues brûlaient férocement et elle s’interrogeait sur la sagesse de voyager seule sur un bateau rempli d’hommes – non qu’elle n’y ait jamais songé avant. Elle ne s’était simplement pas attendue à un voyage si intime. En vérité, c’était comme s’ils étaient tous sous le même toit, avec très peu de discrétion pour quiconque, à part bien sûr pour Jack.
— Ce petit saligaud trapu ! grommela quelqu’un.
Les autres gloussèrent.
— Diable ! Ces deux semaines vont être longues si nous n’avons à manger que du pain et du fromage !
Shorty était sans doute leur cuisinier, devina Sophie, et leur conversation la laissa supposer qu’il avait été oublié à quai... ou qu’il les avait abandonnés ? Dans les deux cas, ils semblaient être livrés à eux-mêmes pour la nourriture. Elle pourrait peut-être leur prêter main-forte et obtenir ainsi un peu de sympathie ?
Bien entendu, Sophie ne savait absolument pas cuisiner, mais cela ne devait pas être si difficile à apprendre, n’est-ce pas ? Elle n’aurait besoin que de quelques conseils. Elle était convaincue d’en être capable. Et quoi qu’il en soit, si elle devait rester bloquée sur ce bateau au cours des deux prochaines semaines, elle était forcée d’en tirer le meilleur parti.
Elle décida que le lendemain matin, elle les surprendrait tous avec un petit déjeuner, mais elle se dit alors qu’un séjour à la cuisine serait nécessaire, car elle n’avait jamais utilisé ne serait-ce qu’un poêle. Elle ferait mieux de se familiariser avec ses outils de travail. Jack apprécierait certainement ses efforts et elle espérait que cela ferait office de rameau d’olivier entre eux. Ils étaient partis d’un très mauvais pied et c’étaient d’alliés dont Sophie avait besoin à présent, pas d’ennemis.
D’ailleurs, Jack ne le savait pas encore, mais il faudrait bien que quelqu’un la ramène chez elle, et elle n’avait pas l’intention d’attendre que Harlan le fasse. Et si Jack ne pouvait pas le faire tout de suite... eh bien...
Elle sourit. Il faudrait qu’elle patiente près du site de fouilles, n’est-ce pas ? Cela ne serait pas un destin des plus terribles. D’ailleurs, elle espérait que Jack l’autorise à demeurer en sa compagnie puisqu’il n’y avait pas meilleur moment pour apprendre qu’à présent. Et pour sa réputation... qu’est-ce que cela ferait ? Si elle ne souhaitait pas se marier, alors quelle importance ce que les gens pensaient d’elle ? La vie était bien trop courte et elle avait l’intention de vivre pleinement. Toute sa vie, elle avait voulu faire cela, et à présent que l’opportunité se présentait, elle comptait bien la saisir.
Mais pour le moment, il était temps de se rendre indispensable. Elle ne voulait pas donner à Jack la moindre raison de regretter sa présence.
Le premier télégramme disait simplement : découvre son plan d’action. Et le second ordonnait : assure-toi qu’il n’arrive pas avant que le comité se réunisse.
Ils ne contenaient aucun nom, ne présentaient même pas des ordres clairs sinon de simples instructions qui ne seraient évidentes qu’aux yeux du destinataire. Tous deux avaient été envoyés à une adresse qui aurait pu être n’importe quoi – des bureaux, des entrepôts ou un cabinet d’avocats. Il n’y avait aucun moyen de vérifier avant leur retour. Mais il était clair qu’il se tramait quelque chose de suspect.
— Tu les as trouvés où ?
Kell s’installa confortablement sur le bureau.
— Dans la cuisine.
— Tous ?
Kell hocha la tête.
— Fourrés dans le poêle, prêts à être brûlés... sauf que celui qui les y a placés n’a pas encore eu l’occasion de se débarrasser de ces preuves.
— Ce saligaud est incroyable, explosa Jack en abattant son poing sur son bureau.
— Tu penses que c’est Penn ?
Kell retourna l’un des télégrammes pour pouvoir le relire lui-même.
— Qui d’autre tirerait parti de notre absence au Yucatan ?
— Et pourtant, tu ne représentes pas vraiment une menace pour lui, Jack. Il a des sponsors. Tu n’en as aucun. Pourquoi Penn se préoccuperait-il de savoir si tu viens par toi-même ou pas ?
— Parce que c’est un imposteur fainéant et perfide, voilà pourquoi ! Je parie qu’il n’a pas la moindre idée de ce qu’il fait là-bas. Même Penn aura besoin de quelque chose à donner en pâture aux investisseurs. S’ils croient qu’il reste assis à se tourner les pouces et à tripoter des singes, il ne verra plus le moindre centime.
— Son expédition est-elle réexaminée ?
Jack se frotta le menton d’un air pensif.
— Je n’en suis pas certain. À dire vrai, je croyais qu’il avait les mains libres, avec un beau-père qui siège au comité.
— Ils ne sont pas encore mariés, Jack, lui rappela Kell.
Et Jack eut l’impression qu’il s’agissait davantage d’une suggestion que d’une simple affirmation.
Il dévisagea son ami d’un air ennuyé.
— Ils pourraient parfaitement bien l’être.
— Alors tu penses que Penn lui a demandé de jouer les espionnes ?
Jack jeta un œil d’un air pensif aux papiers en tapotant ses doigts sur le bureau.
— Qui d’autre ? Pourquoi n’espionnerait-elle pas pour son compte ? Elle l’aime, n’est-ce pas ? C’est sa fiancée ?
Kell haussa les sourcils d’un air suggestif.
— Elle ne me donne pas l’impression d’une fille qui se languit de son amant. Et si elle s’inquiétait des affaires de Penn, je pense qu’elle se contenterait d’interroger son père.
Jack leva les yeux vers lui en plissant le front.
— Ils ne sont pas amants, corrigea-t-il, dérangé par cette idée, et plus encore par le fait qu’il s’en préoccupait.
Que diable cela pouvait-il lui faire s’ils étaient amants ? Ils étaient fiancés. C’était suffisant. Quelle importance si Penn avait couché avec elle ou non ?
Le demi-sourire irritant de Kell refit son apparition.
— Alors comme ça tu la défends ?
— Sûrement pas !
Le sourire de Kell s’élargit davantage en entendant cette réponse véhémente, et Jack manqua soulever le bureau pour le faire tomber à la renverse.
— Tu es un saligaud, Kell, tu le sais ?
Mais il ne le pensait pas vraiment et Kell en avait parfaitement conscience aussi. Pour preuve, il se contenta de rire de son insulte.
— Continue de la sorte, mon brave, et je te laisserai naviguer sur cette coquille préhistorique tout seul.
— Tu me fais ça, le prévint Jack dont le sourire refleurissait, et je te renvoie à Boston sur un canot !
Kell secoua la tête et partit d’un autre éclat de rire.
— Certainement pas ! Avec qui diable te disputerais-tu ? Tu dépérirais d’ennui, MacAuley !
Jack sourit, sachant que c’était probablement vrai, mais il lui lança tout de même une autre pique.
— Je tirerais de meilleurs arguments d’un sac d’os.
Même si son amitié avec Kell durait depuis presque toujours, ils ne s’étaient jamais dit un mot gentil en face – plutôt quand ils avaient le dos tourné. Kell était probablement le meilleur ami qu’un homme pouvait espérer avoir et Jack le respectait plus que quiconque.
— Je t’imagine, pauvre entêté... à dériver sans but sur les océans, à babiller tout seul comme un idiot parce que personne ne peut te supporter, Jack MacAuley, tu le sais très bien.
Jack fut forcé de rire au tableau infernal que Kell avait dépeint.
— Tu es un saligaud sans cœur, dit-il sans conviction.
— Ouais, lui accorda Kell. Que puis-je répondre ?
Kell était certes un saligaud, mais il savait que Jack ne le pensait pas, et cela ne lui posait pas vraiment de problème de toute façon. C’était simplement un fait avec lequel son ami composait.
Jack tendit la main et lui donna un léger coup sur la cuisse.
— Rien du tout. Ne change surtout pas. Au moins je sais à quoi m’attendre de ta part.
Contrairement à quelqu’un d’autre de notre connaissance.
Il l’avait soupçonnée de les espionner quand elle s’était présentée à lui la première fois, mais il avait repoussé cette pensée, se disant que c’était improbable. Eh bien, il aurait dû écouter son instinct – les papiers éparpillés devant lui l’en assuraient. Et il le ferait dorénavant. Il n’avait pas réussi dans la vie en ignorant son intuition.
— Comment as-tu l’intention de gérer la chose ?
Prenant une inspiration lasse, Jack observa les télégrammes. Aucun nom n’était mentionné... aucune preuve... aucun véritable indice – pas vraiment, car ils ne disaient même pas de quoi il en retournait. Tout était purement circonstanciel.
— Rien pour le moment, dit-il après un moment de délibération. Personnellement, je crois que nous devrions attendre et la laisser se prendre au collet. Ce n’est pas comme si elle pouvait s’enfuir.
Kell acquiesça.
— Mais je vais garder un œil sur elle, ajouta Jack. Je ne lui fais pas confiance.
Le sourire de Kell revint.
— Tu veux dire que tu ne nous fais pas confiance !
Jack esquissa un sourire.
— Oui, aussi.
— Elle est attrayante, à vrai dire !
Il savait très bien que Kell ne parlait pas de son caractère.
— Ne t’inquiète pas, Jack. Elle porte ton nom tatoué sur son front depuis votre première rencontre. Personne n’oserait la toucher, tu le sais très bien.
Il sauta du bureau avant que Jack ne puisse contester et poursuivit :
— Quoi qu’il en soit, je suis certain que la surveiller ne sera pas une corvée pour toi. Ce n’est pas comme si tu savais manœuvrer ce dinosaure, de toute façon. Je suppose que tu dois rester occupé puisque tu ne me sers à rien.
Il adressa un clin d’œil à Jack.
— Amuse-toi bien, mon ami !
— Tu n’abandonnes jamais, hein ?
Kell répondit d’un mouvement du menton.
— Quelqu’un doit te garder sur le droit chemin, contra-t-il avant de s’éloigner en ricanant. Je vais compter quelques moutons avant mon tour de garde. Je laisse Miss Vanderwahl entre tes mains capables.
Les pensées de Jack avaient déjà dérivé vers leur invitée surprise.
— Très bien, dit-il d’un air absent.
Quand Kell fut parti, Jack rassembla les preuves et les rangea soigneusement dans le tiroir de son bureau... puis il partit à la recherche de sa jolie petite espionne.