Sophie n’eut aucun mal à trouver la cuisine.
Tel le bureau d’une matrone dans une salle de classe, le poêle trônait au centre de la pièce, donnant sur une multitude de tables, afin que le cuisinier soit forcé de faire face aux hommes qu’il avait à nourrir.
Cette pensée la fit grimacer et elle s’imagina une cantine remplie d’hommes affamés qui attendaient tous leur souper, frappant sur les tables avec d’énormes cuillères en bois. La pression serait énorme et Sophie était résolue à se présenter tôt le lendemain matin pour commencer à cuisiner.
Après avoir jeté un œil au vieil appareil couvert de suie, elle était contente d’être venue l’inspecter. Mais même après un examen minutieux, elle ne comprenait pas vraiment comment il était censé fonctionner.
Ouvrant la porte du four, elle en observa les entrailles, essayant de décider si c’était bien un four... ou si on était censé faire du feu à l’intérieur et cuisiner au-dessus. Elle ne voyait ni bois, ni charbon, ni... ah, mais il existait peut-être un autre compartiment pour cela en dessous. Elle fourra la tête dans le caisson obscur, essayant d’y voir quelque chose. Bonté divine ! C’était assez spacieux pour pouvoir y faire cuire un homme ! Elle se retrouva dans le four jusqu’aux avant-bras, tentant de regarder dans le compartiment du bas.
Là, effectivement, elle vit du bois. Mais comment était-on censé y rajouter du bois de chauffe ? Elle n’en avait aucune idée.
Prudemment, pour ne pas se salir davantage, elle se mit à pousser contre les parois du four, les testant, cherchant un panneau amovible. Rien ne bougea et elle réalisa soudain qu’elle pourrait probablement retirer la grille sur laquelle elle s’appuyait.
Elle avait déjà vérifié les réserves, et il y avait beaucoup de pain à réchauffer et des tranches de viande comme accompagnement. Il valait probablement mieux préparer quelque chose de très simple pour son premier essai et laisser les tâches les plus difficiles pour plus tard. Cela dit... elle aurait besoin du four pour réchauffer le pain.
— Tiens donc, lui parvint une voix familière.
Sophie poussa un petit cri et essaya instinctivement de voir qui était entré, se cognant la tête contre la paroi supérieure du four et poussant un cri de douleur tandis qu’elle retombait une fois de plus sur la grille couverte de suie.
À sa grande consternation, elle découvrit la manière d’accéder au compartiment inférieur et elle bascula, les mains en premier, dans la cendre grise et ce qui restait du bois carbonisé.
— Aïe ! s’écria-t-elle.
Puis elle essaya de se relever avant de causer davantage de dégâts. Une bûche roula sous sa paume et elle perdit complètement l’équilibre, s’écroulant la tête la première dans la cendre. Un nuage grisâtre lui explosa au visage et elle se mit à crapoter et à tousser.
La voix de Jack était sarcastique, comme toujours.
— Quelle surprise de vous trouver ici.
Elle entendit ses pas lorsqu’il vint se positionner derrière elle, et elle se trouva immédiatement mortifiée par la vision qu’elle devait présenter, avec son derrière qui émergeait du four de manière indécente et ses pieds battant dans sa direction.
— Que diable faites-vous, Mam’selle Vanderwahl ?
Diable ! Elle commençait à détester la façon dont il prononçait son nom, comme s’il s’agissait d’un blasphème !
— Qu’ai-je donc l’air de faire ? lança-t-elle avant de se remettre à tousser quand elle créa un nouveau nuage de cendre.
Quelle crapule !
— Vous cherchez quelque chose, peut-être ?
Oui ! se dit immédiatement Sophie. Ma dignité... Une chose qui semblait désespérément l’éluder ces derniers temps !
— Partez ! le pria-t-elle.
Mais elle savait qu’il était bien trop goujat pour céder à sa demande.
— Et rater le spectacle ? la railla-t-il. Je ne crois pas, non.
Incorrigible vaurien !
Au timbre de sa voix, Sophie se dit qu’il devait bien s’amuser. Eh bien qu’il en profite ! Ce cloporte ! Voilà tous les remerciements que lui valaient ses efforts ? Certains jours, on ferait mieux de rester couché.
Elle ne voyait qu’un seul moyen de sauver la face... Le sens de l’humour et les mots tranchants de sa grand-mère. La mère de son père aurait pu faire cailler du lait par de simples paroles, mais elle avait rarement pensé un seul des propos désagréables qu’elle prononçait. C’était simplement sa façon à elle de montrer son affection.
— Diantre, j’ai eu envie de faire un peu de ménage, dit-elle à Jack d’une voix douce qui résonna dans le four caverneux. J’ai bien l’impression que votre bonne s’est montrée négligente.
Elle se tortilla en arrière et parvint à remettre les pieds par terre.
Le sarcasme de Jack redoubla.
— Vraiment ?
— Oui, l’informa-t-elle plutôt froidement, essayant de s’extraire avec tout l’aplomb dont elle était capable. Je n’avais pas particulièrement envie de manger des tartines au graillon demain matin. Mon Dieu ! Vous auriez dû voir ça, lui dit-elle. Je pense que vous auriez été choqué !
Ayant reposé les pieds par terre, elle recula entièrement hors du four, une douleur dans sa main gauche la faisant grimacer quand elle s’appuya dessus pour se soulever. Cela lui faisait assez mal pour qu’elle n’ose plus l’utiliser. S’appuyant de l’autre main sur la porte du four derrière elle, elle s’en servit comme levier pour se hisser. Puis elle poussa un cri de surprise quand la porte du four s’écroula, et un autre de douleur quand celle-ci atterrit sur son talon.
— Aïe ! s’exclama-t-elle.
Les larmes lui brûlèrent les yeux, mais elle refusa de pleurer. Avec une certaine irritation, elle repoussa la porte et, enfin sortie du four, elle se redressa et se planta carrément devant lui, refusant de céder devant sa langue acérée.
Il haussa très haut les sourcils et Sophie vit bien qu’il peinait à contenir son hilarité.
Le misérable !
Il se prit le menton dans la main comme pour mieux la détailler, comme si elle était une œuvre d’art à étudier. Eh bien qu’il s’amuse à ses dépens !
— J’en déduis que vous avez personnellement nettoyé le graillon ? lui demanda-t-il.
Sophie ignora l’insulte. Elle savait qu’elle renvoyait une image horrible, toute sale, même s’il n’était pas courtois de la part de Jack de lui en faire la remarque.
— Cela aurait été poli de votre part de m’aider, le gronda-t-elle avant de donner un autre coup de pied dans la porte.
Elle aurait préféré qu’il s’agisse de son tibia.
Jack la dévisagea avec amusement. Certes, la politesse aurait voulu qu’il lui vienne en aide, mais il n’était pas d’humeur à aider la saboteuse attitrée de Penn.
Il se mordit la lèvre, essayant de ne pas éclater de rire face à l’image qu’elle renvoyait, sa colère diminuée de moitié. Qu’il soit damné si elle ne se tenait pas raide comme un totem. Fière petite donzelle.
Il ne pouvait pas s’en empêcher : elle était une proie facile. Il leva un doigt et le passa doucement en travers de sa joue, la badigeonnant de graisse avant d’inspecter son index.
— Vous avez oublié un coin, dit-il avant d’éclater de rire en voyant sa réaction.
Elle fulminait. Elle secoua la tête avec indignation, et un nuage de cendre s’échappa de ses cheveux.
— Vous êtes insupportable ! s’exclama-t-elle, ses joues prenant une teinte rose entre les traces de saleté.
Il n’avait jamais rien vu de plus joli ou hilarant.
Au-dessus de la taille, elle avait des traces de gras là où sa robe et sa peau s’étaient plaquées contre la grille – jusqu’à son visage ! Ses mains étaient noires de suie, et quand elle les retira de sa robe, elles y laissèrent une empreinte noire comme la nuit. Le bout de son nez ressemblait à la truffe noire d’un chien et ses cheveux étaient recouverts d’une couche de cendre.
Saboteuse ou non, elle n’avait pas l’air menaçante pour un sou, mais plutôt particulièrement comique.
— Je ne vois vraiment pas ce qu’il y a de si drôle, Mr. MacAuley !
Le rire que Jack essayait difficilement de contenir explosa soudainement.
— Si vous pouviez vous voir dans la glace !
Elle battit du pied et un nouveau nuage de cendre s’éleva de ses cheveux, ce qui le fit redoubler d’hilarité, malgré la colère de la jeune femme, ou peut-être à cause d’elle. Il n’aurait su le dire. Elle ne mettait certainement pas en exergue ses meilleurs traits de caractère.
Il tenta de recouvrer son calme.
— Oh, mais vous êtes très jolie, Mam’selle Vanderwahl, la taquina-t-il.
Elle eut le culot de lui jeter un regard meurtri. La greluche. Il l’avait pratiquement surprise la main dans le sac à chercher les télégrammes et elle avait le toupet d’avoir l’air blessée ! Il aurait aimé renverser cette charmante petite mégère sur son genou et fesser son délicieux petit derrière. Oh oui, il était délicieux. Il n’aurait pas pu espérer meilleur spectacle même s’il l’avait cherché. Ferme et rond ; il avait eu envie de le caresser quand elle s’était trémoussée pour sortir du four.
— Voudriez-vous bien arrêter de m’appeler Mam’selle Vanderwahl ! lui reprocha-t-elle. Dans votre bouche, on dirait un juron !
Son hilarité descendit d’un cran et il lui jeta un regard entendu.
— C’est vous qui avez refusé ma requête de nous appeler par nos prénoms.
— Eh bien, j’ai changé d’avis !
Furieuse, elle se passa la main sur le nez et ne réussit qu’à y remettre une couche de noir. Jack poussa un autre éclat de rire.
Sophie était vexée. Elle aurait aimé pouvoir se dire indifférente à son hilarité, mais ce n’était pas vrai. Les larmes lui brûlaient les yeux. Elle avait essayé de se montrer utile et lui avait l’audace et l’impolitesse de se moquer de son infortune !
Elle doutait qu’il existe encore un lambeau de fierté à préserver, mais elle essaya tout de même.
— Si vous voulez bien m’excuser, Mr. MacAuley, dit-elle d’un ton posé. Je crois que je vais aller me débarbouiller !
— Allez-y, l’autorisa-t-il avant de se laisser à nouveau gagner par le rire.
Convoquant toute sa dignité, Sophie le quitta pour se diriger vers la porte, lui jetant un regard indigné par-dessus son épaule. Et devant Dieu, sans son éducation, elle l’aurait tapé comme la porte du four.
Elle le poignardait du regard.
— Vous êtes...
Elle aurait voulu l’abreuver d’insultes, mais il ne lui en vint aucune.
— … une sale brute !
Il se remit à s’esclaffer et Sophie leva le nez et s’éloigna à grands pas, le laissant à sa gaieté importune. Son rire la suivit à travers le réfectoire et jusqu’à sa cabine.
Elle regarda ses mains quand elle atteignit la salle à manger du capitaine et vit qu’elles étaient aussi noires que du charbon. Elle tendit la main gauche vers la poignée pour ouvrir la porte de sa chambre et poussa un cri de douleur.
— Aïe ! s’écria-t-elle en retirant brusquement sa main sans ouvrir la porte.
Elle avait l’impression de se faire piquer par une douzaine de petites aiguilles, mais elle ne vit que du noir quand elle inspecta à nouveau sa main. Cela dit, il faisait sombre et elle n’y voyait pas grand-chose. Elle avait envie de pleurer.
Comment avait-elle pu croire qu’elle pourrait réparer les dommages entre eux ? Pourquoi se préoccupait-elle tant de ce que cet homme pensait d’elle ? Qui était donc Jack MacAuley pour la faire se sentir comme une moins-que-rien ?
Il l’avait suivie et avait l’effronterie de paraître inquiet.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Sophia ?
Sophie ravala ses larmes.
— Qu’est-ce que cela peut vous faire ?
Elle était au bord de la crise de nerfs. Elle avait passé une journée horrible – une semaine horrible – depuis qu’elle avait tout découvert sur Harlan ! Elle avait gâché trois années de sa vie et voulait obtenir justice après qu’il l’ait fait passer pour une imbécile ! Comment cet horrible goujat pouvait-il gaspiller l’argent de son père en passant son temps dans le Yucatan à fricoter avec d’autres femmes ?
— J’espère qu’il va pourrir et se décrocher ! déclara-t-elle avec colère avant de faire volte-face vers Jack MacAuley.
— Pardon ?
— Rien, tout va bien ! mentit-elle d’une voix qui indiquait pourtant qu’elle se retenait de pleurer. Rien du tout ! répéta-t-elle avec une pointe d’hystérie avant d’ajouter, pour s’assurer que les choses soient claires : Je ne vous aime pas, Mr. MacAuley !
Il se hissa jusqu’au haut de l’échelle et s’approcha d’elle d’un pas vif, mais Sophie ne bougea pas.
— Je ne vous aime pas beaucoup non plus, Mam’selle Vanderwahl !
La colère donnait une lueur presque grise à ses yeux verts. Son hilarité envolée, il serrait les dents et ses mots étaient lourds de sens.
— Vous êtes une petite morveuse gâtée qui a l’habitude qu’on lui accorde tout, mais moi au moins, je ne fais pas la liste de vos défauts à chaque fois que je vous rencontre !
Son accusation la prit par surprise.
Je me comporte vraiment de la sorte ?
— Écoutez, continua-t-il, ayant obtenu son silence, je sais que je n’appartiens pas à votre monde !
Sophie cligna des paupières en entendant la note blessée dans sa voix.
— Les gens comme vous ne permettent jamais à personne d’oublier d’où ils viennent, lui dit-il. On peut s’échiner à obtenir son diplôme et à faire ses preuves, peu importe ! Eh bien, j’aimerais vous dire quelque chose, Mam’selle Vanderwahl : vous ne valez pas mieux que moi !
La rage assombrissait ses yeux verts.
— Après tout, on pisse tous de la même façon.
Sophie grimaça face à son animosité, à la colère qui sous-tendait ses propos. Elle ne savait pas comment réagir, particulièrement puisqu’elle ne pouvait absolument pas lui faire remarquer qu’elle ne croyait pas anatomiquement possible pour les hommes et les femmes de se soulager exactement de la même manière.
— Nul besoin d’être vulgaire, protesta-t-elle faiblement. Je suis tout à fait capable de comprendre vos frustrations sans que cela soit nécessaire.
Elle baissa les yeux vers sa main blessée et l’étudia, déroutée par la chaleur dans son regard.
S’il voulait qu’elle se sente responsable de tous ses tracas, il avait réussi. Sophie se sentait bien remise à sa place. Il y avait du vrai dans ses propos. Tout ce qu’elle avait entendu de désobligeant à son égard à l’université avait fait référence à ses origines, pas une seule objection n’avait reposé sur son intellect.
En vérité, Harlan avait tenu pour acquises les choses les plus élémentaires... telles que la chance de fréquenter l’université... Mais cet homme avait certainement dû se battre pour mériter toutes ses réussites. Un nouveau sentiment de respect pour lui naquit en elle, mais peu importait, car il ne l’appréciait vraiment pas, et il le lui avait révélé sans la moindre hésitation.
Le silence entre eux était assourdissant.
Sophie regarda à travers ses cils humides pour détailler son expression. La fureur avait légèrement disparu de ses yeux quand il avait regardé la main qu’elle gardait paume en l’air. Puis quand il croisa son regard, il exprimait surtout de l’inquiétude.
— Laissez-moi voir, lui demanda-t-il d’un ton bourru.
Sophie hocha la tête et lui tendit sa main.
Il l’effleura du bout des doigts et Sophie fit une grimace de douleur. Il essaya d’en souffler la cendre, mais cela ne servit à rien. Il leva alors la tête vers elle d’un air compatissant.
— Elle est pleine d’échardes, lui dit-il.
Puis il la dévisagea jusqu’à ce qu’elle se sente forcée de détourner à nouveau les yeux. Elle ne semblait pas en mesure de soutenir son regard sans sentir le rouge lui monter aux joues.
— Me faites-vous confiance pour les retirer ?
Il fallait bien que quelqu’un s’en charge, et elle ne savait absolument pas comment faire. La dernière fois qu’elle avait eu une écharde dans le doigt, sa mère lui avait fourré un mouchoir dans la bouche pour qu’elle ne puisse pas crier, puis avait pressé jusqu’à ce que Sophie se dise que son cœur allait s’arrêter, sans cesser de lui parler d’hommes qui avaient perdu la main tout entière d’une infection à cause de petites échardes. On lui avait rappelé de se comporter correctement – comme une lady – et de ne pas faire la glissade sur les balustrades comme un petit garçon pernicieux.
L’expression de Jack l’implorait de lui faire confiance, alors elle prit une profonde inspiration et hocha la tête.