L’odeur du pain qui cuisait réveilla Jack. Ce fumet alléchant pénétra dans sa cabine, le tirant hors du lit. Comme un zombie, il se dirigea vers le réfectoire et, fidèle à sa parole, il trouva Sophie s’affairant dans la cuisine, ainsi que son équipage qui salivait béatement dans ses jupons – et pas entièrement à cause de la nourriture.
Il sourit devant le spectacle qu’elle offrait, adorablement débraillée, ses jupes froissées et ses cheveux s’échappant de ses épingles tandis qu’elle travaillait diligemment malgré la distraction de trente-cinq hommes qui lui collaient aux talons. Il s’en serait mêlé, mais elle les avait plutôt bien gérés en les mettant au travail. Randall rassemblait les couverts, Kell distribuait les assiettes et Pete était chargé de former un rang pour ceux qui avaient déjà reçu leurs ustensiles. Elle récompensa leurs efforts d’un sourire qui la rendit sympathique aux yeux de chacun.
Mais malgré le sourire ravageur de Sophie Vanderwahl, ils auraient mieux fait de rester au lit.
Le pain s’avéra aussi noir que le four lui-même et la viande fumée aussi cendreuse que du papier carbonisé.
Rompant les strates calcinées de son petit déjeuner, Jack jeta un œil autour de la pièce. C’était comme de regarder dans un miroir qui reflétait une trentaine de visages. Toutes les expressions étaient les mêmes. Personne ne voulait vexer Sophie, mais la question restait la même dans tous les regards.
Comment pouvait-on rater quelque chose d’aussi simple ?
Sophie se dressait devant eux, l’air aussi incertaine qu’une jeune mariée anxieuse avant sa lune de miel. Quand personne ne dit rien, elle finit par se prendre une assiette et s’assit à la seule place libre qui restait dans le réfectoire... juste en face de Jack et à côté de Kell.
— Je crois que c’est un peu brûlé, dit-elle à Kell en s’asseyant.
Kell lui sourit d’un air gêné et hocha la tête, fourrant dans sa bouche un morceau de pain dur comme de la pierre.
— C’est bon, lui dit-il, ses paroles étouffées par un craquement épouvantable.
Ils le regardèrent mastiquer sa nourriture, et Jack se dit que mâcher était peut-être douloureux, car chaque bouchée le faisait grimacer.
Sophie leva alors la tête vers lui, s’excusant avec ces yeux couleur miel qui l’étourdissaient à chaque fois qu’il prenait le temps d’y plonger.
— Le feu était un peu trop fort, expliqua-t-elle en haussant nerveusement les épaules. Je ne m’en suis pas rendu compte... avant que tout ne soit... bien cuit.
Jack toussa.
Trop cuit, aurait-il dit.
Il prit un morceau de jambon calciné et le porta à ses lèvres. Il avait le goût de la cendre et il résista à l’envie de le recracher. Elle l’observait bien trop attentivement, et le regard dans ses yeux lui disait qu’elle avait vraiment fait un effort et que sa réaction comptait pour elle.
Ne sachant pas pourquoi il tenait à ne pas la vexer, il déglutit, grimaçant quand un morceau de jambon tranchant essaya de descendre dans sa gorge desséchée. Il tenta de lui sourire, mais referma la bouche en avisant les dents de Kell, noircies par les cendres.
— C’est très... bon, lui offrit poliment Kell, hochant la tête avec juste un petit peu trop d’enthousiasme.
Jack réprima son hilarité.
Kell était un piètre menteur, décida-t-il, mais il avait un meilleur fond que Jack, car ce dernier ne parvenait manifestement pas à trouver les mots pour lui adresser les compliments qu’elle semblait réclamer.
Sophie haussa les sourcils quand elle avisa les dents de Kell... et l’intérieur noirci de ses lèvres... et Dieu merci, elle brisa la glace en poussant un petit cri horrifié.
— Oh, mon Dieu ! s’exclama-t-elle, laissant tomber son propre morceau de pain pour plaquer une main sur sa bouche. Dites-moi qu’il ne vous manque pas de dents à cause de moi !
Cela y ressemblait certainement, de visu et à l’oreille.
Kell eut un instant de panique, écarquillant les yeux en fourrant un doigt dans sa bouche pour y chercher des dents brisées ou manquantes. Il n’en trouva pas et poussa un soupir soulagé quand il les découvrit intactes.
— Bon sang ! dit-il en jetant un regard gêné à Jack. Vous m’avez fait peur pendant une seconde.
Sophie se tourna alors vers Jack, pinçant les lèvres et essayant de ne pas rire.
Jack lui sourit, sachant que son sourire était aussi flatteur que celui de Kell, et il fut récompensé par un rire pétillant. L’entendre lui provoqua un frisson de désir.
Par le Christ, elle n’était pas simplement jolie quand elle riait, elle était éblouissante. Son rire étincelait même jusque dans ses prunelles. Il n’était pas vraiment préparé à la façon dont elle l’avait affecté et se retrouva complètement désarmé.
Même Kell sembla retenir son souffle le temps qu’elle parvienne à contenir son hilarité, puis il se tourna vers Jack qui poussa un grognement intérieur, reconnaissant dans les yeux de son ami un coup de cœur instantané.
Bon sang, elle allait leur causer des ennuis... de plus d’une façon.
Et Jack avait aussi du souci à se faire si elle parvenait à séduire son équipage bigarré avec un petit déjeuner aussi lamentable que celui-ci !
À en juger par l’expression sur leurs visages, c’était exactement ce qu’elle avait fait.
Que Dieu protège cette irritante bonne femme.
Sophie ne se leurrait pas. Elle savait que son premier effort en cuisine s’était soldé par un échec total, mais on n’y avait visiblement pas été insensible. L’équipage se sentait ou bien terriblement désolé pour elle, ou alors avait pris son geste pour ce que c’était... une main tendue.
Dans les deux cas, ils paraissaient l’avoir adoptée pleinement – Kell en particulier.
Sophie l’appréciait.
Ce géant à la chevelure sombre était une sorte de bohémien. Ses cheveux qui frôlaient ses épaules étaient rattachés sur la nuque comme un pirate des temps anciens et ses vêtements, eux aussi, évoquaient une époque révolue. La gaieté ne quittait jamais ses yeux bleu azur et il était doté d’une patience remarquable. Et Sophie l’en remerciait grandement.
Sans qu’elle lui ait rien demandé, il avait pris le temps de lui montrer comment fonctionnait le poêle afin qu’elle puisse mieux faire la prochaine fois. Et il lui avait fait visiter le bateau. Elle n’eut qu’à l’interroger sur les canons pour qu’il se décide à lui montrer comment ils fonctionnaient.
— Vous êtes certain que ce n’est pas un problème ? lui demanda-t-elle, craignant de le déranger.
Il avait passé la majeure partie de l’après-midi à la divertir et elle commençait à se sentir coupable d’avoir monopolisé son attention. Elle savait qu’il avait du travail par ailleurs.
— Ce n’est rien, lui assura-t-il avec un clin d’œil.
Puis il l’entraîna à l’écart afin qu’elle puisse le regarder charger le canon en toute sécurité.
Sophie applaudissait en le regardant travailler. La perspective de voir le canon tirer lui donnait un étrange sentiment d’anticipation, comme un enfant attendant un feu d’artifice.
— Vous avez dit que c’était un vaisseau utilisé par des explorateurs ?
— Oui, répondit-il. Principalement des topographes.
Sophie plissa le front.
— Je me demande pourquoi des topographes avaient besoin de canons.
Il s’interrompit pour répondre à sa question.
— C’est un vieux bateau, Miss Vanderwahl. Les canons étaient leur seul moyen de protection sur des eaux particulièrement ingouvernables.
— Appelez-moi Sophie, je vous en prie !
Il hocha la tête.
— Très bien, Sophie, répondit-il avec chaleur.
Sur le pont, l’équipage commença à se rassembler autour d’eux, les observant à leur tour, leur curiosité piquée.
— Ils sont si petits ! déclara-t-elle, désignant les canons. Pourquoi sont-ils si petits ?
— Ce vaisseau n’a jamais eu prétention à être un navire de guerre, révéla Kell. De l’artillerie lourde n’aurait pas été justifiée.
Elle fronça les sourcils en voyant Kell s’affairer aux préparatifs.
— Quel processus fastidieux !
— Ce n’est pas entièrement faux, lui accorda-t-il.
Puis quand il eut enfin terminé, il alluma la mèche.
— Prête ?
Sophie hocha la tête d’un air enthousiaste.
Il s’écarta du canon et la prit par les épaules, la mettant à l’abri du danger.
Le canon se déchargea avec une explosion qui manqua la rendre sourde.
— Oh, mon Dieu ! s’exclama Sophie.
Le boulet de canon atterrit dans l’océan avec un plouf décevant, à pas plus de cinquante mètres de distance.
Sophie éclata de rire.
— C’est pitoyable !
Kell hocha la tête.
— Oui, et à ce moment-là, les bateaux s’entrechoquent, lui dit-il en entrant dans la peau d’un conteur. L’équipage court chercher les fusils...
Ses gestes de petit garçon firent rire Sophie. Il brandit un doigt vers elle comme si c’était un pistolet.
— Pas d’épée ? lui demanda-t-elle.
— Non, pas d’épée, dit-il. Des pistolets...
Il s’interrompit pour lui faire un clin d’œil.
— Ou peut-être quelques flèches empoisonnées... Nous entrons dans une contrée sauvage, lui rappela-t-il. Vous voulez essayer le canon ? lui demanda-t-il abruptement.
Sophie cligna des yeux, surprise.
— Moi ?
— Oui, vous. Venez, je vais vous montrer.
Sophie le suivit. C’était un bébé canon, après tout, à peine plus grand qu’un fusil. Quel mal pourrait-il causer ?
Kell la guida durant tout le processus et elle se sentit presque comme un pirate, dressée au-dessus de lui, bourrant la poudre au son de ses fantaisies de petit garçon.
— Très bien, ils arrivent ! l’encouragea-t-il. Dépêchez-vous... Ils nous ont presque rattrapés !
Peu importait qu’ils ne soient pas sur un bateau de pirates. C’était dangereusement excitant de jouer la comédie.
L’équipage accompagnait Kell dans ses plaisanteries et Sophie ne s’était jamais sentie au centre d’une telle camaraderie. Elle expédia les préparatifs en pouffant, essayant d’armer le navire avant qu’ils ne soient abordés par leurs ennemis imaginaires.
Quelqu’un craqua une allumette et vint allumer la mèche à sa place et Sophie fit un pas en arrière, se bouchant les oreilles tout en attendant l’explosion.
— Que diable se passe-t-il ici ?
La voix de Jack résonna si fort sur le pont que Sophie l’entendit à travers ses doigts.
Elle se tourna vers lui, le cœur battant à l’idée de le revoir. Il était resté enfermé dans sa cabine à travailler durant tout l’après-midi en donnant l’ordre strict de ne pas le déranger. Mais quand elle fit volte-face, son pied s’emmêla dans une corde et elle trébucha en arrière contre le canon. Elle l’avait à peine frôlé et vint s’écrouler sur le derrière sur le pont, mais malgré sa minceur, l’impact de son corps fit légèrement basculer le canon vers le haut.
Sophie ne réalisa pas ce qui se passait avant que le canon ne tire.
— Par les flammes de l’enfer ! s’exclama quelqu’un.
Kell, peut-être.
Sophie demeura figée, impuissante, tandis que le boulet fendait l’air à la verticale. Tous les regards étaient braqués sur lui.
C’est dans un silence complet qu’il s’éleva par-dessus la mâture... avant de s’immobiliser dans les airs pendant un moment interminable. S’ensuivit un chaos complet quand il redescendit, plongeant vers la poupe. Il déchira les voiles et Sophie poussa un cri alarmé.
Elle croisa le regard meurtrier de Jack MacAuley pendant un bref instant avant qu’il se précipite avec son équipage vers le trou qu’elle venait de faire dans son vaisseau.