Sophie craignait de faire un geste.
En regardant l’équipage se rassembler autour des dégâts qu’elle avait causés, elle fut saisie de l’envie presque irrépressible de sauter par-dessus bord.
Était-elle parvenue à couler le navire ?
Le silence de Jack était terrifiant.
D’ailleurs, tout le monde semblait soudain muet. Ils étaient tous rassemblés comme un cortège autour d’un cercueil, curieux et sinistres. Jack s’était fondu dans la masse de son équipage et n’avait pas refait surface, mais Sophie voyait bien à leur silence stoïque qu’elle avait fait quelque chose de particulièrement terrible.
Son cœur battait frénétiquement et même si elle n’avait pas l’habitude de fuir les problèmes, elle l’aurait peut-être fait... si elle avait eu un endroit où aller — mais il n’y avait nulle part et nul autre choix que de faire face à Jack.
Décidant que c’était inévitable, elle se redressa et s’épousseta avant d’aller mesurer l’ampleur des dégâts.
D’instinct, elle se cacha derrière Kell, jetant un œil entre lui et Randall.
— Que quelqu’un descende, leur aboya Jack.
Il fit un geste de la main et plusieurs de ses hommes lui obéirent sans attendre. Il se mit à quatre pattes et regarda à travers le trou formé par le boulet de canon. Il s’écoula un long et désagréable moment avant qu’il ne reprenne la parole.
— Que je sois damné, jura-t-il, et Sophie retint son souffle, attendant les nouvelles.
— Vous le voyez ? entendit-elle Jack demander au bout d’un moment.
Manifestement, les hommes avaient atteint le lieu des dommages.
Sophie ne discerna pas leurs réponses étouffées, mais elle entendit le vacarme des voix sur les ponts inférieurs. Kell sembla soudain remarquer qu’elle se tenait derrière lui et il posa une main sur son épaule, comme pour la réconforter, mais il ne dit rien. La gravité de la situation ne lui échappait pas. Si le boulet avait réussi à traverser la coque du bateau, pourraient-ils faire quelque chose pour l’empêcher de couler ?
Son cœur martela sauvagement.
— Vous en êtes sûrs ? cria Jack à travers le trou béant.
On entendait d’autres voix en contrebas.
— Qu’est-ce qui l’a arrêté ? demanda-t-il.
Un millier de soupirs explosèrent autour d’elle et Sophie se dit que c’était peut-être une bonne chose.
Elle se mordit anxieusement la lèvre.
— Il faut que vous voyiez ça ! entendit-elle quelqu’un leur crier depuis le pont inférieur.
— J’arrive ! leur répondit Jack qui se redressa.
Comme s’il avait deviné sa présence, son regard sembla la trouver immédiatement, faisant s’emballer son pouls.
Il s’avança vers elle, la désignant impoliment de l’index, et Sophie se glaça.
— Vous ! dit-il. Venez avec moi !
Puis il la saisit par le bras.
— Hé, Jack, ce n’était pas de sa faute, la défendit Kell.
Personne d’autre n’osa parler.
Le silence les suivit.
Le cœur de Sophie battait de terreur tandis qu’il la traînait derrière lui. Quand il parvint à l’échelle, il la lâcha et se laissa pratiquement tomber en bas, n’utilisant pas les échelons, puis il lui fit signe de descendre à sa suite. Sophie n’osa pas résister.
Il l’entraîna à travers le réfectoire puis au bas d’une autre échelle, et enfin dans la salle à manger du capitaine.
Sophie ne voyait toujours aucun signe des dégâts causés par le boulet de canon.
Puis elle vit.
Plusieurs matelots étaient rassemblés autour de sa cabine, regardant à l’intérieur. Ils s’écartèrent pour laisser passer Jack qui la lâcha le temps d’entrer pour inspecter les dégâts de visu.
— On a de la chance qu’elle ait emporté autant d’affaires, hein ? entendit-elle quelqu’un murmurer.
— Elle peut dire au revoir à sa garde-robe d’été, railla un autre.
Sophie grogna intérieurement et elle s’avança pour voir de ses propres yeux.
Effectivement, elle pouvait dire au revoir à sa garde-robe d’été.
Le boulet de canon était passé à travers le plafond de sa cabine et avait atterri, parmi tous les endroits possibles, sur ses valises... qui étaient, bien sûr, empilées sur son lit. Elle les avait sorties pour trouver une robe convenable puis les avait empilées les unes sur les autres, parce qu’elle n’avait pas eu la place de faire autre chose. Elle les avait laissées là, se disant qu’elle les déplacerait plus tard avant d’aller se coucher.
Le premier bagage – le plus petit — avait été éjecté. Il était d’ailleurs écrabouillé. Ce spectacle fit grimacer Sophie... Ses miroirs et ses affaires de toilette. La fragrance du parfum se répandait dans la cabine. La seconde valise, elle aussi, avait été détruite avec tout son contenu et arborait à présent un magnifique trou, mais la troisième était restée en place, le boulet de canon enfoncé profondément entre les plis de ses robes coûteuses.
Sophie grimaça en imaginant les cris indignés que sa mère aurait poussés à ses oreilles.
Elle les regarda déplacer cette dernière valise, puis ses draps, et elle vit que le boulet de canon avait manqué détruire la structure en bois de son lit. Elle était fendue et écornée par l’impact, mais le reste était intact.
Ce spectacle la fit cligner des paupières.
Ils avaient vraiment de la chance qu’elle ait pris tant d’affaires. Après qu’il eut déchiré les voiles et traversé le pont puis trois valises, ses robes avaient fait correctement front au boulet.
Son regard fut attiré par le portrait de Harlan qu’elle avait placé, tourné vers le haut, sur son lit ce matin-là. Moins d’un pied sur la droite et son visage aurait été collé au boulet de canon... mais il avait été épargné... encore plus dommage.
— On a eu... de la chance, parvint-elle à dire, l’estomac contracté.
Qu’allait-elle porter à présent ?
Jack lui jeta un regard noir, ses yeux verts brûlant de rage.
— Pour la première fois, je peux honnêtement dire que je suis reconnaissant que les femmes trimbalent toujours trop de bagages !
Sophie ne savait pas si elle devait se sentir soulagée ou offensée par sa remarque. Ne pouvant pas se défendre personnellement, elle aurait pu être encline à défendre le sexe féminin, mais elle avait trop peur pour ouvrir la bouche.
— S’il y a un Dieu, lui dit-il, nous en avons eu la preuve aujourd’hui !
Elle comprit qu’il voulait dire qu’ils avaient été épargnés. Le bateau était intact et ils n’allaient pas s’abîmer au fond de la mer pour être mangés par les petits poissons.
— De tous les endroits sur ce navire où ce boulet aurait pu tomber, poursuivit-il d’un ton rageur, c’est l’endroit parfait pour une juste rétribution !
Sophie, indignée, ouvrit la bouche pour se défendre, mais rien n’en sortit.
Elle la referma.
C’était vrai, même s’il n’avait pas à se réjouir autant de sa perte !
Elle observa le trou dans le plafond, y découvrant une douzaine de paires d’yeux qui la regardaient, puis elle se retourna vers Jack, grimaçant face à son regard bouillonnant de rage.
Elle redressa l’échine.
— Vous n’avez vraiment pas besoin de crier, lui dit-elle avec autant de dignité qu’elle parvint à invoquer.
Elle avait fait de son mieux pour se rattraper de leur première rencontre. Ses efforts de ce matin partaient en fumée. Jack et elle semblaient destinés à demeurer des ennemis éternels.
Jack MacAuley était une brute insensible !
Sophie parvint à cette conclusion tandis qu’elle était allongée dans son lit, regardant les étoiles à travers le trou dans le plafond.
Elle se demandait comment quelqu’un pouvait se montrer si dur, mais elle ne souhaitait pas vraiment enquêter là-dessus, car elle ne voulait pas se sentir désolée pour lui. S’il avait connu une vie difficile à cause de ses origines, ce n’était pas la faute de Sophie. Ce n’était pas non plus sa faute si sa propre vie avait été rendue plus aisée par les circonstances de sa naissance.
Et l’incident de cet après-midi n’était pas non plus entièrement sa faute !
Il n’avait pas à débouler parmi eux, poussant des cris rageurs. Il l’avait effrayée et elle avait trébuché, et elle avait tout autant le droit que lui d’être en colère. Elle aurait pu être blessée, mais il n’avait même pas pris la peine d’y songer !
Ses yeux avaient pris un éclat terrifiant, presque autant que ceux de sa mère durant son enfance.
Son père avait été doux à l’extrême, obéissant aux moindres souhaits de sa mère, et personne dans la famille n’avait jamais osé aller à l’encontre des ordres d’Olivia Vanderwahl. Seule la grand-mère de Sophie avait osé fustiger sa mère, et alors seulement par des allusions subtiles que Sophie avait mis des années à comprendre.
En vérité, elle n’avait même pas réalisé que son père avait du caractère avant de l’avoir vu évoluer dans son propre environnement, et elle avait alors su avec certitude qui était réellement à la tête de leur foyer. Malgré leur détachement apparent, son père avait cédé à sa mère sur presque tous les plans. Sophie supposait qu’un homme n’était pas toujours obligé d’exercer sa domination... pas s’il n’avait rien à prouver, et son père n’avait rien eu à prouver du tout.
Mais Jack MacAuley était selon elle une créature bien différente.
Il n’exerçait pas vraiment la moindre domination sur quiconque... mais en sa présence, on semblait s’incliner devant lui, même Kell, d’une certaine manière. Il était évident que ces deux-là étaient amis, mais Kell n’avait même pas tenu tête à Jack pour la défendre, hormis cette simple affirmation que ce n’était pas entièrement sa faute.
À part cela, tous lui avaient jeté la pierre !
Leur bonne humeur avait disparu pour le reste de la journée, tandis que les dégâts avaient été évalués et réparés. Ils avaient effectué leurs tâches dans une sorte de silence contemplatif, mais Sophie doutait qu’ils aient été en proie à de bouleversantes révélations provoquées par le fait qu’elle avait bien failli tous les tuer ce jour-là. Non, l’humeur de tout un chacun – y compris elle-même – avait reflété celle de Jack.
Il n’avait cependant pas pris la peine de réparer le plafond, et Sophie songea qu’il voulait juste la voir souffrir un peu.
Que diable avait-elle fait pour mériter son animosité ?
Elle plissa le front en y réfléchissant.
Elle l’avait vilipendé sur les quais pour sa tenue indécente... l’avait accusé de vol... avait cassé son poêle... brûlé son petit déjeuner... et manqué couler son navire.
Elle soupira.
Ses torts commençaient vraiment à s’accumuler.
Elle entendit des voix au-dessus d’elle et essaya de les ignorer, totalement reconnaissante qu’ils aient choisi de faire pareil. Par considération, ils semblaient éviter le trou béant dans leur pont.
Elle aurait aimé pouvoir en dire autant de Jack.
Attentive à leur conversation, elle tendit l’oreille pour l’entendre. Sa voix était immanquable. Elle présuma qu’il était en train de discuter avec Kell, qui semblait être le seul à oser remettre Sa Sainteté en question, car cet individu était visiblement persuadé qu’il n’avait jamais rien fait de mal de toute sa vie ! Non, Jack MacAuley était intouchable, jamais coupable, parfait ! Elle serra les dents en les écoutant.
— Nous devrions peut-être y étendre une bâche, suggéra Kell.
Sophie comprit qu’ils discutaient du magnifique trou dans son plafond.
— Certainement pas ! répondit-il. Laissons-la dormir comme cela pour ce soir.
Un silence.
Elle entendit des pas traînants et Sophie se demanda s’il n’avait pas volontairement fait en sorte qu’elle entende cette conversation. Probablement. Il ne semblait pas être le genre d’homme à laisser le moindre détail au hasard.
— Jack, protesta Kell. J’ai l’impression qu’il va pleuvoir cette nuit.
— Tant mieux, répondit Jack du tac au tac.
Sophie se hérissa.
Elle avait déboursé une somme conséquente – dix mille dollars pour être exacte – pour avoir le privilège douteux d’embarquer sur ce satané vaisseau ! Pourquoi devrait-elle être forcée de dormir sous les étoiles ? Ce n’était pas comme si elle n’avait pas déjà assez souffert. Elle avait perdu tous ses vêtements !
— Si elle souhaite installer une bâche, elle peut parfaitement en fixer une elle-même, poursuivit Jack d’un ton catégorique. Elle a deux jambes et deux mains, Kell, et ce n’est pas une croisière affrétée expressément pour son plaisir. Je le lui ai dit dès le départ, et nous ne sommes pas là pour nous plier à ses quatre volontés !
— Ça ne me dérange absolument pas, rétorqua Kell.
— Moi si.
Le ton de Jack n’appelait aucune contradiction.
Le silence retomba.
Puis Jack s’exclama :
— Seigneur Dieu, mon ami, as-tu oublié à qui nous avions affaire ?
Kell répondit d’une voix basse, presque réticente :
— Non.
— Bien, parce qu’ils sont de mèche, tous les deux, et je n’ai vraiment pas envie de leur rendre la tâche plus facile !
Sophie plissa le front.
Leur conversation n’avait plus aucun sens.
De quoi parlaient-ils ? Qui était de mèche ? Quelle tâche ? Était-ce d’elle qu’il parlait ?
Ses pensées s’entrechoquèrent, cherchant des possibilités, mais aucune ne sembla se manifester.
En cet instant, le tonnerre gronda au-dessus de leurs têtes, un son distant, mais lourd de menaces.
— Jack, dit Kell.
Sa voix résonnait comme une supplique en sa faveur et Sophie aurait voulu l’étreindre pour le remercier de sa sollicitude.
Jack, d’un autre côté, restait inébranlable, ce goujat.
— Si elle veut vraiment se protéger de la pluie, elle trouvera le moyen de le faire toute seule.
Elle l’entendit s’éloigner, la laissant grincer des dents de frustration impuissante devant son comportement peu charitable.
Seulement voilà, elle n’était pas impuissante ! Il provoquait la mauvaise personne ! Elle n’allait certainement pas plus subir les insultes de Jack MacAuley que celles de Harlan Penn ! Ils pouvaient tous les deux aller au diable !
Le tonnerre gronda à nouveau au-dessus de leurs têtes et Sophie s’assit sur sa couchette, observant avec dégoût la petite cabine. Elle était serrée et mal installée dans une pièce qui contenait difficilement tous ses bagages ! Mais elle n’allait pas s’inquiéter plus longtemps de ce désagrément-là !
Alors il voulait qu’elle se débrouille toute seule ? Eh bien, c’était exactement ce qu’elle avait l’intention de faire ! Et s’il voulait la faire souffrir, alors ils pouvaient être deux à jouer à ce jeu-là.
Si c’était une bataille qu’il voulait entre eux, alors il aurait une bataille ! Et la salve de ce matin n’était rien en comparaison de ce qu’elle avait en réserve. Sa mère lui avait appris bien des choses.
La guerre était déclarée.