Chapitre Quatorze

Jack essayait d’analyser sa colère.

Il savait que l’accident de l’après-midi n’était pas entièrement la faute de Sophie, sinon la sienne. Et celle de Kell, aussi, pour avoir voulu faire le malin. Ils s’étaient procuré la poudre à canon par simple curiosité, une sorte de jouet qu’ils voulaient expérimenter ensemble. Cela l’avait fortement irrité que son ami ait passé la journée à frimer devant sa femme.

Mais elle ne lui appartenait pas vraiment.

Que Kell ait pris sa défense n’avait fait que le provoquer davantage. Il n’avait jamais défendu quiconque devant lui, même lorsque la colère de Jack n’était pas justifiée ! Jack avait autrefois envoyé au diable toute la faculté de son université, se dressant contre ces intellectuels capitalistes et récalcitrants, mettant sa carrière en jeu pour quelque chose dont l’importance était dans l’ensemble négligeable. Sa fureur avait été tangible. Kell l’avait soutenu jusqu’au bout, n’injectant la voix de la raison que lorsque c’était approprié... pour l’empêcher d’aggraver lui-même son cas.

Le fait était que Kell avait tous les droits de passer la journée avec Sophie. Elle n’était pas la femme de Jack !

Mais cela ne lui plaisait quand même pas.

Quand il passa devant la cabine de Sophie pour regagner la sienne, il remarqua que sa porte était ouverte, mais qu’elle ne se trouvait pas à l’intérieur. Où diable pouvait-elle bien être ? Elle n’était pas sur le pont, c’était certain. Le bateau n’était pas assez grand pour qu’il ait pu ne pas la voir. Et puis elle aurait eu à traverser le réfectoire où au moins la moitié des hommes de son équipage dormaient dans leurs hamacs, et il doutait qu’elle ait eu le cran de passer par là. Si leurs ronflements ne suffisaient pas à la tenir à distance, leurs torses à moitié dénudés l’auraient renvoyée en courant dans sa cabine.

Il ne mit pas longtemps à comprendre où elle était partie. Il entendit un tintamarre en provenance de sa propre cabine et se hérissa. Que diable faisait-elle ? Elle était encore en train de fouiller ? Cette fois, il allait la prendre la main dans le sac !

Il ouvrit la porte à la volée, s’attendant à la voir fouiller dans ses papiers, mais il resta figé, choqué par ce qu’elle faisait à la place.

Elle s’affairait à diviser la pièce avec des draps, s’appropriant la moitié de la chambre. Elle avait déjà trouvé et accroché un hamac à la deuxième paire de crochets et se dressait devant, ressemblant à une magnifique sirène dans sa camisole blanche. L’ourlet de sa robe autrement immaculée était élimé et taché, mais le tissu vaporeux se souleva et flotta derrière elle quand elle se tourna vers lui. Baignée par la lumière de la lanterne, elle ressemblait un peu à une banshee, féroce et d’une beauté éthérée... séduisante... comme une brise fraîche dans la chaleur d’une nuit torride.

— Que diable êtes-vous en train de faire ?

Jack n’avait jamais vu une telle détermination dans les yeux d’une femme. Et quels beaux yeux, malgré leur fureur.

— Qu’ai-je l’air de faire ?

Il se tenait dans l’encadrement de la porte, les mains sur la poignée, bouche bée.

— À part mettre ma cabine sens dessus dessous ?

— Je ne la mets pas sens dessus dessous ! dit-elle, pour pinailler selon Jack. Je me mets à mon aise !

— C’est ce que je vois, rétorqua Jack en haussant un sourcil. J’aimerais néanmoins savoir pourquoi ? Qui diable vous a donné la permission de vous installer ici ?

Elle lâcha le drap qu’elle tenait et fondit soudain sur lui, plantant son index dans sa poitrine.

— Moi-même ! déclara-t-elle.

Jack la regarda en clignant des paupières.

Les yeux de Sophie pétillaient de colère.

— J’ai payé une somme rondelette pour voyager sur ce navire et je ne resterai pas fourrée dans une misérable petite cabine à subir des pluies incessantes !

Elle garda le doigt posé entre les côtes de Jack, l’y enfonçant légèrement, et sa posture exprimait pleinement sa détermination. Il l’admirait presque pour ce qu’elle faisait... excepté le fait que cela allait forcément lui gâcher la vie.

— Que diriez-vous si je vous rendais votre argent et vous renvoyais chez vous sur un radeau ? proposa-t-il sans réelle intention.

Pendant un court instant, elle fut surprise par sa suggestion, semblant le prendre au sérieux. Il réprima en sourire en voyant son air choqué. Mais sa menace ne fit que raffermir sa détermination et elle lui fit carrément front.

— Mettez-moi sur un radeau, Mr. MacAuley, et je vais... je vais...

Elle plissa le front, incapable d’imaginer un châtiment adéquat.

Il haussa un sourcil.

— Le dire à votre papa ?

— Non ! explosa-t-elle en le poussant plus fort du doigt, le faisant grimacer. Je m’assurerai de vous faire subir la plus grande humiliation possible !

Seigneur, qu’est-ce qu’elle est belle.

— La plus grande humiliation possible, hein ?

Elle avait les joues rouges et ses yeux luisaient d’une charmante indignation. À l’instant, ils lui rappelaient un whisky de qualité, la riche clarté ambrée du liquide contre le cristal. Sa chevelure était d’un auburn profond et soyeux qui se changeait en flammes sous la lumière douce et chaude des lanternes, et il résista à l’envie de l’écarter de son visage... à l’envie de la toucher.

Il aurait voulu la goûter à présent, la réduire au silence par le baiser fougueux d’un amant. Son corps se serra quand il réalisa qu’elle se trouverait seule dans sa cabine.

Une conquête légitime.

Mais c’était elle qui devait venir à lui.

Il entra, la forçant à reculer tandis qu’il avançait vers elle. Elle battit en retraite quand il referma la porte derrière lui d’un coup de pied. Mais elle tenait tout de même bon, croisant les bras, lui jetant un regard aussi féroce qu’un mustang sauvage refusant de se laisser dresser.

Par Dieu, il voulait la monter. Cette pensée l’excita douloureusement.

Lui entourerait-elle la taille de ses jambes, s’accrochant désespérément à lui en le défiant, l’invitant plus profondément par de petits cris de désir ?

Ou bien lui ferait-elle l’amour avec la même passion avec laquelle elle se battait, lui empoignant le fessier et l’attirant plus profondément ?

— Je ne supporte pas la perspective de subir ces humiliations, dit-il d’une voix tendue, non de fureur, mais d’un désir à peine maîtrisé. Restez, je vous prie.

Elle n’avait visiblement pas senti la différence. Elle arbora un sourire victorieux que Jack faillit lui rendre, le réprimant à temps.

Laissons-la croire qu’elle a gagné.

Il la prit par les épaules pour l’écarter gentiment et ce contact provoqua dans son corps un choc immédiat qui le fit sursauter. Elle aussi l’avait senti ; il le vit dans ses yeux, l’entendit dans son petit cri de surprise.

Sophie eut subitement le souffle coupé.

Pendant un bref instant, elle resta stupéfaite, plongeant dans un regard qui semblait pénétrer bien trop profondément dans son âme. Son pouls augmenta douloureusement la cadence et elle déglutit convulsivement.

Le choc de son toucher la laissa sans voix.

Il l’avait ressenti, lui aussi ; elle le lisait dans ses yeux.

Elle n’avait jamais été aussi affectée par un simple effleurement.

Sans ajouter un mot, il la poussa de côté et la contourna. Elle resta alors plantée là comme une idiote, regardant la porte d’un air bêta. Son contact l’avait ébranlée davantage que sa capitulation.

Elle s’était attendue à une bataille de sa part, qu’elle aurait été plus que disposée à mener. À présent qu’elle avait obtenu ce qu’elle désirait – et pis encore, la porte était fermée – et qu’elle se trouvait seule avec lui, il lui semblait qu’une bataille bien différente faisait rage en elle.

Il s’assit à son bureau et elle se remit à accrocher les draps. Déterminée à se donner un peu d’intimité, elle fit de son mieux pour l’ignorer.

Elle avait accroché les couvertures sur des cordes qu’elle avait fixées à chaque mur, formant une sorte de rideau. Le matin, ils pouvaient les tirer, afin que la pièce demeure accessible pour tous les deux. La nuit, ils n’auraient qu’à les refermer. Sophie s’était réservé la partie de la chambre avec la cuvette de toilette, mais sans porte. Elle la lui avait laissée, au cas où quelqu’un aurait eu besoin de lui en pleine nuit pour une urgence quelconque. Par exemple si le bateau avait soudain décidé de se désagréger et qu’ils allaient tous mourir et avaient besoin de Jack pour venir crier à tout le monde de mourir avec dignité.

— J’espère vraiment que vous ne ronflez pas, lui dit-elle d’un ton pétulant, se sentant toujours d’humeur querelleuse, même s’il n’avait pas prononcé la moindre parole depuis sa protestation initiale.

Il ne prit même pas la peine de lever le nez de son travail pour lui répondre.

— Il en va de même pour vous.

Sophie avait beau avoir engagé cette altercation, elle se vexa.

— Bien sûr que non !

Il ne la regarda pas et ce rejet continu irritait la jeune femme, presque autant que le sourcil moqueur qui s’était arqué à sa déclaration.

— C’est ce qu’elles disent toutes.

— Hum ! déclara-t-elle avant de clore le rideau pour ne plus le voir.

Qui disait cela ? Toutes ses femmes ? Sa réponse la piqua au vif.

Quelle importance s’il avait eu mille femmes ? Aucune, bien entendu, se dit-elle. Elle le connaissait à peine et d’ailleurs, elle ne voulait pas le connaître davantage ! Cet homme était totalement insupportable.

Elle ouvrit le rideau d’un geste sec et le découvrit en train de manier des documents. Peut-être n’avait-il pas ressenti la même chose qu’elle ? Comment pouvait-il continuer à travailler alors qu’elle-même se sentait si... irritable ?

— Je n’ai jamais ronflé de toute ma vie ! insista-t-elle.

Il entama sa lecture, l’ignorant, et Sophie eut envie de faire la moue.

— J’en suis certain, dit-il d’un ton bien trop agréable.

Elle se dit qu’il se moquait d’elle, mais elle n’en était pas sûre.

Il leva soudain la tête de ses documents et afficha un sourire espiègle.

— Mais le temps nous le dira, n’est-ce pas ?

Elle ne ronflait pas, se dit-elle, pas du tout, et si c’était le cas, elle s’en moquait, bon sang !

D’ailleurs, elle espérait que oui, car cela le tiendrait éveillé toute la nuit ! Elle pourrait même aussi ronfler juste pour le contrarier.

— Que faites-vous ? lui demanda-t-elle, rongée par la curiosité.

Quand il ne répondit pas, elle abandonna les draps et se dirigea vers son bureau, faisant semblant d’épousseter le portrait de Harlan qu’elle y avait placé. Il lui servait de rappel et elle était très fière de se montrer aussi forte.

D’ailleurs, elle ne se souvenait pas d’une seule fois dans sa vie où elle s’était sentie plus vivante, plus vaillante, plus satisfaite... plus contente d’elle-même.

Elle épousseta le portrait avec sa manche presque amoureusement, souffla dessus puis le reposa.

Il sembla alors le remarquer pour la première fois et décocha un regard noir à l’objet avant de se tourner vers elle.

— Qu’est-ce que ceci ?

Sophie ne comprit pas la question.

— Vous l’avez déjà vu, lui dit-elle d’un ton prosaïque. Vous savez ce que c’est !

— Certes, argumenta-t-il. Je sais ce que c’est, mais ce que j’aimerais bien savoir... c’est ce qu’il fait sur mon bureau ?

— Alors c’est peut-être ce que vous auriez dû demander, le réprimanda Sophie avec un hochement de tête et un sourire avant de répondre à sa question. Il fallait bien que je le mette quelque part.

Elle se dit qu’il n’aimait peut-être pas partager son bureau avec elle.

Ses yeux luisaient d’animosité.

— Essayez plutôt la poubelle.

Elle lui coula un regard curieux.

Il observait l’image avec une révulsion totale, comme si c’était une atrocité qu’elle avait déposée sur son bureau. À en juger par son expression, elle songea qu’il n’aimait pas Harlan et que ce n’était peut-être pas entièrement après elle qu’il en avait.

D’après ce qu’elle savait, Harlan n’avait jamais rien fait à Jack ; il n’avait même d’ailleurs jamais prononcé son nom.

Cela étant, si Harlan avait fait quelque chose pour attiser l’animosité de Jack, il était improbable qu’il vienne le lui dire.

Et puis, pourquoi Harlan aurait-il suggéré à Jonathon de voyager sur le bateau de Jack si ces deux-là ne s’appréciaient pas ?

Voilà qui est intéressant, se dit-elle en l’étudiant de plus près.

Il se remit à l’ignorer et reprit sa lecture. Elle reposa le portrait et fit audacieusement le tour du bureau pour venir jeter un coup d’œil par-dessus son épaule.

Harlan lui parlait rarement de ses affaires, et travaillait encore moins en sa présence, malgré toutes les demandes de Sophie. Son esprit avait soif de connaissances. Elle avait tant de questions et des réponses si insuffisantes. Il n’était simplement pas juste que les femmes ne soient pas encouragées à poursuivre des études dignes de ce nom. Elle enviait à la fois Jack et Harlan de tout son cœur.

— Mam’selle Vanderwahl, protesta-t-il en la sentant derrière son dos.

Son ton était dénué de toute patience et Sophie lui fit une grimace. Alors il avait tout bonnement renoncé à l'appeler Sophie ?

Mam’selle Vanderwahl, l’imita-t-elle en silence, se sentant étrangement ravie de sa gaminerie. Jamais durant son enfance elle n’avait osé dire quoi que ce soit de déplacé. Alors même si elle était trop vieille pour se permettre une telle effronterie, c’était sacrément bon de le faire en privé.

Il fut à deux doigts de la surprendre.

Il retourna ses documents et leva les yeux vers elle tandis qu’elle prenait un air plaisant et tout sourire.

— Puis-je faire quelque chose pour vous ?

Sophie secoua la tête avec un sourire mielleux, et il se tourna à nouveau afin de poursuivre sa lecture. Elle fronça les sourcils derrière son dos tourné, une moue boudeuse, sans qu’elle sache pourquoi. Quelle importance si leur relation ne pouvait jamais être réparée ?

Aucune, s’assura-t-elle.

Et pourtant elle avait l’impression qu’une chape de plomb sombrait dans son ventre.

— J’étais simplement curieuse, lui dit Sophie, se demandant soudain d’où provenait son découragement.

Elle s’approcha un peu plus près, essayant d’entrevoir ce qui retenait son attention.

Il soupira, un son qui ressemblait à celui que son père émettait lorsque sa mère le poussait jusqu’aux limites de sa patience.

—  Pardon, mais..., dit-il en reposant les documents sur son bureau.

D’ailleurs, il avait mis un point d’honneur à les retourner à nouveau... comme s’il ne lui faisait pas confiance et ne voulait pas qu’elle vienne fureter par-dessus son épaule.

Pourquoi ne lui faisait-il pas confiance ?

Sophie n’allait pas se faire rejeter aussi facilement. Diantre, s’il ne lui faisait pas confiance, il n’avait qu’à le dire ! Elle voulait l’entendre de ses propres lèvres ! Et elle voulait savoir pourquoi ! Ils s’observèrent, dans une impasse.

Sophie ne bougea pas.