Chapitre Dix-Neuf

— Elle n’est pas telle que tu le croies, dit Kell en venant se planter derrière lui.

Jack leva la tête de son travail, irrité que Kell semble constamment vouloir l’entretenir d’une seule et unique chose : Sophie.

— Ah non ? demanda-t-il, même s’il commençait à avoir lui-même quelques doutes.

— Non, répondit Kell en venant s’asseoir sur le bureau.

Le portrait de Harlan Penn attira son attention et il s’en saisit, l’inspectant en arquant un sourcil.

Jack faisait de son mieux pour ignorer ce dessin qui le contrariait tant. D’ailleurs, il l’aurait envoyé valdinguer en travers de la pièce et aurait volontiers laissé son bureau brûler juste pour s’en débarrasser. Mais il appartenait à Sophie, alors il se contentait de l’ignorer.

— Sais-tu quelque chose que j’ignore ? demanda-t-il à Kell, devinant que c’était le cas.

Kell ne lui cachait jamais rien, mais cette fois, Jack pressentait le contraire.

La réponse de Kell ne servit qu’à le provoquer davantage.

— Peut-être.

Jack étudia son ami.

— Elle te plaît, n’est-ce pas ?

Kell retourna le portrait sur sa cuisse et lui adressa un large sourire.

— Elle plaît à tout le monde, Jack.

Jack savait que c’était vrai.

— À part à toi, vieux saligaud !

— Je n’ai rien contre elle, rétorqua Jack, mais c’était bien loin de la vérité.

Elle ne faisait pas que lui plaire... elle lui plaisait bien trop.

— Vraiment ? insista Kell.

Jack se cala contre le dossier de son siège, étudiant les traits arrogants de son ami.

— Qu’essaies-tu de me dire, Kell ?

Celui-ci se redressa, jeta un dernier regard au portrait et répondit :

— Si tu es trop aveugle pour voir la vérité, alors tu ne mérites pas de le savoir.

Puis il reposa le portrait, le tournant vers Jack, et s’en alla.

Jack le regarda partir en plissant les paupières, se disant qu’ils se connaissaient depuis bien trop longtemps. Il poussa un profond soupir et son regard retomba sur le portrait de Penn.

Il fronça les sourcils quand ses yeux se concentrèrent sur l’image, et il tendit la main pour s’en saisir.

— Diable, dit-il avec un petit rire.

Il n’était pas l’auteur de cette œuvre d’art. Penn avait deux cornes sur la tête et une sur le menton, et ses yeux brillaient du signe du dollar. Cette apparence lui convenait parfaitement. Jack secoua la tête et éclata de rire. Il jeta un œil vers la porte et songea à rappeler Kell pour lui soutirer ce qu’il avait appris d’elle. Mais il connaissait assez son ami pour savoir qu’il ne lui dirait rien. Pas s’il en avait décidé autrement, comme il paraissait l’avoir fait.

— Diable, répéta-t-il en reposant le dessin face à lui, pour pouvoir en profiter pendant qu’il travaillait.

Quand il se rassit, ce fut avec une humeur plus légère.

Soudain, il entendit des cris et manqua renverser le bureau dans sa hâte de découvrir la cause de ce vacarme.


— Je vais parfaitement bien, assurait Sophie à Randall qui lui criait de redescendre, tentant de le faire taire avant qu’il ne parvienne à ameuter Jack.

Ce n’est pas comme si le vent soufflait et que la mer était turbulente. L’océan et le ciel étaient tous les deux tranquilles après la tempête de la veille, et Sophie ne voyait absolument pas pourquoi elle ne réussirait pas une simple réparation. Si un homme en était capable, alors elle aussi. C’était certain.

— Miss Vanderwahl, lui cria Randall d’en bas, descendez de là, je vous en prie !

Sophie l’ignora, grimpant plus haut sur l’échelle de fortune. Apparemment, durant la nuit, le vent avait ouvert davantage le trou qu’elle avait accidentellement fait dans les voiles – assez pour qu’il soit visible depuis le pont, et elle ne voulait pas que la déchirure s’accentue. Elle prendrait toutes les précautions possibles, mais nul n’aurait pu l’en dissuader.

Elle voulait faire quelque chose de bien pour Jack.

Ils s’étaient réveillés au matin, par terre, dans les bras l’un de l’autre. Il l’avait étreinte toute la nuit pendant que la tempête faisait rage, et elle avait fait semblant d’être toujours endormie quand il s’était réveillé avec les premiers rayons de soleil, prenant soin de la border avant de quitter la pièce. Il avait écarté ses cheveux de son visage... avec tant de tendresse que le cœur de Sophie s’était serré de désir.

— Miss Vanderwahl, protesta Randall, qui fut alors rejoint par Kell, qui resta heureusement silencieux tout en la regardant comme s’il la croyait folle.

Et peut-être l’était-elle, car elle ne pouvait songer à autre chose qu’à Jack. Jack, Jack, Jack. Que diable lui arrivait-il ?

Une foule commença à se rassembler sur le pont, mais Sophie les ignora, déterminée à se montrer utile. Elle avait trouvé une aiguille et du fil en stock, et leur taille démesurée lui révéla qu’ils étaient destinés à une telle occasion. Elle ne savait peut-être pas comment raccommoder une voile à la perfection, mais elle pouvait certainement apprendre sur le tas.

Cependant, une fois sa destination atteinte, la taille de la déchirure refroidit sa résolution. D’en bas, elle lui avait semblé relativement modeste, mais de près, elle commençait à se demander si elle allait parvenir à arranger quelque chose. Malgré tout, cela ne ferait pas de mal d’essayer. Elle prit la corde qu’elle avait enroulée autour de son bras et l’accrocha d’abord sur la tête de mât puis autour de sa taille, s’arrimant de peur de glisser et de tomber. Cela fait, elle se mit en position de travail et tira l’aiguille de sa robe. Elle était déjà enfilée ; Sophie s’en était chargée avant de grimper. Et si elle avait besoin de plus de fil, elle en avait en réserve.

Tout allait bien jusqu’à ce que Jack se mette à crier, la faisant sursauter.

— Bon sang, Sophia ! Descendez de là !

Elle laissa tomber l’aiguille.

Sophie poignarda Jack du regard.

— Regardez ce que vous m’avez fait faire ! s’emporta-t-elle.

— Redescendez, Sophia !

Elle se hérissa en entendant le ton de sa voix.

— Pas question ! contra-t-elle. Comment osez-vous me parler sur ce ton !

S’il s’inquiétait pour elle, il existait de bien meilleures façons de le montrer ! Quoi qu’il en soit, elle allait bien, excepté le fait qu’à présent, elle n’avait plus d’aiguille pour recoudre les voiles. L’irritation monta en elle.

— Diable, savez-vous seulement ce que vous faites ? lui demanda-t-il en appuyant sur le mot diable.

Il posa les mains sur ses hanches en lui lançant un regard noir.

— Ou bien mettez-vous un point d’honneur à chercher les problèmes ? De toute ma vie, Sophia Vanderwahl, je n’ai rencontré de femme plus désobéissante que vous !

S’il existait quelqu’un sur ce vaisseau qui ignorait encore qu’elle avait grimpé sur le mât, il était à présent au courant.

Désobéissante, hein ?

Elle eut un sursaut de colère. Si elle était un homme, Sophie doutait que ses efforts soient perçus de la même façon. Un homme aurait été vu comme consciencieux et constructif.

Désobéissante... Fi !

— Je raccommode la voile ! l’informa-t-elle vivement, essayant de paraître aussi digne que possible face à ses reproches.

Tout le monde les regardait.

— Non pas que quelqu’un comme vous puisse apprécier ce fait, râla-t-elle. Quel ingrat, marmonna-t-elle entre ses dents.

— Je vois, dit-il. C’est ce que vous faites là-haut ?

— Oui.

— Et vous avez prévu de la réparer avec une aiguille et du fil ?

— Bien sûr, répondit Sophie. N’est-ce pas ainsi que l’on répare un tissu déchiré ?

Sa logique coupa la chique de Jack pendant une seconde, même si sa posture trahissait sa fureur. Puis il dit :

— Je ne sais pas comment vous avez l’intention de réparer cette voile, mais même un idiot saurait qu’il ne faut pas essayer de la ravauder alors que le vent souffle à travers !

— Le vent ne souffle pas ! argumenta Sophie.

C’était juste une simple brise. Rien qui aurait pu freiner ses réparations.

— Vous exagérez, Jack.

— Sophia, continua-t-il d’un ton irrité. Si vous ne descendez pas de là, c’est moi qui vais monter !

Sophie se hérissa à cette menace. Elle avait l’impression d’être une enfant désobéissante, et même sa propre mère ne l’avait jamais tancée de la sorte. Cela étant, elle n’avait jamais rien fait qui aurait justifié une réprimande, tant elle redoutait sa mère.

Elle refusait de se laisser intimider. Elle n’était pas une gamine de cinq ans qui se faisait gronder pour sa robe couverte de boue. Elle était une adulte, libre de penser par elle-même !

Elle lui sourit d’en haut, une note de défi dans la voix.

— Mais je vous en prie, Jack MacAuley, et tant que vous y êtes, pourquoi ne pas m’apporter cette aiguille que vous m’avez fait lâcher ?

Tout à coup, les membres de l’équipage se mirent à regarder partout sur le pont, comme s’ils cherchaient l’aiguille.

— Sophia ! s’écria Jack.

— Je crois qu’elle est là... près de Randall, l’instruisit-elle, ignorant sa directive.

S’il voulait qu’elle descende, il n’avait qu’à le lui demander poliment. Elle n’avait aucune raison de rester à présent qu’elle n’avait plus son aiguille, mais elle n’allait pas se plier à ses moindres volontés.

Randall tomba à genoux, furetant. Sophie doutait qu’il la retrouve et en vérité, elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle était tombée tant elle avait été surprise par Jack.

Quel homme impoli et grincheux !

— Assez ! dit Jack en levant les bras au ciel, visiblement dégoûté par elle.

Puis il se jeta pratiquement sur le mât principal avant de se saisir de l’échelle qu’il escalada avec bien trop d’agilité. Sophie se mordit la lèvre, plissant le front. Il ne pouvait pas la faire descendre contre son gré. Cela serait dangereux de l’entraîner de force. Elle serra instinctivement le nœud à sa taille, et juste pour être certaine, elle en fit un autre et tira dessus de toute sa force. Elle ne voulait pas devenir la victime de sa rage irréfléchie.

— J’essayais simplement de vous aider ! lui assura-t-elle quand il fut parvenu à mi-parcours.

Elle testa la corde à nouveau, son anxiété grandissant au fur et à mesure de son approche.

— Nous n’avons pas besoin de votre aide !

— Je ne comprends pas pourquoi vous êtes si en colère !

Jack non plus.

Il ne pouvait pas expliquer cette peur qui lui avait serré l’estomac à l’instant où il l’avait repérée en haut du mât.

Cette femme était folle !

Il ne craignait plus simplement qu’elle coule le bateau. Si elle continuait de la sorte, elle allait finir six pieds sous terre. Jack serait contraint de l’enfermer pour la mettre à l’abri du danger.

Il avait grimpé rapidement, ne songeant qu’à l’atteindre, ne s’interrogeant pas sur l’inexplicable hystérie qu’il ressentait au fond de lui en songeant à ce qu’elle faisait là-haut.

Il la tenait presque, l’avait à portée de main, quand il posa le pied un peu trop lourdement sur un des échelons. Celui-ci céda sous lui.

— Jack !

Il tendit les bras vers le mât et s’y agrippa, l’étreignant tandis qu’il se mettait à glisser. Au même instant, il sentit un tiraillement sec sur son cuir chevelu. Il ne dura qu’un instant. Il atterrit lourdement sur l’échelon précédent et l’entendit se briser à son tour. Il poursuivit sa descente, geignant de douleur. Pendant un moment interminable, il ne songea qu’à ses bourses. Il n’avait aucun moyen de les protéger pendant sa glissade et la douleur lui brouilla la vision. L’échelon suivant tint bon et il y demeura immobile, étreignant le mât, prenant conscience de la sensation de brûlure dans ses mains.

Quand il retrouva ses esprits, il leva la tête et découvrit un air horrifié sur le visage de Sophie.

Dans sa main tendue se trouvait une mèche de ses cheveux. Jack fronça des sourcils choqués en la voyant. Son premier instinct aurait été de porter la main à son crâne pour repérer la tonsure, mais ses bras étaient bien serrés autour du mât, et il n’aurait lâché prise pour rien au monde.

Sophie regarda successivement la mèche puis Jack, haussant des sourcils suppliants.

— Je suis désolée, Jack. J’ai... j’ai voulu freiner votre chute.

Il ne trouvait pas les mots.

Dans son esprit, il s’imaginait l’attachant dans son hamac, l’entourant de kilomètres de corde pour créer un cocon protecteur. Dans son fantasme, elle l’implorait pour qu’il la libère, mais il l’ignorait obstinément, la réduisant au silence par un baiser fougueux avant de tourner les talons pour partir, refermant la porte derrière lui.

Il aurait dû suivre son instinct et ne jamais la laisser embarquer sur ce maudit vaisseau.