Jack était assis à son bureau, essayant de comprendre les mots qui tressautaient devant lui.
Il était en train de lire des rapports rédigés par des confrères... des rapports qu’on avait fustigés et dédaignés, les jugeant inconséquents ou erronés, simplement parce qu’ils ne correspondaient pas à la théorie communément acceptée de l’évolution humaine.
Il essayait de les lire, mais pouvait à peine se concentrer à cause des bruits provenant de l’autre moitié de la pièce.
Sophie se préparait au coucher.
Mais lui-même ne ressentait aucune fatigue.
D’ailleurs, il était si tendu qu’il parvenait à peine à demeurer assis. Il ne pouvait s’empêcher de se remémorer sa saveur... la sensation de ses doux frémissements quand il l’avait menée à l’orgasme.
Son propre corps avait un besoin urgent de contentement... un contentement qu’elle seule pouvait lui donner.
Sa vision se brouilla et sa concentration fut réduite à néant.
Elle faisait sa toilette.
Il l’entendait bien trop clairement ; des boutons qu’on ouvrait, le frou-frou de vêtements qui tombaient à terre, des éclaboussements...
Mais elle-même restait douloureusement silencieuse.
Il essaya de se concentrer sur son travail, braquant son attention sur les papiers devant lui.
Il soutenait que la civilisation maya, pour en être arrivée à son dernier stade de progrès technologique, avait dû disposer d’une vaste période de temps pour mettre en place cette évolution...
De l’eau éclaboussa l’autre côté du rideau.
Où se lavait-elle ?
Des images vinrent le hanter – de sombres boucles soyeuses. Il retrouva l’envie de la dévorer. Déglutissant, il ferma les paupières un instant, puis il les rouvrit, s’efforçant de se concentrer...
Il était difficile de croire, comme le voulaient les théories actuelles, qu’une civilisation mésoaméricaine ait pu se développer au degré atteint par les Mayas si les hommes avaient émigré sur ce continent à peine dix mille ans auparavant.
Du miel... elle avait un goût de miel.
Il cligna des paupières pour chasser le souvenir entêtant de la jeune femme allongée sur son bureau... et il ignora la preuve de son excitation.
La présence de Sophie le rendait complètement fou.
Que faisait-elle ? Son silence lui faisait perdre la raison.
Fallait-il qu’il lui parle ? Lui dise bonne nuit ? Pourquoi diable se comportait-il soudain comme un gamin avec sa première amoureuse ? Elle était une Vanderwahl, certes, mais il n’y avait pas si longtemps, ses jolies jambes s’étaient retrouvées enroulées autour de son cou tandis que ses doux cris passionnés lui avaient rempli les oreilles.
Mécontent de lui, il recentra ses pensées, tapotant impatiemment ses doigts sur le bureau.
Jack restait incrédule devant les réalisations des Mayas. Ils avaient développé des connaissances jamais atteintes par des civilisations comparables. Leur système mathématique pouvait exprimer des sommes qui atteignaient les millions, et ils avaient compris le concept de la quantité zéro des milliers d’années avant le reste du monde. Parmi leurs nombreux autres exploits, ils avaient développé un calendrier précis s’étendant sur quatre cents millions d’années, et leur mesure de l’année ne différait que très légèrement de la réalité actuelle. Une société balbutiante, pour ainsi dire, n’aurait pas eu le temps nécessaire pour atteindre un tel développement – du moins pas sans une influence extérieure.
Voilà les prémisses sur lesquelles Penn était parti... littéralement.
Ayant travaillé de près aux côtés de Jack, Penn avait présenté au comité les réflexions précises de Jack, sauf qu’il n’avait pas réellement compris l’essence de sa théorie. Penn soutenait que puisque la civilisation maya ne semblait pas avoir évolué au-delà de l’âge de pierre, n’employant pas la roue à des fins pratiques ou développant un alphabet phonétique, les Mayas avaient donc dû recevoir leur savoir de sources extérieures à leur propre culture.
Ayant eu accès aux rapports de Jack, Penn avait démonté sa théorie, point après point, devant le comité, détournant ses propres arguments contre lui au nom de la religion à un tel degré que Jack trouvait que c’était un outrage à l’intelligence et un coup fatal porté à la notion de progrès. Il n’aurait déjà pas été facile de les convaincre de la validité de ses théories, mais après que Harlan les ait travaillés au corps, ils n’avaient même pas eu envie de l’écouter parler.
Même si Jack avait des preuves à avancer.
Les rapports qu’il avait devant lui, produits par des confrères fiables, fournissaient des preuves affirmant que l’Homme moderne – anatomiquement parlant – avait habité ce continent depuis une date bien plus reculée. Cela conduisait Jack à penser que les Mayas s’étaient bel et bien développés tout seuls. Mais avec cette théorie, il avait commis un péché professionnel : il avait osé remettre en question les institutions traditionnelles.
Il semblait incroyable à Jack que de telles preuves, fournies par des chercheurs respectés, puissent être écartées en faveur de celles avancées par un homme tel que Penn. Même si les éléments probants de Penn étaient minimes, s’appuyant presque principalement sur des parallèles religieux, c’était lui qui avait reçu des soutiens financiers pour poursuivre ses recherches, et Jack qu’on avait laissé dans le besoin.
Ce dernier croyait que c’était parce que les recherches de Penn ne confirmaient pas simplement la théorie acceptée de l’évolution, mais favorisaient également la doctrine religieuse. Et ce qui l’irritait n’était pas que les théories de Penn soient entendues – toute idée se devait d’être considérée –, mais qu’elles et d’autres du même acabit soient les seules à être acclamées.
Peu importait à Jack s’il se trompait.
D’ailleurs, il avait lui-même abandonné d’innombrables théories. Mais il n’appréciait diablement pas qu’on lui dise qu’il avait tort avant même de pouvoir commencer à faire son travail, et par des hommes qui se considéraient comme l’élite dominante.
Le rideau s’ouvrit abruptement.
Sophie se tenait là, dans sa camisole déchirée, parvenant toutefois à afficher une apparence régale.
Malgré son humeur, ce spectacle lui fit monter un sourire aux lèvres.
Sophie lui sourit en retour.
Il était penché sur le bureau d’un air las, le menton dans la main, braquant sur ses documents ce regard irrité qu’il lui réservait d’ordinaire.
— Qu’étudiez-vous ? lui demanda-t-elle, résistant à l’envie d’aller jeter un œil par-dessus son épaule.
Il ne semblait pas apprécier l’intérêt qu’elle portait à son travail, mais sa curiosité la démangeait. Elle ne pouvait tout simplement pas s’en empêcher.
— Du travail, dit-il simplement.
Il continua à lui sourire et les joues de Sophie s’enflammèrent.
Il s’était montré bien plus ouvert depuis leur étreinte de l’après-midi – un agréable changement –, mais Sophie ne parvenait pas vraiment à se réjouir. Elle n’aimait pas cette timidité soudaine qui s’était emparée d’elle en sa présence. Elle ne pouvait manifestement même pas le regarder sans rougir, et plus il s’efforçait de la mettre à l’aise, plus son embarras croissait.
Jack MacAuley avait vu bien plus de sa personne qu’aucun homme n’aurait dû, et elle trouvait qu’elle avait mal agi. Ses pensées étaient troubles. Quelque chose d’aussi beau ne pouvait pas être mal... et pourtant, elle était techniquement encore fiancée à Harlan... du moins jusqu’à ce qu’elle se retrouve face à lui. Elle n’avait aucun droit de s’abandonner à un comportement aussi indécent avec qui que ce soit.
Et pourtant, malgré ses joues en feu, elle ne parvenait pas à ressentir le moindre regret pour ses actions.
Voir Jack faisait bondir son cœur.
Il posa ses documents, lui accordant toute son attention.
Sophie lui sourit timidement et s’approcha du bureau sous prétexte de regarder le portrait de Harlan. Le soulevant, elle afficha un sourire satisfait face à son travail, puis elle reposa l’image, la tapotant mélancoliquement du doigt avant de tourner à nouveau les yeux vers Jack.
Celui-ci l’observait avec attention, s’amusant secrètement de quelque chose. De quoi ? Sophie n’aurait su le dire.
Il haussa les sourcils.
— J’en déduis que vous avez hâte de le voir ?
— Oh, oui, vraiment, admit-elle.
Et c’était la vérité. Elle avait hâte de lui lire ses propres mots traîtres et de lui jeter sa bague au visage. Qu’il l’offre à l’une de ses précieuses indigènes !
— C’est manifeste, dit-il en lui coulant un regard.
Se sentant soudain gênée par son attention, Sophie fit un effort pour paraître sereine. Elle n’était pas encore prête à lui fournir des explications.
Tout ceci lui donnait une vague impression d’échec.
Sa mère l’avait parfois prévenue de ne pas dévoiler sa véritable nature, parce qu’elle était certaine que Sophie ne parviendrait pas à garder un homme. Elle était colérique, avait des intérêts trop masculins, et sa chevelure ne restait jamais en place. Elle leva la main et retira le ruban de ses cheveux, laissant ses mèches tomber librement. Elle avait passé un temps fou à essayer de les rendre présentables, mais pourquoi essayer de les retenir ?
Ce n’était pas sa faute si Harlan était un stupide coureur de jupons !
— Alors..., dit-elle en jouant avec le pâle ruban ivoire, se l’enroulant autour du pouce. Sur quoi travaillez-vous ? insista-t-elle, espérant ainsi détourner son attention d’elle.
Jack la contemplait d’un air bien trop entendu et cela la mettait mal à l’aise.
— Vous voulez vraiment le savoir ?
— Bien entendu, lui dit-elle. Sans quoi je ne vous l’aurais pas demandé.
— Je parcourais des rapports rédigés par des confrères.
— Quelle sorte de rapports ?
— Des preuves découvertes sur le continent nord-américain qui indiquent des peuples indigènes bien plus anciens que ce qui est communément accepté.
Sophie ôta le ruban de son pouce.
— En d’autres termes... les indigènes sont présents depuis plus longtemps que nous ne le croyons ?
— Précisément.
— Je vois.
Elle était réellement intéressée, mais même si son fiancé était un expert dans le domaine de l’anthropologie, elle n’avait pas la moindre idée de la façon dont ils effectuaient leurs recherches. Harlan ne lui parlait jamais de rien.
— Et comment le savez-vous ?
Il poussa un document vers elle.
— Prenez cet article, par exemple...
Sophie retourna la feuille. Elle était intitulée : « Une relique d’un temps révolu ».
— Cet article en question est paru dans la revue Scientific American du 5 juin 1852.
Sophie lut les mots griffonnés en bas de la page – de la main de Jack, se dit-elle –, « Vase métallique dans une roche précambrienne ».
— Un récipient en forme de cloche a été projeté hors de la roche par l’explosion mise en lumière par cet article.
Sophie scanna la lettre et demanda d’un ton surpris.
— Dans le Massachusetts ?
Jack hocha la tête d’un air solennel.
— Oui, en effet. Le corps du récipient présente la couleur du zinc et un motif serti d’argent massif orne le côté. Sur le dessous est représentée une vigne, également sertie d’argent. La ciselure, les gravures et l’incrustation ont été réalisées par un artisan chevronné. Il est sorti d’un poudingue situé à quinze pieds de profondeur. La pierre date de l’ère précambrienne, ce qui signifie qu’il a six cents millions d’années.
Sophie plissa les sourcils.
— C’est remarquable !
— Oui, c’est vrai, lui accorda Jack. Nous acceptons communément que des chasseurs-cueilleurs asiatiques ont traversé le détroit de Béring voilà douze mille ans.
— Cela représente un écart conséquent, fit remarquer Sophie.
— Un écart incroyable. Mais ce rapport n’est absolument pas unique. Il en existe des dizaines.
— Fascinant, dit Sophie, impressionnée.
Avide de connaissances, elle jeta un coup d’œil mélancolique à la pile de rapports que Jack avait si férocement gardés.
— Aimeriez-vous les lire ?
Sophie cligna des paupières à cette proposition, essayant de déchiffrer son expression. Était-il sérieux ou bien la taquinait-il ?
— Vraiment ?
Il hocha la tête et elle poussa un léger cri de surprise.
— Cela ne vous fait vraiment rien ?
Il lui répondit d’un sourire et poussa la pile vers elle.
— Seulement si vous promettez de les prendre dans votre hamac et de les lire là-bas et nulle part ailleurs.
Sophie arbora un sourire radieux.
— Et pas de lanterne à moins de cinq pieds, ajouta-t-il.
Sophie éclata de rire, même si elle aurait voulu se vexer. Mais elle ne le pouvait pas. À la place de Jack, elle doutait qu’elle se soit donné la permission de s’en approcher.
— Et pas d’eau ni d’encre à proximité ! Et quand vous aurez fini, vous les remettrez proprement dans mon tiroir.
— Seigneur ! dit Sophie, se retenant d’éclater de rire. Je n’ai pas l’habitude de causer des désastres, lui assura-t-elle.
Il haussa les sourcils et son sourire s’élargit à son tour. Il se cala contre le dossier de sa chaise pour mieux la regarder et dit d’un ton très catégorique :
— Je ne vous crois pas.
Sophie s’empara des documents avant qu’il ne puisse changer d’avis, plaquant le lourd paquet contre sa poitrine, les serrant contre elle. Elle n’aurait rien pu dire pour sa défense, mais elle pouvait certainement prouver sa bonne volonté en les reposant bien nettement dans le tiroir de son bureau avant le matin.
— Je vous remercie, Jack, offrit-elle avec un sourire appréciateur.
Il hocha la tête, ne cessant de la dévisager, et son sourire se fit soudain mélancolique.
— Bonne nuit, petite fleur, dit-il.
Cette marque d’affection fit bondir le cœur de Sophie.
Elle croisa son regard et déglutit. C’était la deuxième fois qu’il l’appelait ainsi... et cela faisait tout autant battre son cœur que la première fois. Même s’ils se tenaient à quelque six pieds l’un de l’autre, le souvenir de cette première fois fit courir une chaleur instantanée à travers son corps, et ce qu’elle lut dans ses yeux lui coupa le souffle.
Elle eut soudain le tournis.
— Bonne nuit, Jack, dit-elle rapidement avant de se précipiter vers sa couche, refermant les rideaux derrière elle.