Chapitre Vingt-Quatre

Sophie passa toute la journée du lendemain à rassembler les recherches de Jack. Elle travailla pendant qu’il n’était pas là, voulant le surprendre. La journée suivante, elle commença méticuleusement à reconstituer ses manuscrits, tels qu’ils étaient, du moins selon ses souvenirs. On avait souvent vanté son sens du détail, et elle n’avait jamais été aussi reconnaissante de ce don de Dieu que tandis qu’elle s’efforçait de recréer le travail perdu.

Une fois qu’elle eut fini, elle reprit tout du début pour s’atteler aux détails de chaque dessin, utilisant son imagination pour rendre tous les croquis aussi vivants que possible.

Le résultat final n’était pas sa meilleure production. C’était impossible dans le laps de temps imparti, mais elle était tout de même fière de ses croquis et espérait qu’ils contenteraient également Jack.

Elle posa les dessins terminés sur son bureau et se dirigea vers la cuvette afin de se laver les mains, ressentant un sentiment de fierté en récompense de ses efforts.

Mais après avoir terminé, elle ressentit le désir accablant de voir les objets originaux. Elle aurait préféré dessiner d’après nature au lieu d’avoir à interpréter la vision de quelqu’un d’autre.

Jack lui permettrait peut-être de rester pour faire le compte-rendu de ses découvertes ? Il n’aurait pas besoin de la rémunérer. Cette tâche lui ferait grand plaisir et elle songeait même à le payer pour avoir ce privilège.

Il faudrait qu’elle lui en parle.

Mais d’abord...

Après plus d’une semaine, Sophie ne pouvait plus supporter son odeur. Pas étonnant que Jack garde ses distances. À sa place, elle aurait agi pareil. C’est le désespoir qui la guida dans la cabine de Shorty.

Il y aurait bien quelque chose dans les affaires abandonnées de Shorty qui pourrait lui être utile. Le pauvre homme avait été oublié à quai, mais ses affaires restaient à bord, soigneusement rangées dans l’attente de son retour. En réalité, Sophie espérait qu’elle y trouverait quelque chose appartenant à sa fameuse compagne – celle avec les miches, selon l’expression de Randall. Elle espérait, mais en vain. Tout ce qu’elle trouva fut une paire de pantalons appartenant à Shorty et quelques chemises. Se sentant légèrement découragée, elle s’assit sur le lit, ses pantalons à la main, et fit la moue.

Après plus d’une semaine dans les deux mêmes robes, elle se sentait terriblement... nauséabonde. Il n’y avait pas d’autre mot. Elle ne supportait même pas sa propre présence. Elle se lavait du mieux qu’elle le pouvait, tressait ses cheveux sur sa nuque, mais ses vêtements étaient toujours crasseux après ses efforts désastreux pour faire la cuisine, et elle n’avait plus le choix qu’entre deux robes, grâce à sa propre maladresse.

Elle inspecta les pantalons de Shorty et les trouva au moins propres – du moins plus propres que ce qu’elle avait présentement sur le dos. L’odeur âcre des patates moisies offensait ses narines, et elle se décida. Il valait mieux être moche que sentir mauvais. Elle n’avait tout simplement pas le choix.

Aussi rapidement qu’elle en fut capable, elle jeta ses vêtements sales, gardant un œil sur la porte. Puis elle se glissa prestement dans les pantalons de Shorty et découvrit alors ce qui lui avait valu son surnom. Sophie n’était pas particulièrement grande, mais ces pantalons d’homme lui arrivaient péniblement aux chevilles. Qui plus est, il était manifestement assez mince, car elle dut également faire un effort considérable pour en refermer les boutons. Le seul endroit où ils étaient un peu lâches était à la taille... mais elle décida que c’était une bonne chose, parce qu’elle pouvait y insérer sa chemise.

Sophie tira de son coffre une de ses chemises à carreaux les plus colorées et eut la certitude absolue que le même homme n’aurait pas pu porter ces deux articles. Les épaules étaient trop larges et les pans arrière lui tombaient jusqu’aux cuisses. Mais elle s’en revêtit quand même et la boutonna. Puis elle se mit à fourrer les pans dans la ceinture de ses pantalons, les enfonçant jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite de son apparence. Cela fait, elle fut certaine d’une chose... ou plutôt deux...

D’une part, Shorty avait grandement besoin d’un bon couturier, et d’autre part, elle n’était pas aussi élancée qu’elle aimait à croire.

Ses courbes modestes étaient plus qu’apparentes dans ces vêtements masculins – particulièrement ceux de cet homme – et la seule chose qui l’empêchait de se déshabiller à nouveau pour remettre ses propres vêtements malodorants était le simple fait que sa poitrine ne poussait pas contre les boutons de sa chemise autant que le faisaient ses hanches dans ses pantalons. Elle n’avait pas besoin d’un miroir pour le confirmer. Les boutons s’accrochaient aux boutonnières de façon précaire. Si elle osait se pencher, elle se dit qu’ils allaient céder.

C’était incontournable.

Elle resta plantée là à s’observer, grimaçant au spectacle qu’elle devait offrir, et elle décida soudain que la chemise serait mieux débraillée. Elle la tira et la laissa pendre sur ses pantalons, analysant la situation. Elle fronça à nouveau les sourcils. Cette tenue était aussi peu flatteuse que les sarraus informes qu’elle voyait souvent sur les représentations d’immigrés. Se sentant légèrement désespérée, elle jeta un œil vers la porte.

Sa vanité ne l’autoriserait pas à quitter la pièce vêtue de façon aussi... négligée.

En l’état, Jack s’était remis à l’ignorer... même si lorsqu’il lui parlait, c’était sans la moindre animosité. Il avait simplement paru trop occupé dernièrement pour passer beaucoup de temps avec elle. D’ailleurs, elle se sentait invisible en sa présence et aurait presque souhaité qu’ils reprennent leurs disputes. Elle composait bien mieux avec son sarcasme qu’avec son silence.

Cet aveu lui tira un soupir.

Son manque d’attention l’avait désespérée, lui provoquant une étrange sensation de vide – un vide tel qu’elle n’en avait jamais ressenti, pas même avec les longues absences et la négligence de Harlan. D’ailleurs – et elle plissa le front, déçue d’elle-même –, elle n’avait même pas réalisé qu’elle était négligée par Harlan. Elle avait simplement attribué l’absence continue de Harlan à sa dévotion sans bornes à son travail. Et elle continuait simplement sa vie et ne pensait que rarement à lui, à part lorsqu’on l’interrogeait sur lui.

— Oh, Harlan va bien ! s’imita-t-elle en se regardant dans le petit miroir suspendu au-dessus de la table de toilette, sans parvenir à invoquer une expression sereine. Il travaille dur, en effet !

À enchaîner les conquêtes !

L’ignoble goujat.

Sophie comprenait à présent les petits sourires narquois qu’on lui avait adressés face à ses réponses polies sur son fiancé absent. Elle se demandait d’ailleurs si tout le monde avait été au courant pour Harlan sauf elle. Avec combien de femmes l’avait-il trompée depuis leurs fiançailles ? Elle se souvenait d’une expression particulièrement dédaigneuse, et la révélation lui laissa un goût amer dans la bouche.

Sa mère aurait vraiment dû l’appeler Casanova au lieu de Harlan, se dit-elle avec indignation. Cela lui allait mieux. Mais elle n’entretenait guère plus de sentiments pour lui.

À sa grande surprise, la seule raison pour laquelle elle était capable d’invoquer la moindre colère était parce que son père était concerné et parce que Harlan l’avait fait passer pour une ridicule petite idiote. Sa fierté était légèrement blessée et elle avait un besoin de revanche. Sinon, elle ne ressentait rien à l’idée qu’il soit avec une autre femme. En vérité, elle n’imaginait même pas que Harlan puisse faire à une autre ce que Jack lui avait fait à elle.

Son cœur se comprima légèrement quand elle songea à lui.

À Jack, pas à Harlan.

Cela ne faisait que deux jours qu’il s’était entièrement plongé dans son travail, mais il manquait terriblement à Sophie. Il lui semblait impossible que quelqu’un qui dorme dans la même pièce qu’elle puisse lui manquer, et pourtant... Si cela n’avait aucun sens, ce n’en était pas moins vrai.

Il était généralement tard lorsque Jack rentrait, et il se levait tôt. Et Sophie avait l’impression que malgré la taille du navire, ce serait un coup de chance si elle pouvait l’apercevoir de temps en temps.

Elle avait besoin d’une ceinture pour cette chemise... une corde... ou quelque chose qui lui marquerait un peu la taille. C’était peut-être futile, mais il lui fallait une taille. Elle ne voulait pas ressembler à une vieille femme mal fagotée. Avec un soupir, elle revint vers le coffre pour poursuivre ses recherches. Elle passa en revue les chemises et les chaussettes du cuistot, s’équipa d’une paire de chaussettes quand elle essaya ses chaussures, et continua d’explorer ses affaires. Elle déplia une paire de lourds pantalons bleus et en fit tomber un objet brillant et argenté. Sans le vouloir, elle le projeta au travers de la pièce. Elle l’aperçut seulement furtivement avant qu’il ne roule sous la table de toilette, mais quelque chose lui sembla familier et elle laissa retomber les pantalons dans le coffre pour partir à sa recherche.

Soulevant le rideau qui entourait la petite table de toilette, elle aperçut un éclat argenté près du mur et tendit la main sous la table pour l’attraper à l’aveuglette. Ses doigts trouvèrent et se refermèrent sur l’objet cylindrique et froid aux contours lisses.

Une onde de choc la parcourut quand elle posa les yeux sur ce bijou si particulier.

Il ne ressemblait à aucune autre bague de sa connaissance – son modèle était rare. Dans un œil hiéroglyphique, la pupille ornée d’un rubis aux multiples facettes étincelait. Le tour était gravé, mais pas assez finement pour que son usage soit déplacé pour un homme. Le filigrane rappelait les parchemins anciens et la bague, effectivement, était ancienne.

La colère lui remonta l’échine.

En vérité, ce n’était pas la première fois que Sophie voyait cette bague.

Elle l’avait remarquée la première fois dans la vitrine d’une vieille boutique au cours d’une sortie avec sa mère. Elle l’avait achetée pour Harlan avant son premier voyage au Yucatan, se disant qu’il aurait aimé avoir un souvenir d’elle.

Sachant qu’elle y était, elle tourna la bague pour y chercher une inscription et découvrit que le dessous avait été poli jusqu’à ce que l’argent y brille plus fort que le reste. Partie. Éradiquée. Ce qui se trouvait là était parti au ponçage, mais Sophie connaissait les mots qui y avaient été inscrits : À Harlan, avec tout mon amour.

Elle se redressa, son visage brûlant d’une rage soudaine, et elle fourra rapidement les pans de sa chemise dans ses pantalons.

Elle n’était pas tant en colère contre Harlan, car il méritait tout ce qui pouvait lui arriver, mais elle n’appréciait guère les voleurs !

Peu importe l’image qu’elle renvoyait en cet instant ou que Jack cherche à l’éviter. Quelqu’un allait devoir se justifier ! Elle ignorait complètement comment Shorty était entré en possession de cette bague, mais Sophie était certaine que ce n’était pas par des méthodes honorables. Et il n’existait pas la moindre chance que ce soit simplement une excellente copie. Prête à se battre – si c’était nécessaire – pour obtenir des réponses, elle partit à la recherche de Jack.


Il n’était pas de bonne humeur.

En réalité, il était d’une humeur particulièrement maussade, et cela ne faisait qu’empirer au fil des minutes.

Ses épaules étaient raides et son corps tendu, et il ne pouvait s’empêcher de songer à Sophie. Chaque fois qu’il fermait les yeux, sa silhouette se matérialisait devant lui, belle et sensuelle, ondulant comme les vagues de l’océan sous une lune torride. Il essaya de repousser cette vision, mais ses petits cris remplissaient ses oreilles, le tourmentant.

Cet écho ne cessait de le ronger.

Il n’avait pas eu la force de lui faire face depuis cette nuit-là, car sinon, il l’aurait assurément prise dans ses bras – au diable avec Penn – et lui aurait fait tout oublier sous ses baisers.

Il ne pouvait plus le dénier ; il voulait lui faire l’amour plus qu’il n’avait souhaité quoi que ce soit dans sa vie. Ce qu’il n’aurait pas donné pour une simple nuit passée dans ses bras... pour l’entendre crier son nom dans les affres du plaisir. Elle était à la fois curieuse et passionnée – pleine de vie –, le rêve le plus fervent de tout homme.

Sa saveur s’accrochait à ses lèvres, le tentant... l’empêchant de se concentrer.

Si elle le permettait, il lui montrerait tout, partagerait tout ce qu’il avait, tout ce qu’il était.

Il voulait Sophie à ses côtés pendant qu’il se salirait les mains dans la terre. Il voulait qu’elle soit là quand il ferait ses plus grandes découvertes, voulait sauter de joie en la tenant dans ses bras. Il voulait la soulever et l’emmener jusqu’à leur lit pour célébrer l’évènement. Il voulait qu’elle reste toujours avec lui.

Et pour la première fois de sa vie, il songea aux enfants. Ferait-il un bon père, avec la vie et la carrière qu’il avait choisies ?

Il voulait essayer.

Il imagina une petite fille... comme Sophie... avec des boucles folles et un petit nez... les mains sales, mais une robe d’un blanc immaculé... des rubans roses tombant de ses cheveux et un sourire joyeux sur le visage.

Marmonnant dans sa barbe, il jeta son bloc de papier et sa liste de matériel, son humeur se noircissant considérablement. Il ne parviendrait jamais à terminer l’inventaire avec toutes ces pensées qui bondissaient dans sa tête, ricochant sur son crâne comme des balles en caoutchouc.

Elles étaient en train de le rendre fou. Son désir l’affaiblissait. Penser à Sophie n’avait fait qu’augmenter son désir. Et le sourire narquois constant de Kell le hérissait.

— Tu l’as dans la peau, lui dit Kell avec un ricanement.

Jack lui décocha un regard acéré, mais ne dit rien.

Qu’aurait-il pu dire ? Il l’avait dans la peau. Il désirait quelque chose qu’il ne pouvait avoir.

— Dis-lui, suggéra Kell.

Jack se passa une main dans les cheveux et haussa les épaules. Il jeta à Kell un regard tourmenté.

— À quoi cela servirait-il ?

Sophie allait se marier au seul homme que Jack détestait. Harlan lui ressemblait davantage. Il était du même milieu. Jack ne pouvait pas lui offrir les mêmes avantages : si c’était le prestige et la haute société qu’elle recherchait, il n’avait aucune chance de satisfaire ses désirs. Si elle avait besoin d’une résidence conventionnelle, il n’était même pas sûr de savoir ce que c’était. Lui et son père s’étaient débrouillés seuls après la mort de sa mère.

La seule chose qui avait représenté un exemple pour Jack était l’amour inconditionnel que lui portait son père, et Jack admettait sans la moindre honte que c’était réciproque. Son père lui avait tout donné, même le courage de se retrousser les manches pour se battre pour les choses qui comptaient dans sa vie. C’était son père qui l’avait encouragé à étudier, son père qui avait débouté tous les opposants à son entrée à l’université la plus prestigieuse de Boston. Il avait appris à Jack à se battre pour ce qu’il voulait et à respecter son intégrité... et c’était là le cœur du problème.

Il aurait voulu, de toutes les fibres de son corps, se battre pour la femme qu’il aimait. Bon sang, oui, il était amoureux d’elle ! Mais toute son intégrité lui criait qu’il aurait dû s’éloigner avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’il ne lui fasse du mal. Il n’avait pas le droit de l’aimer. Elle était promise à un autre homme, et le ressentiment de Jack pour ce saligaud n’entrait pas en ligne de compte. Peu importait que Jack soit d’avis qu’il était un misérable couard. Ce qui comptait était que Sophie avait déjà fait son choix, et Jack serait le pire des rats s’il l’encourageait à tomber amoureuse de lui.

Et c’était envisageable : il le voyait dans ses yeux. Il l’entendait dans ses soupirs mélancoliques quand elle le regardait... ou peut-être était-ce lui qui soupirait.

Diable, il n’aurait su le dire.

— Tu ne pourras pas l’éviter éternellement, s’interposa Kell dans ses pensées.

À cet instant, il n’appréciait pas vraiment les conseils de son camarade.

— Tu vas voir !

— Écoute, argumenta Kell. Tu l’auras sur les bras tant que ne l’auras pas amenée à Penn.

— Ouais...

Cette remarque ne risquait certainement pas d’apaiser l’humeur de Jack.

— Merci de me le faire remarquer.

— Tu lui as promis quelque chose, poursuivit Kell, ignorant son sarcasme. Et même sans cela, ce n’est pas comme si tu allais te contenter de la laisser débarquer au Mexique, lui montrer la direction à suivre et lui dire de partir. Je te connais, Jack, et tu n’es pas le genre d’homme à laisser une femme sans protection. Même si tu ne te rendais pas au même endroit, tu l’aurais accompagnée jusqu’à sa destination, que tu apprécies son fiancé ou non.

Diable, c’était vrai.

Même sans les sentiments que Jack lui portait – et il en avait –, il n’aurait plus jamais été capable de se regarder dans la glace sans savoir si elle était parvenue saine et sauve jusqu’à sa destination. Il se sentait responsable d’elle à présent. Il avait accepté son argent et lui avait permis de quitter la sécurité de sa maison et de son environnement, et il était responsable d’elle – du moins jusqu’à ce qu’il la confie à quelqu’un qui veillerait tout aussi bien sur elle.

Et cette perspective lui laissait un goût amer dans la bouche.

Penn était un parasite paresseux et suffisant. S’il tenait à Sophie autant qu’à son travail, elle aurait de la chance de ne pas s’étouffer sous sa tente si elle s’écroulait sur elle, car Penn ne lèverait pas un petit doigt pour lui venir en aide. Il jura qu’il tuerait ce saligaud s’il arrivait quelque chose à Sophie.

— Tu auras beau retourner le problème dans tous les sens, Jack, il te reste une autre semaine environ à passer en sa compagnie, alors tu ferais mieux de trouver une solution à ton problème, quel qu’il soit.

Une semaine ne suffirait pas.

Ce rappel lui serra l’estomac.

Pas plus de cinq jours, et elle sortirait complètement de sa vie. Il ne pouvait espérer plus que de la voir de temps en temps en compagnie de Penn, tant qu’elle resterait sur le site de fouilles. Après quoi... Une fois qu’elle rentrerait à Boston – et c’était inévitable –, que se passerait-il alors ?

La pensée qu’il pourrait bien ne plus jamais la voir le rendit physiquement malade.

— Je crois que tu devrais lui dire la vérité.

Kell était du genre à dire les choses franchement.

Jack n’avait pas abordé ses sentiments avec lui, mais il ne pouvait pas le dénier. Même si cela lui faisait mal de l’admettre, Kell le connaissait mieux que Jack se connaissait lui-même. Et parfois, cela le contrariait au plus haut point.

Comme présentement.

Kell l’étudiait attentivement.

— Tu ne crois tout de même pas encore qu’elle est l’espionne de Penn ?

La tâche serait certainement plus facile si elle l’était. Parce qu’alors il aurait pu lui dire d’aller voir ailleurs. Il ne répondit pas, n’en ayant aucune envie.

— Nous avons fini pour aujourd’hui, informa-t-il Kell.

Et il commença à replacer la bâche sur leur matériel. Ils auraient besoin de se procurer quelques outils supplémentaires une fois qu’ils auraient atteint leur destination puis de louer les services d’un guide, mais à part cela, tout était relativement en ordre.

— Tire dessus de l’autre côté, tu veux bien ?

Kell secoua la tête.

— Tu n’es qu’un entêté. Tu vas la perdre.

Elle n’a jamais été mienne.

Jack lui jeta un regard.

— Quelqu’un a mis ces télégrammes dans le poêle pour qu’on les brûle, rappela-t-il à Kell. Ils n’y sont pas apparus par magie. Si tu possèdes une meilleure explication à leur présence, tu es prié de me le faire savoir.

Kell haussa les épaules puis secoua la tête, ne sachant visiblement pas quoi dire. Sans une parole de plus, il se mit à rattacher la bâche. Jack fixa son côté puis récupéra son bloc-notes là où il l’avait jeté sur le pont, attendant que Kell termine sa tâche.

— Tu crois que José voudra bien nous amener à nouveau au site ?

José Salvatore était le père de Maria, et leur guide au cours de leurs précédents voyages. Jack espérait en effet qu’il accepte, mais il ignorait complètement ce que Maria avait pu lui révéler ou non. Pour ce qu’il en savait, Jack pouvait parfaitement se faire descendre à vue, mais l’homme était un sacré bon guide, et Jack avait l’intention de se préparer au pire... et de lui demander.

Une fois que Kell eut terminé, Jack lui jeta le bloc-notes.

— Quand nous amarrerons, tu pourras aller te procurer les outils manquants et j’irai affronter Salvatore.

Kell se fendit d’un sourire.

— Diable ! s’exclama-t-il. J’avais presque oublié la jolie Maria !

Et son sourire s’élargit.

Jack leva une main.

— Ne commence pas, Kell.

— Je n’ai rien commencé ! Va l’affronter, dit-il en se mettant à ricaner, comme s’il trouvait les propos de Jack hilarants. Toi et tes satanées bonnes femmes !

Sophie n’est pas comme les autres.

Jack leva les yeux au ciel et se détourna pour laisser Kell à sa gaieté.

Il n’était pas d’humeur.

Sophie est différente.

Il l’aimait.

Il avait été jeune et stupide par le passé, mais cela n’avait pas vraiment compté. À présent, il avait enfin rencontré la seule femme qu’il désirait vraiment, et elle était hors d’atteinte.

— Où est-il ? entendit-il l’objet de sa distraction crier depuis l’autre côté du navire. Où est Jack ? !

Elle avait surgi du réfectoire, manifestement contrariée. Il n’était pas difficile de déchiffrer son humeur, particulièrement alors que sa voix s’élevait à plusieurs octaves au-dessus de la norme.

C’était parfait, il avait besoin de se défouler.

— Il travaille avec Kell, Miss Vanderwahl. Par là. Mais... je ne le dérangerais pas si j’étais vous.

— Vous n’êtes pas moi ! répondit-elle avec désinvolture.

Jack ne put réprimer un sourire à sa réponse provocante.

— Miss Vanderwahl !

Randall semblait déterminé à la protéger de l’humeur de Jack.

— Je ne...

— Laisse-la, dit quelqu’un à voix basse.

Jack jeta un regard à Kell par-dessus son épaule, le prévenant sans un mot de garder le silence.

Ce dernier arqua les sourcils et haussa les épaules.

— Je n’ai rien dit, protesta-t-il.

Mais ce n’était pas nécessaire ; son expression était révélatrice. Il était partagé entre son sens sordide de la plaisanterie et le besoin de protéger Sophie.

Voilà ce qu’elle provoquait chez un homme : une certaine envie de la protéger, même si elle semblait parfaitement capable de le faire toute seule.

— Reste en dehors de cela, le prévint Jack.

— Jack ! l’interpela-t-elle en se rapprochant.

Elle s’apprêtait à lui passer un savon. Jack entendait sa résolution au martèlement de ses pas sur le pont.

Si quelqu’un devait la protéger de son humeur présente, ce serait Jack en personne, mais Sophie Vanderwahl n’avait pas besoin qu’on la protège. Il n’avait jamais rencontré un Vanderwahl qui recule devant qui ou quoi que ce soit – pas même devant la vérité. Sophie était aussi entêtée que son père, et avec un certain tempérament.

Et Jack était prêt à la recevoir.

Il eut l’impression que des papillons virevoltaient dans son ventre quand il se résolut à l’affronter.

Mais il s’était trompé, rien n’aurait pu le préparer au spectacle qu’elle renvoyait.